Introduction
L’étude [1] de la littérature orale et des genres ludiques s’est souvent donné pour objet de révéler des structures symboliques propres à une culture, les représentations de la parole ou encore les organisations sémantiques de ces productions. Pour compléter ces analyses, d’autres courants issus de la sociolinguistique, de l’ethnographie de la communication (Gumperz et Hymes, 1972) ou de l’analyse des conversations ont montré le caractère essentiel du déroulement des interactions pour la compréhension des enjeux de ces performances verbales. En effet, la description de ce qui se passe dans l’échange impose de considérer cette « littérature » comme un ensemble d’interactions, dont les buts sont de produire des liens sociaux, des relations sociales et des émotions.
Les devinettes dites « tonales » ont été observées en Afrique à partir des années 50 : au Nigeria, à Madagascar, en République Démocratique du Congo ou encore au Ghana. De nombreux auteurs ont souligné l’importance des parallélismes prosodiques de ces devinettes. Si certains ont noté des remarques contextuelles, aucune étude systématique n’a été entreprise sur le fonctionnement de ces échanges et sur ce qu’ils produisent dans l’interaction. Pourtant, les devinettes tonales présentées ici semblent illustrer la nécessité impérieuse de prendre en compte les règles simples de l’échange pour décrire ce genre. En effet, pour l’observateur étranger qui ne parle pas ou peu la langue, comme pour moi lors des premières auditions, ces soirées sont marquées par la rapidité des échanges et par les rires, voire l’hilarité qu’ils produisent.
En partant de ces caractéristiques, j’ai émis l’hypothèse que ce n’était pas uniquement le contenu de la devinette qui faisait rire. Pour comprendre ce qui se passe, il apparaît nécessaire de passer par une description de l’organisation des échanges et des positions dans lesquelles se retrouvent les participants. Dans le cadre de cet article, je tenterai de montrer que les transgressions et les ambiguïtés ne sont pas l’objet d’un seul travail sur la langue (son et sens) mais qu’elles concernent également les types d’échange dans lesquels sont engagés les participants.
Des devinettes tonales
En zone rurale, chez les Moose [2], les enfants et les jeunes non encore mariés [3], se retrouvent fréquemment, la nuit tombée, pour conter et se lancer des devinettes, dans ou devant la cour d’un de leurs parents. Les adultes vaquent à leurs occupations, discutent entre eux, mais peuvent entendre et écouter d’une oreille les propos des enfants. Le cadre rituel est bien défini au niveau de l’espace et du temps. De nombreux auteurs (Rey-Hulman, 1977 ; Calame-Griaule, 1970) ont insisté sur l’interdiction de conter le jour. Les séances dont nous parlons suivent la même interdiction. Les garçons et les filles commencent généralement la séance par des devinettes, moment qui permet, comme l’indique Nicole Belmont (1999) d’accéder progressivement à l’univers du rêve, du merveilleux développé dans les contes, qui viendront souvent en seconde partie de soirée.
Deux types de devinettes ont cours chez les Moose. La première, que nous connaissons bien dans les pays occidentaux, est la devinette dite « d’esprit ». Il s’agit de déduire le référent des informations contenues dans la question, informations voilées par diverses figures rhétoriques :
Question : Bôe n be t’a sâ n tutê, bi b laadê, t’a sâ n dog, bi b yâbda ?
(Question : Quand il est enceint, tout le monde rit, et quand il a accouché, tout le monde pleure ? )
Réponse : Yaa Baoore (C’est le grenier)
Les devinettes tonales sont de prime abord moins évidentes à classer sous la catégorie devinette parce que la réponse ne donne pas un référent :
Question [4] : M taag ribla / Mon morceau de bois de karité
Réponse : Pugsad nôga kâong yυbla
/ La demoiselle aime les cous de pintade
Dans une soirée, les enfants peuvent énoncer les deux types de devinettes ou ne faire des devinettes que du second type. Les deux types de devinettes ont pour nom solem-koεεse, traduisible en « contes courts ». Le terme solemde (pluriel : soalma) désigne les contes [5]. Les devinettes tonales, contrairement aux autres, sont figées : elles n’imposent pas de réflexion et doivent donc être connues par cœur, comme deux uniques vers d’une poésie. Il s’agit donc d’un exercice de mémoire. Plus on en connaît, plus on a des chances de « gagner », dans le sens où gagner consiste à proposer le plus de devinettes et à répondre également au plus grand nombre. Ainsi, certains jeunes vont fréquemment récolter auprès des vieux des devinettes, qu’ils espèrent anciennes et inconnues des autres participants.
Deux groupes peuvent s’opposer : par exemple, les garçons et les filles. Soit chaque groupe lance une devinette à tour de rôle, soit un groupe lance une devinette et continue à le faire tant que l’autre groupe n’a pas trouvé de réponse. Il se peut aussi que des groupes ne se forment pas mais que les deux options soient maintenues : chacun lance à tour de rôle ou l’envoyeur continue à poser une devinette tant que l’autre n’a pas trouvé une bonne réponse. Il se peut encore que les participants lancent des devinettes sans ordre prédéfini, en fonction de leur stock et de leur courage. Les devinettes se succèdent rapidement ; les réponses doivent être données aussitôt (dans les trois secondes). S’il ne connaît pas la réponse, celui qui est censé répondre dit « M zι-a » (« Je ne sais pas ») et la réponse est donnée par l’envoyeur. Au-delà des rires, un autre type d’évaluation peut être énoncé du type « C’est pas ça », qui peut enclencher un court débat sur le caractère valide de la réponse.
Les chercheurs ayant observé ces devinettes ont surtout été frappés par la complexité des parallélismes formels et prosodiques qu’elles recèlent. Ils ont été étudiés, notamment par Faïk-Nzuji (1976) pour les devinettes tonales Tusumwinu ou Kaemmer (1972) chez les Tshaw. Les parallélismes de ton sont les plus caractéristiques. Dans les devinettes moose, il semble que, la plupart du temps, les trois dernières syllabes au moins doivent comporter la même structure tonale dans la question et dans la réponse [6]. La question ne comporte en général pas plus de syllabes que la réponse : soit elle en contient autant, soit elle en contient moins, ce qui est le cas le plus fréquent. L’extension va donc d’un parallélisme de tons sur toutes les syllabes ou au moins sur les trois dernières. La plupart du temps, l’ensemble du schème tonal de la question est repris dans la réponse. La réponse fait donc « écho » à la question.
De nombreux autres parallélismes viennent renforcer le parallélisme tonal : parallélismes syntaxiques, assonances et allitérations, parallélismes rythmiques :
M pusg will vuugd bânka-bânka | Ma branche du tamarinier traîne, traîne |
Konkobre yêga lυυsd bânlυυ- bânlυυ | Le derrière du poussin respire ouf, ouf |
Il s’agit là bien de joutes poétiques au sens où le travail de la matière prosodique, sonore et syntaxique est essentiel [7] (Jakobson, 1973). Il l’est tant que les observateurs ont souvent noté que ces devinettes ne consistaient qu’en cela : le sens n’avait pas d’importance. Les contraintes de la réponse sur la question ne porteraient que sur les sons et sur les tons en particulier : « ...c’est à dire que dans la plupart des cas, l’envoi et le complétant n’ont aucun lien de sens » (Faïk-Nzuji, 1976 : 42). Je ne le crois pas en ce qui concerne les devinettes tonales des Moose [8].
La question, nommée par Faïk-Nzuji « l’envoi », pose en général un objet, un végétal, un animal, pris parmi les référents de la vie quotidienne et souvent doté d’un qualificatif ou d’une action. Ainsi, « Ma terre du marché », « Mon véhicule abîmé », « Ma brindille de karité », « Ma branche de tamarinier qui traîne, traîne » sont des questions.
Les réponses consistent en des énoncés traitant d’une grande diversité de thèmes, prenant la forme d’actes de paroles variés (conseils, assertions, invitations, ordres, bénédictions, malédictions, insultes). On y trouve :
- des observations sur le comportement des individus en société (solitude, politesse, gourmandise...) qui représentent la majorité du contenu des réponses.
- des situations insolites et incongrues (« L’éléphant a vendu sa barbe à 5000 Francs »)
- des proverbes ou assimilés (ayant pour thème le paradis, la vie, la mort, la maladie....)
Quelques exemples :
M marwalla | Mes pigeons |
Wênd na kêes tônd fâ arzena | Que Dieu nous accorde tous le paradis |
M Koomê taanga | Mon karité dans l’eau |
Wêbsg sâo mιυυngu | Tâter vaut mieux que secouer [9] |
M naag sablega zυυre | La queue de la vache noire |
Sâna wa yυngê ti b zoe bânga no tulum yelle | L’étranger est venu la nuit dernière et on sait déjà qu’il ne sait pas garder sa langue |
Ces exemples montrent que les questions et les réponses ont d’autres relations que des relations prosodiques ou formelles. Les relations sémantiques semblent essentiellement fonctionner par association d’idées, d’objets, de situations. Je ne développerai pas le fonctionnement de ces relations, souvent basée sur les relations métonymiques mais utilisant bien d’autres modes [10]. Dans l’exemple :
M tâmbeg-miiga | Ma termitière rouge |
Mok bugum ti d sê silmiiga | Va chercher du feu, on va griller le Peul ! |
La termitière rouge ressemble à un feu, et la réponse « Viens on va griller le Peul » est reliée à la fois par la forme de la termitière et par la couleur rouge de celle-ci, qui correspond au rouge du feu. De plus, il semble que le rouge est un qualificatif très répandu caractérisant l’ethnie Peule. Certains auteurs ont parlé « d’allégorie » (Hulstaert, 1955) pour désigner la question. Il est clair que beaucoup font appel à des symboles que représentent les objets qui figurent dans la question.
Mais les liens sémantiques entre la question et la réponse restent lâches, ambigus, insolites, contrastant fortement avec les liens prosodiques, rythmiques et syntaxiques très étroits. Le caractère indissociable rapproche donc deux énoncés se trouvant sur des plans de signification différents. Cela créée une première surprise. Le caractère insolite, incongru de ces relations est essentiel. Lorsqu’on demande aux participants ou à des adultes le sens, entre guillemets, de tels devinettes, ils disent souvent que « cela ne veut rien dire », « qu’il n’y a pas de relations entre la question et la réponse ». D’autres sont plus nuancés et tentent de décomposer les associations à l’œuvre dans la question et la réponse.
Satires et transgressions
Comme le montre l’exemple précédent, dans une grande majorité du corpus étudié, on se moque de différentes personnes que l’on met dans des situations dégradantes, pratiques qui sont interdites en dehors de ces cadres ludiques. Ce sont manifestement les devinettes qui font le plus rire. On décrit certains comportements asociaux comme l’avarice, la gourmandise, certains défauts (physiques ou psychologiques), certains comportements propres à une autre ethnie, ou à un autre village que celui des énonciateurs.
Ici, c’est la gourmandise qui est stigmatisée :
M lep le lepa | Mes plats qui tournent |
Sâ pas tige bi f sag zak zaka | Si tu n’es pas rassasié, passe de concession en concession |
Là, l’oubli des dons :
Raagê tom | Ma terre du marché |
Yalem yîm a zaamê sôm | L’idiot a oublié le bienfait d’hier |
Ici, une absence de maîtrise de son intimité :
Nangurun-beelle | Mes graines d’arachide |
Sâana gûsi n basa yêdga lilli | L’étranger dort et laisse le trou de son cul à découvert |
Les interdits sont vite transgressés. La maladie, le défaut physique, parfois la mort peuvent être évoqués dans ces devinettes.
M kυk yoada | Mes excroissances de caïlcédrat |
Nang ruum bidg yâore | Un scorpion a piqué le nez du bègue |
Un procédé très courant consiste à décrire des personnes (mère, étranger, enfants, villageois) pris dans des situations qui mettent en péril l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, situations parfois causées par des comportements répréhensibles (avarice, gourmandise, précipitation,...). Parmi ces personnes, une figure centrale est celle de la mère, affligée parfois de défauts graves (avarice, saleté, lubricité...), se retrouvant dans des situations dégradantes [11] (« un fantôme l’a tapée et l’a laissée comme morte dans un champ de haricot » ; « un épervier lui a volé le tendon de son vagin » ; « elle a eu tellement peur qu’elle a déféqué partout » ; « elle est venue au marché avec un nouveau sexe »).
M guug rig meenemê | Mon gourdin posé dans la rosée |
Kιιma va f ma n lub bengdê | Le fantôme a tapé ta mère et l’a laissée tomber dans le champ de haricot |
Ainsi, les défauts sont fustigés, les mères sont insultées. Ces moqueries sont construites à partir de situations souvent insolites, hyperboliques et paradoxales. Une bonne partie de ces devinettes se moquent de la politesse et du respect dû aux personnes, en les associant à des éléments eux-mêmes dévalorisés. Elles transgressent aussi divers types d’interdits. En fait, les deux aspects des moqueries que sont la satire de comportements asociaux et l’évocation d’une situation dégradante mettent en péril l’estime de soi que les personnes peuvent avoir d’elles-mêmes. Ces personnes sont les participants eux-mêmes et par association leurs mères, pères, enfants, jeunes filles, des villageois.
Des participants pris au piège
Lorsqu’on envisage ces devinettes dans l’interaction où elles se présentent, les véritables enjeux de ces échanges apparaissent. La notion de joute prend également tout son sens. Le statut énonciatif de la réponse prend sa dimension ambiguë lorsque l’on constate que, sur 100 devinettes, près de 60 contiennent des embrayeurs (« mon » et « tu » ou « ton/ta ») et un propos dévalorisant :
M leng bi soêya | Ma petite écuelle sorcière |
F ma yâ wesla n yâga noîya | Ta maman a ouvert largement les narines à la vue du coucous |
M weoogê zî-pen-raaga | Ma clairière dans la brousse |
Kiuugu sâ n wa puk, bi f wa rυm baaga | Au clair de lune, viens courtiser mon chien |
M sâb-raoogo wεsa | Le croisement de deux branches de raisinnier [12] |
Fo zug ne wa ba-raoogo kιla | Ta tête comme les testicules d’un chien |
Dans ces devinettes, les interlocuteurs ne sont pas seulement des participants à un jeu sur le savoir mais sont « pris à parti » en tant que personne [13]. Quel statut a donc la réponse : est-ce une réponse à la question ou un acte de parole qui est adressé à l’envoyeur ? Le statut énonciatif des réponses est troublé. Il y a donc deux types de réponses : une réponse au statut énonciatif univoque — ce sont les énoncés sans embrayeurs dont on a parlé plus haut — et une autre au statut équivoque, qui contient l’embrayeur « tu » ou « ton, ta ». Dans ce second type, la réponse peut être une bénédiction ou un conseil, mais elle consiste très souvent en un propos dévalorisant ou outrageant.
La réponse est donc potentiellement dotée d’une double interprétation. Elle est piégée dans le sens où lorsque la réponse est énoncée, elle peut être doublée d’une insulte. La variété des actes de paroles confère un caractère aléatoire et joue ainsi un grand rôle dans la surprise que constitue l’irruption d’une insulte dans les devinettes.
Ce principe implique également que l’on ne peut savoir qui va être insulté, de celui qui questionne ou de celui qui répond. Forte surprise pour celui qui ne connaît pas la réponse et ignore donc, dans le statut potentiel de la devinette (injure ou autre) ; surprise également pour celui qui questionne, qui lui, connaît la réponse mais ne sait pas si son adversaire la connaît. Si son adversaire la connaît c’est l’envoyeur qui prend l’injure (si la réponse en contient une), comme l’arroseur arrosé. En ce sens, elles sont piégées, puisque leur potentiel satirique et dévalorisant peut exploser un peu n’importe quand et sur n’importe qui.
A cette ambiguïté de l’énoncé s’ajoute une sorte de « transgression conversationnelle » entre la question et la réponse. En effet, à un énoncé comportant uniquement un référent et un qualificatif, on répond par une insulte. Les normes de cohérence thématique, la logique de l’enchaînement sont bouleversées. On ne peut inférer la réponse des éléments contenus dans la question. Dans la terminologie de Grice, il y a violation de la maxime conversationnelle de relation.
Au niveau des normes de l’interaction, on peut considérer l’insulte comme une transgression des normes de politesse habituelles : on n’insulte pas quelqu’un sans raisons, raisons qui se trouvent en général soit dans le contexte, soit dans l’énoncé précédent de l’interlocuteur. Dans le cas où une réponse ne se double pas d’une insulte mais plutôt d’une satire de comportement de telle ou telle personne non associée au locuteur, c’est le sourire ou le rire qui prédomine. Mais il semble que le rire à gorge déployée s’exprime surtout dans les circonstances où un des interlocuteurs reçoit la réponse/insulte. L’irruption des participants dans le contenu de certaines devinettes, la confusion énonciative qu’ils impliquent, la transgression des normes de l’échange, au niveau de l’enchaînement question/réponse et des normes de politesse apparaît comme une source de l’hilarité des participants et comme une caractéristique essentielle de cette joute verbale. Ce n’est plus seulement un combat ludique pour le savoir mais un combat où l’on se chatouille et se mord par le verbe.
Si l’on place ces transgressions au niveau de leurs conséquences sur les individus, il apparaît d’abord que ce jeu consiste à ébranler la « ligne de conduite » des participants. La notion de face, issue des travaux de E. Goffman (1974a : 9), définie comme « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » éclaire les enjeux de cette surprise. Selon cet auteur : « On peut dire d’une personne qu’elle fait mauvaise figure, lorsqu’il est impossible, quoi qu’on fasse, d’intégrer ce qu’on vient à apprendre de sa valeur sociale dans la ligne d’action qui lui est réservée. On peut dire d’une personne qu’elle fait piètre figure lorsqu’elle prend part à une rencontre sans disposer d’une ligne d’action telle qu’on attendrait dans une situation de cette sorte. Les plaisanteries et les farces ont souvent pour but d’amener une personne à faire mauvaise ou piètre figure... » (Goffman, 1974a : 11). Les participants à ce jeu font donc piètre figure, parce qu’ils ne peuvent prévoir quand va « sortir de la boîte » un propos dévalorisant à leur encontre et ne peuvent rectifier la situation autrement qu’en initiant une nouvelle devinette. Pour poursuivre avec E. Goffman, « un tel manque de confirmation peut provoquer de la surprise, de la confusion et une incapacité momentanée en tant qu’interactant. Le maintien s’altère, fléchit, s’effondre » (1974a : 13). Dans le cas de ce jeu codifié, ce maintien s’effondre sous les rires des participants et du premier visé. Le participant touché par la réponse s’effondre d’ailleurs souvent « physiquement » en se tordant de rire [14]. Celui qui a envoyé l’insulte rit aussi, non seulement de la situation dans laquelle s’est engagée l’interlocuteur, mais aussi de l’acte même d’énoncer une insulte.
S’engager dans ces interactions comporte donc un risque, celui de se voir insulté, soi-même ou sa mère. Des jeunes citadins m’ont exprimé leur refus de participer à ces jeux, arguant du fait qu’ils risqueraient de s’échauffer s’ils étaient insultés. En effet, l’insulte, comme l’a montré Kwasi Yankah (1985) chez les Akan, fonctionne comme une sanction. Un participant a de très bonnes raisons pour mémoriser le plus grand nombre de devinettes et réduire ainsi ses chances d’être insulté.
Conclusion
Les devinettes tonales ne consistent pas uniquement en des jeux prosodiques élaborés sur la langue. Ils ne consistent pas seulement en des associations d’idées, des rapports insolites entre des référents et des comportements sociaux, ni ne se réduisent à transgresser les interdits et se moquer des normes sociales. Ils consistent aussi, et cela renforce leur efficacité comique, dans une ambiguïté du statut des énoncés, du fonctionnement des échanges et dans une transgression des normes d’interaction, par le recours à l’insulte. Ce fonctionnement est décuplé du fait de la non prévisibilité à la fois de la réponse (énoncé non insultant ou insulte) et de l’identité de l’énonciateur (celui qui questionne ou son adversaire). Ces caractéristiques de l’interaction donnent lieu à une « surprise interactionnelle ». Par de multiples jeux et transgressions, sur le son et le sens, sur les valeurs sociales, et enfin sur les normes de l’échange, on brouille les pistes de l’interaction, et lorsque l’insulte « sort de sa boîte », la ligne d’action des participants ne peut que s’effondrer (de rire). L’insulte consiste à toucher ce que l’autre a de plus cher, l’estime de soi et de ses parents, notamment de sa mère.
Comme le souligne I. Sow, « ne pas être l’objet de plaisanteries de la part de son alter égo, c’est avoir le sentiment d’être délaissé, d’être mis à l’écart, de ne pas être aimé. L’injure est un moyen de se rapprocher d’autrui, une façon de prouver son intimité... » (Sow, 1991 : 354). C’est que, l’insulte constitue, selon l’expression de C. Kerbrat-Orecchionni à propos du compliment, une « incursion territoriale ». Elle vise en général à toucher l’individu au plus profond de son honneur, à le blesser. I. Sow souligne avec justesse la forte émotion qui s’accompagne de telles attaques. Insulter l’autre, c’est faire une intrusion brutale dans son intimité, ses valeurs, et provoquer ainsi une situation de tension émotionnelle très forte. Si l’insulte est effectuée dans un cadre ludique [15], c’est à dire suivant des règles d’énonciation particulière, c’est une manière très efficace de rentrer dans l’intimité de quelqu’un « sans y toucher », c’est à dire, en gardant ses distances. Simuler l’insulte ou la critique reviendrait à jouer sur les cadres, entre proximité et distance, critique et amitié, dans une relation marquée par la tension émotionnelle et affective. Il s’agirait là d’une caractéristique, selon I. Sow, des relations dites « à plaisanteries ». Ces relations, qui concernent essentiellement la parenté, consistent à se charrier, dirait-on chez nous, à s’envoyer des « piques », à plaisanter, de manière codifiée [16], dans un but d’alliance entre groupes et entre individus d’une parenté. Les enfants ont eux aussi, des formes de mise en scène du lien par l’humour et la joute verbale. Sans être une expression amoindrie de ces relations, ou se réduire à leur apprentissage, ils apparaissent comme une forme d’expression propre aux enfants et aux jeunes. Un conteur très connu au Burkina Faso, se produisant à la radio depuis plus de vingt ans, a d’ailleurs dit cette formule : « les devinettes sont les frères cadets de la parenté à plaisanterie » (« Solem-koεεse ya rakiir yao »). Il y aurait donc une affinité de mode d’expression des liens sociaux se construisant à la fois sur le fonctionnement de la langue (sémantique, phonique, pragmatique) et sur les normes de l’interaction, chaque ambiguïté de l’une renforçant l’ambiguïté de l’autre, chaque transgression de l’une renforçant l’autre. Partager ces ambiguïtés et ces transgressions des normes apparaît comme une forme très efficace d’expression de la proximité, de l’amitié mais manifeste aussi une forte contrainte d’intégration. Car si les ambiguïtés et les transgressions ménagent des espaces de liberté, de création et de rapprochement communs, elles se doublent de contraintes liées à la mémorisation, à l’expression de normes sociales (se moquer de certains comportements par exemple), tant à travers le contenu des réponses qu’à travers les formes de l’engagement des participants dans l’interaction.