Introduction
Ce texte a pour objet de montrer la façon dont la production des atmosphères s’agence dans le domaine de l’aménagement urbain et plus spécifiquement dans le cas du métro. On va chercher à y décrire l’importance que le thème de l’air conditionné prend pour les institutions qui fabriquent la ville, et la gamme des pratiques concrètes que celles-ci déploient afin d’aménager l’air, les ambiances ou espaces sensibles, au-delà de la seule production d’un espace urbain fonctionnel. Il s’agit donc pour nous dans ce papier de tester l’une des hypothèses du diagnostic sur notre époque opéré par Peter Sloterdijk, selon laquelle le conditionnement de l’air est l’un des faits marquants de la situation contemporaine de l’être-dans-le-monde. Nous procéderons ici en cinq étapes d’inégales longueurs. Equipement urbain, le métro peut être considéré comme l’un des éléments d’une écologie de la ville qui le dépasse. On ira donc du plus général au plus particulier, partant de la ville pour arriver au métro : l’actualité et les supports de l’Air-Design en général des villes occidentales tout d’abord ; le cas de la lutte contre la pollution sonore pour l’ensemble de la ville ensuite ; puis le métro, plus spécifiquement, en trois temps : l’évocation rapide de l’historique accident de la station Couronnes de 1903 dans lequel de nombreux voyageurs périrent par asphyxie ; une description des manières de concevoir et de produire le métro de Paris comme un “espace sensible” ; et enfin, le cas particulier d’une opération de fabrication de l’atmosphère olfactive sur une ligne du métro parisien.
Actualité, Outils et incertitudes de l’Air-Design en ville
25 septembre 2003. L’Ecole d’Architecture de Paris-La Villette a organisé ce matin un colloque destiné à faire le point sur les projets urbains relatifs aux ambiances. On y parle d’aménagement du territoire, d’architecture, de transports, d’utilisation de logiciels informatiques et d’organisation du débat public [1]. L’anthropologue est d’abord mis au courant de la diversité des équipements urbains concernés par les aménagements d’ambiance : transports, supermarchés, places publiques, hôpitaux, et même l’architecture dans son ensemble. Ainsi se développe en Scandinavie une “architecture biologique” qui cherche à concevoir des “murs respirant et tactiles”, ou bien encore des “toits végétariens”, dont le but est de maintenir la fraîcheur à l’intérieur de l’habitacle. L’idée est ici d’optimiser les bâtiments en tant qu’ils sont plongés dans un environnement. Avec l’architecture biologique, l’environnement du bâti redevient problématique, puisqu’il n’est plus considéré comme homogène et isotrope mais au contraire comme hétérogène et variable. Les projets d’aménagement intérieur des espaces incorporent également, à côté des dimensions sécuritaires et fonctionnelles, l’aspect sensible, comme en témoigne le travail d’un des étudiants en architecture ayant analysé la manière dont la conception d’une salle d’attente dans le cadre de la rénovation d’un hôpital intègre le souci de la qualité de l’éclairage — avec des études physiques, cinétiques et physiologiques sur l’éblouissement. La salle d’attente est également pensée sous l’angle de la circulation de l’air, de la ventilation, sa conception est outillée par le calcul de standards de confort et de satisfaction des usagers sur ce thème.
On apprend en second lieu lors de ce colloque le développement considérable des outils technico-scientifiques permettant de visualiser les dimensions sensibles de l’espace. Cela passe tout d’abord par la mesure et par l’observation, in situ et en laboratoire — à l’aide, par exemple, de mannequins ; par le développement du calcul d’un certain nombre de performances, permis par la simulation informatique, pratiquée pour un seul facteur sensible ou plusieurs, par exemple le croisement entre le thermique et l’acoustique ; enfin, au-delà des facteurs techniques, par la récolte de données psycho-sociologiques, que ce soit par l’observation des comportements d’usagers-témoins placés en situation, ou bien, là aussi, par des tests pratiqués au laboratoire — comme faire ré-écouter des sons et faire proliférer à propos des ambiances acoustiques des descripteurs et des qualifications par des panels d’utilisateurs.
Toutes ces études des ambiances génèrent des représentations multiples : représentations dites “cursives” tout d’abord, permettant de rendre compte des mouvements de l’air ; représentations dites “techniques” ensuite — par exemple les cartes de bruit instantané — ; représentations dites “réalistes” enfin, associant visualisation des mouvements de lumière et images de synthèse. Ce que l’on appelle “réalité virtuelle”, et qui permet de simuler la visualisation d’un espace voire dans certains cas d’essayer de prédire son comportement, en y intégrant le point de vue d’un piéton se déplaçant dans la ville, éprouve encore des difficultés à être appropriée par les acteurs des projets. Enfin, le développement considérable des bases de données, et notamment des Systèmes d’informations géographiques (Chrisman, 2002), permet de construire des représentations graphiques des espaces superposant les données concernant les dimensions sensibles à celles concernant les caractéristiques physiques des territoires.
Si la prise en compte des dimensions sensibles des espaces concerne les projets de conception d’un nombre de plus en plus important d’équipements urbains et que les nouvelles technologies logicielles permettent de fournir des outils prometteurs quant à la représentation de ces dimensions atmosphériques, plusieurs intervenants au colloque remarquent cependant que ces nouveaux outils à fort potentiel ont encore du mal à s’intégrer aux processus de conception et de décision concrets. Et ceci parce qu’ils restent encore confinés aux laboratoires, que leurs potentiels sont parfois tellement énormes que les acteurs de terrain ont encore du mal à savoir comment s’en servir, bref, que le besoin de médiation et renouvellement de l’expertise entre chercheurs et opérationnels est vif.
Retenons donc de ce colloque les trois points suivants : l’Air-Design est bien d’actualité en ville ; il s’appuie sur des savoirs et des outils scientifico-techniques de plus en plus nombreux et complexes ; le réaménagement des processus de conception dans le cadre d’une « démocratie technique » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001) capable de domestiquer ces nouveaux outils est encore balbutiante.
Le cas de l’enveloppe acoustique et du paysage sonore
Nous voici à présent en février 2004, quelques mois à peine après le colloque de La Villette. Le numéro de ce mois de février d’une revue publiée par le Ministère de l’Equipement propose un dossier complet intitulé « L’offensive contre le bruit » dans la ville et dans les transports. Et ceci parce que, pour le Ministère, la lutte contre les nuisances sonores autant que son corrélat « positif » — la production d’une atmosphère sonore de qualité — ont été récemment mis au cœur des politiques publiques. Cela vaut autant au niveau national, avec la mise en place par le Ministère de l’Ecologie et du Développement durable d’un plan d’action consacrant à la recherche sur le bruit un budget de 5,6 millions d’euros, qu’au niveau européen avec la parution de la Directive européenne du 25 juin 2002 imposant la construction d’indicateurs, de modèles, et de cartographies concernant la pollution sonore. Cette dernière, d’ailleurs, fait suite à tout une série d’autres normes relatives aux caractéristiques sonores des chaussées, à la construction des routes et aux pneumatiques. On retrouve pour le cas du son ce que l’on vient de constater pour les atmosphères en général, à savoir l’articulation de la problématique des aménageurs autour des points suivants : actualité / institutionnalisation de la question / construction des outils / réalisations concrètes.
Il est d’abord très important de noter pour commencer que si la question de l’aménagement du paysage sonore fait actuellement l’objet de multiples financements, ceux-ci sont articulés avec la création d’organismes associant équipes de chercheurs et fonctionnaires destinés à commanditer les recherches et à en traduire les résultats en vue de leur opérationnalisation, et liés au Ministère ou à l’Union Européenne. Il faut sur ce point noter la circulaire du 12 juin 2001 qui impose la création d’un Observatoire National du bruit des transports terrestres et dont l’objectif est d’accumuler des données et de diagnostiquer les “points noirs” à traiter en priorité. Sur le plan européen, il s’agit du consortium “Harmonoise”, dans lequel on retrouve des laboratoires français comme le Laboratoire central des Ponts et Chaussées (LBPC) ou encore le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB). Ce projet Harmonoise comprend de multiples sous-groupes de travail, son objet étant précisément de permettre de répondre aux exigences de la directive européenne du 25 juin 2002 : ceci suppose certes des actions concrètes en ville, mais bien sûr tout d’abord la construction d’outils et de méthodes permettant de soutenir celles-ci.
En ce qui concerne donc les outils, un premier genre permet la caractérisation et la qualification de l’existant. Ceci avec pour objectif diagnostique d’évaluer les points sensibles ou noirs, fortement touchés par la pollution sonore. Ce qui est notable à l’heure actuelle réside ici dans le fait que l’utilisation des bases de données et des logiciels permet l’intégration d’un nombre considérable de variables : le panorama est donc loin de se limiter aux voitures. Les études du LPBC, par exemple, intègrent à leur description les nuisances sonores liées aux voitures mais aussi aux véhicules légers en phase d’accélération, tramways ou deux roues. La seconde possibilité autorisée par les technologies informatiques est celle de la modélisation de la propagation du son, autrement dit la visualisation de la pollution sonore en dynamique et non en statique. Les outils logiciels développés récemment cherchent à prendre en compte la multiplicité et la variété des vecteurs de propagation : la pollution sonore, en effet, ne se diffuse ni avec la même vitesse ni avec la même intensité, selon qu’elle prend appui sur les irrégularités de façade, la diffraction par le mobilier urbain et les voitures ou encore sur les conditions météorologiques. Certains laboratoires travaillent également plus précisément à la modélisation dynamique du trafic routier, essayant de pallier aux insuffisances des études en statique qui, si elles suffisent à estimer le niveau de bruit moyen associé à tel ou tel axe de circulation, se montrent incapables d’estimer le bruit lié aux fluctuations du trafic. Enfin, notons qu’au-delà des outils destinés à identifier de manière précise et dynamique les niveaux de bruit, on peut souligner le développement de recherches sociopsychologiques qui visent à construire des typologies de sites urbains et des ambiances sonores qui caractérisent ces derniers : généralement, ces classifications sont obtenues par le croisement de données d’enquêtes statistiques effectuées auprès des usagers avec des résultats de mesures physiques.
Toujours en ce qui concerne les savoirs, il faut noter le développement d’une autre catégorie d’outils qui ne concerne plus cette fois-ci la caractérisation de l’existant mais la prospective ou les évolutions futures. Ces nouveaux outils interviennent en cours de conception et de réalisation de projets : ils sont directement adressés par les laboratoires technico-scientifiques aux aménageurs et décideurs. Le numéro de « R&E » en donne deux exemples. Le premier est le « Guide méthodologique : bruit et études routières — manuel du chef de projet », développé par le Service d’études techniques des routes : il s’agit comme son nom l’indique d’une brochure destinée aux responsables de constructions d’infrastructures routières afin de les aider au pilotage de leur projet. Sur le plan du contenu, ce guide, qui a pour ambition d’être compatible avec n’importe quel type d’aménagement routier, souligne les étapes du déroulement d’une étude acoustique et leur moment d’intervention dans les phases d’un projet. On imagine bien que ce guide ne peut être appliqué tel quel par le chef de projet à l’aventure de construction d’équipement singulière dans laquelle il est engagé, mais qu’un tel manuel accompagne l’action, qu’il suggère sans prescrire ; l’important est qu’il intervient pendant que l’action elle-même se déroule. Dans le même genre, il faut souligner à quel point la cartographie du bruit est devenue un outil prospectif permettant de tracer la panoplie de futurs scénarios possibles, constituant corrélativement une aide à la décision pour les aménageurs. La revue « R&E » donne l’exemple de la Communauté Urbaine de Lyon qui a fait appel au Centre d’Etudes Techniques de l’Equipement de la ville dans le cadre d’une réflexion sur les réaménagements à faire d’un important boulevard du centre ville. L’équipe de techniciens construit une représentation cartographique des différentes solutions possibles pour ce boulevard, par exemple selon que la circulation automobile se fait en surface ou à l’air libre ou bien dans des tranchées couvertes, et des conséquences sonores de ces différents scénarios. Les effets du bruit sont ensuite visualisés par une représentation en 3D qui permet d’évaluer l’exposition sonore en façade, bâtiment par bâtiment, étage par étage, et ainsi d’évaluer la gêne de la population en croisant ces données avec des éléments démographiques d’occupation des immeubles ! Ce qui est très intéressant dans ce genre d’initiatives, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de pallier aux insuffisances d’une situation établie, mais de développer une logique de développement durable qui prend en compte l’aménagement de la capsule sonore très en amont, grâce à la visualisation d’une situation virtuelle donnant à voir la coexistence de plusieurs voies d’aménagement possibles.
En ce qui concerne enfin les réalisations, et outre la prise en compte de la dimension sonore dans les projets et le développement d’outils d’évaluation spécifiques de l’état du paysage sonore dans l’existant, il est certain que de nouvelles technologies anti-bruit ont été développées, notamment grâce aux travaux du CSTB qui travaille depuis 30 ans sur ce thème, et plus spécifiquement pour le cas des routes : couronnements d’écran, multidiffracteurs, couvertures ajourées, nombre de dispositifs ont été ajoutés aux axes routiers importants comme les boulevards périphériques et autres autoroutes passant proches de zones habitables. L’enjeu est à présent, dans une perspective tout à fait capsulaire, d’équiper les zones urbaines intérieures avec ces dispositifs, afin d’améliorer le confort acoustique des piétons dans les parcs, les places, bref que la sonosphère ne concerne pas que les victimes du trafic automobile.
Voilà donc ce que nous apprend le survol rapide de l’aménagement des atmosphères sonores urbaines. Celui-ci est à la fois “lutte contre la pollution” et “production positive de capsules” [2]. La question des ambiances est largement prise en compte par les pouvoirs publics et fait l’objet d’investissements considérables, à la fois pour soutenir la recherche, les actions concrètes et les innovations institutionnelles qui permettent de coordonner l’ensemble du processus. Il est très important de noter que l’aménagement des sphères sonores s’appuie sur des outils qui permettent une représentation complexe à la fois de l’existant et des évolutions possibles.
Après avoir montré comment la question de l’aménagement de l’air était d’actualité en ville et quelle était la consistance de sa prise en compte, puis développé cet argument sur le cas de la dimension particulière du paysage sonore, on va à présent poursuivre autrement, en se focalisant cette fois-ci sur le cas d’un équipement urbain en particulier : le métro.
Métro 1. L’accident de Couronnes
10 Août 1903 [3]. Nous sommes bien loin de l’Air-Design actuel, et le jeune métro de Paris va s’illustrer bien tristement en précédant de quelques années l’inauguration de la guerre des gaz dans les tranchées de 1915. Le métro est en marche depuis trois ans, et la ligne 2, celle qui relie l’Etoile à la Nation par les quartiers Nord, vient à peine d’être mise en service. Un équipement électrique mal protégé cause un départ d’incendie dans la motrice de tête d’une rame. Ce sont surtout les voyageurs du train suivant, extrêmement nombreux, qui vont en faire les frais. Suite à l’immobilisation de leur train, ces derniers se trouvent plongés dans l’obscurité mais refusent pourtant l’évacuation immédiate de la rame. Ce refus va rapidement avoir de dramatiques conséquences puisque les fumées de l’incendie du train précédent se propagent à une vitesse folle et à une échelle considérable : elles sortent du tunnel, remontent, font brûler la chaussée et s’élèvent jusque dans les étages des immeubles. Certains passagers restés à l’intérieur du tunnel, pris de panique, vont tenter de sortir et les passants pourront observer la remontée en surface de quelques survivants tout suffocants. 84 personnes restées à l’intérieur mourront asphyxiées.
Ce qui est important c’est qu’à l’époque, l’ancêtre de la RATP, la Compagnie Générale du chemin de fer métropolitain de Paris, va surtout retenir les leçons de l’accident en instaurant le sectionnement des lignes de métro (sectionnement du personnel, avec la naissance du métier de chef de secteur, sectionnement électrique du réseau et mise en place des avertisseurs d’alarme pour couper le courant). Mais d’autres conséquences sont plus directement intéressantes pour notre propos, puisque les résolutions adoptées pour renforcer la sécurité, essentiellement le fait de créer un département Traction et de ne faire circuler que des voitures métalliques et pas en bois, et d’équiper le réseau de matériaux incombustibles, interfèrent clairement avec la question atmosphérique : tout ce qui concerne le choix des matières rend parfaitement indiscernable ce qui relève de la sécurité de ce qui relève du design de l’air ambiant. En tout cas l’accident de Couronnes, si on le relit un siècle plus tard, explicite parfaitement que dans le cas du métro, l’air que l’on respire est loin d’être une donnée négligeable : on peut terminer son parcours en chemin de fer métropolitain mort d’asphyxie, et ceci dans un sens qui n’a rien de métaphorique.
Métro 2. La Prospective de la RATP et le paysage sensible
Transportons nous maintenant presque un siècle après l’accident de Couronnes. Le directeur de l’Unité Prospective de la RATP, architecte de profession, publie en 1992 un article très important dans la revue Annales de la Recherche Urbaine (Pény, 1992) [4]. La prospective est une petite unité rattachée à la direction générale de l’entreprise et dont le rôle est de mobiliser savoirs et analyses afin de proposer aux opérationnels de la RATP des diagnostics de préfiguration des évolutions possibles pour le métro. Le texte concernant les dimensions sensibles de l’espace de transport est très important d’une part parce qu’il propose une théorie du rôle du sensible dans l’aménagement du métro, d’autre part parce qu’il fait le point des recherches en ce domaine au début des années 90, et surtout enfin parce qu’il a fait date dans l’histoire de la RATP : il est encore aujourd’hui un point de repère pour de nombreux acteurs de l’entreprise. On va ici présenter ce texte en proposant la lecture suivante des arguments qui y sont développés : pour Pény, la dimension sensible de l’espace du métro a toujours été déjà-là, mais elle devient de plus en plus explicitée par les pratiques technico-humaines au fur et à mesure que la RATP change sa propre théorie sur ce qu’est le métro, s’éloignant du “métro-tuyau” pour passer au “métro-point de connexions”. La possibilité pour le métro dans son ensemble d’être entraîné dans un devenir-aérien apparaît alors comme un enjeu majeur des transformations de celui-ci. D’après le texte, ces transformations iraient dans le sens d’une « civilisation des transports », civilisation écologique au double sens qu’elle proposerait un aménagement explicite des conditions atmosphériques et qu’elle envisagerait la continuité du métro avec la ville dans son ensemble.
L’article de Pény est très important pour la RATP parce qu’il effectue un double geste : thématiser l’importance de l’espace sensible, certes, mais thématiser cela avec la proposition d’un changement radical dans la manière d’appréhender ce qu’est le métro dans son ensemble. Il s’agit de passer de la circulation balisée à la connexion rhizomatique, du tuyau aux points de réseaux. A partir de Pény, la RATP cesse de penser le métro sous les auspices de la représentation moderniste. Au moment de sa conception à la fin du XIX° siècle, le métro répond en effet au mot d’ordre de la circulation généralisée, et il doit fonctionner comme un tuyau. Ce qui vaut pour la ville dans son ensemble (Stengers et Gille, 1983) vaut pour cet équipement particulier. Pény montre très bien que le métro est élaboré « à partir des théories hygiénistes des médecins et urbanistes du XIX° siècle » et du coup « conçu autour des concepts de fluidité, de canalisation, de séparation des corps et de contrôle qui vont sous-tendre l’organisation formelle de la station ». Il faut donc lutter contre tous les éléments parasites qui ne correspondent pas à la forme du tuyau, mais aussi produire "positivement" cette forme. Et pour cela, la représentation moderniste du métro va s’appuyer sur toute une série d’oppositions binaires : une première oppose le métro à la ville, et se redouble à l’intérieur de l’espace de transport entre les quais et les stations ; une seconde joue dans la hiérarchie des qualités du métro, séparant le technique-fonctionnel et l’esthétique considérée comme secondaire. La représentation moderniste, qui envisage un monde fait de lots, blocs et segments au travail, voudrait que le métro soit parfaitement isolé du reste de la ville, et parfaitement dédié à la performance technique et fonctionnelle du transport.
Le texte de Pény est absolument passionnant quand il montre que, même dans le cadre de ce mot d’ordre de la circulation généralisée et de la canalisation, les pratiques visant à “produire le métro comme un tuyau” impliquent toujours-déjà un formatage de l’espace sensible. Les deux éléments principaux sont l’éclairage et la couleur des murs, à savoir l’alternance de noir et de blanc entre stations et tunnels. Plus encore le carrelage blanc biseauté que l’on trouve sur les voûtes murales des quais de station joue un rôle très important puisqu’il permet de séparer le quai, élément de “tuyauterie”, et les couloirs. Pény n’hésite pas : « la voûte carrelée de blanc est un paradigme du métro lui-même ». Nous entendons : le paradigme n’est pas une métaphore mais l’ingrédient d’une production positive du métro “à l’image” de la métaphore tuyautière. Et cette production passe toujours déjà par la prise en compte de qualités sensibles, telle la couleur qui s’adresse à l’œil. Non seulement la représentation moderniste se trompe en naturalisant le tuyau - un tuyau, il faut bien le faire et la description de cette fabrique implique une “dénaturalisation” -, mais, elle qui voudrait faire un métro parfaitement fonctionnel dépourvu d’esthétique, voilà que dès que les aménageurs se mettent au travail, la production même de la fonctionnalité implique autre chose qu’un “train-qui-roule”, par exemple le souci des couleurs, déjà ! Sloterdijk dirait peut-être que la prise en compte du sensible ou du coloré est à ce stade bien réelle mais encore latente, c’est-à-dire pas encore explicitée.
Par ailleurs, notons avec Pény que le métro construit à Paris, après moult controverses, est souterrain (Larroque, Margairaz et Zembri, 2002). Au final, le métro aérien est parfaitement minoritaire au point que Pény peut dire que ce dernier n’a pas « d’existence propre », tant il est « transparent pour l’exploitant, mais aussi commercialement, son attractivité spécifique n’étant pas identifiée ». Pourtant, le métro aérien possède un certain nombre de traits singuliers qui sont aussi d’autres possibilités de vie pour le métro dans son ensemble. Ces possibilités vont exactement à l’encontre des oppositions binaires qu’implique la représentation tuyautière : d’une part l’aménagement des zones environnant le métro aérien donne à voir l’insertion du métro dans la ville, puisque “faire le métro” c’est alors “faire la ville” dans le même geste d’aménagement des boulevards et façades ; et deuxièmement, les dimensions sensibles de l’espace de transport se donnent à l’expérience des voyageurs avec plus d’acuité que dans le cas du souterrain : en “mauvais”, par exemple, lorsque le bruit du métro empêche les habitants des immeubles en vis-à-vis de dormir ; en “bon” lorsque le voyage en train permet d’admirer la ville en hauteur et en mouvement, ce qu’aucun autre point de vue n’autorise (Schivelbusch, 1986). Conclusion de Pény : « le métro aérien n’est-il pas un parfait contre-exemple, qui ne demande qu’à être réactualisé, d’une mise en scène de l’urbanité des transports collectifs ? »
Le sensible est toujours-là bien qu’à l’état latent, toujours nié par la représentation ? L’aérien est minoritaire et les possibilités de vie qu’il offre demandent à être actualisées ? Il manque encore un troisième un élément pour avancer : changer de représentation, changer d’ontologie. Et Pény va le faire, puisqu’il est aussi un théoricien, un artisan du changement de représentation qui s’effectue dans l’esprit des aménageurs sur “ce qu’est le métro” dans les deux dernières décennies du XX° siècle. La représentation qu’il cherche à construire, et qui va ensuite fonctionner comme passion de ses propres pratiques, à la place de la métaphore tuyautière, s’appuie sur l’idée que le métro est un nuage de points de connexion. Le changement de représentation c’est d’abord le changement de mot d’ordre : il faut passez du “Circulez !” au “Attendez, choisissez, passez !”. Il s’agit bien d’abandonner les deux fondamentaux de la vision tuyautière : premièrement le métro n’est pas un compartiment séparé du reste de la ville, il est bien une singularité car il n’est ni bus, ni supermarché, mais il est dans la ville, il est l’un des éléments de la ville, et c’est une singularité dont les modes de voisinage et de coexistence avec les autres équipements urbains ne peuvent être pensés selon la logique du compartimentage. Deuxièmement : dans cet espace élargi, les dimensions fonctionnelles et utiles ne sont pas les seules qui ont à être thématisées comme fins en soi. Chaque point de connexion possède une épaisseur propre, faite de plusieurs genres de qualités qu’il faut pouvoir expliciter / aménager. Notons que cette nouvelle représentation du métro qui émerge à la RATP à partir des années 80, si elle s’appuie comme on vient de le voir sur un plaidoyer pour la ré-intégration du métro dans la ville et sur une conception multidimensionnelle de l’espace, a également beaucoup à voir avec le thème de la construction d’un métro-espace public, qui doit pouvoir notamment accueillir les populations les plus diverses. Il faut ici souligner l’importance de la construction de la catégorie sociale des “personnes à mobilité réduite” (femmes enceintes ou parents équipés de poussettes, étrangers / touristes, handicapés, personnes âgées et enfants) que les lois françaises, et les politiques de la RATP avec elles, obligent à prendre en compte, dans la représentation et dans les pratiques. Le “métro-nuage de points de connexion” est un espace écologique et consistant (Joseph, 1998).
Mais si cette nouvelle représentation peut ambitionner d’actualiser le devenir-aérien et la latence du sensible, cela ne va pas être à présent plus automatique qu’à l’époque des hygiénistes et de leur “circulez !” disciplinaire. Nous ne devons pas être plus naïfs à l’égard du “métro-réseau” que nous ne l’avions été avec le “métro-tuyau” ! Cette représentation ouvre de nouveaux possibles et de nouveaux risques, qui ne sont pas les mêmes que ceux du “métro-tuyau” mais, si elle veut pouvoir “faire le monde à son image”, elle va devoir, comme le métro tuyau, se faire passion pratique et s’accompagner d’un immense travail de fabrication du métro et de ses voyageurs [5]. Et sur ce point Pény, qui a déjà énormément travaillé, n’a le pouvoir ni de refaire les espaces du métro d’un coup de baguette magique, ni de façonner les subjectivités de flâneurs d’une nouvelle espèce, ceux qui n’attendraient pas seulement que “le métro marche”. Son travail est de proposer un axe et un horizon, d’abord pour un programme de recherche, ensuite pour des aménagements concrets. Comme nous l’avons vu dans les deux premières sections, avant d’être aménagées et de s’incarner dans l’existant, il faut pouvoir expliciter et décrire les atmosphères dans l’espace du savoir. Les recherches et les actions futures que Pény envisage s’inscrivent dans deux axes principaux.
D’abord, il faut modifier ce que l’on entend par esthétique ou sensible. L’esthétique n’est pas cantonnée aux seuls quais, mais concerne la station dans son ensemble ; elle ne concerne pas seulement les seules couleurs et matières, mais aussi l’odorat, l’ouïe, le toucher et les composants bioclimatiques comme la température, la pression ou la qualité de l’air. Et enfin, le sensible n’est pas limité à la décoration : il est non seulement une dimension permanente de toutes les composantes, aussi bien « la volumétrie des espaces, leur éclairage, l’ergonomie des postes de travail et le confort des voyageurs ou encore le design industriel des équipements », mais il possède en plus le privilège d’être le vecteur de la « mise en cohérence de sous-systèmes ».
Quant à l’horizon de la « civilisation des transports » que Pény envisage et que les explicitations et les aménagements de l’espace sensible pourraient selon lui contribuer à fabriquer, il est articulé autour de quatre dimensions : le renouvellement de la notion de fonctionnalité en ajoutant le « confortable » au « performant » ; un aspect « sémiologique » qui ferait du métro un « empire de signes » et qui placerait la RATP devant l’obligation de se construire une identité sensible capable d’interpeller les voyageurs, qui passerait autant par la tenue des agents que celle des façades de billetterie, mais aussi par l’odeur des stations et les lumières ; une dimension patrimoniale, troisièmement, puisqu’ « entre la table rase du passé et une politique muséographique, l’esthétique doit être une composition dans l’espace mais aussi dans le temps », et que par ailleurs l’organisation de l’esthétique ne peut être simplement constituée mais doit aussi sans cesse être « réajustée, entretenue, transformée » ; une dimension émotionnelle enfin, relative à l’expérience du voyage par les usagers, qui ne serait plus la simple attente d’un “métro-qui-marche”.
Le premier possible du changement de représentation observable est donc d’abord le fait que les recherches commanditées par la RATP sur les espaces sensibles se trouvent catalysées dans la période qui correspond à la parution du texte de Pény. Trois exemples sont mentionnés dans l’article de Pény. Le premier est une étude sur l’espace sonore du métro, qui a défini la capsule acoustique à fabriquer, quelque part entre les deux extrêmes du “bruit qui gêne” et de la “musique qui anime” : d’abord en explicitant la carte des sons qui font l’identité du métro — les bruits liés au dispositif de transport, ouverture des portes, train, moteur, ceux liés à l’animation culturelle et musicale qui marque la pénétration de la ville dans le métro, ceux liés aux humains, pas, voix, annonces sonores ; puis en proposant des pistes pour l’aménagement concret des espaces, ce que l’on appelle design sonore : acoustique des espaces lorsque la réverbération et l’intensité est très forte, formatage des équipements communiquant avec les usagers, de l’information voyageur et des signaux d’alarme. La seconde étude concerne l’espace lumineux et cherche à dépasser une logique fonctionnelle et sécuritaire de l’éclairage, en analysant là encore les sources (mise en œuvre, luminance), et les effets tels que le confort, l’éblouissement, le rendu de couleur ou l’effet de profondeur, et en faisant un certain nombre de propositions relatives à « la nécessité de réintroduire des principes de modulation de la lumière dans l’espace et dans le temps, de hiérarchiser les signes à identifier, de restaurer le lien entre architecture et lumière, de créer des éclairages spécifiques à des situations, des lieux ou des équipements ». La troisième recherche porte sur la manière dont les décisions en matière d’esthétique sont effectuées dans le cours du processus de conception dans l’architecture, et remet en cause la manière dont la représentation fonctionnaliste avait contribué à la fragmentation de ce dernier entre maîtres d’ouvrages, experts et comités d’usagers. Le rapport, à la place, propose de procéder selon une logique d’outils développés par rapport à la singularité d’un projet, qui permettraient d’associer ces points de vue de façon synchrone : commissions transversales et chartes architecturales notamment.
Métro 3. La fabrication de l’atmosphère olfactive
A partir des années 1990, les études permettant l’explicitation des conditions atmosphériques du métro se sont ainsi multipliées, parallèlement à celles qui rendent visible le métro comme espace public urbain. Le “sensible” et l’“accessible” vont souvent de pair, participent ensemble de la remise en cause du métro-tuyau au profit du métro-réseau. Et dans les réalisations concrètes, les deux aspects vont également ensemble : l’installation d’un voyant lumineux qui redouble le traditionnel bruiteur est à la fois un outil destiné à favoriser le voyage des sourds et un multiplicateur de l’espace sensible des “valides”. Voyons à présent pour terminer quelques cas de concrétisation. Il faudrait d’abord mentionner deux énormes projets des années 90 et 2000 qui ont très largement intégré, très en amont dans la conception, les aspects relatifs à l’accessibilité et aux espaces sensibles. Il s’agit d’une part du ré-aménagement de nombreuses stations (projet « Renouveau du métro ») ; et d’autre part de la construction d’une nouvelle ligne de métro, la ligne 14 aussi appelée « Météor ». La construction de cette dernière s’est faite par une forte imbrication entre les différents acteurs de la conception, par delà la logique fonctionnaliste de la séparation : l’équipe du projet s’y est ainsi trouvée autonome et unifiée, notamment autour de la « Charte architecturale ». Quant aux dimensions sensibles et esthétiques, elles ont été largement prises en compte dans la réalisation de l’existant, tant en ce qui concerne le sonore - avec des annonces en plusieurs langues indiquant les stations à bord des rames et les plans de réduction du bruit lié au freinage — que le visuel — bruiteurs, éclairages des trains et de la station, écrans d’annonce de l’arrivée des trains sur les quais — en passant par l’olfactif, comme nous allons à présent le voir pour terminer.
Notre dernier exemple concerne donc la manière dont la question de l’ambiance olfactive du métro fait l’objet d’aménagements spécifiques sur cette ligne 14. Comme nous l’avons souligné ce n’est pas parce que le contenu de la représentation a changé que les pratiques s’alignent automatiquement sur celle-ci. Et de la même manière que Pény montrait qu’il fallait produire positivement le tuyau comme tuyau et pas seulement lutter contre la dissipation, les aménageurs d’aujourd’hui, tout équipés qu’ils sont de leur “métro-réseau” et de leur “production ad hoc d’une bonne capsule olfactive”, doivent toujours continuer à lutter contre les défauts et les dysfonctionnements de l’existant [6]. Très concrètement, les situations observables sur le terrain mélangent ouvertement le soin et la réparation, ici la lutte contre les mauvaises odeurs et la production d’une bonne atmosphère olfactive.
Ecoutons à présent ce que dit Madame Garrot, chimiste au département « Environnement et Sécurité » de la RATP et responsable du plan d’aménagement de l’ambiance olfactive de la ligne 14. D’abord la fabrication de l’ambiance olfactive a été prise en charge de longue date, comme en témoigne le fait que les wagons étaient équipés, dès les années 50, de pulvérisateurs qui « diffusaient de l’essence naturelle à laquelle on attribuait, en plus d’une odeur agréable, un effet bactéricide » (Garrot, 2002). Mais ce n’est qu’à partir des années 1990 que la question olfactive se démarque de l’approche fonctionnelle du métro afin d’être traitée pour elle-même. Cela se caractérise sur le plan institutionnel par la création d’un groupe de travail sur le traitement des nuisances olfactives, qui consacre ses travaux tout autant à l’établissement d’une cartographie des odeurs, physiques et perçues par les voyageurs, qu’à la recherche de nouvelles techniques de traitement des odeurs et de parfumage.
Une première recherche permet une identification physique des sources odorantes dans le métro et des composés chimiques générés, ce que l’on appelle les composés volatils. On trouve 5 sources principales d’odeurs : celles liées aux produits d’entretien, au matériel roulant, aux installations fixes, aux usagers et au sous-sol. Pour chaque source est identifiée le composé volatil produit (Lorans, 1996)
Les recherches corrélatives consacrées à la question de la perception des odeurs procèdent de deux façons distinctes mais elles ont toutes pour objectif de stabiliser une représentation de la perception de l’ambiance olfactive par un usager-moyen, autrement dit de construire un type psychosocial de voyageur-standard dont la définition stabilisée des qualités va être un ingrédient indispensable de la menée des actions concrètes. Le premier genre de recherches procède à la réalisation d’enquêtes par des panels de nez spécialisés : ceux-ci sont les porte-parole de l’usager-standard (pour les panels, voir Rabeharisoa et Méadel, 1999) : ils se déplacent dans les stations, reniflent, sentent, décrivent et notent ce qu’ils perçoivent. Grâce au jeu des compilations statistiques et des logiciels permettant le traitement des données ainsi collectées sur le terrain, on obtient une carte des odeurs perçues par le voyageur-standard qui permet d’établir une autre carte des nuisances olfactives pour les 300 stations de métro : « odeurs organiques, urines, excréments, vomissures, sueurs », « odeurs de poubelles, de nourriture », « odeurs d’égouts, d’eau croupie, de moisi », « odeurs de métro, de renfermé, de chaud, de brûlé », « odeurs de produits de nettoyage, grésil, javel, désinfectant ». La deuxième technique permettant de fabriquer un type psychosocial d’usager-moyen est d’effectuer de nombreux sondages et enquêtes par questionnaire auprès des voyageurs réels. Ici aussi, l’idée est de construire une représentation de la volonté et de l’expérience du voyageur-moyen, incapable de dire la multiplicité des expériences de chaque interviewé, mais apte à fonctionner pour les aménageurs comme un ingrédient stabilisé de leurs fabrications. Et l’idée du sondage, par rapport aux parcours du panel de nez est d’identifier non pas ce que le voyageur-moyen perçoit, mais ce qu’il aimerait percevoir. Voilà la conclusion un peu bizarre à laquelle ces sondages aboutissent :
« En ce qui concerne les voyageurs, ils amalgament l’odeur et la qualité de l’air. Pour 80% d’entre eux, l’odeur est caractéristique et pour 50% d’entre eux, le métro sent mauvais. Ils sont 75% à penser que l’air est malsain et 85% à penser que lorsque ça sent mauvais, ça fait sale. Nous concentrons donc nos recherches sur l’odeur du propre, qui confère en outre un sentiment de sécurité au voyageur ». (Garrot, 2002)
La figure de l’usager-standard, cependant, n’est pas aussi simple : elle ne se contente pas d’amalgamer mauvaise odeur, caractère malsain de l’atmosphère, et danger. Elle veut aussi que “le métro sente le métro” et il s’agit d’un point très important car il y aurait ainsi bonne et mauvaise “mauvaise odeur” ! Le voyageur-standard extrait des enquêtes est donc gêné par les odeurs humaines, mais, en revanche, il attend la présence de certaines puanteurs liées au matériel, qui font partie de l’identité du métro sur lequel il peut vouloir compter. Et ce point est très important pour les aménageurs, en ceci qu’il rend complexe la question du parfumage, prototype de la production d’une capsule olfactive ad hoc :
« Nos initiatives permettent d’améliorer l’ambiance odorante, mais il n’est pas question pour nous de masquer les mauvaises odeurs : elles peuvent être une alarme et leur masquage n’est pas souhaité par les voyageurs » (Garrot, 2002)
Entendons bien : non seulement le parfumage possède des effets pervers — empêcher la perception d’un départ d’incendie ou d’un gaz toxique, de plus il ne se répartit pas de manière homogène et peut créer une gêne olfactive là où sa concentration est trop importante — mais de surcroît il risquerait de nuire à l’identité sensible du métro : il faut que le métro sente le métro.
Au final, les études lancées par la RATP, tant au niveau chimique des sources odorantes qu’au niveau de la représentation de la perception des odeurs, vont se stabiliser et permettre l’action ; et dans le même temps, elles complexifient la tâche des aménageurs. Bien sûr, la combinaison entre la carte des sources physiques et celle des perceptions des panels de nez va permettre de hiérarchiser les mauvaises odeurs et d’établir un cahier des charges des opérations à mener, puisque les sources physiques des composés volatils indésirables sont identifiées. Mais la représentation du voyageur-moyen qui émerge des enquêtes par questionnaire, à qui il faut sa dose de mauvaise odeur pour être dans une capsule olfactive de bonne qualité, est loin de rendre la tâche de production de la capsule olfactive aisée : elle oblige au contraire les aménageurs à faire preuve de tact, à porter l’exigence d’arbitrage et de qualité du dosage entre éradication de la puanteur et production propre de bonne odeur à un degré maximum de tension. Parfumer oui, mais à condition d’en maîtriser les effets pervers, et que le métro n’y perde pas sa griffe.
Le parfumage donc, tout d’abord, qui vise à ajouter quelque chose à l’existant, et qui concerne le métro dans son ensemble et pas simplement la ligne 14 bien qu’il y prenne des formes singulières. Il a d’abord fallu élaborer et tester plusieurs fragrances. Puis trois modes de diffusion du parfum ont été adoptés : par application de produits de nettoyage parfumés, notamment de la cire sur le sol des quais ; par pulvérisation d’huiles essentielles, grâce au procédé de micronisation. Cette seconde option a été mise en place dans les stations de la ligne 14 parce que celles-ci ont une taille trop importante pour permettre l’efficacité de la technique des cires. Du coup, d’autres recherches techniques ont dû être menées, notamment dans le domaine de la mécanique des fluides, afin de savoir où et comment positionner au mieux les pulvérisateurs. Le troisième procédé utilisé est le micro-encapsulage, notamment utilisé par des applications locales sur le matériel roulant — par exemple sous les sièges.
En ce qui concerne l’exemple évoqué du parfumage de la ligne 14, il est à noter qu’aux contraintes précédemment évoquées quant aux “effets pervers” que peut produire le parfum sur l’identité du métro, nombre de nouvelles contraintes techniques ont émergé dans le cours du processus d’opérationnalisation : les installations, notamment les pulvérisateurs, sont coûteux, difficiles à installer, difficiles à entretenir car les services de maintenance de la RATP n’ont pas encore adopté ces équipements, et leurs effets sur l’usager-standard restent délicats à évaluer ; les équipes de la RATP en sont encore sur ce point à préparer la construction de méthodes d’enquêtes destinées à pourvoir extraire le point de vue d’un usager moyen sur “ce que change” le parfumage. Malgré de telles difficultés et incertitudes, la RATP consacre néanmoins plusieurs centaines de milliers d’euros par an pour le parfumage des espaces-voyageurs avec la fragrance « Madeleine ».
Parallèlement au parfumage, le cas de la ligne 14 offre un bon exemple de la persistance de stratégie de réduction des nuisances olfactives, de lutte contre les mauvaises odeurs. Dès la mise en service de cette ligne nouvelle en 1998, des observations, confirmées par des mesures, avaient mis en évidence la présence dans deux stations de la ligne — Pyramides et Madeleine -, d’hydrogène sulfuré (H2S). Le H2S est un gaz qui, passé un certain seuil de concentration, peut être extrêmement dangereux pour l’homme. Sous ce seuil, que les concentrations observées dans les stations de métro étaient très loin d’approcher, le gaz n’est pas nuisible pour la santé mais il génère deux problèmes : il est d’abord un agent corrosif, qui dégrade les équipements faits de cuivre et d’argent — c’est notamment le cas des câbles que l’on trouve dans les tunnels du métro ; et il induit deuxièmement une désagréable odeur d’œuf pourri très prononcée. La lutte contre la présence de H2S se mène dès lors sur deux fronts : on cherche d’abord à s’attaquer à ses sources et à ses canaux d’acheminement ; on cherche ensuite à éviter la propagation et la persistance du gaz malgré tout présent dans les stations.
La présence de H2S dans les stations Pyramides et Madeleine de la ligne 14 est liée à des problèmes relatifs à l’écoulement des eaux. La ligne 14, comme le RER et à la différence de toutes les autres lignes de métro, est creusée à une très grande profondeur. A l’endroit où se trouvent les deux stations en question, le métro est situé au-dessous de la nappe phréatique. Les stations sont donc confrontées à un problème d’infiltration. Or l’eau qui s’écoule de la nappe vers le plafond de la station traverse sur son chemin une couche géologique constituée de marnes et caillasses et autres bancs de gypse : ces zones sont perméables et le gypse y provoque des phénomènes de dissolution qui sont à l’origine de cavités. C’est pourquoi lors de la construction de la ligne de métro on a cherché à combler ces cavités en rembourrant le terrain avec un mélange bentonite-ciment-cendres volantes : ceci signifie un enrichissement de la couche en matière organique, encore renforcée par les fuites des égoûts. Le mélange entre le gypse et le carbone biodégradable ou matière organique dégage des bactéries sulfatoréductrices qui, réagissant avec l’eau, dégagent le H2S. L’eau qui arrive dans les tunnels et les stations via les infiltrations génère donc la contamination des espaces, et la présence des bactéries anaérobies dans les stations permet la persistance du gaz (Marsteau, 2001).
Une fois identifié le mécanisme chimique producteur d’H2S, la stratégie est double. Tout une partie du « projet H2S » consiste d’abord à effectuer une reprise de l’écoulement des eaux, afin de lutter contre les infiltrations et d’éviter la persistance d’eau polluée : il y a tout un travail de reprise des rigoles qui avaient souvent été faites à la hâte et dans lesquelles on constate un phénomène de stagnation des eaux polluées ; d’amélioration des sous-quais dans lesquels on ne trouve au début aucun dispositif d’évacuation des eaux, et de reprise de la voûte qui bouge avec le temps et où certains joints ne sont plus étanches. Or tout ceci ne va pas de soi et demande beaucoup de travail. Pour le cas de l’évacuation des sous-quais, par exemple, il a non seulement fallu installer à l’intérieur de ceux-ci, sur leur partie pentue, une couche de ciment favorisant l’écoulement, ainsi que des éjecteurs placés au bas de le pente afin de récupérer l’eau. Mais la couche de ciment est fragile et la rincer au karcher l’abîme énormément, les éjecteurs demandent un soin régulier et spécifique. D’où le problème de la formation des équipes de nettoyage aux spécificités de ces nouveaux dispositifs, qui fait intégralement partie de la lutte contre l’hydrogène sulfuré.
Le deuxième volet de la stratégie anti-H2S consiste dans le traitement de l’air présent dans les locaux techniques et dans les stations. Deux procédés ont été testés : essentiellement l’adsorption du gaz sur un charbon actif et plus accessoirement la photocatalyse. Pour ce qui concerne l’adsorption, c’est-à-dire en gros la fixation sur une toile de charbon du gaz, c’est une thèse entière de chimie qui a dû être réalisée (Marsteau, 2001). Au-delà des nouvelles connaissances accumulées par ce travail en ce qui concerne la cinétique chimique de l’adsorption, le travail de traitement de l’air s’est effectué en deux étapes. La première phase en laboratoire, cherchait à tester le succès de l’adsorption pour des concentrations bien plus élevées que dans le métro. Cette première phase est un succès, et montre de plus que l’adsorption est d’autant plus efficace que l’atmosphère est humide, ce qui est le cas du métro. Enfin, la deuxième phase a consisté à construire le prototype d’une toile de charbon actif adaptée aux espaces de la RATP et à tester sur site son efficacité afin d’envisager sa généralisation. Si le pilote a montré son efficacité, la difficulté supplémentaire de sa généralisation réside, comme précédemment pour l’entretien des sous-quais en matière d’écoulement des eaux, dans la formation des équipes de maintenance à l’entretien de ce filtre. Pour finir, notons que la RATP a également testé un autre procédé destiné à lutter contre le H2S. Ce procédé, qui permet de dégrader les polluants comme le H2S, requiert l’excitation par rayonnement ultraviolet d’un semi-conducteur qui produit des radicaux susceptibles de dégrader le H2S. Cependant l’utilisation de la photocatalyse pose encore de nombreux problèmes, l’utilisation des ultraviolets présentant des dangers pour le personnel et les voyageurs, et les solutions permettant de coupler la photocatalyse au filtre de charbon actif d’adsorption sont encore à l’étude.
Conclusion
Représentations - tuyau ou réseau -, lutte contre la mauvaise odeur et production de bonne capsule ad hoc, recherches physiques, chimiques, psycho-sociologiques, logiciels, instruments, simulations, innovations institutionnelles, chartes architecturales et outils d’aide à la conception, expérimentations et tests, formation des équipes de maintenance, voilà une liste d’acteurs qui accomplissent le travail de fabrication de l’atmosphère de la ville et du métro. Comme on a pu le voir, cette prise en compte des ambiances et des espaces sensibles a toujours été présente, même à l’époque moderne et fonctionnaliste tournée vers l’unification de l’espace et du temps et la mise au travail de populations disciplinées, mais c’est le fait de notre époque que de la thématiser en propre et de l’expliciter, permettant d’ouvrir de nouveaux possibles tant pour la recherche que pour les aménagements concrets. L’exemple des projets urbains et le cas plus précis du métro nous ont montré à quel point l’aménagement des sphères acoustiques, visuelles ou olfactives était d’actualité pour des institutions puissantes comme la RATP, la Ville de Lyon, ou le Ministère de l’Equipement. A l’issue de ce texte, il nous semble que l’heure du « livre des airs conditionnés » auquel appelle de ses voeux Sloterdijk soit effectivement venue.