Introduction
Interroger la matérialité des pratiques scientifiques
La question de la matérialité des sciences s’est, depuis quelques décennies, révélée un objet d’analyses fécond pour les sciences sociales. Nombreux sont en effet les travaux [1] qui, non content de faire de la production des faits scientifiques un objet d’analyse à part entière, posent au cœur de leur argument les dimensions matérielles, situées des pratiques scientifiques.
Ethnographes, sociologues et anthropologues ont ainsi depuis plus de 20 ans ajoutés les laboratoires scientifiques au rang des sites, des terrains susceptibles de venir questionner leur pratique et leurs outils analytiques [2]. Ceci a permis de mettre en avant l’importance des savoirs-faires tacites, incarnés dans la menée des recherches scientifiques [3], mais aussi les rôles des équipements, ainsi que les dimensions organisationnelles de l’entreprise de recherche scientifique (Law, 1994). L’analyse des dispositifs métrologiques et scripturaux mobilisés par les scientifiques a par ailleurs permis de se pencher sur la re-présentation des expériences et, partant, sur les pratiques de démonstration et de construction de la preuve (Rosental, 2003). Cette attention portée à la “science en action”, enfin, a participé d’une redéfinition du lien entre théorie et pratique, en plaçant l’expérimentation et les dispositifs expérimentaux au centre de l’analyse (Rheinberger, 1997).
Les sciences de la vie ont constitué, eu égard à ces travaux, un terrain d’investigation particulièrement fécond. La biologie contemporaine repose en effet sur le recours à un nombre sans cesse croissant de dispositifs techniques, et les trois dernières décennies ont vu l’avènement d’outils et de méthodes d’analyse qui ont conduit à une redéfinition profonde de l’organisation des recherches, de la définition des objets d’investigation pertinents et de la manière de mettre à l’épreuve, dans le laboratoire, les savoirs et les hypothèses à l’œuvre.
Référence est bien sûr notamment faite aux outils issus de la biologie moléculaire et la génétique, et à la façon dont ils ont transformé les recherches modernes en biologie. Née science de l’hérédité au XIXème siècle, à travers les travaux fondateurs de Gregor Mendel, la génétique s’est aujourd’hui imposée comme une méthode d’investigation au champ d’application sans cesse grandissant (évolution, pathologies, thérapeutiques...) à travers un ensemble de pratiques, d’équipements et de concepts aujourd’hui partagé par un très grand nombre de laboratoires et de disciplines. Enzymes de restriction capables de couper une séquence génétique en un site donné, plasmides permettant de copier en très grand nombre un gène, dispositif de PCR permettant de savoir si un gène donné est présent dans une cellule sont désormais des outils disponibles dans l’immense majorité des départements de recherche en sciences de la vie, et leur maîtrise constitue un élément incontournable de la formation des jeunes chercheurs. La manière dont ces méthodes se sont imposées (à travers notamment la standardisation des instruments et des pratiques) et ont permis la formulation de nouvelles pistes de recherche a largement été investiguée par les sciences sociales [4]. La mise à disposition des outils du génie génétique a ainsi participé d’une reconfiguration de la biologie moderne, permettant la formulation de nouveaux questionnements, mais aussi de l’émergence de nouvelles formes d’alliance entre acteurs de la recherche scientifique et médicale. Ce phénomène s’inscrit en effet dans une tendance plus large : l’émergence de la “biomédecine”. Ce terme, emprunté notamment à Cambrioso et Keating désigne à la fois une nouvelle manière d’interroger le vivant et le pathologique, mais aussi de nouvelles formes d’organisation de la recherche, qui mettent à mal la différence couramment établie entre recherche fondamentale et appliquée, entre biologie et médecine, entre domaines scientifiques et médicaux (Keating et Cambrioso, 2003).
Biomédecine, anthropologie et éthique : la vie en question
Parallèlement à ces dimensions scientifiques, organisationnelles et techniques, les recherches contemporaines en biomédecine soulèvent, à travers différentes controverses, des problématiques éthiques et philosophiques. La recherche sur les cellules souches et le statut de l’embryon, la pharmacogénomique et la mise au point de traitements à destination de groupes humains définis selon des caractéristiques génétiques, les gènes et les questions du déterminisme génétique et de la brevetabilité du vivant sont autant de questions qui pointent, par delà leurs aspects scientifiques et médicaux, vers une mise en question du statut de l’humain et de la vie dans nos sociétés. La dimension anthropologique qui traverse ces recherches a été soulignée par de nombreux auteurs [5] qui mettent en avant le potentiel radical de ces innovations en ce qui concerne notre perception et notre manière de percevoir et de “fabriquer” l’humain. Nombre de ces travaux participent d’un prolongement, plus ou moins direct, de la problématique initiée par Michel Foucault qui, parmi les premiers, a su mettre en avant le rôle des dispositifs sociaux et techniques contemporains dans la production des corps et de l’humain. Ils interrogent la capacité des technologies modernes à bouleverser l’ordre du vivant, et, partant, de l’humain, et soulèvent la question du bon usage de ces techniques.
Dans un même temps se sont multipliés, dans une optique plus directement sociologique, des travaux interrogant les dimensions sociales de la génétique moderne. De nombreux auteurs questionnent ainsi la place croissante de la génétique dans les sociétés contemporaines, aussi bien en ce qui concerne le discours et les pratiques médicales que la perception et la représentation des corps. L’inquiétude est parfois de rigueur dans ces écrits, en ce que la génétique, toujours plus prégnante, participerait du retour d’une explication biologique des différences entre individus et des comportements, au détriment des facteurs sociaux [6]. D’autres auteurs mettent en garde contre les excès potentiels de la soumission à la technique et à la manipulation des facteurs constitutifs de la vie humaine, ou contre les dérives potentiels de ces techniques laissées aux seules mains du marché, des entreprises de biotechnologie et des laboratoires pharmaceutiques (Rifkin, 1988).
Le ton n’est toutefois pas toujours à la posture critique, et une poignée d’auteurs ont ainsi mis en avant la manière dont facteurs et différences génétiques, mis au jour par les techniques de la biologie moderne, participent aussi de la création de collectifs, de solidarités, bref, de liens sociaux [7].
Expérimentations, atmosphères et société
D’un coté, une attention soutenue a ainsi été donnée aux pratiques, concrètes et quotidiennes, qui participent des recherches en biologie et en biomédecine. La sociologie et l’anthropologie des sciences et des techniques dressent un tableau fourni des recherches à l’œuvre dans les laboratoires, et de la manière dont enjeux scientifiques, techniques et économiques se mêlent pour leur donner forme. D’autre part, les analystes ont largement mis en scène la manière dont la génétique a pris place parmi les représentations et les pratiques que nous, occidentaux, déployons sur les comportements et les corps, ainsi que les perspectives et les dangers que suscite une approche instrumentale de la vie, et plus particulièrement de la vie humaine, à travers notamment la manipulation des gènes. C’est au carrefour de ces deux thématiques que se situe la réflexion proposée dans ce texte. Le terrain ethnographique qui y est développé porte sur l’un de ces sites qui, à l’image de la recherche sur les cellules souches ou la pharmacogénomique, interroge à la fois recherches fondamentales et thérapeutiques, mise au point de nouveaux traitements et enjeux anthropologiques et éthiques : les thérapies géniques.
Les thérapies géniques consistent en effet en la tentative de soigner différentes pathologies au moyen de gènes introduits artificiellement dans les cellules des patients. Depuis près de quinze ans, des protocoles fondés sur le transfert de “gènes thérapeutiques” font ainsi l’objet d’essais cliniques, de tests “grandeur nature” visant à établir la pertinence de cette technique face à certaines pathologies (cancers et maladies monogénétiques notamment). Au jour d’aujourd’hui, aucun de ces protocoles n’a encore fait l’objet d’une mise sur le marché ou d’une quelconque utilisation à grande échelle : les thérapies géniques demeurent une thérapeutique expérimentale, strictement encadrée, dont les applications cliniques restent étroitement liées aux travaux menés dans les différents laboratoires qui se penchent sur cette spécialité.
L’analyse proposée ici repose sur l’exploration de deux sites, deux lieux où les recherches en thérapie génique sont mises en œuvre. Une animalerie, tout d’abord, où les protocoles de thérapie génique sont testés sur des souris, des animaux taillés sur mesure pour l’expérimentation. L’analyse nous conduira ensuite dans le Centre Intégré de Thérapie Génique, une structure hautement confinée, construite sur le site d’un grand hôpital parisien, et prévue pour la mise en œuvre d’essais cliniques de thérapie génique.
La comparaison de ces deux sites, des exigences qu’ils font peser sur les pratiques expérimentales et médicales est ici mobilisée pour aborder la question de l’expérimentation dans les sociétés contemporaines. L’argument s’inspire de la problématisation en terme d’”atmosphère” proposée par P. Sloterdijk, lorsqu’il se propose d’expliciter les conditions non-pensées qui participent du maintien de la vie dans les sociétés humaines (Sloterdijk, 2003). Il ne s’agit que d’un emprunt timide, qui ne réfère que de façon marginale aux dimensions plus directement plus ontologiques des travaux du philosophe allemand. Une idée demeure toutefois : la comparaison de ces deux sites, des deux étapes de l’expérimentation en thérapie génique qui y prennent place, procède d’une mise en visibilité des conditions permettant la manipulation expérimentale des gènes, des protocoles thérapeutiques, et partant, des corps. S’inspirant tant de cette problématique atmosphérique que des outils issus de la “théorie de l’acteur-réseau” [8], ce texte propose une ethnographie de deux sites d’expérimentation thérapeutique et analyse la manière dont sont construits, entre contraintes techniques et impératifs éthiques, réglementaires et sociaux, ces lieux destinés à préparer et à réaliser des modifications du patrimoine génétique humain dans un objectif thérapeutique. Les deux lieux décrits ici sont liés en ce qu’ils participent tous deux de la tentative de mettre en œuvre des protocoles thérapeutiques fondés sur la manipulation du génome de cellules humaines. Dans le laboratoire, les chercheurs tentent de modéliser, à l’aide d’expériences menées sur des animaux, les futurs protocoles cliniques. Dans le Centre de thérapie génique, chercheurs, cliniciens et techniciens s’emploient à construire un site et de procédures adaptés à la réalisation d’un tel protocole en « grandeur nature », sur des patients, gravement malades, des individus en souffrance. L’objectif de ce texte est donc de penser, par delà la simple opposition entre laboratoire et société, entre science et applications, les modalités de la “mise en société” des innovations parfois contestées qui caractérisent les recherches contemporaines en biomédecine.
Petite ethnographie d’une expérience réalisée sur un modèle animal
Vignette 1 - Une animalerie au cœur du laboratoire :
J’ai rendez-vous dans la bibliothèque du deuxième étage. S. arrive, me salut et me dit “E. nous attend dans l’animalerie. Je vais chercher les blouses, rejoins-moi là-bas”. Je la retrouve quelques minutes plus tard au détour d’un couloir, et enfile la blouse qu’elle me tend. Elle ouvre alors une porte qui donne sur un petit sas, trois mètres carré à peine. “Entre, mais ne dépasse pas la ligne.”. Je jette un regard sur le sol, et aperçois un trait blanc, peint sur le carrelage. S. me tend un masque, qui va protéger ma bouche et mon nez, puis un bonnet : une “charlotte”. Puis elle saisit deux surchausses, qu’elle enfile sur chacune de ses chaussures en prenant soin de lever son pied, de mettre en place la surchausse, puis de le reposer de l’autre côté de la ligne blanche. “La partie décontaminée, elle commence dès la ligne”, me dit-elle en m’invitant à l’imiter.
La seconde porte du sas s’ouvre. Nous pénétrons, dûment munis de nos blouses, masques, bonnets et surchausses, dans une petite pièce dont l’unique fenêtre est condamnée. Les murs sont couverts d’armoires aux vitres transparentes, dans lesquels reposent des cages en plastique. Dans chacune d’entre elle, la partie supérieure, elle aussi transparente, laisse entrevoir cinq ou six rongeurs. L’odeur est assez inhabituelle, mélange de nourriture pour animaux et de produits désinfectants. Le bruit qui règne dans la pièce l’est encore plus : les petits cris des souris viennent se mêler au ronronnement du système de pressurisation des armoires, le tout sur fond de musique house en provenance d’une radio posée sur l’une des paillasses. E. est déjà là, elle nous attendait manifestement. Elle s’adresse à moi : “Voilà, c’est l’animalerie. C’est ici qu’on garde la plupart des souris qu’on utilise pour nos expériences.”. Puis, tout en extrayant une cage d’une armoire, elle commence à m’exposer le fonctionnement du lieu : “Ici l’enjeu, c’est d’éviter toute contamination, il ne faut pas que les souris puissent se repasser de maladies. C’est pour ça qu’on prend toutes ces précautions avant d’entrer. C’est pour ça aussi que les cages sont dans des armoires. En fait, les armoires sont pressurisées, elles sont en surpression, comme ça l’air est rejeté dans la pièce, et constamment renouvelé”.
E. et S. ont enfilé et superposé plusieurs paires de gants en caoutchouc, afin d’éviter de se couper avec les instruments tranchants qu’elles vont être amenées à manipuler. Elles commencent bientôt à s’installer devant la paillasse qui est disposée contre l’un des murs de la pièce. L’installation est assez imposante. Une vitre transparente protège le manipulateur à hauteur du torse et du visage. La partie vitrée s’arrête une vingtaine de centimètres au-dessus de la paillasse, pour permettre au manipulateur de passer ses bras et d’effectuer les opérations. Au-dessus de la paillasse, en haut de la vitre, se trouve le système d’aspiration d’air, qui émet un ronronnement sourd, continu. C’est ici que la manipulation des animaux va avoir lieu.
Vignette 2 - Manipuler, soigner et sacrifier :
L’expérience d’aujourd’hui porte sur les capacités immunitaires d’un groupe de souris. Elle s’insère dans la série de travaux sur la “maladie du greffon contre l’hôte” [9] et son traitement par thérapie génique que les chercheurs du laboratoire mènent en vue de réaliser un essai clinique. Il s’agit aujourd’hui de vérifier que des souris traitées au moyen du protocole ont, au final, retrouvé une immunité normale. Afin de s’en assurer, S. et E. vont leur greffer un morceau de peau en provenance d’autres animaux. Si les cobayes parviennent à le rejeter, preuve aura été faite du bon fonctionnement de leurs défenses immunitaires.
Une quinzaine de souris sont concernées par l’expérience. Sylvie a apporté dans l’animalerie les outils et produits nécessaires à la greffe. Après avoir retiré des étagères les cages contenant les animaux prévus, elle s’empare d’une petite seringue, et injecte dans le ventre d’une première souris le liquide contenu. “C’est du tribromoéthanol, de l’alcool quoi... Les souris tombent en coma éthylique. Il faut quand même faire attention à bien doser l’anesthésiant : bien endormir la souris, mais ne pas la tuer”. Sylvie pose la seringue, puis se munit d’une minuscule pincette, à l’aide de laquelle elle sort la langue de l’animal de la bouche. “Afin d’éviter qu’elle ne s’étouffe” me précise-t-elle. Elle attrape un petit flacon en plastique muni d’un embout spécial, puis dépose une goutte de liquide dans la bouche demeurée ouverte de la souris : “du dropam, un stimulant respiratoire. Avec ça la souris conserve une bonne respiration, ample et régulière. Ça lui évite le stress respiratoire du à l’anesthésie”.
Couchée sur le flanc, l’animal dort maintenant sur la paillasse. Sylvie lui pince la patte, “la partie la plus sensible” me précise-t-elle. “Il ne réagit pas, c’est bon, il est bien endormi”. La greffe peut commencer. Sylvie pulvérise, au moyen d’un spray, un peu d’alcool désinfectant sur le dos de la souris, entre ces deux pattes antérieures. Puis s’empare d’un ciseau, soulève la peau à cet endroit, et en découpe un carré d’environ un centimètre de côté. “Les petites greffes prennent souvent assez mal, c’est pour ça qu’on découpe un bon morceau de peau”. Elle applique ensuite sur la chair nue un autre morceau de peau, issu d’une lignée d’animaux différents, qu’elle avait préalablement préparé, puis s’emploie à le coudre au moyen d’une petite aiguille aimantée, qu’elle manipule à l’aide d’une pince. “C’est du matériel chirurgical, le fil tombe une fois que la greffe a pris. Mais attention, faut faire ça proprement ! Si la peau greffée est boudinée, elle va jamais prendre.” Un nœud spécial, puis quelques gouttes de bétadine appliquées au moyen d’un sopalin, afin de stériliser la plaie, viennent conclure la manipulation. “Reste plus qu’à espérer qu’elle se réveille maintenant ...”. Sylvie réunit les déchets de la manipulation puis les jette dans une poubelle spécifiquement destinée à cette usage. Ils seront incinérés.
Pendant la manipulation, mon œil s’est arrêté sur un curieux schéma qui orne le mur au-dessus de la paillasse. Une souris y est dessinée, des numéros sont inscrits à coté de chacun de ses doigts. 1, 2, 3... mais aussi 10, 100, 1000 : un code, manifestement... J’interroge Sylvie à propos de ce curieux document : “Normalement, pour numéroter les souris, on leur coupe les doigts. C’est un peu barbare, mais c’est la seule solution fiable. Elles perdent toutes les autres marques ... Parfois, à la place, on leur perce les oreilles, mais comme elles arrêtent pas de se battre, elles se les déchirent...”.
La “manip” suit son cours. Un par un, les animaux sont sortis de leur cage puis greffés. La conversation tourne autour du sort des nombreuses souris qui peuplent le lieu. “Bien peu de souris sortent vivantes de cette animalerie... Pour la plupart, elles meurent ou sont sacrifiées. Il arrive qu’on en fasse parvenir aux équipes d’autres laboratoires. Mais ce sont très rarement des souris en provenance de cette animalerie-ci. Plutôt des animaux de l’ANAC (l’animalerie générale de l’hôpital) : c’est là que sont conservées les lignées transgéniques. Ils offrent beaucoup plus de garanties sanitaires qu’ici. Ils sont certifiés : tout est contrôlé là-bas, contrôle bactériologique et sanitaire. Comme eux, on envoie régulièrement de souris au CDTR d’Orléans, qui vérifie qu’elles ne sont pas porteuses de pathogènes. Il y a quelques mois, il y a eu un problème dans l’animalerie du rez-de-chaussée. Une épidémie d’hépatite. On a été obligé de sacrifier tous les animaux. Certaines lignées ont été perdues à cette occasion”. Désignant l’une des cages : “Donc maintenant on a des “souris sentinelles”, elles sont très fragiles, elles attrapent tout ce qui passe. Si elles meurent, c’est très mauvais signe. Ce sont les seules souris que l’on conserve longtemps ici ... c’est donc celles là qu’on envoie pour contrôle à Orléans. C’était un peu le problème jusque là : la plupart des animaux ne restent pas ici, donc c’est pas intéressant pour les contrôles. Et ceux qui restent, c’est dans le cadre d’expériences bien précises, on ne peut donc pas les envoyer. D’où le recours aux souris sentinelles...”.
Purifier et comparer
Cette animalerie, et la paillasse sur laquelle, en son sein, S. et E. procèdent à leurs expériences constituent le premier site présenté dans ce texte. Il s’agit, à bien des égards, d’un lieu central dans le fonctionnement du laboratoire [10]. C’est ici que l’ensemble des manipulations portant sur des modèles animaux sont réalisées. C’est autour de ces expériences, de ces manipulations portant sur des “modèles animaux” que se coordonnent les différentes spécialités et disciplines qui cohabitent au sein du laboratoire.
Le recours à ces modèles offre en effet la possibilité de mettre à l’épreuve les systèmes de transfert de gènes [11] indispensables aux protocoles de thérapie génique. Il constitue aussi un moyen pour ceux, cliniciens, immunologistes ou biologistes, qui travaillent plus directement à la mise au point des thérapeutiques, de les tester, d’en cerner les conditions d’efficacité (dosages et modalités d’administration des produits de thérapie génique, éventuels effets secondaires induits...). Ce sont donc au final ces manipulations qui fournissent, dans l’immense majorité des cas, les données qui seront reprises dans les publications des équipes du laboratoire. Ces expériences et ces publications sont par ailleurs cruciales dans la perspective de la réalisation d’essais cliniques : elles sont le préalable à l’autorisation par les autorités compétentes de tout essai clinique de thérapie génique [12].
L’objectif du dispositif expérimental mis en place dans l’animalerie est de reproduire, de modéliser le plus fidèlement possible chez les animaux une maladie “grandeur nature”, telle qu’elle surviendrait chez un patient humain. Une fois rendus malades, les animaux sont soumis à un traitement équivalent à celui qu’il est envisagé de prodiguer aux patients lors des essais. Le recours à différents marqueurs biologiques permet de qualifier la différence créée par le protocole de thérapie génique, c’est à dire de repérer et de décrire les phénomènes biologiques qui caractérisent l’application du protocole [13].
L’enjeu au sein de cette animalerie est donc de permettre aux chercheurs de procéder à de telles expériences. Deux principaux éléments sont à l’œuvre dans l’organisation de cet espace expérimental : préserver la qualité et la pureté des matériels expérimentaux, au premier rang desquels les animaux eux-mêmes, et permettre la mise en relation des différents types d’expériences réalisés.
Le premier passe par des mesures destinées à assurer le confinement de l’endroit : procédure d’entrée dans la pièce, survêtements jetables destinés tant à protéger les personnes des éventuels substances dangereuses du site, qu’à protéger le site et ses occupants murins des éventuels micro-organismes dont sont porteurs ces personnes, ventilation et rangement des cages visant à réduire la propagation de ces mêmes micro-organismes. Eléments architecturaux (présence d’un sas, fenêtre condamnée) et dispositifs socio-techniques (procédures d’entrée dans le site, de réalisation des manipulations...) sont ainsi mis en œuvre pour délimiter de façon stricte et tranchée un intérieur et un extérieur, pour rendre tangible la limite entre le lieu propice à la réalisation des expériences et le reste du monde (ou, en l’occurrence, du laboratoire). La présence et la manipulation d’organismes génétiquement modifiés impose, aux termes de la loi française et européenne, une telle séparation.
L’animalerie a en effet été conçue en référence aux règles édictées par l’Union Européenne concernant les OGM. L’application de ces règles est, en France, soumise à l’autorité de la Commission de génie génétique. Le site a été déclaré aux autorités compétentes et est susceptible de faire l’objet de visites, de vérifications de leur part. A l’aune des critères de cette commission, cette animalerie est un P2 (second niveau sur l’échelle de confinement biologique, qui en comporte quatre).
L’entrée dans les lieux est soumise à un protocole rigoureux. Deux techniciens sont en charge de l’entretien de la pièce et de la prise en charge des animaux au quotidien : nourriture, nettoyage des cages, incinération des déchets... L’impératif de propreté du lieu est rappelé au moyen d’affichettes, qui mettent en avant que la propreté du site est aussi un enjeu de sécurité, tant pour les personnes qui sont amenées à y travailler qu’au regard de la santé des animaux qui y sont “stockés”. L’utilisation de l’animalerie est par ailleurs soumise à une inscription préalable : les chercheurs doivent réserver à l’avance des créneaux horaires. Il s’agit tant d’éviter que les expériences des uns et des autres ne se télescopent dans le temps que de responsabiliser les utilisateurs du site en rendant “publique” leur présence sur place à un horaire donné.
Cette animalerie participe d’une première forme de mise en possibilité de l’expérience en définissant à travers un agencement architectural, social et technique un espace confiné, permettant la réalisation contrôlée de manipulations sur des animaux de laboratoire.
Comparabilité et mise en relation des expériences
Les tests pré-cliniques d’un protocole de thérapie génique ne reposent jamais sur une seule et unique expérience. A l’opposé, de multiples expériences se répondent, afin de faire varier le plus grand de paramètres pertinents possibles et, finalement, de rendre compte de l’ensemble des phénomènes à l’œuvre dans le transfert de gène et son effet thérapeutique. La mise en relation de ces expériences constitue un impératif en vue de disposer d’une image cohérente du protocole, de son fonctionnement et des multiples détails susceptibles de le rendre plus efficace. L’animalerie, en tant que site d’expérimentation, en tant que dispositif socio-technique, participe de la possibilité d’une telle mise en relation.
Cette comparabilité entre expériences successives passe à la fois par la standardisation et la différenciation. Standardisation tout d’abord, en ce que l’ensemble des souris qui vivent dans l’animalerie appartiennent à des lignées connues, spécifiquement élevées pour les besoins de l’expérimentation en biologie et en biomédecine [14]. De tels animaux sont soit échangés entre laboratoires, soit achetés au près d’entreprises spécialisées. Les différentes lignées sont homogènes : les animaux issus de l’une d’elles sont très ressemblants, tant au niveau du génotype que du phénotype. Elles sont aussi dotées de caractéristiques particulières qui entrent en jeu dans la mise en œuvre des expériences. Ainsi existe-t-il par exemple des souris “nude”, dépourvues de système immunitaire, ou des souris “knock out”, chez qui l’expression d’un gène donné a été inhibée. Le laboratoire décrit dans ce texte a “produit”, il y a quelques années, une lignée de souris transgéniques qui a très largement été utilisée dans la mise au point du protocole clinique portant sur la GVH. La création de cette lignée a fait l’objet de publications, et plusieurs animaux ont depuis été fournis à d’autres laboratoires.
Les cages qui ornent les murs de l’animalerie rendent bien compte de cette situation. D’un côté, les animaux qui peuplent une même cage sont quasi-identiques, pratiquement indiscernables. De l’autre, les différentes cages dressent un panel varié des représentants du monde murin : on y trouve des souris blanches, grises ou marrons, à poils courts ou longs, parfois sans poils du tout, grosses ou petites...
Toutefois, il est aussi nécessaire, pour les chercheurs, de différencier, dans le cours d’une même expérience, les différents animaux issus d’une même lignée : différencier les témoins et les animaux traités, ou les animaux ayant reçu des versions ou des doses différentes d’un même traitement. Le problème est clairement posé par S. : les souris ont tendance à être remuantes, à se bagarrer fréquemment, et finalement à perdre à peu près tout type de marque dont les chercheurs sont susceptibles de les affubler. Le schéma évoqué dans la seconde vignette suggère une solution quelque peu barbare, à savoir couper les doigts et les griffes des souris de façon à les numéroter. Jamais au cours de mon séjour dans le laboratoire je n’ai assisté à une telle séance de marquage. Jamais non plus je n’ai aperçu de souris porteuses de telles marques. L’ensemble de l’équipe semble rechigner face à la cruauté du système. Répartition des souris entre différentes cages, marquage des animaux à l’aide de feutres de différentes couleurs : chacun semble y aller sa petite astuce pour éviter d’avoir recours à la mutilation, et organisent, au moyen de marquages aussi sommaires que temporaires, la possibilité de distinguer entre eux les animaux sans avoir à les mutiler.
Esquisse d’une atmosphère expérimentale
A travers la description de cette animalerie, se dessinent quelques-uns des éléments qui permettent d’évoquer un site expérimental en termes d’”atmosphère”. L’idée est de rendre compte de la constitution de cet environnement de travail et d’expérimentation comme de la création et du maintien d’une atmosphère propice à la réalisation des manipulations qui fondent les travaux en thérapie génique.
La dimension spatiale de cette création d‘atmosphère paraît la plus évidente : l’animalerie est un lieu confiné, tenu à l’écart du reste du laboratoire par des mesures qui régissent l’entrée en son sein. Les flux (de personnes, d’animaux, d’outils, de produits biologiques, mais aussi d’air) qui y pénètrent, en sortent, ou y circulent sont soigneusement contrôlés. L’air est ainsi dirigé du “moins contaminant” vers le “plus contaminant” par un subtil jeu des pressions, les personnes dûment répertoriées et équipées à l’entrée du site, les animaux constamment surveillés, afin qu’ils ne favorisent pas le développement de pathogènes non désirés. L’animalerie inscrit ainsi dans l’architecture du laboratoire une forme de division des tâches, entre expérimentation et réflexion, entre production des données (c’est à dire réalisation des expériences sur les souris) et analyse des résultats.
Cette première séparation se double d’une autre, plus subtile, qui porte sur la gestion des corps animaux. Si, pour reprendre de P. Sloterdijk, la création d‘une atmosphère participe de la mise en œuvre d’un life support (Sloterdijk, 2003), c’est à dire des conditions nécessaires au maintien de la vie, alors il devient possible de penser en ces termes le sort paradoxal des souris qui peuplent cette animalerie. Nourries, surveillées, sélectionnées et protégées d’un côté, rendues malades, découpées, sacrifiées de façon quasi-systématique de l’autre, elles sont, au sens le plus littéral du terme des “animaux de laboratoire”. C’est à dire des animaux façonnés, modifiés par l’homme, au point qu’ils sont à peu près incapables de survivre dans un environnement naturel (cf. les souris sentinelles), des animaux pour qui une telle animalerie constitue, par bien des aspects, le seul environnement viable, la seule atmosphère respirable. Bien évidemment, une telle situation n’est pas sans soulever des objections morales. Donna Haraway a, la première, pensé en de tels termes le paradoxe de ces animaux construits, taillés sur mesure pour les laboratoires, et n’a pas manqué de relever les tensions inhérentes à une telle situation [15].
Pour les chercheurs du laboratoire, ce paradoxe, entre “soins accordés à” et “instrumentation” de la vie animale, semble géré en tant que tel. Il s’agit à la fois d’éviter toute cruauté inutile — ne pas mutiler ou faire souffrir les animaux si cela n’est pas nécessaire à l’expérience, veiller soigneusement à leur (tout relatif) confort... — et de ne pas s’appesantir sur leur triste destin : les sacrifices seront, sans scrupules, réalisés en temps utile. La dimension rituelle de ces sacrifices a notamment été développé par M. Lynch (1988). Elle s’inscrit pour lui, qui fonde son analyse sur les outils de l’ethnométhodologie, dans une “culture de laboratoire”, qui permet et légitime la transformation de la vie animale en données scientifiques. Mais dans le cas développé ici, la dimension spatiale et atmosphérique de ces sacrifices doit à nouveau être soulignée : c’est dans un lieu spécialement conçu, au cœur d’un “atmosphère” tout à fait spécifique, à l’écart de l’agitation quotidienne, que ces sacrifices vont se dérouler que la vie animale va légitimement être transformée en données scientifiques.
Entre expérimentation, médecine et société : le Centre Intégré de Thérapie Génique
Vignette 3 - Anatomie d’un site hybride :
“Bientôt prêt”, “Enfin prêt” : le Centre de Thérapie génique est mentionné dans un grand nombre des entretiens que j’ai réalisé avec les chercheurs du laboratoire. L’attente semble avoir été longue, pour enfin parvenir à doter l’unité de cette facilité inédite sur le site de ce grand hôpital parisien. L’équipe dispose désormais, à quelques centaines de mètres du labo, de locaux adaptés à la préparation et à la réalisation d’essais cliniques de thérapie génique. Un petit laboratoire de production et une unique chambre de malade, une trentaine de mètres carrés soumis à des dispositifs de confinement de haut niveau.
J’ai aujourd’hui rendez-vous avec HR, qui est en charge de la rédaction des “protocoles-qualité” qui vont réguler l’accès et l’utilisation de ces locaux. Je vais procéder, en sa compagnie, à la visite du lieu. Privilège qui ne m’aurait pas été accordé quelques semaines plus tard : les travaux sont terminés, mais la décontamination du site, préalable à sa mise en fonctionnement n’a pas encore été réalisée. Il est donc possible pour quelques semaines encore d’accueillir un visiteur et de lui faire effectuer un rapide tour des installations en place. Une fois la décontamination effectuée, plus question de se permettre ce genre de largesses : l’accès sera limité aux seuls chercheurs et techniciens agréés pour travailler sur le site, dûment revêtus des tenues protectrices requises pour évoluer dans un tel milieu.
Le CITG est situé dans l’aile d’un bâtiment qui abrite le service de médecine interne de l’hôpital. Au beau milieu d’un couloir, à quelques mètres de chambres de malades des plus banales, deux portes, l’une dotée d’un digicode, l’autre d’une imposante serrure. Une feuille, sur un support fiché entre les deux portes, consigne toutes les entrées et sorties (nom de la personne, date, heure d’entrée, heure de sortie). A côté, une curieuse boîte en plastique transparent orne le mur : elle contient des marqueurs (tubes gradués contenant un liquide rouge) indiquant la pression dans chacune des pièces de la structure. Chaque marqueur a été annoté de deux traits, délimitant les pressions maxima et minima censées régnées dans la pièce donnée. H. R. m’explique qu’une pression différente règne donc dans chacune des pièces, de manière à “piéger” toute substance libérée de manière accidentelle.
Nous pénétrons dans le Centre. Le lieu a donc été divisé en une multitude de petites pièces indépendantes, séparées par des portes asservies : un vestiaire, où l’arrivant est censé revêtir la tenue nécessaire pour pénétrer plus avant, un second vestiaire, destiné à l’application des mesures d’urgence en cas d’accident (se dévêtir, se doucher, ... avant de quitter la structure). Vient ensuite le laboratoire proprement dit, où sont présents l’ensemble des appareils nécessaires à la construction des produits de thérapie génique. Ils sont reliés à un système informatique, qui permet, a posteriori, de confirmer leur bon fonctionnement durant la réalisation d’une manipulation.
Une seconde pièce jouxte le laboratoire : c’est une chambre, destinée à un patient. “Dans le cadre d’un court séjour” me précise H.R., “juste le temps d’administrer le produit et de vérifier qu’il n’y a pas d’effets secondaires immédiats”. L’endroit ne laisse que peu de place à la fantaisie : lumière artificielle, ni fenêtre, ni perspective quelconque permettant de quitter l’enceinte des quatre murs. Deux ouvertures au format étrange ornent néanmoins le mur. Renseignement pris, il s’agit d’un passe-plat, qui permet de faire passer de petits objets depuis le laboratoire ; et d’un conduit donnant sur l’autoclave. Ce dernier trône en fait tout au centre de la structure, accessible aussi bien depuis la chambre que depuis le laboratoire. C’est par le biais de cet incinérateur que seront expulsés hors du centre l’ensemble des déchets qui y seront produits.
Vignette 4 - Procédures, certifications et exigences réglementaires
Entretien avec F.L., chercheur et responsable de la production au CITG, Janvier 2001.
“En thérapie cellulaire et en thérapie génique, on est obligé de travailler dans des centres répondant aux Bonnes pratiques de Laboratoire et aux Bonnes Pratiques de Fabrication. On est obligé d’utiliser des produits ayant une AMM, ou une ATU, ou une convention spéciale avec l’Agence du médicament : des Produits Thérapeutiques Annexes [16] (...) Pour ces PTA, une fiche technique est requise de la part du fabricant(...). Il nous faut travailler sous hotte, dans une atmosphère contenant peu ou pas de particules, et si possible en circuit clos, c’est à dire en recourrant à des poches, des tuyaux... Il faut éviter le plus possible les manipulations en milieu ouvert. Il y a une procédure de production très précise, assortie d’un contrôle-qualité très strict. Et en plus il y a aussi un responsable de l’assurance-qualité, qui est une sorte de “super-gendarme” qui va vérifier que tout se passe bien.”
Confiner et certifier
Pour les chercheurs du laboratoire, le fait de disposer du Centre Intégré de Thérapie Génique constitue une avancée notable. L’équipe est désormais dotée d’une structure susceptible d’accueillir les essais cliniques qu’elle souhaite réaliser. La construction d’un tel équipement répond aux exigences qui entourent, en France, la réalisation des essais cliniques de thérapie génique. Les “Produits de Thérapie Génique” [17] (ou PTG) qui sont testés au cours de ces protocoles sont en effet considérés par la législation française à la fois comme des médicaments et des organismes génétiquement modifiés.
Pèsent donc sur la réalisation des essais l’ensemble des contraintes qui entourent, au titre de la réglementation européenne [18], la manipulation et la dissémination d’OGM. Leur production et leur administration doivent être réalisées dans des environnements confinés, rendant toute dissémination accidentelle des produits impossible. Le fait que les PTG soit soumis à de telles normes constitue l’une des données les plus spécifiques à cette forme d’expérimentation clinique : ces produits demeurent en effet très étroitement liés au laboratoire où ils ont été créés. A l’inverse des molécules de la pharmacopée classique qui, une fois produites, sont susceptibles de facilement circuler, les PTG ne peuvent être fabriqués et employés qu’en des sites spécifiques, dûment certifiés. Mettre en place un essai clinique recourant à ces produits nécessite donc la définition, étroitement contrôlée, d’une atmosphère au sein duquel il va pouvoir être réalisé. Cet impératif inscrit dans la matérialité la nature complexe, hybride des essais cliniques de thérapie génique, une pratique clinique à la frontière de l’expérimentation, à la fois activité de soins et de recherches.
L’existence d’une structure telle que le CITG met donc en scène deux impératifs qui, par delà les dimensions cliniques et éthiques qui participent de l’évaluation d’un essai clinique [19], pointent la spécificité des thérapies géniques : le confinement et la certification.
Le premier registre mobilisé est, comme dans le premier exemple, celui du confinement. Il s’agit d’inscrire l’action et la propagation des produits de thérapie génique, en tant qu’OGM et entité susceptible de venir modifier le patrimoine génétique de certaines cellules, dans un cadre physique clairement circonscrit. Les dispositifs ici mobilisés sont encore plus drastiques que ceux utilisés dans l’animalerie : décontamination totale du lieu préalablement à son utilisation, nécessité pour les personnes intervenants en son sein de revêtir des tenues protectrices complètes, procédures guidant scrupuleusement chaque manipulation. L’objectif est de réduire tout contact avec l’ “air libre”, de constituer une atmosphère confinée et le plus dénuée possible de particules.
Le second registre mobilisé pour le fonctionnement du Centre Intégré de thérapie Génique relève d’une logique de certification. Comme le souligne l’intervention de FL (vignette 2), toutes les entités que mobilise, à un moment où à un autre, la réalisation de l’essai, doivent être dûment certifiées, c’est à dire pourvues du label garantissant leur capacité à effectuer les tâches pour lesquelles elles ont été prévues. Le laboratoire où sont réalisées les préparations des produits doit être accrédité, les cellules référées au sein d’une banque de données biologiques, les manipulateurs clairement identifiés en tant qu’individus et titulaires des diplômes adaptés, les pipettes, tuyaux plastiques et autres petits instruments listés et validés par avance. L’ensemble du processus de production et d’administration du produit de thérapie génique est ainsi retracé à travers les différents certificats qui caractérisent les “actants” intervenant dans chacune des étapes de l’essai. La mise en place de cet arsenal descriptif constitue pour les investigateurs une tache administrativement et techniquement lourde.
Le Centre Intégré de Thérapie Génique apparaît comme un lieu exceptionnel, destiné à un évènement exceptionnel : la modification délibérée du patrimoine génétique d’un être humain. De tels protocoles cliniques sont évidemment rares, lourds et longs à concevoir et à mettre en place. “L’atmosphère” qui préside à la réalisation de ces essais est en tant que telle est objet de réglementation. La pureté des substances, leurs flux, leur élimination sont encadrées par textes et des dispositifs socio-techniques complexes. Les entrées et sorties du site sont soumises à procédure, dûment répertoriées. Et tous les gestes qui, au sein de ce site confiné, vont permettre de produire et d’administrer le gène-médicament, sont eux aussi soumis à codification, description et évaluation préalable.
A ces conditions drastiques d’usage et d‘administration des produits de thérapie génique, répond une attention toute particulière accordée au recrutement des patients pour ces essais thérapeutiques. L’entrée dans un tel protocole expérimental n’est proposée qu’à des patients soigneusement sélectionnés, au moyen de “critères d’inclusion” drastiques. L’objectif est de garantir le meilleur déroulement possible de l’essai tant d’un point de vue médical que scientifique. Les patients choisis doivent bien entendu être atteints de la pathologie visée par le protocole, mais aussi répondre à une série de conditions concernant leur “carrière” pathologique et leur état de santé au moment du protocole. Il est généralement considéré que seuls des malades ne disposant d’aucune alternative en termes thérapeutiques sont recrutés dans des essais dont la composante expérimentale est aussi forte. En même temps, il faut que ces malades soient dans un état de santé suffisamment bons pour que le protocole puisse être appliqué et les éventuels effets secondaires supportés. C’est donc plutôt vers une forme de médecine individualisée, recourrant à des traitements quasi “taillés sur mesure” que tend cette spécialité thérapeutique.
Comme dans le premier exemple mentionné dans ce texte, on se trouve donc confronté à la mise en œuvre d’une “atmosphère expérimentale”, c’est à dire à la constitution simultanée d’un espace de réalisation des expériences et d’un régime de prise en charge des corps. Le Centre Intégré de Thérapie Génique définit à la fois un site et quelques-unes des conditions qui vont présider à la modification délibérée et expérimentale d’une partie du patrimoine génétique d’un être humain, dans un objectif thérapeutique.
D’une atmosphère à l’autre : qualifier l’expérimentation
Se pose désormais la question du passage d’un site expérimental à l’autre, c’est à dire de l’animalerie au centre de thérapie génique. Le passage de la “science confinée” (les manipulations de laboratoire, menées in vitro ou sur des modèles animaux) à la “science de plein-air” [20] (les essais cliniques) participe ici d’une configuration tout à fait particulière. La question a été soulevée en tant que telle par les praticiens des thérapies géniques et au sein d’un certain nombre de textes et de dispositifs législatifs : comment encadrer, d’un point de vue éthique, clinique et sanitaire la mis en œuvre sur des patients humains de protocoles thérapeutiques mettant en jeu des manipulations génétiques ? Il s’agit en effet, dans un seul mouvement, de passer de la paillasse à un environnement médical et clinique, de l’expérimentation à une tentative thérapeutique, d’organismes de laboratoire à des patients humains. Il s’agit à la fois de créer et de disséminer un OGM, de mener une recherche clinique, et d’essayer de soigner un individu, souvent bien mal en point.
C’est, dans les pays dans lesquels sont réalisés des essais cliniques de thérapie génique, le droit qui s’est emparé de cette question. Par delà la complexité et l’originalité du “montage” législatif adopté en France pour réguler cette pratique, on se penchera ici seulement sur la manière dont sont qualifiées et définies les substances thérapeutiques administrées aux patients : les Produits de Thérapie Génique sont à la fois médicaments et OGM. Les critères et exigences qui procèdent de cette “double qualification” sont nombreux et variés.
En tant tout d’abord que les produits de thérapie génique sont des médicaments, ils sont des produits thérapeutiques soumis à des exigences strictes en termes de sécurité et d’évaluation. Gènes thérapeutiques et vecteurs ne sont plus de simples entités de laboratoire. Ils doivent donc être testés sur l’homme selon les modalités qui caractérisent, dans la “médecine des preuves” [21] la démonstration de l’efficacité d’un traitement : l’essai clinique. Même si le recours aux placebos ou au double-aveugle est rare dans le cadre de ces essais, l’ensemble du dispositif organisationnel et d’administration de la preuve qui caractérise les essais cliniques en tant que “technologie médicale” est ainsi mobilisé pour les Produits de thérapie génique.
En tant ensuite que ces produits sont des OGM, leur manipulation et leur éventuelle dissémination doivent répondre à l’ensemble des règlements régissant l’utilisation de tels produits. La pureté des substances utilisées dans la production, le contrôle des flux d’entités biologiques ainsi font l’objet de textes, de “bonnes pratiques” qui contraignent à recourir à des espaces expérimentaux strictement délimités.
Conclusion : Atmosphères, expériences et société
Au moyen de ce bref parcours à travers deux sites expérimentaux, se trouve posée la question de la dimension spatiale et de “l’atmosphère” des expériences scientifiques et cliniques fondées sur la manipulation des gènes.
Les thérapies géniques constituent certainement, au jour d’aujourd’hui, la forme de manipulation génétique la moins contestée. Alors que les travaux sur les OGM végétaux ne manquent pas de provoquer débats, controverses et parfois actions violentes, la recherche thérapeutique étudie et recourt depuis bientôt 15 ans à des organismes génétiquement modifiés, sans susciter de réelles mobilisations hostiles. Une comparaison n’en demeure pas moins instructive, en ce que les termes du débat sur les plantes-OGM recoupent aujourd’hui, par bien des aspects, la problématique de la mise en place des essais cliniques de thérapie génique. Dans les deux cas se pose la question de la sortie du laboratoire des entités expérimentales génétiquement modifiées créées par les scientifiques : les lieux de l’expérimentation sont au centre de l’interrogation, le passage de la paillasse au “grand monde” devient en lui-même problématique et problématisé (à l’image des débats surgissant autour des tentatives de tests en “champ ouvert” des plantes génétiquement modifiées).
La réflexion en terme “d’atmosphère” qui a été esquissée dans ce texte permet de saisir quelques-uns des points essentiels de cette question. Elle met en effet en scène la dimension spatiale de toute activité humaine, et plus particulièrement de toute activité expérimentale. Elle permet de penser la dimension construite, négociée des tels espaces : aucun ne peut être décrit comme complètement isolé de la société, ou au contraire comme se confondant intégralement avec elle. Le problème ne porte plus tant sur la seule transition du “laboratoire” vers la “société” que sur une succession d’espaces expérimentaux à définir et construire. Il s’agit, pour chacun d’entre eux, non seulement d’en tracer les contours, mais aussi de penser ce qu’ils permettent aux scientifiques de mettre en expérience, ainsi que les risques qu’ils font parfois peser sur des collectifs plus larges.
Ainsi se profile, à travers cette analyse en termes atmosphériques, une façon de poser la question “où s’arrête l’expérience ?”, c’est à dire une façon de prendre en compte la complexité des pratiques expérimentales modernes et leur articulation avec les questions de risque, d’environnement et de qualité de vie. Il semble en effet que de nombreux débats sur ce que l’on souhaite mettre en risque dans le cadre des multiples activités humaines susceptibles de produire des “outputs négatifs” difficilement qualifiables a priori puissent bénéficier d’une approche dans les termes formulés par P. Sloterdijk. Elle est en effet susceptible d’articuler un questionnement en termes de “principe de précaution” (conçu non pas comme une tentative d’élimination complète du risque, mais comme une mise en risque concertée, discutée et pensée en tant que telle), d’approche spatiale et située du risque, et enfin de prise en compte de ce que de tels espaces permettent aux expérimentateurs de soumettre à questionnement. Loin de se limiter aux seuls questions soulevées par les manipulations génétiques, la question de la spatialité et de l’”atmosphère” des expériences scientifiques est une question récurrente, qui participe de nombreuses controverses contemporaines [22].