Introduction
Patron des ethnologues de terrain, Saint Pataugas n’est en rien tout puissant, et nombre de marcheurs "ordinaires" pourtant bien chaussés ne perçoivent du mode de vie des habitants des contrées qu’ils traversent que ce que leurs a priori et les médias leur ont enjoint de voir. Même assuré que l’ethnologie se fait partiellement avec les pieds — ne serait-ce que pour comparer des pratiques et des représentations en sillonnant une région, afin d’y dégager des singularités ou des constantes —, un chercheur court toujours le risque de "rater" quelque événement ou information importante, ou de s’embarquer dans une interprétation fausse. Reste que, dans bien des domaines, ni les modes théoriques du moment ni les faux-pas de l’analyse n’empêchent que le seul fait « d’y être allé » permet au moins de contredire quelques idées reçues, relatives, par exemple, aux peuples de la forêt, aux modes d’implication de l’ethnologue sur son terrain ou, plus généralement, à ses rôles supposés. L’un de ces derniers est de dénoncer quelques-unes des représentations erronées qui, dans l’esprit du public, voire de spécialistes des sciences humaines peu informés, jettent un éclairage négatif sur les peuples lointains et pas trop globalisés, en même temps que sur les ethnologues qui tentent de rendre compte de leurs modes de vie.
C’est celui qui le dit qui l’est !
Il n’y a pas si longtemps (décembre 2000), une émission-phare de la télévision offrait à ses huit millions de fidèles le spectacle inouï de guerriers asmat de la côte sud de la Nouvelle-Guinée aussi peinturlurés et bruyants que ceux filmés par Pierre-Dominique Gaisseau quarante ans plus tôt dans « Le ciel et la boue » (1962). A grand renfort d’"explications" qui auraient déjà sonné faux dans les allées de l’Exposition coloniale de 1931, le documentaire croyait également pouvoir distinguer dans la Papouasie Occidentale (ex-Irian Jaya) de l’an 2000 des peuples « à l’âge de la pierre taillée », et d’autres, jugés dignes de la « pierre polie ». Les lames d’herminette ou de hache en question n’étaient, bien entendu, que des ébauches d’outils lithiques observées à différentes étapes de leur fabrication, et non le reflet de « stades » de développement de l’humanité. "Bien entendu", parce que, grâce au travail titanesque des Pétrequin (1993), les techniques lithiques de Nouvelle-Guinée sont bien connues ; mais aussi parce qu’à l’exception de quelques Indonésiens pas forcément objectifs, dont ce ministre des Affaires étrangères qui déclara jadis que « la mission de l’Indonésie était de faire descendre les Papous des arbres » (cité dans Defert, 1996), chacun sait que les habitants de la grande île sont, comme tout le monde, des Sapiens sapiens depuis près de 100 000 ans et n’ont rien de ces peuples du Paléolithique supérieur qui ne polissaient pas encore leurs outils. Là comme ailleurs, la chasse à l’homme de l’âge de pierre n’est qu’une plaisanterie médiatique.
Mettant en doute la spontanéité de la rencontre avec les Asmat, un journaliste (Marc Dozier, du mensuel Grand Reportages) et un documentariste (Luc-Henri Fage) portèrent courageusement la contradiction au producteur chéri du public au cours de l’une de ces émissions où la télévision se regarde et s’analyse elle-même pour déniaiser ses spectateurs. Fort de l’"audience" de ses réalisations, le talentueux Nicolas Hulot se contenta d’admettre qu’il aurait été plus habile de ne pas remercier dans le générique la compagnie (Freeport Mining) qui exploite sur le territoire des Amungme la plus importante mine d’or du monde, au prix d’une épouvantable violence et d’une phénoménale destruction de l’environnement. Quant aux Asmat, ils étaient bel et bien tels qu’il les avait montrés. Il suffisait d’ailleurs de grossir artificiellement l’image (ce qu’aucun téléspectateur ordinaire ne saurait évidemment faire) pour voir, par-ci, par-là, la tache d’un short ou la silhouette d’un moteur hors-bord ; preuve que, jamais au grand jamais, il n’avait été question de cacher des signes de modernité ou de faire croire que les Asmat étaient de dangereux cannibales chasseurs de tête. Quant aux Una, c’étaient d’habiles tailleurs de pierre. L’ébauche de polémique télévisuelle s’arrêta, non sans que soit publié dans un grand quotidien un compte-rendu des images de N. Hulot dont je prendrai prétexte pour aborder la question de la responsabilité de l’ethnologue et de son implication sur des terrains où, à la différence d’une partie au moins du pays asmat — celle qui produit des œuvres d’art pour le marché mondial sous le contrôle de missionnaires catholiques (de Hontheim, 2003) —, la globalisation n’est pas encore de mise.
D’abord, écrivait le critique de la rubrique « télé » de ce journal (qui peut rester anonyme, car sa réaction ne fut que la version imprimée de propos cent fois entendus), ce que nous avait montré Hulot était tout bonnement extraordinaire. La possibilité que des hommes et des femmes de l’an 2000 vivent comme à l’âge de pierre (quoi que l’on signifie par là) n’était pas mise en cause : ces gens, des Una (chez qui mes collègues ethnologues et marcheurs en Papouasie Occidentale m’assurent pourtant que le plus difficile est de filmer sans que l’église soit dans le champ de la caméra...) vivaient bel et bien la « révolution néolithique » [1] au moment où N. Hulot tournait son film. Ensuite, à l’instar de ces ethnologues qui détruisent l’objet de leur étude (détruisent « fatalement », précise même l’auteur de la chronique), le réalisateur scellait scandaleusement le sort de ses hôtes par son seul passage. Bref, mon quotidien préféré assénait ce jour-là, sans l’ombre d’une hésitation, deux sottises banales pour le prix d’une [2].
Il y aurait beaucoup à dire sur la première, qui n’est autre que cette croyance en l’existence, dans quelques recoins de la planète, de contemporains qui seraient des « témoins vivants des premiers pas de l’humanité » (Télérama, 2000). Et autant sur l’absence de sens critique de ces organes de presse qui rendent compte des énormités (somptueusement filmées, au demeurant) par lesquelles la télévision alimente nos rêveries d’Occidentaux. Mais, après d’autres (Filer, 1994 ; Kirsch, 1997), j’ai déjà abordé ce thème ailleurs (Lemonnier, 1999), à propos d’hommes, de femmes, d’enfants et de chiens qui n’auraient « jamais vu de Blancs » avant le passage d’un documentariste, en 1993. Il se trouve que, huit ans avant sa « découverte », Pascale Bonnemère (CNRS) et moi-même avions visité ce petit groupe un peu isolé de l’Etat indépendant de Papouasie Nouvelle-Guinée — mais déjà connu de l’administration australienne dans les années 1960. Des gens un peu perdus se rencontrent assurément en Nouvelle-Guinée, mais tous ont depuis longtemps (trente, cinquante ans ?) entrevu le chercheur d’or, l’administrateur hollandais, australien, papou ou indonésien, le missionnaire ou l’ethnologue qui sont passés chez eux en reconnaissance. Même si l’article de notre grand journal du soir (ou du matin, qu’importe) y voyait une réalité, l’âge de pierre des Papous d’aujourd’hui n’est qu’un reflet de nos désirs de tribus perdues, ainsi qu’une preuve que nous (ethnologues) ne sommes guère capables d’exposer avec assez de clarté ce qui nous permet d’affirmer qu’un tel « premier contact » est impossible : les marches lors desquelles les ruisseaux et les lignes de crêtes parlent enfin comme les cartes ou photos aériennes consultées pendant des heures ; les articles et les rapports administratifs vieux de soixante ans qui racontent des « explorations » ; mais aussi des dizaines de rencontres avec des membres de groupes voisins, avec des missionnaires, pilotes d’avion et d’hélicoptères, infirmiers, médecins, collègues ethnologues.
Je soulignerai donc plutôt la perversité de la seconde banalité — l’Européen de passage et, pire encore, l’ethnologue, « détruisent » les modes de vie des gens qu’ils visitent. Par "perversité", j’entends que, paradoxalement, les bien-pensants sont en fait les mal-pensants de l’affaire. A leur corps défendant, bien sûr, et, là encore, parce que les ethnologues ne se font pas assez entendre, nombre de nos contemporains, même fort éduqués, confondent le séjour d’un chercheur dans une lointaine vallée de Nouvelle-Guinée (d’Amazonie, de Bornéo, etc.) avec l’irruption d’un renard dans un poulailler. Les peuples de la forêt, mais aussi leurs environnements, leurs coutumes, leurs santés sont fragiles, et l’ethnologue est un dangereux perturbateur, un inconscient, voire un être immoral. Or, s’il ne fait pas de doute que celui-ci suivait souvent de près les gendarmes et les curés colonisateurs, et s’il n’est que trop vrai que des maladies nouvelles colportées par la modernité continuent de décimer des populations entières, l’idée qu’un ethnologue modifie le mode de vie de ceux qui l’accueillent par sa seule présence est lourde de présupposés. En vérité, elle sous-entend que « ces gens-là » sont un peu simplets et fragiles, eux dont le système social peut être modifié, bouleversé, voire ratatiné par la simple rencontre avec un ou plusieurs représentants de notre société industrielle moderne. Il n’en est évidemment rien.
Des intrus peuvent sans conteste détruire des pratiques culturelles et en imposer, en ridiculiser ou en interdire d’autres par la violence — celle des armes ou celle, morale, des missionnaires —, mais ils ne sauraient le faire en un instant. Quant à intégrer des éléments nouveaux à un système de pensée, c’est un processus encore plus lent, notamment là où l’Eglise et l’école ne s’y emploient pas conjointement, comme chez les Ankave-Anga qui m’accueillent depuis vingt ans [3]. Surtout, il ne s’agit pas d’être au courant d’une pratique ou d’un ensemble de représentations pour les adopter : il faut évidemment que celles-ci fassent localement du sens.
Les ethnologues ne manquent pas d’étaler des mœurs étranges devant leurs voisins — l’usage d’une brosse à dents ; cette obsession pour la construction de latrines ayant un toit ; la fabrication de yaourts avec du lait en poudre ; un intérêt ridicule pour les chats ; cette habitude de confier ses biens précieux (Nikon, notes de terrain, enfants) à l’un des leurs avant de traverser un torrent ; une façon idiote de croire que la diarrhée d’un nourrisson pourrait être arrêtée alors qu’un chaman vient de dire le contraire ; et tant d’autres excentricités encore. Mais, après des années d’interaction avec une famille d’ethnologues, l’observation attentive de ces étrangetés ne suscite guère d’intérêt ; tout juste quelques questions et des incompréhensions (« Tu ne sais vraiment pas réparer les montres ? »). Et tout indique que même ces professionnels du changement que sont les administrateurs, les policiers, les infirmiers, les recruteurs de main d’œuvre, les ingénieurs agronomes et, surtout, les instituteurs doivent agir tous ensemble pour que des pans entiers d’une organisation sociale ou d’un système de pensée vacillent. En ignorant ces évidences, les donneurs de leçons se révèlent inconsciemment vecteurs de cette idée, aussi fausse que laide et dangereuse, qu’une portion de l’humanité est un peu moins humaine et complexe qu’une autre... ce qui n’était sans doute pas leur but premier.
Vous avez dit « culture » ?
Cela ne signifie pas qu’une vallée un peu à l’écart de la modernité comme celle où je travaille ne compte pas, parmi ses habitants, quelques-uns de ces individus innovateurs et avides de changement qui négocient leur modernité avec les agents de l’Etat, de l’Eglise ou du marché, conformément à ce qui s’observe à grande échelle là où la colonisation est présente depuis un siècle ou deux [4]. Parmi la centaine d’hommes adultes que compte la « remote high valley » [5] où P. Bonnemère et moi travaillons — distante de deux à cinq jours de marche du poste gouvernemental de Menyamya, où le colonisateur australien et les luthériens s’installèrent dès 1950 —, trois ou quatre hommes ont ainsi endossé le statut de tultul ou de komiti, c’est-à-dire de représentants du gouvernement papou ou d’une quelconque église [6]. D’autres (trois en vingt-cinq ans) ont essayé d’apprendre le métier d’infirmier de brousse (Aid-post orderly, ou APO) en se rendant à la mission luthérienne située de l’autre côté de la muraille qui isole le pays ankave des hautes terres de l’est, mais, faute de savoir lire, ils n’ont jamais été autorisés à accomplir ces actions techniques emblématiques du statut d’APO que sont les piqûres et ont rapidement abandonné cette fonction. Aucun de ces innovateurs curieux n’est cependant parvenu à imposer une pratique interférant durablement avec les relations sociales antérieures à l’irruption des Européens. J’ai ainsi un vague ami, appelons-le Henry (l’un des prénoms qu’il a reçus lors de l’un des deux ou trois baptêmes dont il fut gratifié), qui s’est systématiquement glissé dans chacune des activités et rôles nouveaux que la modernité lui offrait (hormis celui d’"informateur" des ethnologues).
En 1988, il tenta d’abord d’ouvrir une boutique vendant du riz, du poisson en boîte, des machettes et du tabac, mais, faute de clients, celle-ci n’a jamais vraiment ouvert (et ce fut jusqu’à nos jours la seule tentative de ce genre). Il eut ensuite l’idée de conserver un porc domestique non castré, avec l’espoir de vendre les saillies de l’animal à ses voisins et parents, mais nul ne demanda ce service. Il n’eut pas davantage de réussite avec cette autre lubie [7] que fut sa proposition de maintenir l’ensemble du cheptel d’un même côté du torrent afin de ne plus avoir à protéger les jardins, qui auraient été, eux, ouverts de l’autre côté du cours d’eau — au mépris du mode local de tenure foncière. Plus récemment, il séjourna chez les Luthériens afin d’apprendre le métier de catéchiste (pastor ou misin), mais, même au plus fort de son activité (en 1998), la chapelle de fortune restait désespérément vide, y compris le dimanche. En 2002, son ministère avait pris fin et l’édifice religieux était désormais le sixième dont j’ai vu les ruines.
Surtout, quelle que soit la manière dont l’enseignement chrétien s’était juxtaposé aux représentations du monde qui étaient les siennes avant d’entendre parler du Bikpela (du « Grand », de Dieu), cet Ankave "négociant" à qui mieux mieux avec les agents de la modernité était aussi actif et convaincu de la nécessité de ses gestes et de ses paroles que n’importe lequel de ses voisins chaque fois que j’ai assisté à une cérémonie d’initiation tsuwangainî, celle par laquelle s’achève l’accession au statut d’adulte d’un homme qui vient d’être père pour la première fois. Même chose lorsqu’il organisa le rite mortuaire songain destiné à chasser à jamais le spectre de sa bien aimée épouse en frappant nuit après nuit les tambours sabliers que les monstres cannibales ombo’ donnèrent à l’humanité pour qu’elle trouve l’oubli des morts. Sa compagne irait sans doute au paradis, puisque, semble-t-il, elle « croyait » (en Dieu), mais il importait de suivre en son honneur (« Pour lui faire plaisir ») les « manières des ancêtres ». Deux ou trois décennies après avoir pour la première fois (brièvement) chanté à la messe — celle dite par l’un de ces Adventistes du septième jour qui prospectaient la vallée voisine de l’Angabe-Swanson dès 1972, par exemple —, les gens de la Suowi n’ont effectué aucune synthèse entre leurs représentations du destin mystérieux des fantômes pisingain siwi et le paradis (ou l’enfer) que leur promettent les misin et pastor de tous poils. Pour Henry, et, a fortiori, pour l’ensemble des Ankave qui ne connaissent des enseignements de l’Eglise qu’une petite portion de ce qu’en a appris cet expert local, les Evangiles n’interfèrent pas encore avec les pratiques et les représentations mises en œuvre pour chasser et oublier un spectre. Le plus chrétien des Ankave de la Suowi considère qu’un rite songain reste un rite songain. Et comprendre la lenteur des changements qui interviennent dans cette vallée un peu perdue à la frontière de trois provinces de la PNG est évidemment aussi important que de saisir la dynamique et l’histoire des profondes transformations socioculturelles qui sont intervenues à deux jours de marche de là.
Aujourd’hui encore, je reste stupéfait de la lenteur avec laquelle la "modernité" s’installe dans la vallée de la Suowi chaque fois que je parcours le sentier qui mène chez les Ankave à partir de Menyamya — où bourdonnent aujourd’hui d’un même enthousiasme missions et gendarmes, école et hôpital, avions et acheteurs de café. Les Ankave ne résistent en aucune manière au monde moderne, et ils sont même explicitement demandeurs des "services" que l’administration offre à leurs voisins. Mais force est de constater (à l’aide de chaussures de marche) qu’ils ne s’intéressent à aucun de ces aspects de la modernité — « vie urbaine, travail salarié, migrations, politique électorale, christianisme, construction nationale » (Carrier, 1992 : 7) — dont l’étude occupe à juste titre une majorité d’ethnologues de la Mélanésie. L’enquête qui permettrait de comprendre cette situation atypique n’est pas terminée, et les questions qu’elle soulève dépassent le propos de cet article, mais elle me paraît illustrer deux points importants.
D’abord, les Ankave sont bel et bien l’une de ces sociétés où « certaines pratiques sont enchâssées dans des systèmes sociaux, linguistiques et culturels particuliers », pour reprendre une expression de G. Marcus (2002 : 6) à propos d’une réalité à laquelle il ne croirait sans doute pas. Hommes, femmes et enfants partagent une même « culture » — ou configuration socioculturelle stable, pour emprunter l’ersatz terminologique de « configuration culturelle » admis chez les historiens. Chaque habitant de la vallée vit assurément sa vie, ses stratégies et ses contradictions, et je serais bien incapable d’expliquer pourquoi X ou Y décide d’aller déguster de la sauce de Pangium edule chez un cousin, plutôt que de piéger des anguilles ou de jouer aux cartes sous l’abri qui jouxte la maison abritant la famille de l’ethnologue. Mais tout le monde agit d’une même manière et pour des raisons identiques dans une multitude de contextes variés comme : mettre une cape d’écorce battue sur sa tête lorsque son épouse est enceinte ; mener ses garçons au maître des initiations lorsqu’il a décidé d’organiser ces rituels ; fuir les monstres cannibales ombo’ ; expulser les morts récents ; se méfier des oncles maternels ; ou appeler un chaman lorsqu’un mal de gorge laisse soupçonner l’action d’un esprit invisible. Une large part de ces pratiques et idées sur le monde se renvoient les unes aux autres, en même temps qu’elles se renforcent mutuellement, dans des réseaux de relations, de compatibilité et de redondances dont la logique et les manifestations en gestes et en paroles sont suffisamment stables dans le temps pour que l’ethnologue puisse essayer de les décrire et de les comprendre (Lemonnier, à paraître).
Ceci contredit évidemment les généralisations un peu hâtives de ces sociologues et ethnologues qui balayent la notion de culture d’un revers de stylo, sous le prétexte que la modernité, nos sociétés industrielles ou les situations néo-coloniales dont ils ont à connaître ne présenteraient plus ce minimum de cohérence et de partage des représentations et de manières de faire habituellement rangé sous ce vocable. Il n’est pas non plus inutile de rappeler que les gens ont le droit d’exister sans que notre colonisation leur donne une existence dans des archives ! Là encore, les bonnes chaussures valent mieux que les a priori. C’est évidemment aux spécialistes des sociétés industrielles contemporaines, ou des régions bouleversées par un ou deux siècles de violence coloniale, d’expliquer les circonstances dans lesquelles les systèmes de pensée et d’action ont perdu cette cohérence.
Ensuite, comme l’indique N. Thomas, que l’on ne saurait accuser d’être un fanatique de la notion de culture ou de l’ethnologie modérément historique : « (...) vient un moment pour chaque lieu (...) où (les) incursions (de l’Occident) deviennent ingérables (...) L’histoire postérieure à cette époque ne peut pas être comprise en termes de modifications marginales et d’extension d’une logique culturelle indigène » (Thomas, 1998 : 167). En 2002 (date de mon dernier séjour parmi eux), les Ankave n’avaient pas atteint ce moment, près de cinquante ans après qu’un patrol officer australien leur ait permis de traverser les vallées que l’ennemi leur interdisait de mémoire d’homme, et de découvrir Menyamya et ses aéroplanes. Il est à peine besoin de préciser que ce qui ne se produit pas en cinquante ans (ou en cinq ou dix) ne peut se produire à l’occasion du séjour d’un ethnologue.
A chacun son implication avec le « terrain »
De la pâle modernité qui règne dans bien plus de vallées de Papouasie qu’on ne le croit résulte que la demande à laquelle répondent l’enquête ou les publications de l’ethnologue n’émane que très partiellement des peuples qui y vivent. Des questions brûlantes comme la part éventuelle de la demande gouvernementale dans la conduite de la recherche ou la co-élaboration de celle-ci n’ont ici aucun sens (Laferté et Renahy, 2003 ; Micoud, Bérard, Marchenay et Rautenberg, 2003). Tant le gouvernement papou que le CNRS ne nous demandent que de faire correctement notre travail de documentation et de recherche, et non de participer peu ou prou à un renouveau culturel, à la négociation de droits fonciers ou à l’évaluation des dégâts d’un projet minier ou forestier [8]. Quant aux Ankave, ils nous considèrent, sans trop comprendre nos raisons, comme des gens passionnés par leurs façons de vivre autant que comme des envoyés du Papua New Guinea Institute of Medical Reseach [9] (institution perçue comme « les médecins de Goroka ») dont la fonction serait d’écrire des rapports sur leur misérable situation sanitaire et de distribuer matin et soir des médicaments. Au cours des ans, nous sommes aussi devenus leurs intermédiaires auprès de l’administration : ceux qui vont parler « fort » et transmettre leurs doléances à ces patrol officers de Menyamya qui, de facto, sont en charge d’eux mais dont on ne voit souvent que les gendarmes ; ceux qui font connaître au « premier ministre de France » (en fait, à notre Ministère des Affaires étrangères) leur désir de construire un champ d’aviation, une infirmerie ou une école dans leur vallée que nulle piste ne dessert ; ceux vers qui on se tourne lorsque les jardins sont cuits par une sécheresse jamais vue de mémoire d’homme. Mais, malgré des tentatives d’explications cent fois répétées, notre rôle de descripteurs et de témoins de leurs manières de vivre leur est longtemps resté obscur.
Depuis 1994, il est entendu (au moins pour les hommes), que les films que nous tournons sur les initiations masculines permettront de fixer pour toujours des cérémonies qu’ils savent abandonnées par nombre de leurs voisins (depuis 1970 à Menyamaya, par exemple). Ils continuent de voir dans ces rites les gestes et paroles à faire et prononcer qui font d’eux ce qu’ils sont, c’est-à-dire des Anga différents des autres, du fait des pouvoirs secrets enfermés dans leurs objets rituels. Ils savent que la mort d’un expert les conduira un jour, eux aussi, à passer à des « temps nouveaux » en abandonnant ces cérémonies. L’idée que mes cassettes vidéo engrangent des façons de vivre que leurs descendants ne suivront plus est présente dans les esprits, singulièrement dans ceux des maîtres des rituels qui, en dernier ressort, m’autorisent à voir, seul, ce qu’ils font de manière dissimulée de tous. Il est prévu que les gens de la Suowi conserveront eux-mêmes ces documents le jour où un magnétoscope leur permettra de les regarder. Pour l’heure, je n’ai fait que les leur montrer, au milieu des pleurs et des chuchotements des hommes. Les femmes ne cherchent pas même à les voir et je n’ai le droit de les montrer qu’hors de Papouasie. Car, ainsi que me le disait Soroi Eoe, conservateur du Musée National de Port Moresby, il importe de ne « pas blesser une culture vivante ».
Cette même discrétion à propos de secrets que les Ankave nous confient en tremblant et en suant à grosses gouttes soulève un grave problème, que nous sommes réduits à résoudre au coup par coup. Il est entendu qu’il nous est permis d’aborder n’importe quel sujet avec des "gens qui font le même travail" que nous (les spécialistes des sciences humaines) ; y compris avec des anthropologues femmes, qui savent décidément beaucoup de choses sur les secrets des hommes. Sur ce point, notre silence sur ce que nous savons des cérémonies d’autres groupes de Nouvelle-Guinée est la meilleure preuve de notre retenue. Mais rien n’empêcherait une personne mal intentionnée, un missionnaire ou un homme politique, par exemple, de communiquer sans réserves l’article en anglais où nous exposons (exposerons) l’un de ces secrets d’une manière suffisamment claire pour pouvoir travailler. Sur ce point, le dilemme reste entier. Que faire ? C’est dans cet esprit que, faute d’être capable d’expliquer à mes amis Ankave ce qu’est une revue en ligne, je prends seul la décision de ne pas y exposer ces secrets, petits ou grands. C’est la raison pour laquelle je n’illustre pas cet article d’une des dizaines de photographies du site temporaire des cérémonies du troisième stade que j’ai prises — qui parleraient davantage que la file d’initiés visible sur la photo 3.
Comme on le voit, dans le cas présent, la responsabilité de l’ethnologue ne consiste aucunement à décider d’aller ou non faire son métier sous le prétexte que sa seule présence risquerait de déranger le monde ! Elle ne réside pas davantage dans l’évaluation éthique de cette imbrication dans la conduite de la recherche des désirs respectifs des commanditaires des études et de ceux chez qui elles se déroulent. Elle consiste simplement à répondre à des demandes de nos hôtes qui ne concernent en rien le travail ethnologique, surtout lorsqu’ils ne sont pas ces habiles manipulateurs d’agents de la modernité dont l’« anthropologie historique de l’Océanie » voudrait étendre le modèle et la problématique à tant de régions dont elle ignore tout, mais plutôt des gens qui, selon leurs propres termes, sont traités « comme des porcs et des chiens » par leurs propres voisins et par leur gouvernement. Elle implique de sortir radicalement de la prise de notes (et, dans mon cas, sans "prise de tête" aucune, c’est-à-dire sans s’interroger longtemps sur les décisions à prendre, tant celles-ci s’imposent d’elles-mêmes), pour développer ce que Marcus (Marcus, 2002 : 7) appellerait peut-être un « activisme de circonstances » : faire des piqûres de quinine ; aller mendier des crédits auprès du ministère des Affaires étrangères pour acheminer du riz lorsque El Niño assèche les jardins ; tout mettre en œuvre pour installer sur place l’infirmier qui répondra au souhait des Ankave d’accéder au minimum de soins médicaux auxquels ont droit leurs voisins ; fournir l’émetteur-récepteur qui leur permettra d’appeler des secours en cas d’épidémie.
La co-production du travail ethnologique se résume ici à l’acceptation de notre présence et de notre intérêt pour ce que les habitants de la vallée de la Suowi nomment su’wo’, leurs « manières de faire ». Longtemps tacite — mais claire et nette depuis qu’il s’agit de filmer des initiations —, cette acceptation n’implique, en matière d’ethnologie, que de laisser aux Ankave le libre usage des films tournés chez eux (encore une fois, le jour où ils auront les moyens techniques de les regarder et de les conserver, ce qui n’est pas encore le cas). Ils n’ignorent pas que nous écrivons des livres — y compris ce livre "de photographies" que nous avons bien du mal à publier et dont les revenus leur reviendraient en totalité [10] —, ni que ces livres parlent de leurs vies ordinaires aussi bien que de leurs rituels. Ils savent aussi qu’une partie limitée de l’humanité est au courant de leur existence à travers nos écrits. Mais rien de tout cela n’a le moindre effet sur leur vie. Il n’y aurait que si notre travail était utilisé pour bloquer un projet minier ou forestier, par exemple, qu’il contribuerait à un changement. Pour l’heure, en l’absence de telles menaces, c’est peut-être d’un ralentissement du temps de l’histoire que nous sommes paradoxalement — et indirectement — "responsables".
Entendons-nous : il est clair qu’à la différence de certains collègues travaillant en France ou collaborant avec des peuples demandeurs d’ethnologie pour savoir, sinon qui ils sont, du moins comment se présenter collectivement au monde [11], nous n’incitons pas plus les gens qui nous accueillent à conserver leur culture et leur organisation sociale qu’à inventer des façons de manipuler la modernité. D’autres diront peut-être un jour que notre insistance à parler de rites masculins a été pour quelque chose dans la tenue des initiations auxquelles nous avons assisté en 1994 — ce que je ne crois pas un instant, même si la date précise de l’événement fut probablement fixée pour correspondre à notre séjour —, mais notre travail n’a rien à voir avec la décision de tenir les rituels que nous observons ni avec leur forme. Il est en revanche plus que probable que les Ankave, eux, nous manipulent, par exemple lorsqu’ils s’agit de tenir tête à un représentant de l’Eglise prétendant les empêcher d’effectuer un rituel « satanique », ou pour affirmer un droit d’usage sur une terre [12]. Ou encore, en tenant à proximité de notre radio-téléphone les kots (tribunaux villageois) qui pourraient mal tourner, sans d’ailleurs trop savoir si nous préviendrions la police si les choses s’envenimaient [13]. Mais, dans tous les cas, notre instrumentalisation par les Ankave reste sans commune mesure avec la manière dont ils utilisent les pouvoirs des gendarmes ou des missionnaires papous de passage.
Quelle est alors cette implication involontaire des ethnologues dans le destin des gens ? Pourquoi pensons-nous aujourd’hui que l’une des raisons de la lenteur des transformations dans la vallée de la Suowi est bel et bien la présence des deux ethnologues du CNRS ? Simplement parce que : en répondant systématiquement aux demandes de nos amis, nous avons endossé la fonction d’intermédiaire avec le reste du monde qui, ailleurs, revient souvent au missionnaire, à l’instituteur, au député, ou à n’importe quel parent travaillant pour l’Etat, l’Eglise ou le marché. Lorsque, une fois tous les cinq ou dix ans, un évangéliste américain (par exemple) tâte le terrain auprès d’Ankave de la Suowi pour savoir si eux-mêmes ou quelque autre famille de serviteurs de Dieu seraient bien accueillis dans leur vallée, la réponse est quelque chose comme « Merci, mais nous avons déjà Pierre et Pascale ». Il a fallu qu’on nous rapporte à plusieurs reprises des échanges de ce type pour que je réalise notre rôle indirect dans l’absence de missionnaires occidentaux dans la vallée. Ils viendront, c’est sûr. Peut-être avec l’école demandée ; sûrement avec un savoir médical. Et Dieu, à la longue, gagnera sans aucun doute la partie. Ce jour-là, le petit autel provisoire des rites tsuwangain ne sera plus le centre du monde — ce qu’il est, littéralement. Nous n’avons pas convaincu les Ankave de garder jalousement leurs sites sacrés — ils n’ont besoin de personne pour ça ! Mais nous avons sans doute retardé la venue de ceux qui le feront, intervenant, ô combien involontairement, dans ce changement que nous avons aussi profession d’observer et de comprendre, année après année.
Bref, il s’en fallait de presque rien — deux inversions : ralentir le changement au lieu de l’accélérer et agir en vingt ans plutôt que par une visite quasi instantanée — pour que mon grand quotidien du matin/soir ait raison.