Introduction
Durant mon travail de terrain auprès des entrepreneurs d’origine turque à Berlin, je fus invité à participer à une réunion de la section locale d’un parti politique allemand. Le but était de débattre de la contribution de la minorité turque à l’économie de la ville. Plusieurs entrepreneurs turcs avaient été invités, ainsi que des responsables politiques et des journalistes. J’étais le seul représentant du milieu universitaire et les organisateurs me demandèrent de présenter les principales conclusions de mes recherches.
La tâche était délicate. J’étais loin d’avoir abouti à des conclusions, même provisoires. J’étais encore plongé dans le travail de terrain et voyais dans cette réunion davantage une occasion d’en apprendre un peu plus sur la dimension politique de l’entreprenariat immigré que l’occasion d’un échange de vues entre différents acteurs sociaux concernés par le même thème. De plus, je pensais que la plupart des participants à cette réunion seraient des “informateurs” précieux et espérais donc pouvoir fixer quelques rendez-vous à cette occasion. Finalement, les éléments que mon enquête m’avait jusqu’alors permis de réunir m’avaient rendu critique à la fois à l’égard des politiques de la municipalité de Berlin vis-à-vis des entrepreneurs immigrés et à l’égard des stratégies de certains de ces derniers, en particulier ceux qui connaissent une certaine réussite et qui figuraient précisément parmi les participants à la réunion.
Conscient de la nécessité, pour un anthropologue, de débattre avec ses interlocuteurs, j’étais désireux de participer activement à cette réunion. Je craignais cependant de présenter mes idées : celles-ci n’étaient pas abouties et je soupçonnais qu’elles seraient reçues avec scepticisme par mes interlocuteurs. Les exposer me semblait donc non seulement présomptueux, mais aussi risqué car il aurait été dommage de se faire des adversaires au sein de cette assemblée qui pouvait se révéler si utile pour la continuation de mon enquête. J’optai finalement pour un prudent passage en revue de la littérature scientifique sur l’entreprenariat immigré.
Je mentionnai notamment l’argument selon lequel certaines populations d’origine immigrée auraient une “culture commerciale” qui les prédisposerait à se mettre à leur compte. Cette idée, on le verra, est relativement fréquente dans certains types de discours (journalistiques et politiques notamment) et a fait l’objet de nombreuses critiques de la part des sciences sociales, qui y voient, entre autres, une réification des traits culturels d’une population immigrée. De manière inattendue, mes interlocuteurs se montrèrent très sensibles à cette question et réagirent fortement. Les entrepreneurs présents à cette réunion exprimèrent en particulier — et non sans une certaine satisfaction — leur conviction d’appartenir à une culture commercialement dynamique qui les poussait à devenir entrepreneurs et qui les distingue des Allemands, selon eux plus portés à la dépendance à l’égard d’un employeur ou de l’Etat.
Malgré ma prudence, je ne pus donc éviter une certaine incompréhension sur cette idée de “culture commerciale”. Les entrepreneurs semblaient convaincus de l’importance de leur esprit d’initiative dans leur réussite commerciale et peu sensibles à l’idée qu’il pouvait s’agir d’une construction plus que d’une réalité objective. De leur côté, les responsables politiques tenaient pour acquis l’existence de traits culturels distincts propres aux minorités immigrées et réagirent sceptiquement à l’idée qu’il pouvait s’agir d’une réaction à une situation socio-économique comme le chômage ou la précarité professionnelle. De manière générale, mes interlocuteurs ne semblaient pas habitués à mon approche. Les universitaires avec lesquels ils avaient eu affaire avaient davantage tendance à produire des études statistiques et quantitatives que des jugements qualitatifs.
Au-delà de ma maladresse, cette anecdote souligne les problèmes épistémologiques liés à une enquête ethnographique portant sur des questions de type socio-économique. Cet article constitue une tentative de les analyser et d’envisager la manière dont le travail de terrain peut faire face à ces difficultés. Sur la base d’expériences issues de ma recherche auprès d’entrepreneurs turcs à Berlin, il affirme que les anthropologues qui travaillent sur ce type de sujet sont confrontés à une situation complexe caractérisée par l’existence de plusieurs sources de savoirs qui ont chacune leur propre cadre intellectuel. Le rôle et la place de l’anthropologie et de ses notions telles que “la culture” ou “l’ethnicité” sont étudiés et cet article suggère que les paradigmes anti-essentialistes et déconstructionistes qui influencent l’anthropologie contemporaine rendent son savoir difficile à communiquer à l’extérieur de la discipline.
Cet article est construit de la manière suivante. La première partie présente brièvement la situation actuelle de l’entreprenariat turc à Berlin, de manière à fournir un cadre empirique aux arguments qui suivent. La seconde partie passe en revue l’idée selon laquelle certaines populations immigrées ont une prétendue “culture commerciale”, et montre que cette idée se retrouve dans différentes versions auprès de différents acteurs sociaux et institutions. Le sort de cette idée constitue ensuite la base à partir de laquelle l’article avance trois propositions sur les conditions de la recherche anthropologique (troisième partie).
L’entreprenariat turc dans l’Allemagne contemporaine
La création de commerces par des immigrés d’origine turque est une tendance importante dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Ces commerces ont modifié la physionomie urbaine des villes allemandes et ont introduit de nouveaux produits, à commencer par le désormais célèbre Döner Kebab. En 1970, moins de 2% des travailleurs étrangers étaient indépendants, mais ce pourcentage est monté à 8.8% en 1998 (Özcan et Seifert, 2000). Parmi eux, les Turcs — initialement venus comme « travailleurs immigrés » (Gastarbeiter) dans les années soixante et qui sont aujourd’hui plus de deux millions en Allemagne — représentent le groupe le plus important. En 2000, 59’500 d’entre eux étaient commerçants et employaient 327’000 personnes (Zentrum für Türkeistudien, 2001).
Si les entrepreneurs turcs ont débuté en s’adressant presque uniquement à une clientèle coethnique (dans des secteurs tels que les agences de voyages, l’alimentation, les vidéos ou les services de traduction), ils vivent aujourd’hui essentiellement de leur clientèle allemande, en particulier dans des secteurs tels que les restaurants ou les petites épiceries. Cette expansion à la fois quantitative et qualitative est en partie due à leurs difficultés socio-économiques. En 2000, 20,2% d’entre eux étaient sans emploi, alors que ce pourcentage n’était que de 10% pour les travailleurs de nationalité allemande. Les Turcs souffrent à la fois d’un manque de qualifications et de différentes formes de discrimination qui les empêchent d’avoir accès à l’ensemble des emplois disponibles (Beauftragte der Bundesregierung für Ausländer, 2002).
L’histoire de l’entreprenariat turc en Allemagne est brève mais intense. La situation actuelle n’a pratiquement plus rien à voir avec celle qui prévalait il y a deux ou trois décennies. Parmi les évolutions les plus significatives, on peut mentionner ce qu’on pourrait qualifier de “désintégration” de l’économie turque. Alors que les entrepreneurs turcs constituaient un groupe relativement homogène, composé de petits commerçants actifs dans un nombre restreint de secteurs, l’hétérogénéité en leur sein va croissant. Certains d’entre eux ont atteint un niveau de succès relativement élevé, ce qui a donné naissance à une petite élite qui n’a plus grand chose en commun avec les commerçants modestes et précaires qui représentent encore la majorité. Outre ces différences de classe, une autre source d’hétérogénéité est le facteur “genre” : de plus en plus d’entrepreneurs sont des femmes et il a été montré que, du fait de leur statut différent de celui des hommes au sein de la population turque, leurs activités commerciales diffèrent de celles de leurs homologues masculins (Hillmann, 1999).
Une autre évolution concerne la respectabilité de l’entreprenariat turc. Celui-ci s’est développé dans un contexte d’indifférence, pour ne pas dire d’adversité, de la part des pouvoirs publics, mais la situation est en train de changer, et les décideurs politiques et économiques sont en train de s’intéresser aux activités commerciales des immigrés. Celles-ci commencent également à apparaître dans les médias. L’entreprenariat émerge ainsi comme une solution possible aux “problèmes” qui affectent la minorité turque, à commencer par leurs difficultés professionnelles et leur “déficit d’intégration”. L’entreprenariat turc acquiert de ce fait une notoriété nouvelle (pour une description plus détaillée de ces tendances, voir Pécoud, 2002, 2004).
Une conséquence de cet intérêt pour l’entreprenariat immigré est la production d’études sur ce sujet. Un centre de recherche (think tank) — le Centre pour les Etudes Turques (Zentrum für Türkeistudien), basé à Essen en Rhénanie du Nord Westphalie — publie ainsi une grande quantité de brochures sur les activités commerciales des Turcs. Les entrepreneurs turcs d’un certain niveau se sont également organisés, créant des associations qui défendent leurs intérêts et promeuvent une idéologie à la fois libérale et multiculturelle. Les chambres de commerce et d’industrie, ainsi que la municipalité de Berlin, organisent des conférences et publient des rapports sur les contributions commerciales des immigrés. Des conférences sont organisées, des entretiens paraissent dans les journaux, des rapports sont publiés. En tant qu’anthropologue travaillant sur l’entreprenariat turc, je me suis ainsi retrouvé pris dans une agitation inattendue. Plusieurs catégories d’acteurs sociaux partageaient — au moins superficiellement — mon intérêt pour l’économie turque de Berlin. C’est cette situation complexe qui inspire cet article.
L’argument de la “culture commerciale”
Passer en revue les utilisations qui sont faites d’une idée, celle selon laquelle les immigrés auraient une “culture commerciale”, permet d’illustrer la complexité de la situation de l’anthropologue dans le contexte décrit ci-dessus. Selon cette idée, certains groupes se tournent vers l’entreprenariat car leur culture est particulièrement adaptée aux activités commerciales. Cet argument est extrêmement répandu, et peut se retrouver, sous une forme ou sous une autre, dans une grande variété de discours.
D’un point de vue intellectuel, cet argument constitue l’une des plus anciennes explications de l’entreprenariat. Il est généralement associé à Max Weber, et à son approche de l’économie qui souligne l’influence de la mentalité et de la culture des agents économiques sur la vie économique d’une société. Cet argument souligne que les activités commerciales requièrent, pour fonctionner de manière optimale, un certain nombre de traits culturels, de valeurs et de croyances : les entrepreneurs doivent par exemple être capables de prendre des risques, et d’investir sur le long terme.
En principe, cet argument devrait concerner l’ensemble des entrepreneurs, mais il est particulièrement utilisé dans les études sur l’entreprenariat immigré. Il a par exemple été utilisé pour expliquer les différences de comportement entre populations immigrées. Une des questions centrales des recherches sur les économies immigrées porte en effet sur les raisons pour lesquelles certains groupes — comme les Asiatiques aux Etats-Unis ou les Sud-Asiatiques en Grande-Bretagne — sont extrêmement présents dans les activités commerciales alors que d’autres — les Afro-Americains notamment — en sont presque complètement absents (voir Light, 1972 ; Werbner, 1990). L’argument d’une “culture commerciale” peut alors constituer une solution : des immigrés qui partagent une position socio-économique plus ou moins similaire réagissent différemment parce que leur culture n’est pas la même. Certains ont une mentalité qui les pousse à devenir entrepreneurs, d’autres non.
Cette idée d’une “culture commerciale” a été critiquée de plusieurs manières. D’abord, les chercheurs issus de la tradition marxiste affirment que la culture n’est que le produit des conditions structurelles dans lesquelles vivent les immigrés et que seuls les facteurs socio-économiques sont à même de rendre compte du développement des économies immigrées (Jones et McEvoy, 1992). Ensuite, cet argument s’est vu reprocher une vision essentialiste des traits culturels : cette critique souligne la fluidité de la culture et sa faculté d’adaptation, et rejette par conséquent les schémas culturalistes qui donnent à la culture un rôle trop fortement explicatif (Vermeulen, 2000). Finalement, il a aussi été observé que cet argument de la “culture commerciale” contenait implicitement une hiérarchie des cultures : certaines seraient plus adaptées au succès commercial — ou “meilleures” — que d’autres. Il va de soi que l’anthropologie moderne s’est profondément opposée à cette « morale » des cultures (Werbner, 2000).
Quelles que soient les critiques qui ont été portées contre lui, l’argument de la “culture commerciale” est sorti du domaine académique, et se retrouve dans plusieurs autres milieux. Le journaliste Kotkin (1992) cherche à comprendre comment des facteurs comme la race, la religion ou l’identité influencent le succès des pays dans la « nouvelle économie globale », et affirme que les traits culturels de certaines populations comme les Chinois leur donnent des atouts dans la compétition économique internationale entre pays et régions du monde (voir aussi Harrison, 1992). Politiquement, Jones et McEvoy (1992) rapportent que Margaret Thatcher utilisa cet argument de la “culture commerciale” des minorités pour concilier ses convictions libérales et le vote des populations originaires d’Asie du Sud.
Si on se tourne maintenant vers le contexte plus spécifique de l’entreprenariat turc à Berlin, on peut trouver d’autres expressions de ce même argument. Dans les milieux économiques et commerciaux allemands par exemple, les immigrés sont souvent loués pour leur “esprit d’entreprise”. On souligne ainsi que les immigrés ont, au contraire des Allemands, la bonne attitude : plutôt que d’attendre de trouver un emploi, ils décident de créer eux-mêmes leur emploi en devenant entrepreneur. Comme on l’a vu, certains milieux politiques partagent cette conviction et souhaitent encourager la création d’entreprises par les membres de minorités. La popularité de l’argument de la “culture commerciale” a également été clairement illustrée dans un numéro récent de la revue Business Week, qui consacra sa page de couverture aux entrepreneurs immigrés (Business Week, 28 février 2000). Ceux-ci sont décrits comme des « héros méconnus » (unsung heroes), issus de cultures où le travail et l’indépendance économique sont valorisés, et capables de régénérer une économie européenne mal en point. Business Week estime que les immigrés sont une chance commerciale pour le continent, mais qu’ils sont injustement et peu judicieusement empêchés d’exploiter tout leur potentiel.
Les entrepreneurs turcs eux-mêmes utilisent cet argument. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils sont devenus commerçants, beaucoup d’entre eux répondent que gérer leur propre établissement faisait depuis longtemps partie de leurs ambitions. Les membres des associations de commerçants turcs d’un certain niveau affirment de leur côté que les Turcs ont un goût culturel pour l’entreprenariat et que cela explique leur taux élevé d’indépendance économique.
Ce passage en revue des différentes utilisations de l’argument de la “culture commerciale” montre la diversité et la fréquence de ses manifestations. On peut le retrouver dans la littérature scientifique, chez les entrepreneurs immigrés eux-mêmes, auprès des décideurs économiques et politiques allemands, et même dans la presse économique internationale. Bien sûr, il varie en subtilité et en qualité mais, d’une manière ou d’une autre, le rapport entre entreprenariat et culture revient régulièrement.
Le cas de cet argument soulève plusieurs questions concernant les conditions de la recherche ethnographique dans un cas comme celui de l’entreprenariat turc à Berlin. Il souligne d’abord l’existence de plusieurs sources de savoir : les anthropologues ne sont pas les seuls à travailler sur un tel sujet, et doivent confronter leur savoir à celui développé par d’autres acteurs sociaux. Ensuite, il montre que ces différentes sources de connaissance n’ont pas les mêmes cadres conceptuels et peuvent être incompatibles les unes avec les autres. Finalement, il illustre la difficulté de la place de l’anthropologie dans des recherches interdisciplinaires.
Des sources de savoir multiples
La première proposition de cet article porte sur l’existence de sources de savoir multiples : la popularité de l’argument de la “culture commerciale” souligne la variété d’acteurs sociaux et d’institutions qui participent à l’élaboration de connaissances sur ce que nous savons d’un sujet comme l’économie turque de Berlin. Le savoir anthropologique n’est pas seul et doit trouver sa place au sein de cette multiplicité. Il se trouve engagé dans une sorte de compétition avec d’autres sources de savoir et doit donc prouver sa pertinence pour être considéré. Cette situation représente un défi pour les anthropologues car ceux-ci ont longtemps bénéficié d’un relatif monopole dans leurs activités de recherches. Deux facteurs principaux contribuaient à cette situation. Le premier est bien connu et a trait au silence des gens avec lesquels les anthropologues travaillent sur le terrain. Le second a peut-être fait l’objet de moins d’attention, et porte sur la position de l’anthropologie au sein des sciences sociales et, de manière plus générale, au sein de la société.
Le silence des “autochtones” (ou natives) est un élément classique et très critiqué de la recherche ethnographique. Dans ce modèle, les ethnologues viennent des universités occidentales tandis que leurs informateurs sont des membres peu instruits de sociétés “moins développées”. Du fait de ce déséquilibre, ces derniers ne peuvent pas avoir accès au savoir qui est produit sur eux, et encore moins le critiquer. Même s’ils disposaient des compétences requises pour lire et comprendre ce que les ethnologues écrivent, leur position sociale ne leur conférerait pas la légitimité nécessaire à la promotion de leur propre point de vue. Cette situation est moralement critiquable et a suscité de nombreux débats et des tentatives de modifier les pratiques des anthropologues. Ces tentatives ne répondent pas uniquement à des préoccupations morales, mais aussi à une nécessité pratique. Ce type de recherche ethnographique a en effet perdu beaucoup de sa pertinence depuis que les informateurs ont commencé à parler en leur propre nom et à contester les travaux des ethnologues. Cette évolution est d’abord due au fait que les membres de sociétés “exotiques” ont un accès croissant au savoir qui les concerne. Parfois, ils ont même accès aux universités occidentales et deviennent ainsi des partenaires reconnus. Elle est aussi due au nombre croissant d’anthropologues qui travaillent sur les sociétés occidentales, ce qui introduit de nouvelles formes de relations entre chercheurs et informateurs. La confrontation entre les textes ethnographiques et les “autochtones” qui les ont inspirés est ainsi devenue de plus en plus fréquente (voir Brettell, 1993). Cela remet en question la position des anthropologues qui ne peuvent plus élaborer leur savoir sans prendre en compte les opinions et les réactions de leurs informateurs.
A cette première raison s’en ajoute une autre, qui a trait à la position de l’anthropologie au sein des sciences sociales et de la société. Le quasi-monopole des anthropologues dans la production de leur savoir tient en effet aussi à la relative marginalité des sociétés étudiées et des thèmes de recherches. En terme d’endroit, les anthropologues sont souvent les seuls à bien connaître les sociétés dont ils parlent. Comme l’écrivent Marcus et Fischer (1986 : 21), « l’ethnographe écrit encore à partir d’une expérience de recherche unique à laquelle il ou elle est seul(e) a accès au sein de la communauté académique » [1]. Ils peuvent donc jouer le rôle d’expert sur presque n’importe quel domaine touchant à “leur” société. On peut regretter cette situation, mais il existe un tel nombre de sociétés qu’il est difficile d’envisager davantage de concurrence dans ce domaine.
Cette position d’exclusivité est encore renforcée par les thèmes de recherches des anthropologues, qui sont généralement de peu d’intérêt — pour ne pas dire bizarres ou inintéressants — pour les non-anthropologues. Les rituels, les pratiques culinaires ou les techniques agricoles traditionnelles ne sont pas réellement des sujets d’une actualité brûlante, et font en conséquence l’objet de peu de travaux. Les ethnologues sont souvent les seuls à s’y intéresser. On peut à nouveau regretter cette situation, mais il y a peu de chance pour qu’elle change. Evidemment, ce que Herzfeld appelle « la marginalité de ce que tant d’anthropologues étudient » [2] (Herzfeld, 2001 : X) n’entraîne pas que les recherches sur ces thèmes soient injustifiées ; simplement, il existe moins de sources de savoir dans ces domaines que dans d’autres.
Cette situation change totalement lorsque les anthropologues travaillent sur ce qu’on appelle les sociétés “développées” et sur des sujets “modernes”. Au cours des trois dernières décennies, l’ethnographie des sociétés occidentales est devenue très répandue. Dans certains cas, les anthropologues travaillent sur les aspects “traditionnels” des sociétés “modernes” (tels que la parenté ou la culture populaire), poursuivant ainsi les intérêts classiques de la discipline. Dans une certaine mesure, les anthropologues qui travaillent sur les migrations entrent dans cette catégorie : ils analysent les “autres”, mais chez “nous”. Dans d’autres cas cependant, les anthropologues travaillent sur des sujets de grande actualité — tels que les mouvements politiques ou les phénomènes socio-économiques — avec l’ambition d’apporter un éclairage spécifiquement anthropologique sur ces thèmes. Le défi est alors d’imposer un regard anthropologique dans un environnement très compétitif. Il existe en effet une abondance de savoirs de différents types produits sur les sociétés occidentales, et il peut alors être difficile pour les anthropologues de trouver leur place au sein de cette profusion. Il faut de plus noter que cette production de savoir dépasse largement les milieux académiques. Les politiciens et les think tanks orientés politiquement, les médias, les organisations non-gouvernementales et différents types d’associations issues de la société civile développent leur propre perspective sur les sociétés occidentales. Les anthropologues ne sont pas seulement en compétition avec d’autres chercheurs, mais avec d’autres sources non-universitaires de savoir.
Mener une enquête ethnographique sur l’entreprenariat turc à Berlin soulève ce genre de questions. Ce sujet est en effet devenu politiquement sensible, et fait l’objet d’une production de connaissances assez importante. En raison de la nature essentiellement socio-économique de ce thème, les approches universitaires sont surtout quantitatives ou statistiques, laissant peu de place à l’approche qualitative de l’anthropologie. Les sources de savoir non-académiques sont également nombreuses, comprenant les responsables politiques et économiques ainsi que les entrepreneurs turcs eux-mêmes. Ces derniers, d’ailleurs, ne répondent pas réellement aux anthropologues : ils fournissent volontiers des informations, mais semblent penser que leur connaissance du sujet est la plus complète, ce qui leur permet d’ignorer le savoir produit par les anthropologues. Le défi pour ceux-ci n’est donc pas de se voir contester leurs résultats par les “autochtones” mais plutôt de parvenir à susciter une réaction. Il existe des opportunités comme la réunion décrite plus haut, mais elles ne sont pas nombreuses.
L’argument de la “culture commerciale” illustre donc en premier lieu l’existence de sources de savoir multiples. Les anthropologues qui travaillent sur des sujets perçus comme importants dans les sociétés occidentales n’entrent guère dans la critique classique de l’ethnographie postcoloniale. Leur situation n’est ni dominante ni exclusive, et ils travaillent dans un environnement qui se caractérise par la coexistence — voire la compétition — de plusieurs types de savoirs, à la fois académiques et non-académiques. Leur approche est une parmi d’autres, et n’est souvent ni la plus convaincante ni la plus sollicitée. Finalement, leurs informateurs peuvent aisément parler en leur nom propre et contester — et même ignorer — ce que disent les anthropologues.
Des vérités multiples ?
Cette coexistence de plusieurs sources de savoir n’est pas seulement une affaire de production de connaissances de la part d’acteurs sociaux occupant des fonctions diverses. Il ne s’agit pas simplement d’une compétition entre individus et institutions pour savoir qui parviendra à imposer ses vues et à devenir les experts les plus reconnus. Cette coexistence constitue également un enjeu intellectuel : ces différentes sources de savoir ne varient pas seulement dans leurs vues ou opinions, mais aussi — et plus fondamentalement — dans leur optique intellectuelle ou conceptuelle.
Comme le souligne l’argument de la “culture commerciale” , il existe plusieurs manières différentes d’interpréter le rôle joué dans l’entreprenariat par la mentalité des immigrés. Trois ont été mentionnées. On peut voir dans le commerce la manifestation d’un trait culturel propre à un groupe — et en particulier d’une population immigrée. On peut ensuite y voir, suivant une inspiration marxiste, une partie de la superstructure, qui s’élabore en réaction à une situation structurelle de désavantage socio-économique et de discrimination. Finalement, on peut y lire le résultat d’un processus de construction sociale qui essentialise les traits culturels, dans une interaction entre dominants et dominés. La question n’est alors pas uniquement de savoir si la culture des immigrés joue un rôle : elle est plutôt de savoir comment la notion même de culture doit être appréhendée. Etant donné les nombreuses définitions de la culture (Smith, 2001), on peut imaginer une grande variété de réponses à cette question.
Le défi pour les anthropologues ne concerne donc pas seulement leur rôle social et leur utilité. Il touche aussi à leurs concepts et à leur manière même de voir la société. En poussant ce raisonnement schématique à son extrême, on pourrait dire que le “vainqueur” de cette compétition — c’est-à-dire la source de savoir la plus respectée et reconnue — ne s’imposera pas seulement comme l’autorité de référence dans le domaine : il imposera aussi ce qu’on pourrait appeler sa « représentation du monde » (Weltanschauung).
Cette compétition entre différents cadres conceptuels soulève le problème de la “vérité” des résultats ethnographiques. S’il existe des manières aussi diverses d’appréhender un phénomène comme la culture des immigrés, laquelle est la “vraie” ? De manière très orthodoxe, on pourrait affirmer que seule la version de l’ethnologue est vraie : les acteurs sociaux sont trop imbriqués dans les enjeux de la vie en société alors que l’ethnographe, lui, dispose de la distance — ou de ce que Bourdieu (1997) appelle la « disposition scolastique » — lui permettant de développer la bonne perspective. A l’opposé, une réponse de type “post-moderne” soutiendrait qu’aucune version n’est juste ou fausse : toutes sont des constructions subjectives de la réalité et doivent donc se voir conférer la même valeur. Comme l’écrit Rosaldo (1989 : 21), « des termes tels qu’objectivité, neutralité, et impartialité se réfèrent à des positions anciennement dotées d’une forte autorité institutionnelle, mais ils ne sont certainement ni plus ni moins valables que ceux d’acteurs sociaux plus engagés, mais tout autant fiables et pertinents » [3].
Cet article n’a pas la prétention d’apporter une réponse originale à cette question fondamentale. On peut, comme le fait Herzfeld, rejeter ces deux extrêmes et adhérer à ce qu’il appelle le « compromis militant » (militant middle ground) (Herzfeld, 2001). La question qui se pose est alors d’examiner les implications concrètes de la position des anthropologues dans cette compétition intellectuelle. Une première implication — qui concerne plus généralement l’ensemble des sciences sociales — concerne la mobilité des concepts d’un milieu à un autre et leur faculté de se voir donner des sens très différents au cours de leurs pérégrinations. L’argument de la “culture commerciale” fournit une nouvelle fois un exemple : une idée émise par Max Weber se trouve aujourd’hui dans Business Week. Un autre exemple provient de la littérature sur les « enclaves ethniques ». Ce concept a été élaboré par Alejandro Portes et ses acolytes sur la base d’études de l’entreprenariat cubain à Miami, et désigne un type d’organisation économique très particulier, qui voit les Cubains se concentrer dans un petit nombre de secteurs commerciaux et y devenir dominants (Portes et Bach, 1985). Cette notion a connu un grand succès, mais a également été fortement critiquée (voir Sanders et Nee, 1987 ; Waldinger, 1993). Elle est cependant très utilisée par des acteurs sociaux non-académiques, à commencer par les entrepreneurs turcs eux-mêmes qui se réfèrent à leurs propres activités en parlant d’enclave commerciale turque, se comparant ainsi à leurs homologues nord-américains. En termes “scientifiques”, cette comparaison n’a aucun sens, tant les situations divergent. Mais ce concept n’en influence pas moins la manière dont les entrepreneurs turcs se perçoivent eux-mêmes.
Certains arguments utilisés par des sources non-académiques de savoir ont donc une origine académique. Les décideurs politiques et économiques, les informateurs des anthropologues et d’autres acteurs sociaux récupèrent des concepts issus de la littérature académique et en font un usage qui leur est propre. Il ne s’agit évidemment pas de suggérer qu’ils se trompent. Ce qu’il faut plutôt souligner, c’est que les concepts ont leur propre vie : une fois créés, ils se meuvent de milieux sociaux en milieux sociaux et peuvent être réactivés par quiconque y trouve une utilité. Pour être complet, il faudrait aussi souligner que le processus inverse est également à l’œuvre : les anthropologues utilisent des concepts issus des sociétés qu’ils étudient. La compétition intellectuelle entre sources de savoir est ainsi quelque peu brouillée par ces “trahisons” de concepts qui passent d’une source à une autre. Une seconde implication — plus spécifique à l’anthropologie sociale — de cette compétition entre différentes sources de savoir inspirées par des cadres conceptuels divergents concerne la difficulté de valoriser les principaux succès de la discipline. Certains des plus importants concepts de l’anthropologie, comme “la culture” ou “l’ethnicité”, en fournissent un bon exemple. La culture est devenue une notion très ambiguë. Comme l’écrit Hannerz (1996), « la culture est partout » (culture is everywhere). Bien au-delà de l’argument de la “culture commerciale” des immigrés, la culture est devenue un concept extrêmement fréquent dans presque tous les types de discours contemporains. Elle est également devenue un instrument politique pour les populations minoritaires qui l’utilisent pour faire reconnaître leur spécificité (Turner, 1993). Les anthropologues ne sont de loin pas les seuls à se préoccuper de questions liées à la culture. On pourrait en dire autant de concepts comme “ethnicité” et “groupes ethniques” : comme l’écrit Herzfeld (2001 : 133), ces concepts « ont acquis une plus grande validité parmi les politiques que parmi les anthtopologues » [4].
Le problème est que les anthropologues — qui ont, d’une certaine manière, “créé” ces concepts — sont de plus en plus réticents à les employer. Confrontés à cette prolifération d’utilisations de “leurs” concepts, beaucoup ont réagi en développant une perspective qui peut être qualifiée d’anti-essentialiste. Il s’agit là d’une tendance lourde dans l’anthropologie contemporaine et de nombreux chercheurs, pour reprendre l’expression d’Abu-Lughod (1991), « écrivent contre la culture » (write against culture). Le courant post-moderne joue ici un rôle crucial, en soulignant à quel point le concept même de culture doit être compris comme le produit du travail des ethnographes (Clifford et Marcus, 1986). Une des conséquences de cette situation est l’émergence des cultural studies, qui privilégie une approche de la culture beaucoup plus problématique que celle de l’anthropologie classique. Sans entrer dans les détails, on peut observer qu’une des raisons d’être de cette approche anti-essentialiste est d’éviter toute réification de la culture et les théories déterministes qui l’accompagnent souvent. Ce sont en conséquence la fluidité des limites des cultures et les processus de mélanges culturels qui ont été mis en avant. Plusieurs concepts ont été élaborés pour désigner ces phénomènes : si le plus courant est celui « d’hybridité », d’autres existent aussi comme « créolisation », « syncrétisme » ou « cosmopolitisme » (Werbner, 1997).
Si on revient alors au point de départ de cette section, la coexistence de plusieurs sources de savoir aux cadres conceptuels différents, on peut noter que l’anthropologie est dans une situation difficile. Sa Weltanschauung est de nature anti-essentialiste, ce qui rend son message difficile à communiquer. A l’inverse, d’autres sources de savoir utilisent une conception plus “simple” de la culture — qui, ironiquement, était celle des anthropologues par le passé — et éprouvent moins de problèmes à diffuser leur manière de voir la société. La manière dont les anthropologues voient le monde est peut-être trop compliquée pour circuler facilement ailleurs que dans la discipline.
En ce qui concerne la minorité d’origine turque en Allemagne, l’approche anti-essentialiste est relativement peu populaire : dans une large mesure, les Turcs sont perçus comme “autres”, porteurs d’une culture intrinsèquement différente de la culture allemande. Le discours dominant, au sein des médias, des hommes politiques ou du public, est dominé par cette altérité de la minorité turque, et celle-ci se voit attribuer des traits culturels “typiquement” turcs ou musulmans (Caglar, 1990 ; Mandel, 1989). Les débats sur l’éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union Européenne sont par exemple particulièrement virulents en Allemagne, et sont imprégnés de cette conviction. L’argument de la culture commerciale est parfaitement adapté à ce contexte. En revanche, une approche qui insiste sur l’imbrication de la culture dans des processus socio-économiques et sur ses constantes redéfinitions est nettement moins compatible avec ce discours dominant.
La section précédente était consacrée à l’existence des multiples sources de savoir, à la fois académiques et non-académiques, auxquelles les anthropologues qui travaillent sur un sujet comme l’entreprenariat turc à Berlin sont confrontés. Cette section a poursuivi l’analyse en soulignant la dimension intellectuelle — ou conceptuelle — de cette coexistence. La situation paradoxale de l’anthropologie a ainsi été mise en avant : beaucoup d’énergie est actuellement consacrée à déconstruire un concept — la culture — que la discipline a mis plusieurs décennies à établir, et celle-ci éprouve en conséquence de grandes difficultés à promouvoir sa Weltanschauung.
L’anthropologie dans des situations interdisciplinaires
La troisième piste de réflexion ouverte par l’argument de la “culture commerciale” touche au rôle de l’anthropologie dans des situations de recherches interdisciplinaires. Les économies immigrées représentent en effet un domaine d’étude qui, à l’instar de beaucoup d’autres, est abordé par plusieurs disciplines. Les sociologues de l’économie ont été les principaux contributeurs à la littérature qui y est consacrée, mais d’autres disciplines — les sciences politiques, la géographie, le droit ou l’anthropologie — sont aussi nécessaires à une pleine compréhension des enjeux soulevés par les activités commerciales des immigrés. L’anthropologie doit donc collaborer avec d’autres disciplines et fournir sa propre contribution aux connaissances produites sur le sujet. Il existe deux manières principales d’envisager cette contribution. L’anthropologie peut soit ajouter son ensemble d’idées et de principes théoriques à ceux des autres disciplines, ou contribuer d’une manière méthodologique en développant une perspective originale sur cette réalité sociale.
En ce qui concerne les notions théoriques que l’anthropologie pourrait apporter aux autres disciplines, il est clair que le problème évoqué plus haut se pose à nouveau. Ces notions se caractérisent par une approche anti-essentialiste, ce qui handicape fortement la possibilité de contribuer en fournissant des arguments “utilisables”. Cette situation débouche parfois sur des situations indésirables : la culture — et plus généralement la contribution des anthropologues — deviennent des facteurs résiduels dans des modèles dominés par des facteurs socio-économiques. Comme l’écrivent Donnan et McFarlane (1997 : 276), « l’utilisation de “culture” dans ce sens offre une sorte de saveur contextuelle aux débats sur les processus plus “structuraux” (généralement économiques ou politique). En bref, cela devient une catégorie résiduelle » [5]. L’argument de la “culture commerciale” illustre cette tendance : ce qu’on ne parvient pas à expliquer par des raisonnements socio-économiques, on l’attribue à la culture. Les différences culturelles entre groupes devraient alors expliquer pourquoi les différents groupes immigrés ne se comportent pas de la même manière. Etant donné cette difficulté, il est préférable pour l’anthropologie de contribuer non pas par le biais de ses concepts, mais par le biais de sa méthode. Cette idée est classique : l’anthropologie est même parfois décrite comme une démarche scientifique plutôt que comme un ensemble d’idées ou de thèmes de recherche. Et, en effet, dans un domaine comme celui des économies immigrées, développer une approche holistique et étudier l’interaction, au niveau local, des facteurs politiques, économiques et sociaux, en les mettant en rapport avec des critères comme ceux de classe, d’ethnicité ou de genre, représente le principal atout de l’anthropologie. Etudier les économies immigrées comme un « fait social total » n’est pas uniquement une manière de rester fidèle aux pionniers de la discipline comme Marcel Mauss (1950). C’est aussi une manière d’apporter une contribution originale aux sciences sociales. D’un point de vue pratique, cet idéal holistique suppose que les anthropologues disposent d’une bonne connaissance des autres disciplines, ce qui, vu la difficulté de la tâche, est loin d’être toujours le cas. Mais c’est une condition nécessaire si on souhaite aller au-delà de la dénonciation de la culture telle que la définissent les autres disciplines.
Cette ouverture à d’autres sources de savoir doit également inclure des sources non-académiques. Une approche interdisciplinaire doit non seulement intégrer d’autres disciplines mais aussi les vues des acteurs sociaux et des institutions non-académiques. Cela est nécessaire car l’existence de ce type de savoirs et de théories a un impact sur la manière dont les gens pensent et agissent. L’argument de la “culture commerciale” indique en effet que les informateurs des anthropologues réagissent aux discours qui les entourent. Les entrepreneurs turcs en Allemagne sont sensibles aux arguments qui invoquent leur “bosse du commerce”. Ils peuvent eux-mêmes défendre cette idée — comme le font les entrepreneurs d’un certain niveau — ou ils peuvent être influencés dans la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes — comme le sont beaucoup d’entrepreneurs relativement modestes.
Ces différentes sources de savoirs jouent donc un rôle crucial dans la recherche de terrain. Les discours et les savoirs ne sont pas extérieurs au terrain, mais en constitue une part essentielle. Ils participent des phénomènes sociaux car, comme l’écrivent Shore et Wright (1997 : 4), « la policy façonne de plus en plus la manière dont les individus se construisent eux-même en tant que sujet » [6]. Cela complique la tâche de l’ethnologue car l’étude de la vie des gens implique alors l’étude des discours qui les influencent. Les anthropologues ne peuvent donc se permettre d’ignorer les sources de connaissances avec lesquelles ils sont en compétition. Ils doivent les incorporer dans leur propre recherche, quelque que soit leur opinion sur leur valeur. Pour Marc Augé (1994 : 143-144), l’anthropologie peut être comprise comme « l’anthropologie de l’anthropologie des autres ». Cette formule alambiquée signifie que la compréhension des gens suppose la compréhension de la manière dont ils se comprennent et, par conséquent, la compréhension de la manière dont ils comprennent les autres — ce qu’il appelle leur anthropologie. De la même manière, on peut suggérer que l’une des tâches de l’anthropologie est de comprendre la manière dont non seulement les individus mais aussi les institutions se voient eux-mêmes. Faire du terrain implique de prendre en compte les différentes Weltanschauungen qui façonnent les identités et les comportements.
L’ambition holistique de l’anthropologie et son approche “locale mais globale” impliquent bien plus qu’une simple addition des différentes théories de chaque discipline. Il s’agit, plus fondamentalement, de produire un méta-discours de la réalité sociale dans lequel toutes les différentes sources de savoir, académique ou non, sont reliées les unes aux autres et contextualisées. Dans une recherche interdisciplinaire, la force de l’anthropologie réside dans sa capacité à incorporer dans son approche de la réalité les autres sources de savoir et à comprendre leur relation à leur objet et leur influence sur la vie sociale.
Conclusion
Cet article a développé l’idée que la recherche ethnographique contemporaine se déroule dans un environnement compétitif. Travailler sur les sociétés occidentales et sur des thèmes de nature socio-économique obligent les anthropologues à se confronter non seulement aux autres disciplines mais aussi aux idées émises par d’autres sources de connaissances. Cette situation est d’autant plus complexe que la compétition entre ces sources de savoir est aussi une compétition entre les différents cadres conceptuels qui les inspirent.
Pour l’ethnographie, cela signifie que faire du terrain suppose de faire l’ethnographie de toutes ces sources de connaissances. Les descriptions ethnographiques ne doivent pas seulement intégrer les résultats des autres disciplines mais aussi absorber, de manière critique, les vues des sources non-académiques. Cela est nécessaire car le pouvoir des idées peut, dans certains cas, contribuer à façonner la réalité. Ignorer ces savoirs socio-politiquement engagés n’est donc pas une option et comprendre le destin d’une idée comme celle de la culture commerciale des immigrés devient alors une tâche centrale de l’ethnographie.
Cette approche à la fois holistique et critique représente un but ambitieux, et peut davantage s’apparenter à un idéal qu’à une règle pratique. Mais dans tous les cas, il s’agit d’une ambition subversive — et donc politique. On peut ne pas réussir à écrire des monographies à la hauteur de cette ambition. Mais, comme l’indique l’anecdote initiale de cet article, on ne peut échapper à cette dimension politique. Même sans vouloir prendre explicitement position, l’approche holistique des anthropologues représente un défi à la manière dont les acteurs sociaux et les institutions voient le monde et la société. En établissant une distance entre les idées et les théories présentes dans la société et leur savoir, les anthropologues ne peuvent que déranger, et deviennent alors de facto des acteurs politiques.