Illustrations de Carlos Rocha
Introduction
La douleur sourde est encore là, présente [1]. Il y a quarante jours, dans la « forêt sacrée », Issiaga a été circoncis. C’est aujourd’hui son dernier jour d’initiation. Il avance lentement vers la cour de la concession (annexe 1). C’est celle de son père. Il est le dernier de la file. Ses co-initiés le précèdent. C’est aussi le plus jeune. Il a huit ans. Cela fait des nuits qu’il ne dort pas. Combien ? Il ne s’en souvient plus. Cinq, ou peut être dix. C’est le lot de tous les initiés. Qu’importent les douleurs violentes des premiers jours. Ils sont là pour apprendre. Les aînés sont là pour leurs transmettre ce que des générations avant eux ont vécu, celles de leurs pères et de leurs mères (annexe 2), de leurs lignages. L’apprentissage de la vie, l’initiation. Quarante jours se sont écoulés. Geste rapide. Prépuce coupé. Larmes avalées.
Les enfants reviennent de la rivière où les anciens les ont lavés. Ils ne porteront plus la tunique sombre, plus de bonnet plat, vêtements des initiés. Jusqu’au dernier jour, les « Sumè » (annexe 3), des fantômes, les auront terrifiés et taquinés. Il y a une heure encore, alors que tous étaient dans la rivière, l’un d’entre eux vit au loin, en amont, une masse sombre. Elle descendait le cours d’eau, lentement. Les anciens se mirent à crier :
« Un crocodile arrive, un crocodile arrive. Il va vous dévorer, sortez vite, allez sortez, plus vite... ».
Les cris des jeunes garçons, effrayés à la vue de cette masse qui se rapprochait, retentissaient aux alentours, au point que dans le hameau, l’hilarité gagnait les anciens. Le Sumè Sögnè Sukhui avait bien travaillé. Pourtant, quelque temps avant, alors que les initiés se rendaient à la rivière, le Sumè Frigi, toujours invisible, se tenant loin d’eux, leur avait annoncé ces visites ultimes et leur cortège « d’épouvantes » et de « rires ». Qu’importe, c’est le dernier jour. Issiaga sait que demain il reprendra le cours de la vie, sans fantôme. Il tiendra sa place parmi les hommes du hameau. Il mettra à profit les enseignements dispensés tout au long de son initiation récente. Une initiation dont il vécut la première étape il y a quarante jours, lorsque avec ses congénères, on les conduisit dans la « forêt sacrée », espace symbolique, invisible aux yeux du non initié, perdu dans la brousse, à quelque distance du hameau.
Le retour de la « forêt sacrée »
Issiaga revient de la forêt sacrée. Envahi par la douleur, il regagne la maison de son père. La pièce qui les accueille est soigneusement préparée. Le sol en ciment est recouvert de nattes sur lesquelles les jeunes initiés vont recevoir les enseignements dispensés par leurs parrains d’initiation. Ils vont y manger, y dormir aussi. Les musiciens tambourinent sur les « djembés » et les « balafons ». Ils rythment leur retour (illustration 1). Tous les habitants du hameau sont là. Ils dansent et chantent. Les enfants passent la porte, s’asseyent sur les nattes, dans l’obscurité. Ce sont alors de grands yeux ronds qui fixent les allées et venues des adultes. Les mères et les tantes maternelles apportent le repas. Rien n’est jeté. Tous les restes, des os de poulets aux arêtes de poissons, sont soigneusement conservés dans de petits paniers tressés. Chaque enfant a le sien. En fin d’initiation, la comptabilité de ces restes attestera pour chaque famille, de l’attention portée au bien-être de leur progéniture pendant cette période délicate.
Les enfants se reposent. On leur accorde quatre jours. Le temps pour les chairs meurtries de se cicatriser un peu. L’initiation n’est pas un jeu. Ils ont souffert, ils vont se plier aux paroles de leurs parrains, mais aussi à celles des fantômes qui vont venir les tracasser, les terrifier, les faire rire aussi. Période étonnante où il faut apprendre sa société, comment respecter les anciens, tenir sa place, se comporter. Désormais, pendant 40 jours (annexe 4), ils vont vivre au rythme de ces enseignements, les accepter, courber l’échine en croisant leurs aînés.
Lorsqu’ils sortent de la maison, les initiés tiennent dans leurs mains, des « Wasarumba ». Ces hochets sont faits de rondelles de calebasse, perforées en leur centre et enfilées sur une cordelette tendue entre les extrémités d’un petit arc. L’objet, lorsqu’on l’agite, émet un son sec. Il annonce leur passage. Ce sont leurs parrains d’initiation qui le leurs remettent. Ils délèguent à l’instrument de musique, le rôle d’accompagnant. On sait ainsi en rencontrant un initié qu’il est entre de « bonnes mains », qu’il a reçu l’autorisation de son aîné pour parcourir le village. Les hommes et les femmes qu’ils croisent dans leurs courts périples pendant ces quarante jours ont eux aussi droit à cette musique en guise de salutation (annexe 5), indissociable de la révérence enfantine.
Les Sumè et leurs chants. Les premières joutes verbales.
Le cinquième jour, Issiaga souffre moins. La douleur revient parfois, mais elle est supportable. Leurs parrains prennent soin d’eux. Il fait presque nuit quand un premier sumè apparaît. C’est le Dâba. Il se rapproche des circoncis, mais s’arrête à l’entrée de la maison, tourne autour. Les enfants distinguent sa silhouette. On dit qu’il est le plus doux des sumè. Comme pour ses congénères, on dit qu’il vit en brousse, qu’il s’agit d’un diable, d’un fantôme qui sort des profondeurs d’une grotte pour saluer les initiés. Il vient seul et ses chants préparent les enfants à l’arrivée des autres sumè qui vont lui succéder les jours suivants. Pendant trois heures, il va chanter, les effrayer et les taquiner. A l’aide d’une demi-calebasse, qu’il fait aller et venir sur son visage, il déforme sa voix (illustration 2). C’est une caisse de résonance efficace. Il alterne les chants avec des hurlements effrayant les enfants craintifs qui se cachent pour éviter son contact. Les parrains d’initiation prêtent une oreille attentive aux paroles des chants. Ce sont eux qui doivent répéter les propos tenus par le Dâba aux jeunes circoncis qui entonnent alors d’une seule voix ces chansons qui les préparent à l’arrivée des autres sumè. Ceux-là viennent plus tard, souvent la nuit, seuls ou à plusieurs.
Issiaga se souvient de la nuit au cours de laquelle, alors que tous dormaient profondément, l’un deux était venu leur rendre visite. Il était 3h00 du matin. Des bruits de pas se rapprochaient de la maison. Il faisait nuit et pourtant, une drôle de lueur accompagnait les voix. Les parrains les réveillèrent. Dans le cadre de la porte, d’étranges silhouettes se dessinaient dans l’obscurité. Il s’agissait des sumè Tè Guèyama. Ils dansaient, tournoyaient sur eux-mêmes sans jamais s’arrêter devant les enfants (illustration 3). Ils étaient effrayants. Des corps couverts de flammes, des corps d’hommes incandescents, sortis d’on ne sait où, pour disparaître enfin dans la nuit noire.
Les Khun Khönè aussi, ces sumè qui, en groupe, viennent la nuit, hantent les alentours de la maison. Chacun porte un mortier. Cet instrument est réservé au pilage des aliments qui entrent dans la préparation des plats quotidiens, au point que l’on peut dire que le bruit des pilons qui s’abattent dans ce réceptacle rythme la vie quotidienne du village. En phase d’initiation, seul le mortier est utile. Chaque sumè le soulève pour mieux le laisser tomber, l’ouverture vers le sol (illustration 4). Tambours improvisés, c’est la terre qui les frappe, bruits caverneux impressionnant les initiés. A chaque coup porté, la même posture, accroupie, les mêmes paroles prononcées par les sumè :
« J’ai mal à la tête, j’ai mal à la tête ... ».
Ils repartent dans la nuit. D’autres sumè se succèdent ainsi chaque jour, avec leur cortège de chansons qu’il faut bien retenir. L’oubli, c’est la chicotte.
Petit à petit, les confrontations avec les sumè ont lieu à l’extérieur de la maison, où vers la fin de la période d’initiation, les nattes sont sorties. Les enfants reçoivent les derniers sumè, tout aussi terrifiants, au point qu’ils se recroquevillent de peur autour de leurs parrains d’initiation. Petites silhouettes frêles, blotties sur ces nattes, têtes baissées, regards inquiets et vigilants. Le plus curieux est le sumè blanc que l’on appelle le Töfiö. Il arrive au clair de lune. Son corps est recouvert de chaux, d’amidon ou de farine de riz. On le badigeonne de cette substance avant qu’il ne s’asseye auprès d’un feu. La chaleur fait sécher son corps qui se couvre alors d’une fine pellicule blanche. Il porte des perles autour des hanches. Au bas de son dos, pend la nervure centrale d’un rameau de palmier à huile. Elle imite la queue d’un animal. A sa vue, les jeunes initiés imaginent la présence d’un être mi-homme, mi-animal. Le sumè vient alors vers les enfants. Chacun danse avec lui sur une période très courte. Le jeune initié chante aussi. S’il est effronté, le sumè le chicotte, avant de disparaître pour mieux réapparaître quelques instants plus tard auprès d’un autre enfant, reprenant ses chants, attentif à la faute, à l’oubli.
L’oubli fait la joie du sumè qui n’hésite pas à crier, à qui veut bien l’entendre que le jeune circoncis a été mal éduqué. Les parrains d’initiation perçoivent cela comme une offense. Ils prennent un visage grave et s’attellent à nouveau à la tâche, quand autour d’eux, les anciens se réjouissent de ces taquineries...Il faut apprendre, encore et encore....
En fin d’initiation, les anciens révèlent aux enfants que ces fantômes taquins et effrayants sont des hommes et des femmes. Que le sumè Feri dakhi par exemple, qu’ils ont aperçu hier encore, au loin, le corps recouvert de chaux et la tête coiffée de cornes, n’a rien d’un diable. Ces révélations donnent quelques droits aux initiés. Les sumè en sont les victimes consentantes lorsque les enfants accompagnés par leurs parrains concoctent des chansons que les sumè doivent reprendre en conservant, comme leur jeunes « victimes » les jours précédents, le ton et les paroles exactes. Dans cette joute verbale, il est rare que le sumè n’avale pas un mot. Dans la foulée, avec respect, les enfants lui ordonnent :
« Tendez vos mains !!! ».
Le sumè s’exécute. Il reçoit la chicotte (illustration 5).
Les Fendanis : des objets ventriloques.
Ces diables et ces fantômes ont impressionné Issiaga. Ce fut pour lui la phase la plus difficile à supporter. Mais ces manifestations ne sont qu’une des deux faces de l’initiation, la plus éprouvante, le corps et l’esprit sans cesse en éveil. Il en est une autre, plus discrète et quotidienne qui se déroule dans l’intimité de la maison, dans l’atmosphère qui se crée au fil des jours entre le jeune initié et son parrain. Nul papier pour noter, aucun dessin sur le sol, aucun livre à lire. Il faut observer, apprendre dans l’échange, celui des mots, des postures, des paroles prononcées, des joutes verbales, des objets qui leur sont associés et qui sont autant de supports à la connaissance. Symbolisme de la matière, savants enchevêtrements de formes qui sont aux fondements de la société. On les nomme Fendanis. Pour le non-initié, ils ne signifient rien. Ils n’attirent pas forcément l’attention au bord des chemins, dans les cours des concessions. Tas de feuilles, bâtons croisés. En apparence, rien ne les distingue des matières et des formes environnantes (annexe 6). Isolés, ils n’ont pas de sens, associés aux paroles, replacés dans leur contexte, ils livrent aux initiés les valeurs qu’ils partageront avec leurs semblables dans leur vie d’homme, de mari et de père.
Issiaga a reçu cette forme d’enseignement dès les premières semaines de son initiation. Son parrain lui a patiemment expliqué ce que ces objets signifient, les questions auxquelles ils renvoient et surtout les réponses des initiés qui sont attendues par les anciens. Aucun diable, aucun fantôme pour les déposer sur les lieux de passage des enfants. Ce sont les membres du hameau qui, à loisir, placent un Fendani là où bon leur semble.
Avec ses compagnons, Issiaga doit s’arrêter net au bord du chemin qui les conduit vers la concession d’Abou. Le Fendani est là, sur le sol. Deux bois posés en croix attendent les initiés. Comme leurs parrains leur ont enseigné, ils doivent s’accroupir immédiatement. Tout est calme autour d’eux quand soudain, sortant du buisson voisin, une voix leur demande ce que cet objet signifie. Aucune silhouette derrière cette voix. La personne est bien cachée. Le jeune Fodé, le cousin d’Issiaga, trouve la réponse rapidement. Les initiés la reprennent en cœur :
« Le bonheur d’un couple repose sur la fidélité, le respect et la discrétion ».
La personne jaillit du buisson. Elle sourit, félicite les enfants et s’en va. Ils se lèvent. Ils poursuivent leur chemin. Pour cette fois ils s’en sortent bien. Mais ce n’est pas toujours le cas. Hier, alors qu’ils étaient à bonne distance du hameau, ils remarquèrent à quelques mètres devant eux au milieu du chemin, quatre feuilles superposées et cousues entre elles avec un fil fabriqué à partir des nervures des feuilles de palmier. Alors qu’ils arrivaient à la hauteur du Fendani, une voix sortit du buisson et leur demanda ce que cet agencement signifiait. Le groupe d’initiés s’accroupit. Malheureusement, personne n’avait la réponse. Celles qu’ils donnèrent étaient incorrectes.
La personne cachée dans le buisson attendait patiemment. Au bout de quelques minutes, les enfants décidèrent d’appeler un de leurs parrains d’initiation. Ils ont le droit de recourir à lui lorsqu’ils ne trouvent pas la réponse. Mais le groupe était loin des premières concessions du hameau et les voix des enfants ne portaient pas suffisamment pour que quelqu’un les entende et prévienne les parrains qui seuls peuvent venir les secourir. Ils durent attendre là plus d’une heure sous les rires du « buisson », avant la délivrance. L’interprétation de ce Fendani était difficile :
« Les quatre feuilles représentent la croisée des chemins. Un homme arrive. Il ne sait pas quelle direction prendre. Il doit demander. Si, par orgueil, il ne le fait pas, alors il se perdra. L’homme doit s’instruire pour s’épanouir » (illustration 6).
Au même titre qu’avec les sumè, les initiés ont des droits qui ne les cantonnent pas au seul rang de “victimes passives“. L’équilibre est là, toujours présent dans ces phases d’initiation. Mamadouba, un ancien du village part à la pêche dans la mangrove toute proche, en bordure des casiers rizicoles. En fait, quelques jours avant, les initiés décidèrent de le surprendre. Mamadouba est un bon pêcheur, mais curieusement, il est souvent pressé. Les initiés se réveillent tôt. Ils déposent cent francs guinéens dans un mouchoir qu’ils placent au milieu du chemin, juste avant son passage. Cachés par un épais feuillage, ils attendent. Mamadouba voit le mouchoir, l’ouvre. A cet instant précis, les enfants se précipitent vers lui. Le Fendani n’a pas de “valeur“, mais la réciprocité qui marque ces phases d’initiation imposent à Mamadouba de doubler la somme s’il veut s’en sortir, à l’égal des sumè, qui en fin de période d’initiation “subissent“ volontiers les questions des enfants. Il n’a pas d’argent sur lui. Les enfants jubilent. Ils le retiennent quelques instants, trop longtemps pour Mamadouba qui s’impatiente. Il s’en sort en empruntant la somme à une colporteuse de passage.
Ces moments d’enthousiasme sont de courte durée. A leur retour dans la concession, les initiés sont encore une fois soumis au dur apprentissage. Un pot de riz vient d’être renversé à dessein sur le sol. Des centaines de grains sont éparpillés. Ils vont devoir les récupérer, sans qu’un seul ne reste par terre et les remettre dans le récipient :
« Tout délit causé doit être réparé ».
L’équité et le respect d’autrui, des anciens de sa famille, des membres de son lignage sont au centre de ces initiations, jusque dans celle que l’on associe à un objet que l’on nomme la « maison du lièvre ». Trois perches sont réunies par une de leurs extrémités. Les bases sont écartées pareilles aux charpentes des cases rondes du hameau. Entonnoir inversé. Issiaga passe entre elles. Aucune ne s’ébranle. Les frôler, c’est manquer de respect pour les anciens, les membres de sa famille. D’ailleurs, le chant entonné par les parrains d’initiation le souligne. Phrases répétitives pour qui les oublierait trop vite (cf. extrait sonore) :
Khakhilima nengbé ara
Ta yéré kha bagé
Khakhilima nengbé ara
Ta yéré kha yi bagé [2]
Le frôlement, c’est la chicotte. L’initiation doit être efficace ; « le crayon de Dieu n’a pas de gomme » aiment répéter les anciens, signifiant ainsi que l’initiation est un moment unique dans la vie d’un individu. Dans un mélange, de souffrance, d’humour, de joutes verbales et de petites peurs, Issiaga n’est plus un enfant. C’est un initié.
Annexes
1. La sphère villageoise
Les notions de territoire et de terroir n’ont pas d’équivalent dans le vocabulaire soussou. Pour parler des terres qui sont la propriété d’un village ou d’un hameau, on utilise le terme "kandè-kui" (ce qui est enclos, délimité physiquement "kandé", dans, dedans "kui"). Pour les communautés étudiées, l’ensemble du territoire du village appartient au lignage des Bangoura. Mengeba Dentuma est arrivé le premier sur la zone. Ses fils ont créé différents quartiers au sein du village, puis différents hameaux en de nombreux points du territoire. D’autres sont arrivés ensuite. Les Camara, les Silla et les Suma se sont installés dans le village, créant eux aussi leur propre quartier. Sous la pression démographique, ils se sont établis en de nombreux points du territoire, fondant ainsi de nouveaux hameaux. Les représentants de lignages différents ont par conséquent défriché avec l’accord du lignage propriétaire, certains secteurs de brousse, appartenant aux Bangoura.
Qu’ils soient Camara, Silla ou Suma, les fondateurs des hameaux savent que le droit de propriété des Bangoura (premiers occupants) est inaliénable sur l’ensemble du territoire et indivis dans le lignage propriétaire. Les segments de lignage issus du lignage fondateur du village ont la "propriété éminente" du sol. Toutefois, cette notion revêt un caractère apparemment diffus dans la mesure où les limites d’un territoire villageois ne reposent pas a priori sur une occupation matérielle du sol, en tous points du territoire, par le lignage fondateur. Certains de ses représentants iront jusqu’à octroyer des terres sur lesquelles ils ne sont jamais allés auparavant. Par conséquent, c’est à partir de l’établissement de différents hameaux sur une portion d’un territoire plus vaste, que les limites matérielles de ce dernier se dessinent peu à peu. Ce qui signifie de façon implicite que les marges d’un territoire comme celui du village, se sont matérialisées au gré de l’installation des nombreux hameaux de culture qui lui sont rattachés. Le territoire d’un village n’est donc pas figé dans le temps et dans l’espace. Il l’est par contre dès la première installation, de manière idéelle, respectée de tous. Toutefois, au gré de certains aménagements réalisés par des programmes de développement, peu soucieux du contexte social, cette dimension idéelle et la notion d’appartenance du sol au premier occupant sont éludées, parfois volontairement, pour laisser place aux intérêts "soudains" et personnels de quelques-uns. Dans cette zone en particulier, cette situation débouche sur de nombreux et violents conflits fonciers.
Les fondateurs de hameaux qui ne sont pas issus du lignage fondateur n’ont par conséquent qu’un droit d’usage sur les terres qu’ils exploitent, même s’ils en sont les premiers occupants et les premiers défricheurs. S’ils sont "Maîtres des terres" "Bokhi kagnyi" dans leur hameau, ils n’en sont pas moins soumis à l’autorité du lignage fondateur. Il ne faut pas oublier que l’organisation sociale repose sur des rapports constants entre les hameaux et leur village. Toute décision prise au sein du premier doit en principe remonter jusqu’aux représentants du lignage fondateur qui résident dans le second. L’autorité, et le pouvoir décisionnel ne sont donc pas totalement décentralisés dans les hameaux. Les représentants des segments de lignage issus du lignage fondateur gèrent la propriété collective et veillent à la répartition des droits d’usage sur le territoire. Les demandes de terres et les décisions d’octroi ou de refus sont alors connues de tous. La noix de cola, offerte par le demandeur, est en effet partagée entre les différents représentants du lignage fondateur. Elle circule ainsi, vecteur végétal d’une demande sociale validée aux yeux du plus grand nombre. Le don de noix est préférable au don d’argent dans la mesure où la somme reste en général entre les mains du premier intermédiaire. La demande de terre ne remonte pas à l’intérieur du segment de lignage. Tant que le propriétaire est en vie, l’emprunteur ne risque pas de se voir retirer les terres sur lesquelles il a un droit d’usage. Par contre, au décès du premier, ses ascendants peuvent tout à fait revenir sur la décision de leur frère dans la mesure où la preuve concrète de l’accord, illustrée par la noix de cola, n’est jamais passée entre leurs mains. Il en va de même pour la descendance qui peut elle aussi profiter de la situation pour récupérer les terres. Sa demande de réappropriation des terres sera alors entérinée par les frères de leur père défunt dans la mesure où originellement, la noix de cola n’aura pas circulé parmi eux. La matérialisation des limites de terres octroyées revient ensuite au représentant du segment de lignage présent dans le hameau, généralement celui qui détient la charge de "Maître des terres".
La sphère du hameau
Dans chaque hameau créé par le représentant d’un des segments du lignage fondateur (Bangoura) ou par les représentants des lignages regroupés sous le terme de négari (Silla, Suma, Camara), les terres sont toutes sous la responsabilité d’un "Maître des terres". Cette charge est détenue par un membre résident du hameau. C’est en général le plus âgé des hommes du lignage qui a initialement occupé et défriché les terres. On peut détenir cette charge sans être rattaché directement au lignage fondateur du village. Dans ce cas, le "Maître des terres" a conscience de gérer un territoire, qui aux yeux du lignage fondateur du village ne lui appartient pas véritablement. Ce sont en fait, des terres sur lesquelles il n’a qu’un droit d’usage. Cela signifie aussi que dans la sphère des hameaux de culture, les actes de première occupation et de défrichement donnent un même titre aux Bangoura et à leurs neveux. Ce qui dans les faits revient à dire que les Bangoura issus du lignage fondateur du village hésiteront toujours à déloger un "Maître des terres" qui est aussi leur neveu, des terres du hameau qu’il a occupées le premier, et lui-même défrichées. Cette communauté de titre ne lui permet pas officiellement de gérer ses terres comme le ferait un "Maître des terres" issu du lignage fondateur. Toutefois, au fil des générations, les "Maîtres des terres" de ces hameaux finissent par disposer de la même liberté d’action que les autres. Ils oublient le caractère inaliénable de la propriété du sol, d’où parfois, la naissance de conflits. Ainsi, compte tenu du système foncier instauré entre le village et ses différents hameaux en matière de propriété du sol, il ne semble pas y avoir d’aliénation des terres sous la forme de l’usucapion (prescription acquisitive) sur le territoire du village.
Ce véritable monopole de la propriété du sol qui est entretenu par le lignage fondateur du village laisse malgré tout une grande liberté d’action aux Bokhi kagnyi, sur les terres de leurs hameaux. Lorsqu’un "Maître des terres" se sent trop âgé pour continuer à vivre dans son hameau et maintenir une activité de production, son fils aîné ou un membre influent de son lignage peut alors lui succéder. Il n’obtient pas le titre car son parent est toujours en vie, mais assure seulement la charge. Lorsque le parent décède, il hérite alors des deux. Leur transmission est quasi automatique sur l’ensemble des hameaux et quel que soit le lignage du premier occupant défricheur. Les représentants du lignage fondateur qui résident dans le village sont simplement tenus informés. Par contre, lorsque l’on quitte la scène des interactions entre les différentes unités résidentielles pour analyser les modalités de répartition des terres au sein de l’une d’entre elles qui est le hameau, lorsqu’il est occupé depuis plusieurs générations, la situation est un peu plus complexe. Il faut alors tenir compte de différents profils de producteurs.
L’espace résidentiel
Le mot dembaya désigne une famille nucléaire. Mais dans les faits, il faut lui rattacher les personnes qui sont à la charge du mari, telle que sa mère si elle est veuve, d’éventuels élèves coraniques ou un frère cadet célibataire vivant à demeure. Dans le cas d’un lévirat, il faut associer aussi les enfants du frère aîné décédé. Le "dembaya kanyi" désigne le chef de famille. C’est l’homme qui s’est marié et a construit sa case. Lorsque les enfants mariés n’ont pas les moyens de construire leur propre case, ils vivent sous le même toit que leur père qui est le chef du dembaya, "dembaya kanyi". Une seule maison peut ainsi abriter provisoirement plusieurs familles sous la responsabilité d’un seul dembaya kanyi. Tant que les fils mariés ne sont pas installés dans leur propre maison, ils ne sont pas considérés comme des dembaya kanyi. Le dembaya s’intègre dans une unité plus importante, le fokhé. Un hameau équivaut souvent à un fokhé.
Le fokhé est un ensemble de cases disposées autour d’une cour. Cette définition est valable pour les villages importants où de véritables quartiers se sont créés sous l’impulsion des représentants de segments de lignage fondateurs. Lorsqu’elle n’est pas installée dans les hameaux, la descendance se retrouve ainsi regroupée au sein d’un quartier qui comprend alors plusieurs familles dembaya apparentées sur un même espace géographique. Dans les hameaux, la distinction entre dembaya et fokhé est beaucoup plus difficile à percevoir. La différence n’est pas faite systématiquement entre la charge de dembaya kanyi et celle de "fokhé kanyi". En effet, dans la pluspart des cas, une concession fokhé se réduit à une seule habitation et abrite seulement un dembaya kanyi, ses épouses, sa descendance et les membres associés.
Il est des cas où les bâtiments n’appartiennent pas forcément à la famille résidente. Dans le hameau, l’ensemble des bâtiments d’une concession appartient à un dembaya kanyi résidant au sein du fokhé. Ses collatéraux occupent les autres bâtiments. La propriété des lieux n’est pas systématiquement associée à la charge de fokhé kanyi. C’est au frère aîné du propriétaire que revient cette charge, même s’il est logé dans un bâtiment qui appartient à son cadet. Un autre fokhé ne regroupe dans une seule unité d’habitation, qu’un chef de famille et ses parents en ligne directe. Les fils qui sont mariés vivent encore dans la maison de leur père. Dans ce cas, la charge de fokhé kanyi revient au père. Lorsque ses fils pourront construire sur la même concession, la charge restera entre les mains du père. Dans ce cas, comme dans celui précédemment cité, le fokhé kanyi peut aussi décider de léguer sa charge soit à l’aîné de ses fils, soit à l’aîné masculin de ses collatéraux qui résident au sein de son fokhé.
Dans le hameau, l’autorité du fokhé kanyi se limite à l’espace de la concession. Toutefois, même au sein d’une concession regroupant plusieurs habitations, l’autonomie des chefs de famille dembaya kanyi reste importante pour tout ce qui concerne la vie économique ce qui pousse à moduler le fait que l’organisation du fokhé est un élément essentiel de la structure sociale chez les Susu. Le rôle du fokhé, dans le cadre du village, est certainement important dans la mesure où il réunit effectivement plusieurs dembaya dont les représentants forment en son sein un noyau socialement et spatialement cohérent. Dans le hameau, le regroupement de plusieurs dembaya dans un même fokhé est plus rare. Ils sont beaucoup plus atomisés. L’autonomie du dembaya qui s’apparente alors à un fokhé semble plus accentuée que dans le village, et cela s’observe essentiellement dans les activités économiques du hameau.
2. La parenté chez les Soussou
Les Soussou forment une société à filiation patrilinéaire. Les enfants appartiennent au groupe du père. Pour les mariages, le choix individuel privé est de plus en plus fréquent dans les villes et villages. Il l’est moins dans les hameaux où, bien souvent, le mariage est organisé entre les groupes. Le mariage prescrit — Ego épouse la fille de la soeur du père ou la fille du frère de la mère — y est fréquent, mais il ne concerne que les cousins croisés. Les alliances entre cousins permettent la conservation de territoires rizicoles importants sur un même secteur en limitant le partage des terres et la reproduction du segment de lignage. Le second avantage tient plus précisément à l’accès à une force de travail potentielle. Un père de famille qui a des filles peut en effet demander aux maris de celles-ci de venir l’aider à préparer ses terres rizicoles. Dans ce cas, les filles du père préparent la ration de riz nécessaire à leurs époux. L’autre possibilité consiste à faire travailler les fils de ses filles. Un père peut enfin faire travailler les fils de ses fils, mais dans ce cas, ils sont en général du même hameau, ce qui pose moins de problèmes de disponibilité de force de travail puisque les terres d’une même concession sont souvent, avec quelques nuances, regroupées sur le territoire rizicole du hameau et travaillées par les hommes de la concession. En terme d’alliance, cela implique qu’un père aura tendance à marier ses filles avec des hommes proches du hameau pour que la main d’oeuvre soit disponible sans trop de contraintes.
La polygamie est de forme polygynique. Le lévirat existe mais est peu fréquent. La loi islamique limite le nombre des épouses à quatre. Dans les hameaux, rares sont les hommes qui n’ont pas plusieurs femmes. Elles constituent pour lui et pour le foyer, une force de travail importante en dehors des travaux de préparation des rizières qui, à de très rares exceptions, sont en général réservés aux hommes, et des sources de revenus supplémentaires, utiles dans des secteurs où la production rizicole reste aléatoire. Les épouses qui ont leur propre case sont rares. Elles se répartissent en général dans les différentes pièces d’une vaste maison ou dans leur hutte lorsqu’elles résident sur les campements de production de sel. Chaque femme y loge avec ses enfants en bas âge, initiés ou non initiés. L’homme au contraire possède fréquemment sa propre maison. Les épouses y viennent à tour de rôle, en général deux nuits et deux jours chacune. Pendant ce temps, l’épouse choisie prépare la nourriture de la famille pendant que l’autre vaque à ses occupations (commerce, pêche, colportage, préparation de gâteaux, etc.).
Dans les hameaux, la future épouse n’est pas choisie systématiquement dans le voisinage direct de l’homme célibataire. Bien que le champ d’application de l’endogamie soit le hameau, elle a aussi pour cadre le segment de lignage et par conséquent un ensemble de hameaux, les membres de ce segment résidant souvent dans des hameaux voisins situés sur une même zone territoriale — ou des différents segments de lignages — disséminés sur le territoire du village. De même, après leur mariage, lorsqu’elles quittent la concession de leur père, les jeunes femmes s’établissent majoritairement en périphérie de hameau ou en tout cas sur le territoire du village. Dans tous les cas, ces alliances permettent de conserver une certaine unité territoriale pour le village ou ses hameaux.
Terminologie et système de parenté
Le système de parenté soussou regroupe deux types de terminologies. Lorsqu’Ego s’adresse aux cadets de ses collatéraux ou fait référence à ses collatéraux aînés et cadets, la terminologie est de type Eskimo. Elle est de type Hawaïen si l’on considère les termes d’adresse utilisés par Ego pour les aînés de ses collatéraux. Les termes d’adresse tiennent compte de la différence d’âge (aînés "di saré" et cadets "khunya") au sein d’une même génération. En ligne collatérale, pour la génération d’Ego, les termes d’adresse et de référence pour les cousins ne reflètent pas la différence sexuelle. Elle peut être précisée par ajout des termes homme "khamé" ou femme "giné" à la terminologie des cousins, mais ne l’est en fait que très rarement dans la vie quotidienne. D’ailleurs, les termes d’adresse pour une même génération sont employés au même titre que les prénoms des individus. Par contre, lorsqu’Ego s’adresse aux générations supérieures, l’utilisation des prénoms est abandonnée au profit des termes d’adresse.
A la génération du père et de la mère d’Ego, les frères et soeurs aÎnés et cadets du père sont appelés respectivement "N ba" (papa) et "N ténen". (tante). Les frères et soeurs aînés et cadets de la mère sont appelés respectivement "N sokho" (tonton) et "Nga" (maman) Le terme grand mère "Mama" est repris en G-2 pour désigner les petites filles d’Ego "Mamadi", littéralement petite grand mère. Les termes d’adresse pour les ascendants et les descendants d’Ego sont précédés de différents pronoms possessifs "N " et "Nma". Le premier reflète une appartenance qui ne repose sur aucun caractère contractuel (un mariage) contrairement au second, utilisé pour les petits enfants d’Ego qui eux sont issus de l’alliance passée entre le fils ou la fille d’Ego et un individu. Les parents par alliance sont assimilés aux consanguins, et l’ensemble des consanguins d’Ego constitue son "Khabilé". Les membres du "khabilé" de son conjoint deviennent ses "Bitanyi" ou "Nimokho". Ces derniers termes sont utilisés pour désigner l’ensemble des parents par alliance. Ils tiennent compte de la différence d’âge. Ainsi, Ego désigne l’ensemble de ses parents par alliance "Bitanyi" lorsque ce sont ses aînés, et "Nimokho" lorsqu’il s’agit de ses cadets.
3. Les dimensions linguistiques
La langue soussou est rattachée au groupe des langues mandés. Maurice Houis (1963), considère que le groupe soussou actuel s’est constitué à partir de trois fonds culturels, "...un fond mandé qui remonte aux populations qui occupaient l’empire du Ghana ; un fond nalou et baga, assez récent (que les Soussou ont assimilé) au cours de leur progression vers la côte ; enfin un fond malinké, récent...". L’influence de la langue est étendue. Son aire linguistique a été parfaitement délimitée par Houis en 1963. Toutefois, depuis cette date, l’influence s’est étendue vers le nord, jusque dans la région de Boké, dans les zones occupées par les Nalou, Landouma, Mikiforé et Baga. A l’ouest, la zone baga située entre le Cap Verga et la Baie de Sangarea est aujourd’hui fortement influencée par la langue soussou qui y est utilisée comme seconde langue, voire comme langue principale.
Cette langue a donné lieu à de nombreux travaux, dont les premiers remontent, selon nos recherches, au début du XIXè siècle. Les premiers éléments bibliographiques datent des années 1801 et 1802 et se sont perpétués jusque dans les années 1970. Dans leur majorité, ces travaux sont l’oeuvre de missionnaires soucieux de traduire les évangiles et le catéchisme dans un but de conversion des populations locales (voir Geslin, 1999). Il faut alors attendre l’année 1989 pour que le choix d’un procédé de transcription standard de la langue soussou soit fixé. A cette date en effet, le service national d’alphabétisation publie un guide de conversation soussou. Il tient compte de la réforme du système d’écriture des langues guinéennes lui-même inspiré de l’alphabet phonétique de l’International African Institut. Pour ne pas nous éloigner du système standardisé qui en Guinée devient familier aux personnes dont le soussou est la langue maternelle, nous avons respecté le système élaboré en 1989 tout en ayant conscience de ses imperfections sur un plan purement linguistique. Ainsi, dans le système standard, les indications de ton sont absentes. Il y est fait référence à 38 phonèmes dont 18 phonèmes consonantiques et 20 phonèmes vocaliques, quand toutes les études linguistiques démontrent l’existence de 40 phonèmes dont 19 phonèmes consonantiques et 21 phonèmes vocaliques. Cependant, pour des commodités d’écriture, il nous a semblé préférable de conserver certaines graphies anciennes plus faciles à manier. Ainsi, nous avons conservé la graphie ny pour remplacer le W, le ö pour remplacer le O et enfin le è pour remplacer le E. y et w, assyllabiques explosives sont les variantes respectives des voyelles i et u, syllabiques implosives. Les phonèmes gb : vélo-labial, sonore ; nd : dental nasonné ; et ng : postpalatal nasonné, constituent des sons uniques.
4. La notion de temps chez les Soussou
La notion de temps chez les soussou s’utilise dans le sens de moment "téémú" ou d’époque "béré". Téémú désigne une période précise, un moment de la journée, de l’année ou de la vie, lié à une activité socialement déterminante. Béré traduit une période aux limites plus floues. Cette notion renvoie plus souvent à celle de jeu ("béré-de" passer le temps, jouer). Elle ne semble pas liée aux activités nécessaires à la reproduction de la société (travaux agricoles, rites et rythmes d’activité, etc.) Les saisons qui composent le calendrier susu sont au nombre de quatre. Mais il est plus fréquent de faire référence aux deux saisons principales, la saison sèche "sogo-furé" et la saison des pluies "gnèmè". Elles regroupent en définitive chacune deux périodes "tému" qui illustrent moins la rupture entre deux aspects météorologiques tranchés (soleil/pluie) que leur progression ("tunè-birè" et "na-raxarè") vers un état paroxismal ("gnèmè" et "sogo-furé"). Les quatre saisons comprennent douze lunaisons "kigé" ou mois "kiké". Les grandes divisions du calendrier traditionnel sont fournies par les conditions météorologiques et par les produits consommés notamment en fin de période de soudure ("xabi-donyi" et "wurè-donyi"). La semaine est de sept jours et chaque jour est divisé en quatorze périodes. Les éléments de structuration sont déterminés par les phénomènes naturels, les activités économiques, religieuses et ludiques.
Dans le passé, des mariages et les cérémonies de circoncision des jeunes hommes et d’excision des jeunes filles étaient célébrés à la fin de la période rizicole, après les récoltes en fin de saison des pluies, au mois de février. Ces cérémonies ne se réalisent plus à cette période. Elles ne se répètent plus systématiquement chaque année. Elles ne coïncident plus aux cycles des récoltes. On se marie aujourd’hui lorsque les sommes accumulées permettent entre autre d’acheter la quantité de riz nécessaire à ce type de cérémonie. Selon les anciens, c’est la raison pour laquelle dans le passé, les mariages et les rites de circoncision et d’excision étaient célébrés lorsque les greniers à riz étaient pleins.
5. La notion de « travail »
En soussou, l’équivalent du mot travail se dit "wálí". Il est composé de deux lexèmes bivalents à une syllabe, "wá", qui signifie pleur (du verbe "wá-de", pleurer) et "lí", atteinte (du verbe "lí-de", atteindre, littéralement, atteindre les pleurs). Le mot "wálí" est utilisé tous les jours, à plusieurs reprises dans les salutations où l’on demande comment va le travail ? "wálí go ?". Il peut aussi remplacer la cascade des salutations d’usage. Ainsi, lors d’une rencontre, celles-ci peuvent se réduire à la seule formule habituelle de remerciement, je te remercie de travailler "i nú wálí" si la personne saluée est seule ou, je vous remercie de travailler "wo nú wáli", si les interlocuteurs sont plus nombreux ou si l’individu est plus âgé. La formule de remerciement signifie alors merci de travailler, mais dans un sens global, qui ne tient pas compte de l’activité observée. Cette notion n’a d’ailleurs aucun champ d’application privilégié dans le système de production local, Chaque activité spécifique de production (pêche, chasse, élevage, riziculture, saliculture, culture des jardins de case, etc.) est considérée comme une forme de travail "wálí sifè", dans la mesure où dans chacun des cas, "atteindre les pleurs", c’est contribuer à la reproduction du groupe. De plus, elle ne discrimine aucun des deux sexes, ce qui a des implications fortes sur l’organisation des activités de production comme la saliculture par exemple qui repose sur une mixité des tâches telle, que son non respect peut être socialement sanctionné et entraîner l’interruption du processus. Certaines activités, comme le fait de mettre un enfant au monde "dibèri-de" , les séances de traitement de maux divers, ou celles qui consistent à rechercher l’auteur inconnu d’un vol par l’intermédiaire du travail, à distance, d’un "marabout", relèvent aussi du champ d’application du mot wálí.
Au moment des salutations, la temporalité de l’événement est marquée par la modalité préfixée "nú". On salue moins l’activité qui se déroule sous nos yeux que celles qui ont déjà été réalisées ou qui seront réalisées. Lorsqu’un Susu a une activité professionnelle rémunérée, apprise auprès d’un maître (chauffeur, mécanicien, maçon, peintre, menuisier, etc.) il utilise le terme français, "métié", qui se rapproche ici du terme grec "technê", dans la mesure où il fait intervenir des connaissances techniques spécialisées non utilisées dans les activités de production du hameau.
Pour traduire la peine, la souffrance, le découragement et la fatigue générés par le travail, les Soussou disent que leur foie "bognè" est traversé "girigna" (du verbe traverser, "giri-de"). Ce sentiment est ici considéré comme la conséquence envisagée de certaines activités de production, comme la récolte de bois de feu pour le sel par exemple. A l’inverse, on dira de quelqu’un qui travaille beaucoup, qu’il est maître de son foie "bognè kanyi " au même titre que l’on est maître de ses terres "bokhi kanyi". La référence au foie n’est pas liée uniquement à la pénibilité de certaines tâches. Lorsque pendant la journée, une personne se met à songer à un événement quelconque, on dit qu’il promène son foie "bognè ragnèrè" (du verbe de promener "ragnèrè-de").
6. Le monde végétal et les rapports sociaux
Le riz, au même titre que le fonio, l’arachide et le maïs est considéré comme un aliment "donsé". Les explications formulées par les Soussou ne font pas référence au monde végétal, pas plus qu’elles ne parlent de légumes ou de plantes (termes qui n’ont pas de correspondance dans le vocabulaire susu). Par contre, ils font une partition nette entre des espèces qui donnent des fruits "bogi" sans l’intervention de l’homme (oranger, manguier, colatier, etc.) et celles qui nécessitent son intervention (le riz, le fonio, l’arachide et le maïs) qui donnent des aliments « donsé ». Cette première remarque amène par conséquent à distinguer ce qui pousse "spontanément", de ce qui requiert l’attention de l’homme. Le système de représentation des Soussou du hameau étudié va plus loin encore dans le discernement. L’univers des plantes cultivées regroupe l’ensemble des aliments produits par bouturage ou par resèmage de leurs graines "khori". Ce dernier terme recouvre différentes réalités. Comme nom, il signifie l’os, le noyau et le grain. Comme adjectif, il qualifie ce qui est essentiel, vrai et par extension ce qui est nécessaire à la vie. Le verbe "khori-de" assècher, qui a pour synonyme le verbe "khara-de", qui est la racine de l’adjectif immobile "rakharakhi" (du verbe rester immobile "rakhara-de") nous renvoie à la partie sèche, inerte d’un organisme, celle qui à travers les soins prodigués par l’homme peut donner la vie, la soutient ou plus modestement y contribue. Sans l’intervention de l’homme sur la plante, sans le travail de la terre, sans l’isolement du grain et son traitement, il n’y a aucune régénérescence possible. Lorsque le riz est récolté, sa tige meurt. On ne peut la réutiliser comme on le fait avec les tiges "bili" du manioc ou de la patate douce en procédant à leur bouturage. Elle ne produit pas de riz spontanément. La spontanéité de la repousse marque la frontière entre les deux mondes. Les plantes sauvages sont seulement dépendantes du cycle des saisons qui détient le pouvoir exclusif d’en faire apparaître les fruits, en dehors de toute manipulation anthropique. Cette distinction a un impact important dans les rapports sociaux.
En brousse, sur les zones inhabitées, les fruits qui apparaissent spontanément selon le rythme des saisons peuvent être ramassés par chaque individu de passage. Ce qui pousse spontanément sur ces zones appartient à tous. Sur les zones habitées, le titre de propriété intervient. Les fruits apparus spontanément et qui sont tombés à terre peuvent être ramassés par les habitants qui le souhaitent. Le propriétaire ne dit rien dans ce cas précis. Par contre, les fruits qui sont encore sur les branches "salonyi" de l’arbre"Wouribíli" doivent être cueillis avec une autorisation préalable. Si le cueilleur n’en prélève que deux, aucune poursuite ne sera engagée contre lui. Les Soussou reconnaissent en effet le droit pour tout individu de satisfaire ponctuellement un besoin alimentaire, dès l’instant où il ne porte pas préjudice au bien d’autrui. S’il en prélève plus de deux, l’acte constitue un vol, et la personne est jugée. L’accès aux végétaux qui ont nécessité l’intervention de l’homme est beaucoup plus restrictif. En dehors du manioc dont on peut prélever deux plants sans aucun risque de poursuite, toutes les autres espèces cultivées sont propriétés du dembaya kanyi, ou de ses femmes — pour ce qui est cultivé sur les jardins de case — et le prélèvement est systématiquement subordonné à une autorisation préalable, sous peine de poursuites. Les manguiers greffés qui sont en général situés sur les terres de concession relèvent ici de la sphère des plantes cultivées. La greffe qui représente une intervention de l’homme sur le végétal, permet d’obtenir des fruits plus gros, mais aussi plus savoureux et très recherchés. Ils sont souvent réservés à la vente sur les marchés. Par conséquent, contrairement aux autres espèces d’arbres fruitiers et aux manguiers classiques, les mangues greffées, qu’elles soient tombées, ou encore sur l’arbre ne peuvent pas être cueillies sans l’accord préalable du propriétaire (voir Geslin, 2002).