Avant-propos
Ce texte est accompagné d’un film qui illustre la visite d’une fromagerie à Comté. Ce film est à considérer comme une annexe qui permet d’apporter des éléments d’informations complémentaires à l’article, mais qui n’est pas indispensable à la compréhension de ce dernier. Le temps de téléchargement de ce film est relativement long, le poids des fichiers étant justifié par la durée de chaque document. Nous nous excusons donc auprès des personnes qui ne sont pas équipées d’une ligne à haut-débit pour le temps de téléchargement occasionné.
Cette vidéo permet au lecteur d’accéder à une situation observée sur le terrain — situation à partir de laquelle j’ai en partie construit mon questionnement. Elle offre donc la possibilité d’observer localement, comment le comté est requalifié au cours de sa mise en tourisme — interrogation centrale de cet article.
L’interaction entre producteurs et consommateurs à laquelle elle nous fait assister permet aussi de voir comment -dans un contexte qui est, selon les fromagers, marqué par une crise de la confiance des consommateurs envers l’agriculture en général- des producteurs donnent à voir le comté comme un produit « sûr », local, « traditionnel » et qui résiste à l’industrialisation. Comment s’organisent-ils localement pour faire tenir ensemble leur travail quotidien, leurs machines, les ferments, et la mise en public de leur activité, sous un jour qui réponde aux attentes des visiteurs et favorise la promotion de leur produit ?
Ce film présente enfin l’intérêt, de nous faire assister virtuellement à la visite d’une fromagerie, et de voir, entendre et comprendre les étapes de la fabrication du Comté ; même si à la différence des touristes, nous sommes des spectateurs extérieurs et donc, que le goût et l’odorat nous manquent.
Première partie, .mov, 5,3 Mo ; Deuxième partie, .mov, 9 Mo.
Introduction
Le Comté (illustration 1) est un fromage à pâte pressée cuite dont la fabrication est attestée dès le Moyen-Age. La zone de production de cette première appellation d’origine contrôlée (AOC) française du fait de son tonnage est délimitée par décrets depuis 1952. Aujourd’hui, le Comté est fabriqué exclusivement dans les départements du Doubs, du Jura (région Franche-Comté) et une partie de l’Ain (région Rhône-Alpes) (illustration 2).
C’est à travers la mise en tourisme dont il fait l’objet que je me suis intéressée à ce produit puisque, dès mes premières investigations j’ai remarqué que de nombreuses fromageries sont ouvertes à la visite ainsi qu’à la vente directe, et qu’un projet de Routes du Comté se met en place afin d’organiser l’activité productive en ressource touristique.
Cet article — qui a bénéficié du soutien financier de la Mission du Patrimoine Ethnologique — me donne l’occasion d’adopter un regard réflexif sur l’enquête que j’ai débutée il y a deux ans autour de ce fromage. Avant d’exposer les premiers résultats de cette recherche et la manière dont j’ai abordé mon objet ; il est d’emblée nécessaire que je précise ce qui fait le cœur de mon questionnement actuel. Pour fixer une problématique, je dirais que je m’intéresse à la manière dont le Comté, un aliment, est transformé -en partie au cours de sa mise en tourisme- en un objet culturel : porteur de sens, partagés par des hommes et assimilables par le mangeur au moment de l’incorporation. Comment ce fromage peut-il représenter et transporter des images susceptibles de produire des effets, voire des émotions ? Retracer la manière dont j’ai construit cet objet, ainsi que la manière dont il m’a construite jusqu’à aujourd’hui, me parait être une démarche intéressante à adopter avant de continuer mon investigation et d’envisager de répondre à cette question.
Il s’agira donc de faire découvrir mon « laboratoire » [1] au lecteur, c’est-à-dire : les lieux de mon observation ainsi que les outils auxquels j’ai recours pour construire ce questionnement. Cette « visite » réflexive donne également l’occasion d’interroger les liens qui unissent l’ethnologue à son objet. Dans quelle mesure un chercheur qui étudie un processus de patrimonialisation [2] peut-il lui-même y prendre part, et ainsi pénétrer son objet ? Par cette recherche je me livre à une « expertise anthropologique de pratiques patrimoniales » (Barbe, 2002), tandis qu’en parallèle, je suis prise dans des « opérations de création du patrimoine » ( Barbe, 2002). En réalisant -sous la double responsabilité du Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté [3] et de la Direction Régionale des Affaires Culturelles- une étude intitulée « portraits de fromagers » je pense prendre part à la patrimonialisation du Comté. L’ouvrage qui en sera extrait permettra effectivement, selon le directeur du CIGC, de valoriser la « richesse patrimoniale » que représente la profession de fromager en Franche-Comté. Par cette opération d’inscription, je participe à la délimitation et à l’institution d’un groupe comme élément constitutif du patrimoine culturel d’une région. La relation que j’entretiens avec mon objet est donc hybride (Callon, 1999), d’autant plus que toute recherche a des effets sur la réalité étudiée.
Une pragmatique du patrimoine
C’est en grande partie pour la faisabilité de mon enquête que je me suis intéressée à ce fromage, puisque l’étude d’un seul aliment me permettait d’observer l’actualisation de mes hypothèses dans les faits, et que ce fromage était fabriqué sur le lieu-même d’un terrain qui m’a été prescrit [4]. J’ai abordé cette recherche en m’intéressant aux représentations qui entourent l’alimentation, en me demandant si la nourriture que les touristes consomment pendant leurs vacances, peut agir en retour comme un marqueur identitaire. Mais la confrontation au terrain m’a fait étudier une pratique : la présentation de la fabrication du Comté aux visiteurs. La démonstration publique des ateliers fait effectivement l’objet d’une offre et d’une demande de plus en plus importante. Ces visites sont un terrain privilégié pour observer l’interaction tripartie qui m’intéresse, à savoir : la confrontation en un lieu des touristes et des producteurs autour d’un aliment. Ainsi, le rapport symbolique que le mangeur entretient avec son alimentation est devenu un facteur explicatif de la pratique touristique qui a lieu autour du Comté. Par ce glissement de focale, je me suis orientée dans une recherche privilégiant l’ethnographie de la mise en public des structures productives, c’est-à-dire : l’observation et la description précise de la rencontre des visiteurs, des producteurs et de cette foule d’actants non-humains [5] qui prend aussi part à la « fabrication » du comté : tels que le matériel, les ferments, les odeurs et le discours délivré aux touristes.
En m’inspirant de la démarche adoptée par Steve Woolgar et Bruno Latour (1979) pour étudier la construction d’un fait scientifique, j’ai choisi d’appréhender le processus par lequel se constitue un fait patrimonial, en un objet présenté comme autonome des dispositifs qui ont permis sa construction. Pour ce faire, je restitue au Comté les éléments qui, au cours de sa mise en tourisme, permettent son élaboration en fait patrimonial. Je considère donc les fromageries et la communication des Routes du Comté [6], comme des lieux de production et de diffusion d’un fromage de “ terroir ” ou d’un objet culturel, c’est-à-dire inscrit dans un territoire et une culture. En repérant le rôle patrimonialisant du discours des fromagers et des objets exposés à la vue des visiteurs, ainsi que le rôle inscripteur des dispositifs de communication qui sont élaborés dans le cadre des Routes du Comté, observons comment la mise en visite des lieux productifs participe à la production du Comté et engendre -en partie- sa « patrimonialisation ». Nous tenterons ensuite de restituer ce fromage au sein de son réseau plus large « d’attachements » (Latour, 2000), pour voir comment une chaîne d’actions — qui a pris naissance dans les années 50 avec les procédures qu’implique l’obtention de l’AOC — a pu aboutir à l’objet que nous observons actuellement.
La fruitière touristique comme lieu de rencontre des producteurs et des touristes-consommateurs
Mon parti pris est de livrer au lecteur, non seulement les « résultats » d’une enquête, mais aussi une partie de son contexte et de son déroulement. Le recours à la vidéo permet, à mon sens, de restituer cette épaisseur de la recherche puisque, par son biais le « lecteur-regardeur d’images » [7] peut accéder à une situation observée par le chercheur. Pourtant, il est évident que -dans l’utilisation que nous en faisons ici- elle ne peut livrer la totalité de la matière ethnographique. Des sélections ont été opérées à divers niveaux : j’ai retenu le cas de la visite de fromagerie parce que son étude a été le centre de ma pré-enquête ; ce film ne montre par ailleurs qu’une visite, dans une seule fromagerie ou fruitière [8], dont il a fallu enfin choisir les images qui paraissaient les plus parlantes. Le terrain est donc « mis en scène » pour argumenter mes propos. Ainsi, en voulant restituer ce « laboratoire », je continue de le produire et participe à la mise en image de mon objet.
Je me suis donc alliée avec une étudiante en art [9] pour co-réaliser ce film qui illustre la visite de la coopérative de Frasne (illustration 3) [10]. Faire ce film après l’enquête me permet de tester la validité de ces premiers résultats, en voyant comment ils s’exportent dans un exemple précis. A la différence d’Eliane de Latour, qui pour réaliser Bronx-Barbès (2000) a écrit un scénario d’après une enquête préalable, j’ai eu recours au film documentaire pour donner à voir un point de vue sur le terrain. Les personnes qui évoluent dans ce film ne jouent pas un rôle que je leur ai soumis, je leur ai uniquement demandé de faire « comme d’habitude », c’est-à-dire de présenter la fabrication du Comté aux visiteurs. La relation que j’entretiens avec le fromager, le président de la coopérative et les touristes est modifiée par le film, ceux qui étaient mes informateurs deviennent pour l’occasion des « partenaires » (de Latour, Chevalier, 2002 : 17). Leur marge d’action semble échapper à mon questionnement jusqu’au montage du moins, mais à cette étape la « fiction » rattrape inéluctablement tout ethnographe : pour les contraintes de la diffusion, nous avons sélectionné dix minutes sur une heure de film ; de plus, les images prises en présence des touristes étant de mauvaise qualité (à cause du bruit et du manque de place), nous avons dû filmer le fromager seul et lui faire jouer la présentation de la fabrication comme si des visiteurs étaient présents. Nous avons ainsi reconstruit un récit, qui donne accès à du « sensible », « à ce qui se passe en dehors de l’explication » ( de Latour, Chevalier, 2002).
Si je produis une fiction ethnographique, c’est à une démonstration de leur quotidien que se livrent les producteurs de la coopérative de Frasne. En montrant ce qu’ils font, ils espèrent faire expérimenter la preuve aux visiteurs que leur produit est « bien » fait. Cette fromagerie a « toujours [11] été ouverte au tourisme », mais aujourd’hui ses membres cherchent à développer ce mode de promotion et d’écoulement de la production. Ils ouvrent alors leurs portes aux visiteurs pour les faire assister à la « coulée » [12] et à la fabrication, médiatisées par le fromager ou le président de la coopérative.
Les autres fromageries (étudiées lors de ma pré-enquête) se situent dans la « région des lacs » (Jura). Avant d’être rebaptisée ainsi, la fruitière 1900 (illustration 4) abritait la coopérative fromagère du village de Thoiria. Ne pouvant investir dans l’achat de matériel répondant aux normes en vigueur, ses producteurs ont dû la fermer dans les années 80. Accompagné d’artisans locaux, le fromager qui y travaille actuellement a créé une « association de promotion et de développement de la région des lacs », dont les objectifs étaient : de conserver cette fruitière et de la faire visiter aux touristes pour leur présenter « l’artisanat local et le Comté ». C’est un « musée vivant », c’est-à-dire que le fromager y travaille en utilisant les anciens outils qui y sont exposés, dans le but de montrer aux visiteurs comment le Comté -appelé alors « gruyère de Comté »- était fabriqué « en 1900 ». Lorsque nous franchissons le pas de la porte en bois, nous sommes comme transportés dans le passé : les murs en pierres apparentes sont ornés de nombreux instruments qui ont du servir à la fabrication du fromage à cette époque :
« La fruitière 1900, c’est ce qui existait autrefois, qui a fait vivre les gens dans les villages pendant de longues années, où on travaillait la production du lait, matin et soir. » (fromager de la fruitière 1900)
On peut s’imaginer les gens qui travaillaient à cette activité -présentée comme indispensable à la survie des hommes d’alors- et considérer notre hôte (le fromager) comme le représentant direct de cette communauté villageoise du début du XX° siècle. Par son discours, il nous lie à elle et nous permet de découvrir son mode de vie. La mise en place de ce dispositif institue une certaine réalité : cette mise en scène montre un lieu resté intact, une fenêtre qui nous permet d’observer le passé des gens des villages ; et non pas un lieu aménagé actuellement qui traduit le point de vue de ce fromager sur cette époque. Ce temps est désubjectivé et sa lecture est inversée (Davallon, 2000) pour que tous s’y reconnaissent.
A la fruitière massif jurassien (illustration 5) de Pont du Navoy, une autre activité fromagère est donnée à voir aux visiteurs. Au fond d’un long parking, se tient un bâtiment en tôle de taille imposante, qui sert d’atelier de fabrication et de cave d’affinage à la fromagerie qui fabrique la plus grande quantité de Comtés [13] de la zone AOC. Contrairement à la fruitière 1900, qui est selon son fromager la plus visitée de la région, le contact avec les visiteurs est ici peu recherché. L’activité de cette fromagerie s’oriente vers la grande distribution et les revenus du tourisme y sont jugés négligeables, comparés aux contraintes engendrées par celui-ci : comme la perte de temps, le manque de place et le risque sanitaire [14] encouru par l’entrée des visiteurs dans l’atelier de fabrication. L’idée de rendre visible cette fromagerie freine également sa mise en tourisme : « les gens sont racistes » vis-à-vis de cette entreprise parce qu’elle est « un peu en fabrication industrielle : elle produit beaucoup ». Ce qui est, d’après son contrôleur qualité, en contradiction avec l’idée que les visiteurs se font du Comté. Ils pensent « que le Comté est un fromage rustique », « traditionnel », et sont surpris de voir une fromagerie de cette taille. Sa mise en tourisme est donc paradoxale, puisque même si la direction ne désire pas faire visiter son établissement -consciente que depuis les problèmes survenus dans la sphère alimentaire [15] « les consommateurs recherchent des produits artisanaux et du terroir » qui ne doivent plus avoir « l’air industriel »- des visites ont lieues. La personne qui est chargée d’accueillir les touristes leur explique alors rapidement la fabrication depuis l’extérieur de la fromagerie, montre une cave d’affinage et les emmène dans le magasin -un chalet en bois- pour leur faire déguster le Comté et parler plus longuement du produit. La dégustation du comté s’associant peut-être mal à la vue des tôles qui composent ce bâtiment de production.
La fruitière à Comté de la vallée du Hérisson (illustration 6) se trouve à la sortie de Doucier. Sa façade est large, surmontée d’un bardage en épicéa et ornée d’une cuve en cuivre fleurie. Ce décor n’est pas anodin, selon le fromager, le but était de recréer, en s’inspirant du « style comtois », « la fruitière traditionnelle : ancienne... comme il y avait partout dans le Jura avant » ; la fruitière « typique » qu’il considère comme « un atout pour développer le tourisme régional » car elle « fait partie du patrimoine et que les touristes aiment bien voir ce qui fait l’histoire d’un pays ». L’activité touristique y tient une place importante : son emplacement (au bord d’une route à forte fréquentation), son architecture et son agencement ont été effectivement choisis pour développer les visites et la vente directe aux personnes de passage. Afin d’accueillir ces visiteurs, tout en respectant les normes européennes qui interdisent leur entrée dans l’atelier de fabrication, les membres de la coopérative ont construit un hall de visite. Malgré cela, pour faciliter la communication entre producteurs et consommateurs la démonstration a souvent lieu près des cuves et du fromager. Cette rencontre permet à ce dernier d’expliquer comment il fabrique le Comté, il en profite alors pour valoriser sa production en montrant que son fromage est « traditionnel » et « naturel » [16].
L’étude ethnographique comparée de la mise en tourisme de ces fromageries permet de remarquer à quel point la question touristique et la qualification patrimoniale sont liées [17]. Grâce à la description et l’analyse précise du décor des lieux et du discours délivré aux touristes lors des visites, j’ai supposé que la mise en tourisme des lieux productifs entraîne une patrimonialisation du Comté qui se construit au cours de l’interaction touristique. En effet, par les éléments de la fabrication auxquels ils s’allient, par leur manière d’en parler, et par ceux dont ils cachent ou taisent l’existence, les fromagers donnent à voir : une fruitière et des hommes re-liés à un passé, à une « nature », et en rupture avec le monde dit « industriel » ; ils inscrivent enfin le Comté dans un territoire et une culture que par là-même ils actualisent. La dénomination des fromageries étudiées (fruitière de la vallée du Hérisson, fruitière du massif jurassien, coopérative de Frasne ou fruitière 1900) informe le public que le fromage fabriqué dans ces structures est un produit unique, car localisé dans un espace et une époque. L’exposition des outils qui servaient autrefois à la fabrication -comme le tranche-caillé, la baratte, les cuves en cuivre [18], les cloches (illustrations 7, 8, 9 et 10), — ou encore de leur reproduction miniaturisée, permet au fromager de montrer que sa fabrication est en continuité avec le passé. L’équipement issu d’une technologie contemporaine ne fait, par contre, pas l’objet d’un discours aussi précis : il est juste laissé à la vue des visiteurs. Par ces dispositifs, le fromage se trouve déjà localisé dans l’espace et inscrit dans une généalogie historique.
En mettant en valeur les éléments réglementés et protégés par l’AOC, tels que : les étapes de la fabrication, la race de la vache ; ou ceux qui donnent l’image d’un produit « naturel » et « traditionnel » comme la caillette de veau (illustration 11) ; le fromager peut montrer aux visiteurs que son produit est fait dans le respect d’une méthode dite ancestrale, accentuant encore l’ancrage de la production dans la profondeur historique en omettant de parler des ferments (illustration 12) [19] issus d’une technologie actuelle, parce qu’ils pourraient donner l’image d’un produit chimique éloigné de « la nature ».
Les fromagers et les non-humains auxquels ils associent leur fabrication participent ainsi à la construction et la « production » d’un Comté patrimonial : un tableau fait sur-mesure pour montrer -et faire exister- un système de production répondant aux attentes présumées de chacun des acteurs réunis. La manière dont ils présentent les lieux relève d’une lecture discriminative de la production qui entraîne l’emblématisation de certains éléments en lien avec le passé fromager ou l’aspect « naturel » et « culturel » du fromage (cuves, caillette, fruitière, outils anciens, flore des pâturages) au détriment d’autres (ferments, outils récents, laboratoire du fromager) qui ne coïncident pas avec le sens qu’il convient de donner au produit. Par un jeu de clair-obscur et un empilement de dispositifs inscripteurs dont on ne peut restituer ici l’ensemble, la mise en visite des fromageries permet de valoriser un attachement fort du produit à un lieu, de prouver la continuité qu’il a avec un passé lointain, et l’enracine culturellement afin qu’il acquière une plus forte valeur symbolique et marchande.
Si ces fromageries participent à la « fabrication » d’un Comté patrimonial, elles ne « fabriquent » toutefois pas le même fromage. Elles n’ont pas la même apparence et ont des objectifs et des intérêts différents en fonction du marché dans lequel elles se situent et de leur implication dans le tourisme. Ainsi, la mise en valeur de l’ancrage du Comté se fait de manière différenciée dans chacune des fromageries. L’une présente un produit qui est fait « comme en 1900 », c’est-à-dire manuellement, alors que la fruitière de la vallée du Hérisson montre un fromage « naturel », qui doit ses qualités à son « terroir », fabriqué dans le respect de la « méthode traditionnelle » tout en profitant des avancées techniques actuelles. De son côté, la coopérative de Frasne fabrique un fromage AOC qui est spécifique de par son micro-terroir et les éléments de son cahier des charges préservés par l’ensemble de la filière Comté face à l’industrialisation de la sphère alimentaire. Enfin, la fruitière massif jurassien présente un produit issu d’une haute technologie [20] qui tient ses qualités de sa localisation : il est bon parce qu’il est issu de la montagne jurassienne. La mise en tourisme de ce produit génère alors la mise en scène de plusieurs Comtés, ancrés de multiples manières dans l’espace et le temps [1995) se (…)" id="nh3-21">21] : un Comté « ancien », un « traditionnel », un « naturel », un de « terroir », et un de « haute technologie ». En effet, si certains mettent en valeur un produit issu d’un savoir-faire ancestral hérité du passé, d’autres insistent sur le lien pédologique du Comté à son lieu d’origine. Toutefois, c’est grâce à l’utilisation de deux registres qu’ils sont définis : celui de « la nature » et de « la culture » d’une part, et celui de la « tradition » et de la « modernité » d’autre part, chacun contribuant à l’identification d’une pratique fromagère. La mise en visite -même différenciée- de ces fromageries aboutit au même « faire-faire » (Latour, 2000) : elle permet d’enraciner le Comté dans un lieu, un paysage, une culture et dans la profondeur historique, donnant à voir par un jeu de clair/obscur un patrimoine qui relève d’un « tri opéré dans l’héritage » (Lenclud, 1987).
Les fromagers n’opèrent cependant pas seuls à la patrimonialisation, ils présentent leur produit en fonction de ce qu’ils pensent être les attentes des visiteurs. Le sens patrimonial qui résulte de la mise en tourisme des structures productives semble être le résultat d’un ajustement entre ce que les fromagers désirent montrer d’eux-mêmes, ce qu’ils pensent être les attentes des visiteurs, ainsi que du rapport que les touristes entretiennent avec leur alimentation et le monde rural. En effet, les fromagers disent montrer la caillette de veau et non les ferments pour expliquer le processus de transformation du lait en fromage, parce qu’il est plus simple et attractif d’expliquer l’action coagulante de cette partie de l’estomac du veau : car cette dernière est « palpable », « concrète » ; alors que les ferments renvoient à une argumentation plus « technique », « complexe », relevant du « détail », voire du « secret de fabrication » et qui n’intéresse pas forcément le public. Présenter un fromage « naturel » ou « ancien » est aussi, selon eux, une manière de répondre aux attentes de ces visiteurs qui veulent découvrir le patrimoine d’une région, mais qui sont aussi des consommateurs désireux de connaître la manière dont se fabrique un aliment. Un couple de touristes rencontré lors de la visite de la fruitière de la vallée du Hérisson était, par exemple, très heureux de découvrir un type de fabrication qui reste « artisanal », pour faire un produit « naturel », qui résiste à l’industrialisation de l’alimentation qu’ils rejettent personnellement. Il y a donc un accord des touristes-consommateurs et des producteurs autour de la mise en public des fromageries. Ce type de confrontation est peut-être une solution pour calmer l’angoisse du mangeur qui, face à l’industrialisation de la sphère alimentaire, aurait peur d’ingérer un aliment dénué de toute identité et qui, par le « principe de l’incorporation » [22], lui ferait perdre la sienne. Puisqu’elles donnent l’occasion de comprendre comment il est fabriqué, d’apprendre à le choisir, de rencontrer la personne qui le fabrique et de le localiser dans un lieu également défini, les visites de la fabrication permettent effectivement d’identifier le Comté. Si les visiteurs émettent le désir de connaître un aliment, je ne conclurai pas comme Claude Fischler que c’est en réponse au « malaise de la modernité ». Cette volonté semble plus précisément ressortir d’une chaîne de causalités dans laquelle interviennent des préoccupations d’ordres divers : liées à l’évolution des modes de production et de consommation, ainsi qu’à la question de la sécurité alimentaire, mais aussi à une passion pour la gastronomie dans certains cas ou encore à l’envie de se lier à l’autre (le fromager, les Francs-Comtois ou l’homme du passé et du présent). Les problèmes survenus dans la sphère alimentaire ces dernières années, jouent également un rôle dans la présentation qui est faite de la fabrication du Comté dans les fromageries. La perception que les visiteurs ont du risque de contamination bactériologique fait par exemple apparaître la question de l’hygiène et de la traçabilité dans les discussions entre producteurs et touristes et donc dans la construction de ce patrimoine commun [23].
Cette mise en tourisme d’un patrimoine -construit comme tel- rassemble les touristes-consommateurs et les producteurs autour du Comté puisqu’elle répond à des intérêts hétérogènes : au niveau économique elle permet aux fromageries de développer la vente directe ; au niveau identitaire elle aide les mangeurs à identifier un aliment, les touristes à découvrir une autre culture et à mieux se connaître eux-mêmes ; cette interaction permet enfin aux producteurs de rencontrer les consommateurs et de construire leur identité par un phénomène de feed-back (de retour). Au regard de l’analyse de la mise en public de ces fromageries, les relations entretenues entre ces deux populations apparaissent être un moteur pour la construction des identités et la constitution patrimoniale. Mais en resituant cette situation précise dans le réseau de mise en tourisme du Comté entendu dans son sens plus large, l’on peut se demander si le patrimoine se construit seulement au cours de l’interaction touristique.
Un terrain qui s’ouvre sur les Routes du Comté... La co-production d’un pays fromager
Au-delà de la rencontre des producteurs et des visiteurs au sein de ces fromageries, la mise en tourisme du Comté réunit d’autres acteurs. Le projet des Routes du Comté rassemble de nombreuses institutions qui interviennent aussi dans la définition du statut social de ce fromage. Ce programme touristique a été créé à l’initiative du Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté (CIGC), en partenariat avec des services de l’Etat (Direction Régionale des Affaires Culturelles, Direction Régionale de l’Agriculture et de la Forêt, Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale, Délégation Régionale au Tourisme), des collectivités territoriales (Conseil Régional de Franche-Comté, Parc Naturel Régional du Haut-Jura), et des professionnels (comme les Fédérations Départementales des Coopératives Laitières). Il vise à la mise en réseau des structures productives ouvertes à la visite pour agir et communiquer collectivement sur ce produit touristique.
Restituer au Comté touristique les réseaux qui le constituent
En considérant que « l’acteur n’existe pas en dehors du rapport dans lequel il entre » et donc que « son identité fluctue en même temps que ce rapport » [1996 : 185)." id="nh3-24">24], j’ai restitué le Comté au sein du réseau de mise en tourisme qui le forme. J’ai donc parcouru l’ensemble de ce monde ; en rencontrant les porte-paroles des différentes institutions partenaires du projet, j’ai cherché à comprendre comment ces acteurs se lient à ce fromage ; de quelle manière nous assistons à ce que Michel Callon nomme une « traduction » [25] pour la mise en tourisme et en patrimoine du Comté ; et enfin comment cette « traduction » modifie en retour le fromage et l’identité des acteurs qui le sollicitent.
Ces Routes du Comté, qui s’apparentent à un réseau d’activités dispersé sur le territoire de la zone AOC, font suite à la première Route du Comté, itinéraire traversant en partie la Franche-Comté, mise en place par l’interprofession dans les années 70, puis abandonnée. Le CIGC relance ce programme touristique en l’an 2000 en vue de servir plusieurs objectifs. Suite au constat [26] que les spots publicitaires télévisuels donnent du Comté l’image d’un produit « industriel » et « banal » à l’extérieur de la Franche-Comté, les acteurs de l’interprofession décident de développer d’autres outils de communication privilégiant les contacts humains et la valorisation de la provenance du produit. Les Routes du Comté sont effectivement un outil marketing mis au point pour inviter les touristes à la rencontre des producteurs sur le site de production, dans le but de faire exister un « produit au contenu humain », une filière héritant et partageant des valeurs dites culturelles telles que la « solidarité » ou encore « l’artisanat » et le « respect de l’environnement » [27]. L’interprofession et les institutions touristiques désirent non seulement agir sur l’image qui est diffusée du produit à l’extérieur de sa zone de production, mais aussi modifier l’idée que les habitants de ce territoire et même les producteurs ont de ce produit et de leur propre identité. En incitant ces derniers à ouvrir leurs fromageries, fermes ou caves aux visiteurs, ils espèrent modifier la filière : renforcer leur sentiment d’appartenance à une communauté spécifique et augmenter leur participation à la vie de la filière en les encourageant, avec la mise en place de formations, à être les acteurs de la promotion de leur produit. Les considérant « démoralisés » par les mises aux normes successives et les suspicions dont les agriculteurs ont fait l’objet ces dernières années, le directeur et l’ancien président du CIGC [28] présentent la mise en tourisme du Comté comme un moyen d’augmenter leur fierté, de les encourager dans leur travail et de leur faire « redécouvrir leur identité dans le regard de l’autre » (Bret, Goguely, 2001). Effets performatifs, que ce président étend à la population franc-comtoise, puisque d’après lui, en valorisant l’ensemble du patrimoine de cette région, les Routes vont être un élément moteur du développement du sentiment d’appartenance et de l’identité culturelle [29] des habitants de la région. Enfin, par le biais de ce projet, le CIGC entend approfondir sa politique d’AOC : en montrant publiquement un produit spécifique puisque intimement lié à un territoire (le massif du Jura et la Franche-Comté).
De leurs côtés, le Conseil Régional de Franche-Comté et le Commissariat de massif du Jura [30] perçoivent ce programme comme un outil pour accroître la notoriété et l’attractivité touristique de leurs territoires, et impulser ainsi leur développement économique. Partis du constat que ces espaces sont en déficit de notoriété, les acteurs des collectivités territoriales et du tourisme désirent s’associer à ce projet afin que le massif du Jura et la Franche-Comté bénéficient de l’image de marque du Comté. La « traduction » des Routes du Comté s’est d’ailleurs nouée sur la volonté de renforcer -dans la communication- les liens qui existent entre ce produit et ces espaces pour qu’ils paraissent indissociables aux yeux du public et que chacun sorte identifié de cette alliance. Lors de la première réunion des Routes, il y a deux ans, le directeur du CIGC a posé le problème fédérateur : il a démontré qu’il était dans « l’intérêt bien compris » de chacun des partenaires de lier la communication du Comté à celle des territoires. En associant l’image de ces entités, ce fromage pourrait gagner des consommateurs en apparaissant comme un produit ancré dans un espace identifiable (expérimentable par les sens) ; et les territoires pourraient faire venir davantage de touristes en bénéficiant (par une opération de transfert) de la notoriété et des valeurs auxquelles renvoie le Comté. Ce projet correspond également aux préoccupations des acteurs du tourisme, car la démonstration publique du Comté leur permet de continuer à faire exister le caractère « authentique » de la Franche-Comté qui fait le cœur de leur communication. Présenter la fabrication de ce fromage dans les fruitières permet en effet, selon le directeur marketing du Comité Régional au Tourisme, de répondre au désir des touristes de « découvrir une culture vivante », qui a su garder des « traditions », et qui vit en harmonie avec un cadre de « nature préservée ». Nous voyons ainsi que des acteurs ne relevant pas directement de la filière agricole voient leurs intérêts converger pour la mise en tourisme de cette activité fromagère et prennent part à sa patrimonialisation.
Pour le conseiller à l’ethnologie de la Direction Régionale des Affaires Culturelles, les Routes du Comté donnent l’occasion de réfléchir sur une pratique patrimoniale, et ouvrent le ministère de la Culture sur la prise en compte de la dimension économique, sociale et « immatérielle » du patrimoine. Enfin, pour le Ministère de l’Agriculture ce projet va permettre de rapprocher producteurs et consommateurs. Ce faisant, il est un outil pour réinventer l’image de l’agriculture et rassurer les consommateurs inquiétés par les évènements survenus dans la sphère alimentaire.
Ce projet rassemble donc des acteurs divers qui s’intéressent au Comté pour servir des objectifs hétérogènes qui renvoient aux intérêts de chacun. Ce fromage prend alors des définitions différentes selon la place que ces acteurs occupent par rapport lui : il passe ainsi du statut d’outil de développement économique des territoires et de la filière ; à celui d’objet culturel porteur de l’histoire d’un groupe ; de preuve de « l’authenticité » d’un territoire ; d’instrument pour transformer les identités ; d’objet prétexte aux dialogues entre producteurs et consommateurs ; à celui d’aliment [31] ; enfin d’objet d’étude et d’action pour la DRAC et la chercheuse que je suis. Nous sommes ainsi confrontés à un hybride qui est constitué par des réseaux qui greffent sur lui des attentes et des représentations diverses. Les effets escomptés du projet concernent aussi bien l’identité culturelle des producteurs et des habitants, que les intérêts économiques des territoires qui veulent induire le développement de leur secteur touristique dans le but de créer des emplois et d’augmenter leur Produit Intérieur Brut (PIB). Il devrait également permettre de répondre aux intérêts ludiques et cognitifs des touristes, mais aussi à l’imaginaire du consommateur qui a besoin d’identifier ses aliments en les reliant à un territoire de production et aux hommes qui les fabriquent. Ce patrimoine est ainsi produit de manière contemporaine pour répondre à des intérêts présents et non reçu inchangé du passé [32].
D’autres acteurs voient leurs intérêts converger autour de la mise en tourisme et en patrimoine du Comté ; on assiste alors à une superposition de dispositifs et de réseaux qui visent à ce but. Le Comité Régional du Tourisme et le Comité de Promotion des Produits Régionaux vont créer prochainement un Club de gastronomie et de terroir afin de promouvoir la cuisine franc-comtoise. Le Parc Naturel Régional du Haut-Jura a réalisé une Route des fromages et les Fédérations Départementales des Coopératives Laitières de Franche-Comté mettent en place un programme de Promotion des fruitières et de Qualification des élevages. Tous ces projets qui voient le jour ces trois dernières années, ajoutés à celui inaugural des Routes du Comté, visent à mettre en réseau des structures productives en lien avec le Comté et plus largement avec la filière fromagère ou agricole, en vue de transformer les lieux, les hommes et les aliments en produits touristiques et de rappeler qu’ils sont situés sur des territoires, ce qui permet de révéler à la société globale la spécificité de ces derniers.
S’attacher pour co-produire le « pays du Comté »
L’étude de la mise en place du projet — à travers les différents compte-rendus de réunion, l’observation du déroulement d’un comité de pilotage et de l’inauguration des Routes — et la restitution de la position de chacun des partenaires, m’ont permis de remarquer que ces différents points de vue ont été convertis en semblables par un travail d’ajustements. Ainsi, tous les acteurs du projet s’accordent pour envisager de la même manière le Comté et la façon d’agir sur lui pour le transformer en ressource touristique et en produit de territoire ; le caractère pluriel du Comté se trouvant alors refoulé derrière les objectifs communs de la « traduction », à savoir : lier la communication du Comté à celle des territoires pour montrer un fromage et des espaces identifiés.
Par la création d’un réseau de routes, il s’agit de co-produire les identités d’un produit, d’un territoire mais aussi des producteurs et des habitants ; le contenu du message à délivrer aux touristes étant discuté et élaboré au sein du « laboratoire » [33] des Routes du Comté. En étudiant les outils de communication mis en place dans le cadre de ce programme, les Routes me sont apparues comme un dispositif organisant la démonstration publique des liens qui ont été patiemment construits entre le Comté et ses territoires depuis les premières procédures visant à l’obtention de l’AOC. Ce fromage peut alors être considéré par les consommateurs comme un produit spécifique, issu d’un terroir naturel, et le fruit de traditions et valeurs partagées par un groupe doté d’une identité particulière. En présentant les liens multiples qui unissent le Comté aux territoires, ces documents permettent également de présenter à la société globale des territoires spécifiques ; les liens noués entre ces espaces et ce fromage révèlent, par exemple, les particularités d’une « culture » locale et le caractère « naturel » d’une région.
En communiquant sur ces liens, les alliés espèrent que ces actants se qualifient réciproquement par une opération de transfert des valeurs du produit aux espaces. Ainsi, selon le directeur du CIGC, les « valeurs de tradition, de respect de l’environnement, de solidarité et d’artisanat » du Comté seront représentatives de celles de la Franche-Comté et du massif du Jura (même s’ils ne se réduisent pas à ces seules valeurs). En associant ces espaces à un produit au contenu patrimonial valorisé, l’alliance des Routes du Comté tente de doter ces territoires d’une identité culturelle spécifique. C’est à partir des représentations prises dans le réseau que ce collectif donne à voir et invente la définition à donner d’un territoire, de ses habitants, d’un produit et de leurs liens. Le « laboratoire » reprend, par exemple, les acquis et la stratégie du Comité Régional au Tourisme qui, pour faire correspondre l’offre à la demande des touristes [34] met en valeur un espace au sein duquel la « nature » est préservée et les « traditions sont vivantes » car liées au passé et insérées dans l’économie. Les Routes du Comté permettent également de mettre en valeur la « gastronomie franc-comtoise » et de montrer que ce territoire a une identité culinaire. Avec le Club de gastronomie et de terroir, la renaissance des Routes du Comté et peut-être de la Route des Vins du Jura, le Comité Régional du Tourisme désire promouvoir la destination Franche-Comté en montrant la spécificité de son « patrimoine gourmand ». Par une inscription de pratiques culinaires dans un territoire et dans une généalogie, ces réseaux construisent « une région qui respecte les traditions, où l’on mange bien, où l’on se sent bien » [35] : une sorte de « paradis culinaire perdu » (Poulain, 2000), un refuge pour les mangeurs victimes de la « gastro-anomie » et à la recherche d’une gastro-nomie : une culture culinaire identifiée et identifiante (Fischler, 1993).
Le « laboratoire » agit également sur l’identité des producteurs et des habitants des territoires, en essayant de les ajuster à l’image idéale que l’on veut donner à ces espaces touristiques. Conscients que la fréquentation d’un territoire dépend pour beaucoup de sa réputation, les acteurs du tourisme demandent à l’unisson la mise en place de formations destinées aux personnes qui reçoivent les visiteurs -à savoir les producteurs et les hôtesses des offices du tourisme- afin de les « doter d’une culture touristique » [36], c’est-à-dire : de les rendre accueillants pour montrer une région chaleureuse, « authentique » et attractive, mais aussi pour « contrôler (en partie) le message » [37] transmis aux visiteurs. Il s’agit ce faisant de fixer le comportement d’un actant pour arriver aux fins escomptées par un collectif. En regardant le contenu envisagé de ces formations, nous voyons que les différentes sessions sont destinées à leur apprendre : l’accueil « de qualité » et la présentation des liens entre le produit et son territoire de production. Le sens patrimonial du Comté, l’image des territoires et l’identité des habitants et des producteurs sont ainsi co-produits de façon contemporaine. Il semble que nous assistions à la reconnaissance et à la démonstration d’une culture fromagère qui se construit à la croisée de ces réseaux [38]. Les principaux entrepreneurs du projet en ont d’ailleurs conscience lorsqu’ils vantent les bienfaits de ce programme qui, par les rencontres entre touristes et producteurs qu’il occasionne, va permettre aux hommes de la filière de mieux connaître leur propre identité (Bret, Goguely, 2001). La culture du lieu et l’image de la filière Comté sont ainsi données à voir aux visiteurs en même temps qu’elles se constituent comme telles. Les formations visent à montrer des hôtes chaleureux et accueillants, mais aussi à canaliser les discours pour mettre en valeur certains éléments présentés comme spécifiques à la filière fromagère. Les fruitières sont par exemple largement sollicitées et emblématisées -certainement à cause de leur origine historique attestée au XIII° siècle, des valeurs de « solidarité » et de l’échelle « artisanale » auxquelles elles ont été associées- si bien que les Routes du Comté oublient de présenter les sociétés qui ne sont pas organisées en coopératives comme les sociétés anonymes. L’objectif est d’en faire un « portail local » [39] symbole de l’artisanat franc-comtois. Ces fromageries sont présentées situées au milieu du village ; le moment de la coulée est mis en valeur comme un grand moment de la sociabilité villageoise, où tout le monde peut se rencontrer et échanger. Ainsi des éléments qui appartiennent de plus en plus à un passé — idéalisé, revisité — permettent d’insister sur l’aspect convivial de la production fromagère.
Le Comté est désigné comme représentant « un lien culturel entre les hommes et le massif jurassien » (guide de l’offre touristique des Routes du Comté, 2002), un patrimoine culturel partagé par des hommes qui respectent les « traditions » héritées du passé (ibid.). L’évocation du patrimoine permet de donner corps à des groupes humains, de les réunir en les inscrivant dans une même généalogie, c’est-à-dire en les reliant à un passé et des ancêtres communs -desquels ils ont hérité leurs valeurs culturelles et leurs savoir-faire-, ainsi qu’à un présent et un futur à construire. La mise en place de ces dispositifs dépasse bien sûr le cadre des Routes du Comté qui les organise et les rend public. L’ethnologue est par ailleurs invitée à valoriser la profession fromagère comme une « richesse patrimoniale » régionale dans le cadre d’une étude comparant des récits de vie de fromagers. Ce programme se présente alors au sein de, et permettant, un empilement de dispositifs qui vise à « rendre présente une culture » (Tardy, 2000 : 62) fromagère singulière, dont les valeurs sont négociées et testées par le « laboratoire » [40]. Comme les Routes du Comté sont un projet en train de se faire, et que le programme promotion fruitière continue son chemin, nous supposons que les fruitières, la solidarité, l’artisanat et les fromagers n’ont pas fini d’être valorisés pour mettre en scène une culture fromagère franc-comtoise ou du massif.
Avec les Routes du Comté, les deux grands thèmes de la nature et de la culture sont invités par le « laboratoire » pour donner une identité à un produit et à des lieux, en donnant à voir : un espace culturel, une culture fromagère, ainsi qu’un territoire et un produit naturalisés. Depuis quelques années, le CIGC développe l’idée de crus de Comtés et de micro-terroirs, c’est-à-dire qu’en s’inspirant de la démarche entreprise par les vins, il s’attache à démontrer scientifiquement que les qualités organoleptiques d’un Comté dépendent des conditions pédologiques du terrain dont il est issu. L’interprofession tente ainsi de faire exister plusieurs Comtés ainsi qu’un produit de terroir, donc « naturel » car intimement lié à un espace.
Ce parti pris se traduit, dans la communication des Routes, par une profusion de photographies de fleurs et de vaches broutant au milieu de champs vallonnés avec des forêts de résineux en arrière plan. Cette naturalisation du produit engendre celle du territoire ainsi que l’emblématisation d’un paysage typifié, instituant du même coup les montbéliardes (illustration 13) [41] comme des éléments constitutifs du patrimoine paysager.
Les Routes du Comté nous font assister à la mise en public d’une profusion de dispositifs inscripteurs qui démontrent que le Comté est intimement lié à un espace. Ce « laboratoire » travaille davantage à rassembler les dispositifs existants qu’à en créer de nouveau — même si leur réunion leur fait prendre un sens neuf. Les outils de communication mettent en scène les liens variés qui unissent le Comté et les territoires, si bien que ce fromage nous apparaît comme un patrimoine multiple. Les domaines scientifiques — tels que la pédologie, l’histoire, l’économie, la culture, et l’étude des paysages — qui ont travaillé autour de ce produit depuis les années 50, se trouvent ainsi convoqués pour révéler un produit de territoire. Par ces liens nombreux, le Comté prend des formes multiples jusqu’à embrasser son « pays » sous plusieurs points de vue. Les différents éléments qui interviennent tout au long de la fabrication, comme la flore, la fruitière, les planches en épicéa, se combinent pour donner à voir un « ensemble cohérent » (Bérard et Marchenay 1998 : 10), qui relie le produit au territoire. En effet, grâce aux formations, les hôtes apprendront à présenter aux visiteurs la spécificité culturelle des fruitières ou encore à leur expliquer comment le Comté reflète les paysages du territoire : c’est-à-dire le lien qui existe entre la diversité floristique du terrain et son goût, et le fait que les planches d’affinage soient issues des forêts d’épicéa locales. Avec les Routes du Comté, le Comté et son territoire deviennent indissociables si bien qu’en visitant une fromagerie on apprend à connaître un espace.
Mais à quel territoire est re-lié le Comté ? S’il est plus aisé de l’unir au massif du Jura en raison de sa correspondance à la zone AOC et de sa notoriété plus importante que celle de la Franche-Comté, le « laboratoire » rattache aussi le Comté à la région administrative Franche-Comté — le Conseil Régional étant le second financeur du projet. En 2002, la mention « pays du Comté » est utilisée, c’est peut-être une solution pour ne pas privilégier l’un ou l’autre des partenaires et pour unifier le message. Dans ce nouveau contenant culturel et paysager, tout nous rappelle les liens du Comté à son territoire de production. Le mangeur-visiteur peut ainsi apprécier la découverte d’un lieu et d’un aliment qui se qualifient réciproquement et sont donc identifiés. Il peut les découvrir à travers des dimensions multiples -historique, économique, culturelle, architecturale et gastronomique- et les incorporer de tous ses sens afin qu’ils continuent de s’attacher en lui et avec lui. En effet, la communication des Routes du Comté propose aux visiteurs de « réveillez leurs sens » pour goûter le patrimoine, mais aussi regarder les paysages qui façonnent la filière — et sont aussi façonnés par elle —, écouter le son des clarines, et sentir les fleurs sources de goût pour le Comté... Les visiteurs-consommateurs invités à se rendre sur place expérimentent alors eux-mêmes la réalité de l’AOC et, de retour chez eux, peuvent se remémorer leur voyage en dégustant du Comté, évocation qui va permettre de continuer le processus d’attachements entamé sur place.
Qu’est-ce que ces liens patiemment construits et réunis par les Routes du Comté, font au Comté ainsi qu’aux territoires et aux hommes qu’il relie ? On assiste à une opération de « resémentisation » de ces entités, c’est-à-dire qu’en modifiant la nature de leurs liens, ce dispositif institue une « nouvelle manière de dire » ce qu’ils sont (Micoud, 2000 : 229-230). Ce programme apporte une nouvelle position d’énonciation qui vient s’ajouter aux autres, pour instituer le Comté comme un patrimoine multiple. Avec les Routes du Comté on assiste donc à la constitution d’un produit touristique, qui présente un ensemble patrimonial cohérent jusqu’à créer un territoire patrimonial : le « pays du comté ». Territoire identifié qui est en gestation depuis les balbutiements de la patrimonialisation du Comté. Cette dernière et la « touristification », c’est-à-dire selon Michel Picard (1992), le processus par lequel un espace devient touristique- ont permis de transformer les identités en fournissant « au présent une caution pour ce qu’il est » (Lenclud, 1987 : 119).
Allonger la chaîne d’attachements qui transforme un fromage en objet porteur de valeurs
En restituant le Comté au sein de son réseau plus large de mise en tourisme, les Routes du Comté nous apparaissent comme un dispositif qui découle d’une « chaîne de faire-faire » (Latour, 2000). Un « réseau d’attachements » (ibid.), dans lequel les différentes procédures de patrimonialisation élaborées autour du Comté depuis les années 50 [42] prennent également place. La restitution des « laboratoires » [43] qui ont participé -et qui, par leurs actions passées et présentes, participent encore- à la « fabrication » de ce fromage est alors incontournable pour appréhender cette forme d’action collective qui aboutit à la démonstration d’un produit et d’un territoire indissociables et identifiés, c’est-à-dire inscrits dans le temps et en rapport avec des hommes singularisés, qui partagent une identité commune où prévaut la « solidarité », « l’artisanat » et un certain art de vivre et de manger dans un cadre de « nature » dite préservée. Les entités que ces chaînes d’actions font exister ne sont donc pas créées par un seul acteur, mais sont le résultat des actions collectives et réciproques de milliers d’actants, qui par leur participation ont permis ce résultat. C’est donc les relations qui unissent le Comté et ces actants issus de réseaux divers qui engendrent la patrimonialisation. C’est ce grand « réseau d’attachements » qui fait identifier un aliment, un territoire, une culture, ainsi que des acteurs, des stratégies et des institutions... C’est-à-dire que sa patrimonialisation se réalise non seulement dans l’interaction entre touristes et fromagers, mais aussi au cours des discussions qui ont lieues au sein des différents « laboratoires » pour élaborer des dispositifs inscripteurs. Toutes ces actions venant s’enchaîner pour créer cet être composite.
Au terme de cet article, je suis davantage en mesure de comprendre la manière dont ce fromage a pu être chargé de valeurs ? La mise en patrimoine et en tourisme du Comté paraissent faire partie d’un même processus, la patrimonialisation produisant un objet porteur de valeurs, et la « touristification » permettant de le diffuser et de réaliser des ajustements pour rejoindre une « demande ». La visite des fromageries, comme l’ensemble des activités proposées par les Routes du Comté, permettent de faire vivre au visiteur des expériences en lien avec le Comté. De retour à son domicile, il peut se remémorer — par l’incorporation de ce fromage — ces paysages, ces lieux, ces hommes, leurs histoires et les différents « crus » de Comté. En permettant aux gens d’expérimenter de leurs propres sens les liens qui sont donnés à voir entre le produit et son territoire, le tourisme permet de transformer le Comté en agent de transport et de réactivation des expériences vécues in situ. Si l’AOC rend un produit « authentique » en l’ancrant dans un espace géographique et dans la profondeur historique (Bérard et Marchenay, 1995), la mise en place des Routes du Comté le singularise davantage, car elle permet de faire éprouver personnellement aux consommateurs cette « réalité » d’un produit de territoire, en les invitant à faire cette expérience sensible qui laisse ensuite son empreinte dans leur corps et leur mémoire. Enfin, cet exemple nous a permis de voir comment la filière, la plus productive des AOC fromagères françaises, « invente » — avec d’autres acteurs — des dispositifs de communication pour faire tenir ensemble son produit, son territoire de production et ses producteurs, voire ses habitants, pour maintenir de la sorte sa valeur ajoutée et ainsi continuer à faire durer sa fabrication en un lieu.