Introduction
Le 26 janvier 2004, un nouveau site est lancé qui, selon ses auteurs, est probablement le premier livre de théorie sociologique « web ». Site et livre, Paris ville invisible est les deux. Publié six ans plus tôt sous format papier par les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, le livre, déjà, étonnait par sa taille (quasi format A3), sa maquette et ce qui s’y déroulait. Paris, ses réseaux techniques et ses objets ordinaires, ses infrastructures et ses panoramas, ses tracées de rues et ses institutions se laissent voir dans des images et textes à tailles variables, toujours mutantes ; dans l’enchaînement continu mais dès lors hirsute des paragraphes ; dans la juxtaposition des photos myopes, tantôt minuscules, tantôt recouvrant la page entière. Cette mise en scène des explorations de Bruno Latour et d’Emilie Hermant était l’œuvre du designer Susanna Shannon. Pour la création du site, le sociologue et la photographe se sont adressés à Patricia Reed, graphiste du net. S’agit-il alors de « mettre en ligne » le même livre ? Pas tout à fait. Un sous-titre est ajouté, la couverture est retravaillée en préface, ici et là le texte est légèrement transformé, certaines images ont disparu... Mais surtout les textes et les images sont mis en mouvement, le montage électronique crée d’autres sens dans le propos et la navigation du lecteur, devenu internaute, est réorientée. De quoi changer le livre assez radicalement dans son passage sur le web.
Paris ville invisible est une exploration de la ville mais aussi un traité sociologique et un manifeste pour la ville. En élaborant ces trois aspects, j’espère avoir créé un guide de navigation qui permette de s’aventurer dans les photomontages, de se perdre dans les images et les détails tout en y retrouvant les astuces du propos tissé à travers le livre web. Quatre commentaires se succèdent : "Paris réel, Paris virtuel" sont l’enjeu de Paris ville invisible ; "Montages d’images" sont sa méthode et son dispositif de recherche ; "Paris, villes partielles" est son fil conducteur ; et "Permettre" est son mot final, son but.
Paris réel, Paris virtuel
« Ville invisible » : on pourrait croire qu’il s’agit de dévoiler les infrastructures qui sous-tendent notre vie urbaine, de découvrir le fonctionnement technique de la ville, de passer en coulisses. Mais ce sont plutôt les Villes invisibles d’Italo Calvino que les auteurs tentent de réveiller, des villes indécises, porteuses d’autres possibilités et avenirs que ceux présentés par le Paris qui nous surplombe aujourd’hui. Ils appellent cela « passer du Paris réel au Paris virtuel », virtuel non pas parce qu’il serait factice ou électronique mais parce qu’il aurait des vertus qui nous permettent de le refaire.
« Cet ouvrage cherche à montrer que les villes réelles ressemblent aux Villes invisibles d’Italo Calvino. Aussi encombrée, saturée, asphyxiée qu’elle soit, dans Paris ville invisible on se met à respirer plus à l’aise » (préface). La ville vertueuse réside donc dans le tissu même de Paris aujourd’hui. Paris réel, Paris virtuel, les deux existent mais l’un nous écrase d’un point de vue d’aigle tandis que l’autre nous permet de recréer un avenir, de « renverser Paris » (plans 28, 51).
Paris réel : un passant isolé et fragile circule dans le cadre plus vieux, plus dur et plus grand que lui « comme une bille d’acier poli violemment éjectée dans l’enfer d’un flipper électrique. Il y a le cadre et il y a le passant ; il y a le flipper et il y a la bille » (plan 26). Dans le Paris réel, les interactions privées viennent se nicher à l’intérieur d’une Société « comme des colombes dans un colombier ou des urnes dans un columbarium » (plan 26). Toute ville "réelle", entendue comme telle, aliène mais Paris, plus que d’autres villes, pèse, comme doit nous en convaincre un des derniers plans du livre web.
Sur un fond noir et gris est affichée une toile de plaques et insignes mortuaires glanés dans les rues de Paris : « Quand la température est basse, Paris pèse en effet sur les épaules de ses habitants, de ses travailleurs, comme si chaque immeuble était la plaque mortuaire d’un vaste cimetière. Quelle différence d’ailleurs entre ses plus célèbres avenues et les allées du Père Lachaise ? On compte autant de gisants dans celle-ci que de plaques sur les maisons de celles-là. » (plan 52) Aliéné, on se demande aujourd’hui comment, « avec quels bras, quelles bouches, quelles pioches » on pouvait bien renverser les gouvernements autrefois. A Paris (le "réel"), on enjambe les ossements ; même les pavés sont enfouis sous une épaisse couche de bitume.
Mais les auteurs nous invitent à réchauffer la ville, à circuler de façon myope à travers ses couloirs, à détricoter le poids du cadre, à étirer « la Société » dans des multiples figures et filaments du « social », à desserrer la surveillance et la détermination. Dans le Paris virtuel, il n’y a plus de premier ni de second plan, ni de petits individus ou de Société englobante. Il y a plutôt des constructions de totalités, de diverses « Paris » qui circulent par des câbles très fins et sont construits dans quelques mètres carrés. Paris ne surplombe pas mais tient dans une succession de « si », des réseaux qui produisent les divers Paris dont aucun ne peut l’englober à lui seul.
La ville se compose donc « d’un entrecroisement d’étoiles [réseaux] dont les branches de chacune viennent servir aux autres de support, d’obstacles, d’occasion, de décor, à moins que, et c’est le plus souvent, jamais elles ne se rencontrent, quand bien même chacune couvrirait la ville entière. » (plan 26) C’est ceux-là, les réseaux qui produisent des petites totalités, des Paris en entier, que nous allons découvrir à travers le travail d’un écrivain, c’est-à-dire d’un sociologue qui écrit, d’une photographe et d’une graphiste, toutes deux également sociologues sur le coup.
Montage d’images
« Quelque chose d’autre [que la Société, que le Paris réel] ordonne et localise, rassemble et situe, relie et distingue, rythme et cadence, mais qui n’aurait plus la forme d’une Société, et qu’il faudrait suivre à la trace, par d’autres méthodes. Par la photographie peut-être, ou plutôt, par des séries de photographies (...) » (plan 4).
Cette autre chose est l’ensemble de conduits et de réseaux qui, chacun selon des modalités propres, façonnent les agissements et l’agencement des parisiens. Ainsi, on découvre le contrôle du trafique, le mobilier urbain, la commande des eaux, la Sécurité publique, l’urbanisme, etc. Ce sont également ces lieux et couloirs où l’on produit des totalités partielles, des multiples Paris, par exemple au service de la documentation foncière, à Météo-France, aux instituts de sondage, etc. Explorant ces lieux, les auteurs réussissent à dégager treize actions structurantes qu’ils appellent les « figures » du social. Dominer, aligner, référer, perdre/gagner [1], sommer, désigner, commensurer, restreindre, formater, performer, standardiser, scénariser et instituer sont autant d’actions qui façonnent la vie urbaine. Le social n’équivaut plus à une "Société" mais se décompose en filaments, en procédures qui nous ordonnent et localisent, rassemblent et situent.
Il n’y a dès lors rien d’invisible, d’absent ou de silencieux dans la structuration du social. Si l’on s’attache à suivre minutieusement chaque étape d’un façonnement particulier, si on décèle les correspondances d’un pas à l’autre, alors « La structure apparaît : assignable et visible. On peut la voir, on peut la photographier et même, par un montage et maquettage astucieux, en suivre le cheminement. » (plan 5). Par exemple, un planning horaire n’est pas abstrait ni invisible mais passe de signes en pancartes, de pancartes en gribouillages, de gribouillages en ajustements et d’ajustements en décisions ; objets et scènes que captent bien les séries de photographies. Ou, autre exemple, s’orienter dans les rues de Paris nous fait passer d’une plaque du nom de la rue à l’atelier de la mairie, au service de parcellaire et à la gravure des rues sur un plan.
Ce qui importe n’est pas l’image elle-même mais le montage des images, le passage et la cascade de celles-ci. « Le phénomène n’apparaît jamais sur l’image, mais il devient (...) visible dans ce qui se transforme, se transporte, se déforme d’une image à l’autre » (plan 19). Ainsi, un planning ne peut être capté instantanément mais il se révèle à travers une succession d’étapes captée par la photographe. « Il faut un respect infini pour l’image, une iconophilie, et en même temps il ne faut pas s’arrêter sur l’image, y rester fasciné, puisqu’elle indique autre chose, qui est le mouvement de sa transformation : l’image qui la suit dans la cascade et celle qui la précède. » (plan 19).
La photographe ne peut faire de sauts diaboliques vers le résultat de l’acheminement (par exemple, un horaire ou le temps standardisé). Elle doit être myope si elle veut garder la trace qui relie les étapes ; minutieuse si elle veut saisir le mouvement du social (construction d’un horaire, standardisation du temps) ; patiente si elle veut dessiner le filament qui façonne une vie collective (dominer, standardiser). « Oui, on touche, on réfère, on voit, mais à condition de désigner du regard, du doigt, le cheminement d’une trace à l’autre à travers les abîmes successifs de la transformation. Si l’on a cette vertu, alors oui, on voit, on peut figurer le social, le monde qui nous entoure. » (plan 19)
La graphiste, elle, met en mouvement la maquette et détermine la navigation. En d’autres mots, elle épaissit le propos. Le premier montage est un tunnel soutenu par des cintres successifs ; chaque cintre correspond à une image et donc, pour passer de l’une à l’autre, il faut déplacer et cliquer la souris. Dans l’action l’internaute s’aperçoit qu’un zoom n’est jamais glissant et que le saut du micro au macroscopique passe sous silence un nombre important d’opérations et de transformations. Dans la deuxième séquence, le montage est plus simple à l’utilisation puisqu’il s’agit d’un enchaînement lisse d’images sous forme de banderole dont les parties s’activent sous l’effet d’un simple clic. L’internaute circule latéralement par les conduits et passe à travers des mondes incommensurables qui sont néanmoins tous reliés par une même trace sans que l’un ne surplombe ou n’englobe l’autre (voir par exemple le système électoral, plan 27). Dans la troisième séquence, les images sont agencées en forme de feuilletage ; forme la plus aisée pour la navigation car il suffit de déplacer la souris le long des signets attachés aux images superposées afin que celles-ci s’affichent. L’internaute apprend ici à naviguer dans l’épaisse étoffe des transformations légères qui composent la figuration du social.
Ainsi, l’écrivain, la photographe et la graphiste ne s’en tiennent pas seulement à détricoter le Paris "réel" mais ils réussissent également à nous offrir une théorie sociologique qui substitue à la "Société" un ensemble de filaments et de figurations du social.
Totalités partielles
Paris ville invisible veut « par le texte et par l’image, cheminer à travers la ville en explorant quelques unes des raisons qui empêchent de l’embrasser facilement d’un seul coup d’œil. » (préface). Une quête narrative nous guide du premier au dernier plan : l’impossibilité de trouver un « tout Paris », une totalité absolue, est en fait un heureux échec qui permet de découvrir des totalités partielles, leur production, et le perspectivisme qui en découle.
Un panorama de la ville nous introduit dans la première séquence mais dès le deuxième plan, les auteurs nous font sentir l’impossibilité d’un « tout Paris ». On passe alors au diorama, maquette d’une réalité ou tableau éclairé, car pour embrasser la ville, il faut qu’elle soit devenue petite. Les dioramas se multiplient partout où les Paris sont produits. « Nous allons dans ce petit livre passer (...) de Paris tout entier saisi aux multiples Paris qui se trouvent dans Paris, dont l’ensemble, que rien jamais ne rassemble, compose tout Paris. » (plan 4) D’abord l’idée d’une domination invisible est annulée car toute domination et régulation de Paris implique un truchement d’action et d’objets, entre autres le diorama, qui crée et maintient la structure. Ensuite est annulée l’idée qu’il y ait un cadre hors d’atteinte car tout "cadre", qui dès lors ne l’est plus, est produit par un alignement par où circule sa construction.
La deuxième séquence introduit l’oligoptique afin d’accentuer la restriction et la partialité du réseau contrôlé : « L’eau, l’électricité, le téléphone, la circulation, la météorologie, la géographie, l’urbanisme, chacun possède son oligoptique : grand tableau central au milieu d’un bureau fermé où l’on voit sur Paris, avec une grande précision, très peu de choses à la fois » (plan 20). Ensuite, les auteurs abordent la question des échelles. Selon eux, des lieux sans dimension sont continuellement dimensionnés par le mouvement de règles, sommateurs, classeurs, etc. Il n’y a pas d’emboîtement ni de zoom mais de la circulation et de la construction ; il n’y a pas de poupées russes mais un travail de commensuration qui relie et détermine à chaque fois la taille et l’importance ; il n’y a pas de cadre ni d’encadré mais des changements incessants de positions.
Tel est le perspectivisme que met en place ce livre web : chaque lieu totalise partiellement Paris, chaque individu tisse un réseau qui recouvre la ville (le moi redistribué), chaque élément est tour à tour cadre et encadrement selon la situation. En d’autres mots, une vue de nulle part est remplacée par une perspective située qui ordonne et agence, selon son emplacement, les éléments et leur sens. En suivant les oligoptiques dont chacun compose l’ensemble et forme un peu de Paris « Nous savons (...) comment visiter la capitale sans jamais passer par cette vue de nulle part qu’on appellerait la Société dont la présence obsédante venait refroidir la grande ville » (plan 26).
Dans la troisième séquence, on aborde le rôle de la matière, des intermédiaires, des objets dans la ville qui transmettent l’action des morts ou celle des absents, qui agissent et peuvent devenir littéralement un « poids » ou une « contrainte ». Le "moi" qui vit et circule dans la ville n’est jamais dépassé par un cadre ou une société mais par une multitude d’êtres qui participent à son action. Les objets font faire et discriminent tout parisien qui ne correspond pas à leur étalon ; le territoire est irréversiblement modifié par les interventions urbanistiques et architecturales ; une réelle volonté de totalisation existe qui scénarise Paris et la société comme une sphère et une totalité. Et néanmoins les auteurs veulent démontrer que ces obstacles, poids et contraintes circulent eux aussi par des lieux et conduits étroits, par un truchement d’actions, de décisions et de procédures. « Le Paris qui tient, dit le proverbe, dans une bouteille, ne parvient à franchir l’étroit goulot que par une longue poussée de « si ». » (plan 52)
Au bout de ce cheminement on peut enfin aborder la dernière séquence, la conclusion du livre qui nous fait passer entièrement dans la ville vertueuse, la ville invisible remplie de possibles. En acceptant les totalités partielles, en faisant le deuil d’un « tout Paris » on pourra peut-être apprendre à « se permettre » :
« Oui, il existe bien un monde en commun, des existences pleines et entières, des civilisations, mais il faut accepter de suivre les totalités dans les lieux étroits et provisoires où elles dessinent leurs tableaux ; les suivre ensuite dans les mondes qu’elles performent rues, couloirs, lieux, places, mots, clichés, lieux communs, standards ; il faut accepter encore de suivre comment ces totalités éparpillées fournissent à des êtres, eux-mêmes multiples et variables, de quoi se saisir partiellement, provisoirement comme des ensembles. Après avoir appris à cheminer le long de ces traces, à dimensionner les relations sans jamais passer par la Société, après avoir appris comment se formatent les interprétations, on pourrait aller un peu plus loin et chercher à comprendre comment l’on peut permettre au lieu d’interdire, se permettre, au lieu de rester interdit. » (plan 50)
Permettre
Regarder le panorama ou adopter le point de vue absolu n’est que cécité ; voir c’est abonder cette fenêtre-là, vers l’extérieur sensible et totalisante, et se lier aux truchements d’informations, aux circuits et dioramas de la ville ; c’est accéder à des multiples Paris qui aboutissent, après une cascade de transformations (informations) sur un écran, sur un plan ou dans une maquette. Mais attention, l’écran, le plan ou la maquette ne sont jamais des représentations d’un être macroscopique ; plutôt, ils nous relient à celui-ci.
Par exemple, la météo : « Je regarde sur l’écran de télévision une carte qui se relie, par une succession de truchements, aux nuages qui couvrent l’Ile de France » (plan 8) Le téléspectateur est effectivement en lien avec un autre agent, les nuages, par une succession de mesures, de sélections, de transformations. Il ne s’affale pas devant un simulacre ou une représentation mais est en lien avec une autre part, très matérielle, du réel. Là se trouve le premier sens du mot « permettre », titre de la conclusion : adopter le point de vue du « référent circulant » qui nous relie à tant d’autres agents, ce qui permet de nous défaire de l’opposition entre les mots et les choses, l’apparence et l’être, le superficiel et l’authentique. Ainsi, à l’Institut d’Astrophysique on apprend que l’étoile n’est pas le référent extérieur du code qui s’affiche à l’écran mais que ce dernier nous relie à la première par des cascades et des conduits de transformations. « L’accès à la référence ne se fait jamais en sautant les étapes mais en suivant le feuilletage des transformations légères, sans en manquer une seule, sans sauter une seule marche. Rien dans l’information double-clic ne permet de garder trace de ce feuilletage d’intermédiaires et pourtant, sans ce cheminement, on perd la trace du social puisque les mots ne réfèrent plus à rien et qu’ils n’ont plus de sens - c’est-à-dire plus de mouvement. » (plan 15).
D’autre part, le mot « permettre » renvoie aux renversements de sens qui ont été opérés dans le livre web. On l’a déjà vu : « virtuel » ne veut pas dire « électronique » - d’ailleurs les auteurs montrent que le monde de l’informatique est organique et matérielle, fait d’acteurs et de machines - ni « abstrait » ou « utopique ». Le virtuel est ce qui est vertueux, rempli de possibles et d’alternatives, existant et situé dans le tissu même de la ville. Et le mot « pouvoir » devient un ensemble de circuits dans la ville, assignables et visibles, qui par de la même nous rendent le verbe « pouvoir ». « Pouvoir » c’est « les » pouvoirs mais c’est aussi « je peux, tu peux, Paris peut... ». « Le mot « pouvoir » change de sens. Il ne désigne plus les états de choses indiscutables, mais ce qui traverse Paris dans des convois de chambres forts semblables à celles des transporteurs de fond. Il y a du pouvoir en effet ; c’est-à-dire de la puissance, des virtualités, un plasma dispersé qui ne demande qu’à prendre forme. » (plan 53).
Nous réapprenons à permettre, à nous permettre, en passant de la ville réelle à la ville virtuelle. Mais que veut dire ce passage du réel au virtuel lorsqu’il est pris sur un point concret ? Les auteurs l’expliquent en conclusion lors d’une visite du Pont-Neuf. Dans la ville « réelle », le pont apparaît comme une présence indiscutable, un poids lourd et statique, immémorial. Mais dans le Paris virtuel, le Pont-Neuf est emballé d’une fine réticulation de tout ce qui le fait exister : les calculs des ingénieurs et le souci des gardiens ; la surveillance de ses gargouilles et le remplacement de ses pierres ; la Préfecture et les administrations des Ponts et des monuments historiques (d’ailleurs le montage est ici réticulaire). « Arrêtez le mouvement : vous n’aurez plus qu’un gargouillis au fond d’une vasque verdâtre ; un cadavre ; une ruine effondrée. » (plan 52). Dénouez les liens avec d’autres agents et le Pont-Neuf se meurt. Virtualiser Paris veut donc dire qu’on pense et étudie ses agents dans le mouvement et les attaches qui les font vivre ; c’est comprendre que le stable est en fait un renouvellement incessant.
Le marché, la géographie, la société, les lois, les techniques, les sciences... autant de déterminations écrasantes qui depuis quelques décennies refoulent les parisiens dans les marges étroites de la sphère intime ou de la vie privée pour y exercer leur créativité (plan 52). Passer au Paris virtuel, c’est abandonner ces fausses abstractions et les mises en abîme qui en découlent pour rejoindre les traçages myopes du social. Cela permet alors de voir les successions de « si », les chaînes du possible. « Quand l’émeute gronde, personne ne croit qu’il existe une Société toujours déjà présente et de petits individus qui viendraient s’y loger. De chaque point l’insurrection peut venir, une nouvelle totalité, un nouveau régime, en marche dans Paris, offerts aux Parisiens. Passer des Paris réel au Paris virtuel, c’est retrouver le chemin de ces totalités en puissances, de ces virtualités éparses, ou de ces anciennes vertus » (plan 31).