Conférence dans le séminaire Descola au Collège de France, 26-11-03 (on a conservé certaines marques du style oral d’origine)
Introduction
Quand une entreprise a lancé sur le marché un produit dont elle s’aperçoit trop tard qu’il est défectueux, elle procède à un rappel souvent par voie de publicité ; ce rappel n’a nullement pour but de détruire le produit ni bien sûr de perdre des parts des marchés, mais, bien au contraire, en montrant aux consommateurs le souci que l’on attache à la qualité des biens et à la sécurité des usagers, de reprendre l’initiative, de regagner la confiance des médias et d’étendre, si possible la production de ce qui avait été trop vite décidé. C’est dans ce sens, un peu étrange mais que je vais expliquer plus loin, que je voudrais prendre l’expression d’un rappel de la modernité, tout en faisant résonner bien sûr le sens plus usuel d’un retour aux principes fondateurs ainsi que celui, qui m’est propre, d’une enquête sur l’étrangeté de son fonctionnement, étrangeté qu’on a tendance le plus souvent à passer sous silence — d’où l’utilité de ce petit rappel.
Je voudrais passer rapidement sur ces trente dernières années, car c’est à envisager l’avenir empirique de l’anthropologie que ce nouveau séminaire est dédié. Néanmoins, il n’est pas inutile de faire un bref retour en arrière puisque la ligne que je poursuis depuis tout ce temps demeure, malgré tout, assez marginale. Je remercie Philippe Descola de m’accepter, même provisoirement, dans les rangs de cette discipline dont je me revêt parfois comme le geai se pare des plumes du paon.
Je pourrais intituler le premier moment de mon exposé : « Résumé des épisodes précédents : définition d’une anthropologie dite symétrique ». Dans un deuxième temps, je voudrais contraster le premier projet de l’anthropologie avec ce que j’appelle un projet « diplomatique », scientifique lui aussi mais d’une autre manière. Enfin, dans un troisième temps, de loin le plus difficile, je voudrais esquisser brièvement le programme d’une définition contemporaine de la modernité. J’expliquerai au fur et à mesure, le sens donné à tous ces termes.
Résumé des épisodes précédents : définition d’une anthropologie dite symétrique
Ma contribution à l’anthropologie se résume à une phrase rédigée il y a exactement trente ans, presque jour pour jour, lorsque, à peine installée à Abidjan, je décidai d’obtenir une bourse Fulbright pour me rendre en Californie, dans le laboratoire de Roger Guillemin : « appliquer des méthodes ethnographiques à la pratique scientifique ». Je voudrais rappeler pourquoi cette petite phrase a eu de tels effets sur ma conception même d’un projet anthropologique.
Si nous nous reportons trente ans en arrière, nous pouvons mesurer, assez facilement, le chemin parcouru : l’anthropologie sociale ou culturelle s’occupait des cultures ; l’anthropologie physique ou biologique s’occupait de la nature. Il allait donc de soi, dans cette époque lointaine — mais qui demeure malgré tout active encore dans l’enseignement, dans la présentation usuelle de la discipline — que l’on pouvait étudier le monde de deux façons incommensurables : une façon voilée, habillée, couverte, chaude, et une façon dénudée, froide, voire glacée ; disons une façon métaphorique et une façon littérale. La pensée sauvage et la pensée savante, même si, parfois, elles pouvaient produire de beaux rapprochements, des interférences irisées, n’avaient pas entre elles de points de contact durables puisque la première couvrait la seconde d’un manteau bariolée de formes étrangères à la froide nature objective des choses. On pouvait certes pratiquer l’histoire des pensées scientifiques — l’épistémologie française n’y a pas manqué — mais son programme avait pour but de découvrir, de dévêtir encore davantage la pensée savante pour la « libérer » encore plus complètement de ces restes d’irrationalité, de symbolisme, de métaphore, d’idéologie lesquels demeuraient attachés au libre exercice de la Raison. Grâce à l’épistémologie, on savait toujours mieux pourquoi la Science se distinguait absolument, et non relativement, de l’idéologie.
La conséquence pour le projet anthropologique d’une telle répartition des tâches entre les cultures au pluriel et la nature au singulier, est simple à comprendre : la multiplicité même des cultures ne pouvait se détacher vivement que sur le fond blanc et homogène de "la" nature. On peut même dire, sans offenser les anthropologues, que le courage avec lequel ils ou elles affrontaient la diversité des cultures venait probablement de cette assurance d’une nature objective et froide, certes glacée et indifférente aux humains, certes sans valeur symbolique, mais en tous cas solide et assurée jouant le rôle de fond. On encaisse d’autant mieux la multiplicité lorsque l’on peut se reposer, en secret, sur une indiscutable et préalable unification. On enregistre, par exemple avec d’autant plus d’équanimité les multiples façons de penser l’enfantement que l’on sait pouvoir trouver dans la physiologie une définition et une seule de la façon biologique de faire des enfants. Revenant des Tropiques, les anthropologues pouvaient toujours s’en remettre aux certitudes des sciences comme des moines en prière peuvent s’adosser à leur "miséricorde" quand ils commencent à faiblir quelque peu... Même si leur propre discipline ne parvenait jamais à obtenir tout à fait l’unité exigée pour passer le test de la Science avec un grand esse, les anthropologues pouvaient toujours emprunter à d’autres domaines plus avancés le surcroît attendu de certitude — et il faut leur accorder cette justice qu’ils auront tout essayé : de la linguistique à l’économie, de la démographie à la théorie des systèmes, de la neurobiologie à la sociobiologie. Le point fondamental de cette situation classique, ou plutôt moderne, c’est que l’affirmation de la multiplicité, au fond engageait assez peu, puisqu’elle ne mordait sur rien de vraiment essentiel : elle n’avait pas ancrage ontologique durable. Le réel réel, la vraie et authentique réalité, restait fermement unifiée sous les auspices de la nature.
Il y a donc maintenant trente années que cette répartition des tâches me paraît impossible à maintenir. Même si, bien sûr, je n’en avais pas perçu toutes les conséquences, il m’a paru d’emblée évident qu’il y avait dans le projet d’un retour de l’anthropologie sur elle même une asymétrie proche d’une imposture. La raison en est simple et elle est maintenant devenue banale, mais, croyez moi, elle ne l’était pas à l’époque : mes maîtres de l’Orstom avaient sans aucun doute l’intention d’aborder dans les cultures africaines qu’ils étudiaient le noyau central qui en expliquait la cohérence ; et je n’ai aucune raison de douter qu’ils y parvenaient, en étudiant avec tant de subtilité, les Alladians, les Baoulés ou les marchands Mossi. Leur intelligence, je le dis sans ironie aucune, m’éblouissait. Mais, j’étais malgré tout frappé par le fait que, lorsqu’ils tournaient leurs outils, leurs concepts, leurs méthodes vers eux mêmes, vers nous, vers Paris, ils affirmaient modestement ne pouvoir saisir que « certains aspects seulement » des sociétés contemporaines, les aspects qui me paraissaient les plus folkloriques, les plus archaïques, les plus superficiels en tous cas les moins centraux des sociétés modernes. A moins, et tout était dans ce « à moins », de changer complètement de méthodes et de suivre l’irruption de la raison, de la nature, de l’économie modernes dans sa lutte avec les traditions, les cultures, les archaïsmes. Nous avons déjà oublié cette époque, et heureusement, mais rappelez vous la masse de propos, de films documentaires, d’articles de journaux, de thèses et d’études sur les peuples « tiraillés » « déchirés » « partagés » entre « modernité » et « tradition ». On retrouve encore ce thème aujourd’hui, bien sûr, mais le cœur n’y est plus — je reviendrai sur ce point. A l’époque c’était donc comme si l’on pouvait, ou bien mener une véritable anthropologie (en étudiant le centre des autres cultures et les marges des nôtres) ou bien constater un déchirement entre une façon anthropologisable d’exister et une autre façon radicalement "inanthropologisable" d’être au monde.
Or, dès cette époque, je me disais de deux choses l’une : ou bien nous sommes beaucoup trop arrogants lorsque nous prétendons analyser les cultures dans ce qu’elles ont de central, ou bien nous sommes beaucoup trop modestes lorsque nous faisons le projet d’étudier nos propres sociétés en nous contentant de rogner leurs marges, sans nous attaquer à son noyau central : la raison, la nature, disons ce que j’appelle les trois sœurs, les trois divinités conjointes : l’Efficacité (technique), la Rentabilité (économique) et l’Objectivité (scientifique). Il fallait donc, me disais-je, "symétriser" les approches en imaginant une balance un peu mieux réglée, qui ne fasse pas d’avance pencher les plateaux comme si on y avait jeté l’épée de Brennus : plus de retenue là bas, plus d’audace ici. Pratiquement, cela revenait à utiliser les mêmes méthodes ethnographiques pour les "Blancs" et les "Noirs", pour la pensée savante et la pensée "sauvage", ou plutôt cela revenait à se méfier terriblement de la notion même de "pensée". Je ne savais pas, et heureusement, que je me lançais dans une aventure aux nombreux rebondissements.
Je passe sur tous les détails biographiques ou même académiques sans intérêt pour vous, et ne veux retenir qu’un seul point de cette aventure : lorsqu’on symétrise ainsi les approches on s’aperçoit avec quelque horreur que les notions utilisées pour rendre compte du noyau dur des "cultures" suscitent, lorsqu’on les applique au cœur de nos sociétés — la raison scientifique pour simplifier — non seulement le rejet indigné des praticiens, mais encore un sentiment de profonde insatisfaction... Tout ce que j’avais appris en deux ans de terrain à Abidjan me paraissait bien inutile après deux jours au laboratoire de Roger Guillemin au Salk Institute — sans parler bien sûr de l’inutilité de mes cinq années de cours en épistémologie... J’avoue ne pas m’être encore remis de cet événement. Avec rite-mythe-symbole on ne va pas très loin dans un laboratoire.
Mais alors de deux choses l’une : ou bien les chercheurs Californiens parvenaient à s’extraire de l’étroite prison de leurs cultures pour accéder à la nature — et cela expliquerait ainsi pourquoi les notions importées d’Afrique pour étudier les cultures au pluriel ne pouvaient fonctionner : la pensée vêtue ne peut servir à comprendre la pensée nue ; ou, pour parler comme les philosophes, les qualités secondes ne peuvent servir à penser les qualités premières. Ou bien, ou bien, et j’hésite quelque peu à pousser à bout cette seconde branche de l’alternative devant un tel cénacle d’anthropologues, les raisons données à l’existence des cultures au pluriel n’étaient, après tout, pas si fortes que cela... Si les explications anthropologiques donnent, une fois appliquées aux sciences exactes, une telle impression d’incongruité, de faiblesse, voire parfois de sottise, c’est peut être parce que l’occasion de saisir cette même faiblesse nous manque sous les Tropiques alors qu’elle nous frappe de plein fouet dans les salles air conditionnées de la Californie. Voilà l’expérience que j’ai vécue et dont j’ai essayé de tirer, assez obstinément, toutes les conséquences. Ce n’est pas que les sciences étaient particulièrement difficiles à étudier, au contraire, je crois l’avoir montré ainsi que mes collègues, mais plutôt parce qu’elles fournissaient la première véritable épreuve où la fragilité constitutive des catégories fondamentales de l’explication anthropologiques se manifestait avec le moins d’ambiguïté.
En résumant mon diagnostic et en utilisant des termes trop abstraits, cette faiblesse provient d’une répartition indue entre l’unité (de la nature) et la multiplicité (des cultures). Cette répartition est trop facile, trop peu coûteuse, trop automatique ; elle simplifie les problèmes trop vite en obtenant l’unité à trop peu de frais — sans que les sciences (au pluriel) puissent avoir la place d’exister — et elle accorde la multiplicité, le pluralisme, trop cavalièrement en oubliant que l’on ne peut pas impunément se résigner à une représentation du monde qui ne serait justement qu’« une représentation parmi d’autres ».
Voilà je crois le moyen le plus rapide de résumer la contribution de l’étude des sciences au projet de la discipline anthropologique, même s’il ne peut être mené à bien que par de vrais anthropologues dont je suis conscient, hélas, de ne pas faire partie. Mais enfin, il fallait bien que quelqu’un se charge de retourner la discipline sur les sciences exactes, et même sur les parties les plus exactes des sciences exactes, pour que le test sur la qualité des explications de la nature en terme de cultures puisse être mené à bien. Il fallait donc, si j’ose dire, d’abord ce retentissant échec. C’est ce que j’appelle, la Felix culpa de notre sous-discipline : en échouant à expliquer "culturellement" la Nature, nous avons libéré les instruments des deux côtés, du côté de la multiplicité et du côté de l’unité. J’ai la faiblesse de penser qu’une « anthropologie de la nature », pour reprendre l’intitulé de la chaire qui nous accueille aujourd’hui, eut été moins facile, eut porté moins loin sans les efforts un peu désordonnés de mes collègues et de moi même en anthropologie des sciences. (Pour ma part je serais assez fier de ce rôle d’ancilla anthropologiae Descolae !)
Quoi qu’il en soit, le résultat est clair : l’ancienne façon de répartir unité et multiplicité a maintenant disparu. Du côté de la nature nous parlons couramment, comme Viveiros de Castro nous l’a enseigné de « multinaturalisme », et du côté des anciennes cultures nous parlons, comme Marshall Sahlins nous l’a appris, d’émergence continuelle de nouvelles cultures. C’est le bain dans lequel nous sommes maintenant plongés sans voir encore précisément comment l’anthropologie peut apprendre à nager sans y être englouti.
Tel était le résumé des épisodes précédents que je voulais faire en forme de bref retour sur les trente ans écoulés. Laissez moi résumer tout cela en deux slogans.
Premier slogan « Nous n’avons jamais été modernes ». Cette phrase est une simple conséquence que j’ai tirée il y a une quinzaine d’années du programme rappelé plus haut à grand traits. Ce qui résume l’histoire occidentale n’est pas l’irruption de la nature au milieu des cultures — comme si l’une seulement des cultures avaient eu le privilège inouï de saisir la nature nue, en quelque sorte délivrée de toutes ces vêtures bigarrées — mais, bien au contraire, l’engagement, à une échelle il est vrai nouvelle, des collectifs — le mot technique que j’utilise pour bien montrer qu’il ne s’agit ni de cultures ni de natures — dans l’accès multiple aux êtres. Les modernes, loin de nous présenter l’image, à la fois flatteuse et désespérée, d’êtres enfin nus dans un monde de cultures richement vêtues, nous présentent, bien au contraire, un immense défilé d’êtres habillés, attachés, plongés, intriqués toujours davantage dans les propriétés les plus intimes des cosmos en voie d’élaboration. Les sciences, loin d’offrir le visage glacé et indifférent d’une objectivité absolue, offrent au contraire l’aspect, au fond familier, d’une riche production d’associations et d’attachements avec des êtres aux ontologies variées et toujours plus relatives, c’est-à-dire, au sens étymologique, toujours plus reliées. Il n’y a plus d’un côté les dispositifs qui seraient anthropologisables et de l’autre ceux qui ne sauraient l’être. Les modernes, au contraire, offrent une énigme bien intéressante aux anthropologues — je reviendrai sur ce point.
Deuxième slogan pour conclure cette partie, « le postmodernisme est une utile transition ». Je dois en effet, avant d’aller plus loin, prévenir un malentendu. Les Français, ayant vendu au monde entier le postmodernisme, sont fiers de n’en avoir jamais consommé, un peu comme des pushers cyniques qui vendraient de la coke mais ne prendraient que du coca... Or le postmodernisme est un moment indispensable pour sortir du modernisme : à condition justement d’en sortir. Comme son nom l’indique, le postmodernisme est l’usage du modernisme sans la certitude qu’il ait raison. Il le prolonge en l’affaiblissant. Pourquoi ? Mais tout simplement parce qu’il utilise, pour tenter de comprendre l’ancienne unité du modernisme, la définition même de la multiplicité, du pluralisme que celui-ci avait projeté en dehors afin de comprendre la diversité des cultures — et uniquement des cultures. C’est toute la faiblesse de la notion de « déconstruction ». Si le projet postmoderne de « multiculturalisme » nous paraît si niais, et si l’usage qu’on en fait parfois pour parler de la nature nous paraît si geignard, voire si choquant, il ne fait pourtant que remployer la définition que le modernisme a toujours donné du multiple : un multiple sans ancrage ontologique, sans risque de réalisme. Oui bien sûr, la multiplicité du postmodernisme est bâclée, mais ni plus ni moins que l’unité trop vite acquise du modernisme. Par conséquent, le grand mérite du postmodernisme est d’avoir prouvé l’absurdité du modernisme en lui appliquant sa propre conception du pluralisme. Oui ce pluralisme-là est en peau de lapin, mais parce que le sens moderne de l’unité du monde est lui aussi une imposture. En tous cas, espérer sortir du postmodernisme en redevenant ou en restant ou en devenant enfin « résolument modernes », comme l’affirment avec hauteur tellement de penseurs, est sans aucun doute encore plus absurde que de demeurer postmoderne... Je crois pour ma part qu’il serait plus honnête que les Français consomment une partie des drogues dures dont ils se ventent d’empoisonner les campus... Le postmoderne est un intéressant symptôme de transition, acceptons le comme tel, utilisons le pour accélérer la fin du modernisme et, je vous en prie... passons à autre chose.
Du Contraste entre l’Anthropologie et la Diplomatie
C’est à cette autre tâche que je voudrais maintenant consacrer mon temps. Je pourrais bien sûr argumenter en détails tous les points précédents mais je préfère les considérer pour acquis, même si je sais bien que j’ai tort de les prendre pour une doxa. Si nous nous trouvons ce soir dans l’enceinte du Collège de France, c’est pour essayer d’aller un peu plus loin dans le projet d’une anthropologie symétrique, ce que, faute d’un terme adapté, je suis obligé d’appeler " non-moderne ".
La situation, si on la résume en deux phrases, est assez claire : le modernisme offrait une répartition entre unité (de la nature) et multiplicité (des cultures) ; cette répartition est devenue intenable par la suite d’une série d’évènements parmi lesquels il faut compter de petits mouvements intellectuels comme l’anthropologie des sciences ou le postmodernisme aussi bien que de grandes affaires comme l’affaiblissement de l’Europe ainsi que les globalisations concurrentes. Il faut donc maintenant poser la question suivante : quelle est l’anthropologie capable de répartir autrement unité et multiplicités ? Autrement dit, quelle est l’anthropologie capable : a) "d’encaisser" à la fois le double choc du multinaturalisme et du multiculturalisme en abandonnant b) aussi bien la notion de nature que celle de cultures sans pour autant c) perdre le projet d’unification qui faisait partie de la notion de nature ainsi que l’engagement dans l’habitat humain qui faisait partie de la notion de culture ?
Pour préciser les choses, je propose — en empruntant la formule à Isabelle Stengers — d’appeller « diplomatique » ce successeur de la première anthropologie. Remarquez que je ne quitte pas pour autant la lignée de l’anthropo-logie : il s’agit bien en effet toujours d’un "logos" de l’"anthropos", mais probablement plus d’une "science" de l’homme au sens que le modernisme avait choisi de donner à ce mot "logos" en le simplifiant un peu vite. Autrement dit, cette anthropologie prétend à la succession de la même entreprise, mais c’est en vrai successeur, qui, par conséquent, succède en réinventant la tradition épuisée — ce qui est bien l’intention, si je l’ai comprise, de ce nouveau séminaire. Le diplomate aussi s’adonne bien au logos, il prend langue, il a de l’entregent, mais il doit répartir l’unité et la multiplicité tout autrement que le savant de la première anthropologie qui pouvait respecter la multiplicité parce qu’il savait de science sûre et sans débat ce qu’il en était de l’unité. Comme l’explique Stengers, le diplomate offre une figure à la fois plus ancienne et plus avancée du savant.
Du côté de l’ancienne nature, la chose est assez simple : comme l’a montré Philippe Descola on confondait sous ce terme bien des choses mais particulièrement trois : la réalité, l’extériorité et l’unité. Ces trois éléments de l’ancienne nature peuvent maintenant cheminer séparément et l’on voit aussitôt, en faisant de l’histoire des sciences, à quel point elles n’ont jamais marché du même pas. L’unification, en particulier, reste un projet pour l’avenir, elle ne peut pas être la façon dont le monde se présente à nous comme s’il était en quelque sorte déjà unifié. Le « plurivers » comme disait William James, ne peut se confondre avec l’univers — les innombrables querelles sur la génétique en offriraient un exemple particulièrement frappant.
Du côté des anciennes cultures, la situation change symétriquement. On voulait sous ce terme obtenir la multiplicité mais à condition de rompre le contact avec la réalité, comme s’il n’était pas possible d’obtenir le « plusieurs » sinon sous la forme de la fantaisie la plus débridée — ou, c’est une autre solution, d’une fantaisie réglée par des transformations structurales mettant entre parenthèse les questions clefs de la vérité et de l’accès au réel. Je me rappelle avoir essayé de discuter, il y a quelques années, avec Sahlins et ses étudiants des précautions qu’on doit toujours avoir quand on parle de « cosmologies » au pluriel, et de l’obligation où l’on devrait se trouver de traverser la cour de l’université de Chicago afin de vérifier ce que les physiciens pourraient penser de ce pluriel si on l’appliquait à leur cosmologie. Sahlins confessait sans peine que ses collègues physiciens hurleraient sûrement à la simple mention d’une pluralité de cosmologies mais, ajoutait-il à ma grande surprise, il faudrait considérer leurs cris comme de peu d’importance. Je suis sûr du contraire, non pas parce que les cris des scientifiques m’intimident, mais simplement parce qu’ils offrent une occasion unique d’écouter la force des hurlements poussés par les Autres, les anciens « autres », à l’idée que leur cosmologie ne serait au fond qu’un exemple « parmi d’autres » dans une multiplicité, sans contact privilégié avec la réalité. Quelle violence dans cette affirmation.
A cause de l’objet que j’avais choisi, je crois être à peu près le seul parmi les ethnologues, qui ai pu vérifier, par l’expérience, tous les dangers de cette position intenable — intenable pour l’expérimentateur comme pour l’expérimenté. J’ai toujours considéré que Alan Sokal, dans la malheureuse affaire du même nom, ne défendait pas les physiciens, mais tout le monde, moi y compris, en protestant par des cris d’orfraie contre le relativisme cheap d’une multiplicité obtenue à si peu de frais. Je ne l’ai jamais suivi bien sûr dans les conséquences qu’il tirait de son cri ; il n’empêche qu’il avait raison de crier ; (si j’avais pensé ce qu’il croyait que je pensais, moi aussi j’aurais hurlé d’indignation). C’est que l’argument, à mes yeux, avait toujours été symétrique : si l’unité de la nature est devant nous et pas derrière nous, alors la multiplicité des cultures ne peut être obtenue par disparition du contact avec un point de vue privilégié. Aucun de nous, je crois, ne se contenterait d’avoir du monde une « vision parmi d’autres ». C’est la notion de point de vue et surtout celle de privilège qui doivent, elles aussi, être modifiées. Un point de vue sur le monde qui ne serait pas privilégié, ne me paraît pas vraiment digne du moindre intérêt. S’il faut crier c’est donc par deux fois : quand on nous impose une multiplicité sans réalité, quand on nous fourgue une unification au rabais.
Mais ce qui change plus radicalement encore, dès que l’on envisage une anthropologie diplomatique qui remettrait en cause et la notion de nature et celle de culture, c’est évidemment l’identité même de ces catégories aussi floues qu’indispensables qui tournent autour de ce qu’on appelle l’Occident. Naguère quand nous étions modernes — ou plutôt, puisque nous ne l’avons jamais été, quand nous nous flattions d’être modernes —, l’Occident pouvait rester cette notion flottante et floue, bienheureuse et vague qui présidait partout à la dénudation des cultures : il y avait de l’Occident, affirmait-on, partout où se révélait à nu les trois déesses soeurs de l’Efficacité, de la Rentabilité et de l’Objectivité. Révélation à la fois exhilarante et attristante puisque le tissu chamarré des cultures se déchiraient pour révéler la froide nudité des objets dénués de tout sens humain. (Remarquons en passant, chose assez amusante, que le fantasme des conquérants occidentaux — couvrir la choquante nudité des sauvages — a toujours représenté l’exacte inversion de leur propre prétention : voir la vérité nue derrière les voiles de la métaphore et du symbole. Comme nous le verrons, c’est ce qui rend les modernes aussi intéressants : ils font toujours le contraire de ce qu’ils disent !)
Mais maintenant, cet Occident là est redevenu un songe, ou plutôt une divinité qui requiert sa propre enquête anthropologique. Si nous passons de l’anthropologie scientifique à l’anthropologie diplomatique, du logos moderniste au logos non-moderne, force est de reconnaître qu’il faut maintenant se demander vraiment où se situe précisément l’ancien Occident. Vers quelle horizon se couche ce soleil là ? Dans quelle institution ? Dans quel bureau ? Réponse : il n’y a plus d’Occident et plus d’Occidentaux. Quel soulagement ! Il y a dorénavant des Européens, des Etats-Uniens, des Japonais, des Canadiens, des Turcs, en plus de tous les anciennes cultures déjà rassemblées dans les Area Files, auxquelles il faut maintenant ajouter la multiplication des néocultures qui s’engendrent, de bric et de broc, d’un bout à l’autre de la planète. Cela fait du monde direz vous ? Oui bien sûr cela fait du monde, mais du moins sait on que, si l’on est devenu si nombreux, nul ne peut plus répartir cette foule entre ceux qui feraient partie de l’Occident — accès à la nudité de la nature — et ceux qui feraient partie seulement des cultures. Sans parler de celles, enfin disparues, qui étaient, comme on disait, « déchirées entre l’archaïsme et la modernité » ou vivaient « dans une terre de contraste ». Ouf ! C’est la foule d’accord, mais aussi, quel nettoyage par le vide !
Si la notion d’Occident a elle-même décliné comme le soleil au couchant dont elle tire son nom, que reste-t-il ? Nous sommes au Collège de France, c’est donc, d’entités plus petites que nous pouvons enfin nous préoccuper, par exemple, pourquoi pas ? de l’Europe, ou même de la France. Eh oui, maintenant, c’est un peu chacun pour soi. Nul ne peut se hausser le cou et parler « au nom de l’Occident » : c’est l’une des grandes leçons, négatives il est vrai mais leçon quand même, de nos amis les postmodernes. Si les Etats-Uniens veulent tirer leur épingle du jeu, eh bien, qu’ils se débrouillent, et nous fassent eux aussi des propositions de paix. Je ne peux pas plus parler en leur nom que eux au nôtre.
J’espère m’exprimer assez clairement pour vous faire sentir ce changement complet de scène : ce n’est plus la science anthropologique occidentale qui parle des autres cultures en évitant de parler de soi — ou qui se lamente en voyant disparaître les autres cultures remplacées peu à peu par le front inévitable et glacée de la modernisation — ou encore qui se réjouit en voyant toutes les cultures fondre peu à peu dans le creuset commun de la raison planétaire. Non, non, maintenant, pour le diplomate, c’est à la fois moins grandiose, plus risqué, plus vital aussi, moins condescendant : comment survivre un peu ? Il n’est plus temps pour l’Homme Blanc de se lamenter, comme Sisyphe ou Atlas, du poids de son fameux fardeau. Ces lamentations prétentieuses n’intéressent plus personne. La question est plutôt : s’intéressera-t-on encore un peu aux différents projets européens à la fin du siècle qui commence ? Enseignera-t-on Galilée à l’université de Shangai en 2075 ? Le projet de Spencer, de Spengler, de Boas signifiera-t-il quelque chose pour les étudiants de Bombay en 2080 ? Quel poids aura l’anthropologie culturelle pour les doctorants de Java en 2090 ? Est-il vraiment besoin de s’interroger sur le caractère colonial, impérialiste, machiste, raciste de l’anthropologie, comme on le fait si souvent encore dans les départements d’outre-Atlantique, alors que le problème actuel me paraît plutôt de faire exister la différence européenne dans un projet de convocation planétaire, convocation certes malencontreusement commencée, mais qui n’en doit pas moins être reprise. Le problème du « fardeau de l’Homme Blanc » c’est plutôt que, bientôt, sur ces épaules devenues frêles il risque de ne plus avoir à porter qu’un très petit ballot...
D’où un renversement complet du projet diplomatique : la question n’est plus seulement de connaître — il faut connaître bien sûr — mais il faut en plus être capable d’exister durablement dans sa propre demeure. S’il est vrai que les Européens ont inventé la modernité, il est important qu’ils puissent, si j’ose dire, la désinventer, ou, plus exactement la « rappeler », comme l’industrie rappelle un produit défectueux. (Le rappel de la modernité doit donc s’entendre, comme je l’ai annoncé en commençant, dans tous les sens de ce petit mot sonore). Cela implique deux tâches intimement liées pour l’anthropologie symétrique, la première de faire enfin l’histoire de soi-même, la seconde de pouvoir, en ayant changé de peau, se présenter à nouveau devant les autres, avec une nouvelle offre de paix. Les diplomates sont coutumiers de ces redéfinitions, ils savent présenter toujours autrement leur propres exigences, raison pour laquelle ils sont plus habiles que les savants — au risque, bien sûr, d’être appelés traîtres et sans scrupules.
Je voudrais dans le temps qui me reste esquisser brièvement ces deux tâches simplement pour bien montrer pourquoi l’anthropologie n’est pas, comme on l’entend souvent, une discipline épuisée, en fin de vie, mais plutôt au contraire comme une enfant à la mamelle qui a tout l’avenir devant elle — à condition que l’on sache prendre soin d’elle.
Programme pour une définition contemporaine de la modernité
Pour cette troisième et dernière partie, je voudrais poser une question au fond assez simple. Puisque les modernes n’ont jamais été contemporains d’eux-mêmes, peuvent ils le devenir enfin ?
Si l’expression « nous n’avons jamais été modernes » a paru si bizarre, c’est parce qu’elle exprimait un déséquilibre particulier aux modernes et qui a longtemps rendu leur étude et donc leur représentation d’eux-mêmes impossible. J’aurais aussi bien pu utiliser cette formule si juste, attribuée dans les westerns aux Indiens des plaines : « Méfiez vous des Blancs, ils ont la langue fourchue »... Autrement dit, les anciens modernes, les anciens occidentaux, peuvent-ils enfin parler juste ? Ou encore : peuvent-ils devenir enfin de leur temps ? L’obsession pour le temps, la nouveauté, l’innovation, le progrès ne peut plus dissimuler l’extraordinaire inconséquence des modernes sur leur définition d’eux-mêmes : ils font toujours le contraire exactement de ce qu’ils disent.
C’est ce qui m’a toujours frappé chez eux et qui m’a fait, depuis trente ans, préféré l’étude des Etats-Uniens, des Européens, des Français à celle des Baoulés ou des Alladians. C’est leur exotisme qui me fascine — même si bien sûr il ne s’agit pas de substituer les noirceurs de l’Occidentalisme aux fadeurs de l’Orientalisme. Quelques exemples pour rappeler les principaux résultats d’une littérature maintenant abondante.
Les ci-devant modernes se présentent devant l’histoire comme ceux qui se seraient enfin arrachés à toutes les déterminations archaïques et naturelles ; or qu’ont-ils fait ? Multiplié, à une échelle toujours plus grande, à un degré d’implication toujours plus intime, les attaches avec les êtres toujours plus nombreux, toujours plus hétérogènes qui leur permettent d’exister. Ils parlent d’émancipation au moment même où ils doivent prendre en charge par des moyens légaux, techniques, mécaniques, humains, des êtres aussi vastes que le climat, les mers, les forêts, les gènes... drôle d’émancipation qui a multiplié, au contraire, les attachements ! Ils affirment toujours avec un sourire supérieur qu’ils se sont émancipés des temps anciens de « leurs ancêtres les Gaulois » qui n’avaient peur de rien sinon « que le Ciel leur tombe sur la tête » — et ils affirment cela pendant qu’ils se réunissent à Rio, à Kyoto, à la Haye pour lutter collectivement contre le réchauffement global... Ils parlent d’objectivité scientifique, comme si les sciences étaient le lieu d’éloignement maximum entre objet et sujet, alors qu’il s’agit au contraire d’une intrication maximale entre les capacités subjectives et objectives des êtres que la libido sciendi a permis de fusionner au laboratoire. Etrange objectivité qui rappelle au contraire l’étymologie vénérable donnée par Heidegger de la chose, causa, res, thing, dinge, à la fois, cause physique et cause juridique, affaire, assemblée, groupement, souci et objets... Oui, ils ont vraiment la langue fourchue ces Blancs. C’est ce qui les rend, à mes yeux, tellement intéressants — et pour tout dire sympathiques.... Comment peut on parler, par exemple, d’homo oeconomicus, alors que la plus petite enquête d’anthropologie économique, la plus petite manip d’économie expérimentale, montrent à quel point il faut être équipé en instruments divers pour pouvoir effectuer le moindre calcul de rentabilité ? Pas une fois dans leur courte histoire les modernes n’ont réussi à obtenir l’objectivité, l’efficacité, la rentabilité, le formalisme, dont ils prétendent pourtant que c’est leur secret de fabrication, avec des moyens qui seraient eux-mêmes objectifs, efficaces, rentables ou formels. Oui décidemment le « naturalisme », pour reprendre l’expression que Philippe Descola donne à ce mode d’identification avec les non-humains, offre un cas vraiment extrême d’anthropomorphisme, une véritable passion pour l’usage politique des objets.
Cette énigme, bien sûr, ne peut simplement se qualifier par le thème de l’ambivalence, de la dissimulation, du mensonge ou de la mauvaise foi. Comme je l’ai souvent avancé (sans avoir il est vrai encore pu le prouver par une étude comparative systématique), l’énergie des modernes était largement due, jusqu’à une date récente, à cette certitude indéracinable qu’ils allaient de l’avant, qu’ils étaient émancipés, qu’ils se rapprochaient de la nature des choses, qu’ils étaient mis d’accord par l’irruption des trois sœurs Objectivité, Rentabilité, Efficacité. C’est cela même, je l’ai plusieurs fois montré, qui définissait la flèche moderne du temps : « Hier nous étions archaïques parce que nous mélangions encore le nu et le vêtu, le savant et le sauvage, le réel et l’imaginaire, les faits et les valeurs, mais demain, sans nul doute, oui demain, c’est sûr, la séparation sera plus grande, demain nous verrons plus clairement, demain nous saisirons la chose elle-même, enfin dénudée ». S’aveugler sur soi même, voilà qui faisait partie intégrante de la machine même à innover des modernes. Comment, sans cela, auraient ils pu croire, par exemple à l’économie, cette grande machine à externaliser mais qui a besoin, pour exister, de tout ce qu’elle rejette à l’extérieur ? Comment, sans cela, auraient ils pu croire à la description formelle du formalisme ? S’aveugler sur sa propre capacité d’éclairement est déjà une chose extraordinaire, mais plus extraordinaire encore est la capacité des modernes à s’aveugler sur l’opération critique elle-même, sur la révélation de leur propre mauvaise foi, comme s’il fallait que, même lorsqu’ils dénoncent leurs crimes ils en fassent encore un drame apocalyptique. C’est ce que la sociologie de la critique a récemment montré.
Ce qui nous autorise aujourd’hui à parler de "croyance", d’"aveuglement", de "langue fourchue", de "sociologie de la critique" c’est la réalisation progressive par les modernes eux-mêmes, qu’ils ne l’ont au fond jamais été. Peu à peu dégrisés ; ayant cessé d’être Occidentaux, pour devenir Européens, Etats-Uniens, Français, Japonais, etc., chacun se cherche un port, une attache, un nouveau lieu pour redevenir eux-mêmes dans ce qu’on appelle aujourd’hui « société du risque », « seconde modernisation », « globalisation », toute une kyrielle de termes assez récents qui reviennent à dire, au fond sur tous les tons, « Il n’y a plus d’Occident », ou, pour reprendre la formule plus précise que j’ai mise au cœur de l’anthropologie diplomatique : « Comment répartir à nouveau l’unité et la multiplicité ? Comment convoquer à nouveau la planète sans cette sorte de division par Etats — au sens du Tiers Etat — que permettaient la répartition entre la nature et les cultures ? » Les Européens sont d’autant plus enclins à se poser ainsi la question que le modernisme ne leur paraît plus du tout aussi innocent, formidable, progressiste, inévitable, maintenant qu’il se manifeste aussi dans les tours géantes de Pékin, dans la puissance informatique de l’Inde, dans les banques géantes de Singapour et de Kuala Lumpur. Soudainement, pris à contre pied, les Européens ont envie de dire aux nouveaux modernisés qui commencent à les dominer par leurs masses « Eh, wait a minute, ce n’est pas que cela la modernisation ! — Ah bon ? Sahib, moi pas savoir, moi croire, vous me convaincre... » Ainsi que le dit plaisamment Peter Sloterdijk : comme la globalisation nous paraissait belle quand nous étions seuls à l’exercer à notre profit...
Quel fiasco incroyable : soudainement les anciens modernisés qui voulaient moderniser la planète trouvent à la modernisation beaucoup de défauts maintenant qu’elle est, comme ils disent, « singés » par les autres. « Singés » ? Tiens, tiens. La modernité et ses secrets auraient-ils, au fond, toujours tenus à tout autre chose ? Auriez vous toujours, en fait, vécu grâce au secours d’autres divinités ? L’extériorisation aurait-elle toujours survécu grâce à l’intériorisation ? Le formalisme par le non-formel ? L’émancipation aurait-elle toujours été, au fond, un grand projet de rattachement ? N’est-il pas amusant de constater que les mêmes gens qui ne trouvaient rien à redire à l’universalisation moderne, se retrouvent dans les rues, sous des gaz lacrymogènes, devant des barricades, dès qu’on parle de « globalisation » ?
En tous cas, la situation est plus claire : nous n’avons jamais été modernes, nous les Européens ; l’Ouest a disparu, l’universel également, et pourtant l’exigence du global est toujours là, il n’y a pas d’Europe pensable, vivable sans projet de mondialisation, de globalisation donc, de convocation planétaire, mais cette convocation, dont l’anthropologie a toujours été le maître de cérémonie, et comme le chef de protocole, ne peut se faire en répartissant les cultures — tous les autres — sur fond de nature — connue par l’une d’entre les cultures, bénies entre toutes, la nôtre justement... Fin du chapitre un de l’anthropologie. On peut bien continuer à vouloir la « déconstruire » en effet, en l’accablant sous les stigmates infâmants de « colonial », « impérialiste », « ethnocentrique », mais c’est vraiment sans importance. Le problème n’est pas de déconstruire ad nauseam mais plutôt de faire tenir en pleine tourmente le fragile habitat d’une version de l’univers d’origine européenne. Ce qui compte c’est que l’anthropologie continue. C’est qu’elle transmigre dans un nouveau projet, un nouveau "logos", une nouvelle science totale de l’homme assemblé, convoqué.
« A quoi tenons-nous plus qu’à la vie ? »
Comme je voudrais contribuer à cette reprise du projet anthropologique, à cette transmigration des anciens buts de convocation planétaire, je dois, en bon diplomate, vous esquisser pour terminer ma proposition. Elle n’est pas une science à prendre ou à laisser, elle ne définit pas des faits dont je pourrais dire, en tapant sur la table, qu’ils sont là « que vous le vouliez ou non ». Elle dépend d’une représentation qui à son tour dépend d’une modification profonde dans l’auto-représentation des Européens. Les faits établis par le diplomate, il faut dorénavant que les parties adverses les aiment, les apprécient, les partagent, ou du moins les supportent. C’est ce qui distingue le deuxième empirisme du premier. « Ah », peuvent dorénavant s’écrier les ci-devant modernes, « si nous avons toujours été différents de ce que nous pensions être, le contraste que nous avions toujours supposé avec les "autres" peut changer et, du coup, nous pouvons nous présenter à nouveau au reste du monde, un peu différemment ».
C’est là que les choses, en se compliquant, deviennent vraiment intéressantes. Que répondrait le reste du monde si les Européens se présentaient non plus comme l’avant-garde moderne d’un projet universel de convocation sous la forme de cultures sur fond de nature, mais sous la vêture, plus modeste, plus attentive, d’une diplomatie planétaire dont ils se chargeraient, à cause de leur histoire passée, de faire, en quelque sorte, les premières présentations ? « Voilà notre offre de paix ».
Aucun exemple n’est plus frappant que celui de l’histoire des sciences européennes, car maintenant, grâce à nos collègues historiens, ce trait essentiel de l’histoire occidentale, l’irruption des sciences universelles, ne devient plus ce qui nous met à part des autres — comme si nous avions la nature et qu’ils devaient se contenter, eux, de leurs cultures — mais au contraire, ce qui nous permet de reprendre langue avec tous les autres. Vous vous en souvenez, Galilée, traité à l’ancienne, introduisait dans l’histoire une "rupture épistémologique" selon l’expression consacrée, dont le but était de rendre l’histoire italienne ou mondiale incommensurable avec la survenue d’une physique enfin rationnelle. Mais le Galilée de l’histoire contemporaine, le Galilée rendu à nouveau contemporain des Medicis et des cardinaux, des lunettes et des fortifications, de l’exégèse et de l’Academia, ce Galilée-là introduit toujours bien une rupture dans l’histoire italienne et européenne, il entraîne bien un événement colossal dans l’histoire de la physique, peut-être dans l’histoire même du cosmos, mais, tout est là, cette différence, cet évènement ne s’alignent plus tout à fait sur l’ancien grand partage entre la nature et les cultures. Cet évènement commence enfin à différer librement, irréductiblement, sans pouvoir justement couper comme le couteau de la coupure épistémologique avec « tout le reste ». Et je pourrais en dire autant de Newton, de Pasteur, d’Einstein, de Poincaré — je pense au dernier livre de Peter Galison. En rendant chaque épisode fameux ou ignoré de notre histoire des sciences à nouveau contemporain de chacune des époques-clefs de l’histoire commune, de l’histoire tout court, sans pour autant le réduire à la scrofuleuse histoire sociale, la science historique des sciences a fait plus qu’entasser des faits d’érudition sur des faits d’érudition : elle a défait peu à peu les méfaits de l’épistémologie. Elle nous a rendu les êtres auxquelles les sciences ont affaire sans les couvrir aussitôt, sous prétexte d’en dévoiler la nudité, des voiles épais de l’objectivité. Je dirais, sans crainte aucune d’exagération, que cette nouvelle forme d’histoire métaphysique nous a rétrospectivement, rendu une Europe vivable et pensable. C’était la mensongère histoire des sciences faites de « coupures épistémologiques » radicales qui nous forçait à ne pas comprendre l’Europe et donc à ne pas comprendre le contraste avec "les autres". Tout change si on nous rend enfin nos sciences objectives et nos techniques efficaces — oui, j’ai bien dit : si l’on rend enfin nos sciences objectives et nos techniques efficaces. L’Europe, en changeant d’histoire des sciences, a changé d’histoire tout court. Du coup, nous nous apercevons rétrospectivement que les autres ne sont plus "autres" de la même façon. Mais alors s’ils ne sont plus des autres comme auparavant il devient enfin possible de nous représenter autrement à eux. L’anthropologie ne changera pour de bon de projet, que lorsqu’elle s’intéressera enfin sérieusement à l’histoire des sciences — ce qui veut dire hélas probablement « quand les poules auront des dents ».
Il est dommage, évidemment, de ne pas avoir débuté les négociations par cette forme polie de présentation de soi. A Gaza, à Lima, à Sydney, à Pékin on prendrait les Européens un peu plus au sérieux s’ils avaient commencé par ces propositions de paix au XVII°, au XVIII°, au XIX°, voire au XX° siècle : quand nous étions en position de force, quand nous nous pensions modernes, quand nous étions des « occidentaux ». Il y a dans cette politesse soudaine une forme d’abaissement, il faut bien l’avouer, une reconnaissance que, si nous sommes devenus si prudents, si civilisés, si attentifs, c’est parce que nous nous sentons soudainement faibles, peu nombreux, tassés au bout de notre petite péninsule, à mendier un peu de reconnaissance et d’affection d’autres peuples longtemps dominés qui se mettent peu à peu à nous ignorer superbement... Il faut bien dire que l’on doit se moquer quand même un peu de nous à Djakarta, Salvador de Bahia, Saint Louis de la Réunion ou Goa, en nous entendant brusquement parler de « sociétés du risque », de « principes de précaution », « d’écologie », « d’altermondialisation », de « développement durable » et « d’exception culturelle ». « Exception culturelle », vraiment, quel dommage qu’elle n’ait pas été défendue du temps de la prise d’Alger ; « principes de précaution », comme c’est intéressant, comme cela eut été bien venu au moment de la destruction générale des cultures ; « altermondialisation », « alter » ah oui vraiment ? « développement durable », Dieu sait si ce principe eut été bienvenu au moment de l’occupation du Middle West. Les anciens colonisés ne seraient-ils pas en droit de nous demander : « Mais, est-ce vous n’auriez pas dû penser à toutes ces belles révisions de votre histoire avant ? » Oui, bien sûr, il "aurait fallu" y penser d’avance, il aurait été préférable de changer notre image de nous-mêmes avant d’avoir mis le monde à feu et à sang, avant d’avoir accouché de la planète comme telle, avant d’avoir globalisé, avant d’avoir poussé tous les autres à se moderniser à leur tour... Mais le réel n’est pas rationnel et l’histoire n’exprime aucun projet providentiel. Les responsabilités que nous ont donné l’échec du projet de modernisation, nous les avons toujours dans le projet de dé-modernisation. Du moins, nous les prenons sur nous. Librement cette fois. Légèrement penaud, nous nous réfugions dans le proverbe : « Il n’est jamais trop tard pour bien faire ».
La question devient donc celle-ci : devenus contemporains d’eux-mêmes, les anciens Occidentaux, dégrisés, devenus par exemple Européens (et il s’agit là, comme chacun sait, d’un chantier immense, lui-même terriblement entremêlé, mais je dois simplifier), décident de se présenter autrement aux autres et de le faire d’une façon que je dirai polie, je ne trouve pas d’autre mot. En quoi réside cette politesse ? En ceci que le diplomate, en convoquant l’assemblée dont, rappelons-le, il ne contrôle plus la forme ni le contenu, ne peut s’adresser aux autres qu’en disant à peu près ceci : « Voici, pour notre part, ce à quoi nous avons décidé de tenir mordicus, ce sans quoi nous perdons notre identité ». La question devient donc pour l’anthropologie du monde contemporain de définir les exigences essentielles, ce fameux noyau dur que l’ancienne anthropologie, celle des Tropiques, croyaient pouvoir assez vite décrypter chez les autres — chez les anciens "autres".
Mais cette question — A quoi tenons-nous plus qu’à la vie ? —, on ne peut pas même commencer d’y répondre si nous pensons nous connaître nous mêmes sous la forme convenue de la modernité, de l’Occident. Si à la question des exigences essentielles, nous répondions en choeur : « A quoi nous tenons ? Mais cela va de soi, à la raison, à la science, à l’universel, à la démocratie, au bien être, à l’émancipation », nous ne procèderions plus à une enquête, à un projet de paix ; nous n’aurions fait que ressasser sans réfléchir le projet moderniste, lequel était supposé nous lier tous automatiquement, sans débat, sans coup férir, sur une seule et même planète. Nous n’aurions fait qu’invoquer, une fois encore, le pouvoir politique et unificateur de la nature en continuant de nous tromper nous-mêmes sur nos vertus autant que sur nos vices — oui, perversité supplémentaire : les modernes adorent leurs vices, ils adorent se peindre sous les habits d’un monstre.
Il faut donc patiemment — la patience est la première vertu du diplomate — reposer à nouveau la question : « A quoi tenez-nous vraiment plus qu’à la vie ? Qu’est-ce qui vous définit pour de vrai ? ». Une fois encore, rien de plus exemplaire que la nouvelle compréhension des sciences. Supposons que la réponse soit : « Nous tenons d’abord à la rationalité scientifique ». Très bien. J’y souscris. Mais je sais aussi, je l’ai appris, je l’ai montré, que la rationalité scientifique tient à beaucoup de choses qui la rendent possible : toute cette riche vascularisation que les études sur les sciences ont mises au jour, et qui ne figurait en rien dans la définition traditionnelle du projet moderniste. (C’est même ainsi, comme je l’ai dit, que mon projet d’anthropologie symétrique a commencé : on attribuait de la pensée pré-scientifique aux ivoiriens, ce qu’une courte enquête suffisait à renverser ; pourquoi ne pas voir, à San Diego, ce que deviendrait cette fameuse "pensée" scientifique, une fois soumise au même genre d’étude ?) Vous comprenez pourquoi le diplomate est obligé d’être à la fois patient, persistant et agaçant : « A quoi tenez vous donc vraiment », doit-il redemander, « à la raison scientifique universelle, ou à ce qui permet à la raison scientifique d’être rationnelle, de devenir peu à peu scientifique et de s’universaliser de proche en proche ? ». A cette question obstinément répétée, le moderniste, dégrisé, ne sait plus trop quoi répondre. S’il réplique furieux, « à la raison seulement », il la perd aussitôt puisqu’il perd tout ce dont dépend la fragile existence des sciences... mais s’il répond : « A ce qui rend la raison possible et progressivement universalisable », il rentre dans un autre monde, celui, justement, de la négociation planétaire. De quoi avons-nous donc réellement besoin pour tenir en place notre raison ?
Vous comprenez maintenant pourquoi l’anthropologie des ci-devant modernes réclame une méthode ajustée et des procédures d’enquête complètement originales : les modernes sont si peu contemporains d’eux-mêmes qu’on ne peut jamais savoir à quoi ils tiennent vraiment. Bien sûr il est difficile de passer un an dans la boue d’un village Anka ; j’admire la patience de mes éminents collègues capables d’apprendre la langue impossible des !Kong ; jamais, je l’avoue avec honte, je n’aurais le courage de séjourner longtemps chez les Nuer ou de manger, pendant des mois de suite, le manioc gluant des Achuar. Mais du moins, dans vos admirables et patients labeurs, vous avez toujours eu une difficulté de moins que moi : vous pouvez obtenir une réponse à la question des exigences essentielles ; ils savent dire ce à quoi ils tiennent, ils peuvent vous désigner ce sans quoi ils mourront. La preuve hélas, c’est qu’ils meurent en effet souvent, devant vos yeux. Avec les « Blancs à la langue fourchue », une telle objectivité devient très difficile car ils mettent leur fierté dans une modernité qu’ils ne peuvent soutenir. La preuve en est cette notion de nature soumise ici, dans cette salle, par Philippe Descola, depuis quelques années, à une épreuve ahurissante d’anthropologisation : rien de toute cette longue et méticuleuse enquête ne tenait dans la notion traditionnelle de "nature" tel que l’utilisait, jusqu’il y a peu — qu’utilise encore d’ailleurs sans y penser — tant de savants et de philosophes. Ce qui est vrai de la nature se retrouve, sous des formes diverses, dans la technique, la religion, l’économie, la politique, l’art — peut-être un peu moins dans le droit. Encore une fois, ce n’est pas que les modernes ne savent pas exactement ce qu’ils veulent, auquel cas ils seraient à peu près comme tout le monde, le langage n’ayant jamais pour but de mimer la pratique ordinaire : c’est plutôt qu’ils font toujours le contraire de ce qu’ils disent, et qu’ils tirent — qu’ils tiraient — leur énergie formidable de cette formidable insouciance à propos de cet abîme, creusé sous leur demeure, et toujours soigneusement entretenu, entre leur existence et leur image d’eux-mêmes.
Pouvons-nous tirer à nouveau de l’énergie d’un souci attentif et obstiné pour ne pas laisser cet abîme se creuser entre, par exemple, notre science et ses conditions réelles de production, nos techniques et ce qui les rend parfois efficaces, nos politiques et les moyens pratiques qui les rendent parfois représentatives, nos économies et ce qui nous attache en réalité aux biens que nous chérissons, nos religions et ce qui les rend parfois vivantes et vraies — et ainsi de suite ? Il faudrait probablement pouvoir modifier la métaphore-mère de la prétendue « fuite en avant ». On décrit toujours le projet moderne comme un bond courageux effectué par quelque géant juvénile, hors du passé étouffant, et qui aurait enfin résolument tourné son regard illuminé vers le futur, un peu comme ces héros de pierre du réalisme socialisme qui s’avançaient immobiles vers l’avenir radieux. Nous nous moquons de ces statues, mais nous n’avons pas encore vraiment dessiné les nôtres : d’après moi, il s’agit bien d’un géant juvénile mais qui a jusqu’ici marché, ou plutôt couru, à reculons en repoussant derrière lui, erratiquement tout ce qui le gênait, bousculant, ravageant tout sur son passage, sans même s’en apercevoir, puisqu’il regarde ailleurs, vers le passé haï. C’est une fuite, mais en arrière. Supposons que, par une miraculeuse métanoia, il se retourne enfin vers le futur, il aurait d’abord un geste d’horreur devant les désastres commis, puis, après avoir marmonné, j’ose l’espérer, quelques excuses embarrassées, s’il se remettait en marche, ce serait cette fois-ci comme s’il marchait sur des oeufs, en prenant mille précautions. Fuyant à reculons le passé archaïque, le géant juvénile ne pouvait rien voir de ce qu’il faisait, c’est cela que je veux dire en affirmant que les modernes n’ont jamais jusqu’ici été contemporains d’eux-mêmes. Retournés, voilà qu’ils seraient obligés de devenir enfin « de leur temps ». Mais, nouvelle transformation, celle-là récente et vraiment imprévue, ils ne faut plus les peindre comme des géants, mais comme des nains, ils n’ont plus hélas les traits de jeunes gens, mais sont vieux, terriblement vieux. Sagesse bien tardive, précautions bien tardives. Pourtant l’erreur serait bien plus grave encore si l’on se trompait de temps.
Le temps justement me manque pour ne fut-ce qu’esquisser la recherche que je poursuis maintenant depuis quinze ans sur ces propositions de paix, les exigences essentielles, qui portent pour moi le nom de code « enquête sur les régimes d’Enonciation ». Il s’agit au fond de faire comme si les sociétés contemporaines pouvaient se saisir sous deux faces : une face naturaliste et moderniste, une face constructiviste et non moderne. La première, je pense l’avoir montré ce soir, ne leur permet plus ni de se comprendre elles mêmes, ni de comprendre les autres, et encore moins, bien sûr, d’être fidèles à leur respectable projet d’unification et de pluralisme. C’est à la seconde que je m’attache maintenant. Quels sont les êtres qui font vivre les Européens de sorte qu’ils pourraient dire : « Si nous n’avons plus accès à eux, nous mourons ? ». Les conditions sont assez claires, du moins de mon point de vue :
- il faut que ces êtres existent réellement et que l’on puisse s’attacher à eux (autrement dit, le thème de l’émancipation ne suffit plus à définir nos liens),
- il faut qu’ils soient susceptibles d’une construction attentive (autrement dit la transcendance ne leur suffit pas),
- il faut qu’il soit assez nombreux pour obtenir ce double effet d’unité et de pluralisme qui définit le projet même d’une vie commune — la projection européenne de l’universel.
Chacun de ces êtres, de ces passages, de ces modes d’énonciation correspond à une exigence essentielle, c’est-à-dire à l’une des façons que les Européens ont découvert pour explorer l’universel. Cachées sous le naturalisme d’antan, chacune de ces vertus était devenu un poison pour ceux qui voulaient les imiter ; présentées à nouveau par leur face constructiviste, rien ne prouve qu’elles ne parviendront pas en effet à s’universaliser, mais cette fois-ci pour de vrai et, si l’on peut dire, dans les règles. C’est là que le sens du mot « rappel » prend tout son sens : une industrie ne se lance dans cette opération douloureuse que pour s’étendre encore davantage. Rappeler la modernité pour les Européens ne peut pas vouloir dire qu’ils en abandonneraient l’ambition mais, au contraire, qu’ils sont conscients, enfin de leur responsabilité. Si les vertus auxquelles ils tiennent dépendent en fait d’un fonctionnement constructiviste beaucoup plus complexe que celui qu’ils prétendaient auparavant projeter à l’extérieur, une deuxième phase de modernisation devient possible : par exemple, étendre la Science avec un grand esse est une entreprise toute différente de celle qui cherche à propager les sciences au pluriel. Si les séductions de la première modernisation ont quelque peu perdu de leur éclat, rien ne permet de dire que la modernisation à l’Européenne, une fois délivrée de sa bonne comme de sa mauvaise conscience, ne sera pas de nouveau séduisante. Je crois pouvoir montrer qu’en respectant la présence d’une douzaine de ces êtres, de ces régimes d’énonciation, nous pourrions respecter notre héritage et nous présenter ensuite aux autres, non pas avec fierté — il ne s’agit plus de « faire le fier » : plutôt avec quelque espoir de contribuer aux futures négociations de paix. Mais c’est une autre histoire avec laquelle j’aurais scrupule de vous entretenir plus longtemps.
Vous savez, on se trompe beaucoup sur les difficultés d’une telle anthropologie des mondes contemporains. Ce n’est pas parce qu’on étudie des métros automatiques, le Conseil d’Etat, la parole religieuse, les laboratoires de Pasteur ou de Salk, les représentations politiques que l’on est facilement repérable. Je fais parvenir régulièrement de mes nouvelles ; je publie très précisément mes positions en donnant avec toute l’exactitude possible ma longitude et ma latitude ; je crois publier des rapports dans une langue assez claire, et pourtant il semble que mon expédition scientifique au coeur de la jungle contemporaine soit souvent considérée comme perdue corps et bien, autant que celles, plus anciennes et combien plus périlleuses, de Livingstone ou de Stanley. Je n’ai encore jamais rencontré de gens qui aient repéré, fut-ce approximativement, l’emplacement des régions que je venais d’explorer. Il est vrai qu’il s’agit de vraies terra incognita : les causes du modernisme au coeur du modernisme. J’attends toujours le moment où quelque anthropologue casqué, au détour d’un dispositif technique ou juridique, me tendra la main et s’adressera à moi en disant « Dr Latour, I presume »...
Latour Latour Latour Latour Latour Latour Latour Latour Latour Latour Latour Latour Bruno Latour Bruno Latour Bruno Latour Bruno Latour Bruno Latour Bruno Latour Bruno Latour