Introduction
Une polytechnicienne, un étudiant aux beaux-arts, une prostituée de rue, un acteur de cinéma porno, un moine tibétain, un cycliste, une hôtesse de l’air, un pompier, un toxicomane.... Des images de corps, d’attitudes corporelles sont immédiatement associées à ces différentes fonctions sociales.
L’histoire de l’éducation et de l’hygiène, des sciences et des techniques, les pratiques sociales, les métiers, permettent de repérer des éléments de correspondance qui éclairent la construction sociale et culturelle des corps. Mais ces correspondances ne décrivent pas les conditions de "fabrication", de travail intime, de modelage, d’apprentissage des corps, pourtant si visibles.
Serait-ce que l’expérience du corps est totalement originale et difficilement déléguable à un autre lieu du savoir, ou d’interprétation, comme le suggère Laurence Louppe en s’appuyant sur les travaux de Rudolf Laban et sur les difficultés à élaborer une codification des figures transmissibles.
La danse moderne et contemporaine occidentale offre des perspectives pour conjuguer l’observation des pratiques, l’approche de l’expérience, les représentations. Il s’agit d’approcher le corps, le mouvement, la danse en soi, à partir de leur logique propre, en cherchant à comprendre la dynamique interne et notamment la perception que le danseur peut en avoir, tout en les re-situant dans leur dimension historique.
De la danse au mouvement
Après quatre siècles de ballet dit classique, la fin du 19ème et le début du 20ème siècle permettent l’éclosion de nouvelles formes qui vont ouvrir une diversification importante des modalités de la représentation, des techniques corporelles et des modes d’enseignement. On observe une multiplicité de langages et une cohabitation dans le temps des « générations » artistiques en « rupture les unes avec les autres » mais aussi avec de multiples passages. Malgré cette « remise en cause permanente des codes », cette « constante révolution », une dynamique historique de la danse dans le siècle se dessine avec à la fois des invariants et des grandes ruptures.
Postures, demi-pointes, figures... de la danse de cour à la danse néo-classique
Le développement de la danse de cour s’accompagne, d’abord en Italie puis en France, d’une formalisation de l’enseignement avec la multiplication des maîtres à danser, des traités qui abordent les différents pas, les postures, les figures puis le ballet dans sa globalité. Au XV et XVI siècle, les danses, qui visent à mettre en valeur la dignité des courtisans, sont au service de la gloire des princes et des rois. La danse de cour se nourrit des danses des fêtes civiles et religieuses, paysannes ou nobles, des danses collectives et populaires tout en s’y opposant. Les figures doivent « abandonner toute violence, toute expansion, toute rudesse » [1]. Les danses paysannes : sauts et jetés disparaissent pour laisser la place à la plénitude des "temps liés" (passage d’un pied sur l’autre), aux demi-pointes. Louis XIV tient les rôles principaux, quand il cesse de danser, il cède le privilège en permettant la création de « l’Académie d’opéra en musique et verbe français », en 1670, qui sera rachetée par Lully. La danse gagne les théâtres et se professionnalisera.
Beauchamp, collaborateur de Lully à l’Opéra de Paris, formalisera « un système de mouvements cohérents visant une danse abstraite, fondée sur la position "en dehors" » [2]. Le ballet était organisé autour du Roi quand il était danseur. La scène à l’italienne avec la perspective du décor peint, l’inclinaison du plateau, structurera tant le regard des spectateurs, que l’organisation de l’espace scénique : vision frontale, hiérarchie de l’espace autour d’un centre réservé aux variations des solistes, l’espace périphérique étant réservé au corps de ballet [3].
Après une période marquée par la virtuosité masculine, le début du 19ème inventera les "pointes" [4] qui deviendront typique du ballet romantique. Avec la création de la Sylphide [5] on voit apparaître les jupons gonflants, ancêtres du "tutu", et les chaussons à pointes. La ballerine devient encore plus gracieuse, aérienne et libérée de l’apesanteur jusqu’à s’envoler dans les airs. Avec l’utilisation des machineries, l’espace scénique gagne en profondeur.
A la fin du 19ème, avec Marius Petitpa installé à Saint Petersbourg, le ballet académique se structure autour de la virtuosité des étoiles et du mouvement réglé du corps de ballet.
Au début du 20ème, les ballets russes, animés par Serge De Diaghilev, allient de nouvelles sources d’inspiration et de nouveaux musiciens : Daphnis et Chloé sur une musique de Ravel, Petrouchka sur celle de Stravinski, Le spectre de la rose, sur celle de Weber... Il associe les peintres d’avant-garde, comme Picasso, Derain, Matisse, des musiciens comme Darius Milhaud, Francis Poulenc... De grands danseurs et danseuses, Pavlova, Nijinski marquent cette époque. En réaction contre la virtuosité "gratuite" et une certaine routine, les mouvements sont adaptés au thème du ballet, en veillant à une adéquation entre le langage corporel et l’objet de l’expression. Nijinski [6], en s’inscrivant dans une démarche expérimentale, en s’interrogeant sur le sens de son art contribue ainsi, à ouvrir la voie de la modernité. Dans « l’après-midi d’un faune », il simulera une masturbation sur l’écharpe de la nymphe enfuie (1912). Dans « le sacre du printemps », sur la musique de Stravinski, il danse sur un scénario du peintre et ethnologue Roerich, inspiré des rites chamaniques. Les pieds en dedans, des mouvements angulaires, le corps est ramassé vers le sol. Nijinski sera un des précurseurs de la danse moderne.
Derrière l’apparente conservation des figures, la façon dont les gestes sont produits varie profondément d’une époque à l’autre [7] ; mais en dépit de grandes périodes qui marquent son histoire, en quatre cents ans d’existence, la danse classique a constitué un langage, avec un cadre bien défini et un ensemble de règles qui s’est diffusé dans le monde entier. Les positions des pieds, encore utilisées aujourd’hui, tant pour les techniques dites "classiques", que "modernes" ou "contemporaines", sont mises au point à cette époque. Le ballet classique gardera de ces origines de cour, une codification extrême : le corps de ballet, dont les mouvements doivent être identiques, "exactement ensembles", sur les "mêmes lignes" ; les solistes, le danseur puissant qui valorise la danseuse gracile. L’apprentissage valorise la reproduction, les postures. L’utilisation des pointes permet de s’élever au-dessus du sol, le ventre rentré, la cage thoracique projetée vers l’avant, le menton et le regard soutenu. La danse classique privilégie l’élévation, le redressement, s’il y a des inclinaisons du buste, la colonne vertébrale ne se plie pas. Le poids du corps est bien sûr utilisé dans le travail d’entrainement et sur scène, mais plus pour la préparation du mouvement que pour sa dynamique propre. La narativité structure le spectacle.
La danse moderne : l’invention du corps comme lieu d’expérience et de savoir
La révolution de la danse moderne « n’a pas été d’instaurer un nouvel art chorégraphique, mais un corps comme lieu d’expérience et lieu de savoir... ». « Cette révolution a permit d’affirmer que le corps peut développer sa propre énonciation par rapport à lui-même et par rapport au monde. C’est à partir de cette fondation d’un champ d’expérimentation corporelle que le sujet peut se construire, comme sujet chez qui l’expérience du corps s’intègre aux éléments du savoir et peut même révéler d’autres pans du savoir ». (Louppe, 1997) On passe ainsi de la danse au service de la narration, de la virtuosité, de la grâce ou de la force, à une recherche de la danse en soi.
Dès le milieu du 19ème des théoriciens vont ouvrir les voies de cette approche radicalement nouvelle du mouvement et du corps. Pour faire face à des difficultés vocales le chanteur François Delsarte [8] étudie les relations entre le geste et l’émotion et les enseigne à la Sorbonne. Le torse est pour lui la source et le moyen de l’expression. Le musicien Emile Jacques-Dalcroze [9] observe que « l’apprentissage de la musique est facilité par l’intégration corporelle des éléments rythmiques » [10]. Delsarte et Jacques-Dalcroze nourriront tous les deux leurs théories de l’observation des manières de bouger. L’enseignement de Jacques-Dalcroze « repose sur l’amélioration des comportements psychomoteurs, valorise l’économie d’énergie dans le mouvement, et la rapidité de réaction de l’individu » [11]. Les approches de Delsarte nourriront les débuts de la danse moderne américaine, notamment à travers des méthodes de gymnastique que pratiqueront des danseurs comme Ruth Saint Denis, Isadora Duncan, Ted Shawn [12].
Rudolf Laban [13], élève de Jacques-Dalcroze à l’Institut de rythmique approfondira ses travaux et jettera les bases d’une véritable théorie du mouvement moderne. En s’intéressant à la fois à la danse et aux gestes des ouvriers des usines, il incarne la circulation entre la danse et le geste au quotidien qui marque la spécificité de la danse moderne. Perception de l’espace, de la gravité, recherche du flux, de "l’organicité" [14], du rythme, exploration des différentes "qualités" du mouvement... le langage de la danse moderne est né. En disant que « les formes sont indissolublement liées au mouvement », que « chaque mouvement a sa forme », et que « les formes sont créées à la fois par et dans le mouvement » il confirme la rupture fondamentale avec le langage de la danse classique. La "kinesphère" [15], sphère imaginaire, au centre de laquelle le danseur évolue et qui se déplace avec lui, contribuera à faire éclater l’espace "frontal" auquel se référait la danse classique.
Si la nouvelle danse qui apparaît au début du 20ème, aux Etats-Unis et en Allemagne, ne se structure pas par rapport à la danse classique, mais "ailleurs" (Ginot et Michel : 2002), on assiste cependant à une remise en cause radicale des codes classiques, qui s’opère par une attention centrale au corps, dans sa physicalité, sa perception. Les pieds nus sont en contact direct avec le sol. Le corps n’est plus limité à ces contours : il a un intérieur et un extérieur. La conscience du corps est centrale. L’attention se porte sur la recherche de la "qualité" du mouvement, de la conduite du mouvement, et non pas sur le mouvement achevé, produit. Le processus, le chemin emprunté est plus important que le résultat. On ne cherche plus à appliquer des codes avec grâce ou force, comme en danse classique ou néoclassique, mais en quelque sorte on "est le mouvement" : le mouvement comme engagement total. Le vocabulaire se diversifie considérablement.
Cette explosion des formes du mouvement et de la chorégraphie, en rupture totale avec la transmission d’un répertoire, s’accompagne d’un intérêt pour tous les types de danses et d’une circulation entre les différentes techniques. En montrant une danseuse du ventre pour expliquer la "motion" (que l’on peut traduire comme dynamique du mouvement), ou un chat qui s’étire vers une balle, Alwin Nikolaïs [16] affirme que la danse avant d’être un langage artistique est mouvement.
Quand se passer la main dans les cheveux, la main bien ouverte, en partant du haut du front jusqu’à la nuque, faire de la balançoire, verser des filets de miel dans des lys blancs, proposer une tasse de thé au public... devient de la danse. La frontière entre le geste quotidien et l’art a été traversée. Cette irruption du geste quotidien sur la scène, s’accompagne d’une souveraineté du corps individué. Dès la fin des années soixante-dix, Pina Bausch portera à son apogée cet enchantement du geste et des activités quotidiennes et cet enchevêtrement du réel et de l’imaginaire [17] avec le théâtre dansé. Les jeux d’enfants (jeu du mouchoir, 1-2-3 soleil), les poursuites en riant ou en criant, les courses jusqu’à l’essoufflement, jusqu’à l’épuisement, la bouche collée sur une moitié d’orange pour apprendre à embrasser les garçons... Pour s’approcher de la réalité, le contact avec l’eau, la terre, la neige, les feuilles mortes, les œillets roses piqués dans le sol, les montagnes de fleurs, les arbres, les cactus, le gazon, les briques qui jonchent le plateau après l’effondrement du mur qui obstruait la scène... autant de matières dans lesquels il faut danser, sauter, marcher, courir, se rouler [18]. C’est un "théâtre de l’expérience" (Servos, 2001) ou s’exprime de façon esthétique la réalité à laquelle les corps se confrontent.
L’explosion de ces formes s’accompagne d’une individualisation du danseur. Le corps de ballet qui avait une place prédominante dans l’école classique, laisse la place à l’interprète. En quelque sorte, chaque danseur devient soliste. Cette tendance se manifeste à la fois dans les formes chorégraphiques — chaque danseur a de plus en plus un rôle différent au sein d’une même pièce, les mouvements d’ensemble sont souvent délaissés au profit de plusieurs solos simultanés — et également dans les corps — ceux-ci n’incarnent plus un standard dominant. Ce sont des "hommes et des femmes, non des danseurs ou des danseuses" que Pina Bausch veut reconnaître sur scène, pour que le public "les voit en tant qu’être humains qui dansent" [19]. "Le corps n’est plus un moyen pour arriver au but, mais l’objet même de la représentation." (Servos, 2001)
La diversité des sources d’inspiration
« La chorégraphie est libérée de sa définition classique qui en fait un art de composer les ballets et de régler la suite des figures et des pas » (Servos, 2001) [20]. Les sources d’inspiration se multiplient, les formes de spectacle se diversifient. Isadora Duncan se réfère à l’art grec, contemple durant des heures le printemps de Botticelli [21], ou encore la nature, les palmes des arbres, les vagues. Martha Graham s’inspire de la danse balinaise (notamment pour les "grands pliés" et les bras pliés à angle droit), des danses rituelles des tribus indiennes, d’un rituel de pluie mexicain, de la statuaire égyptienne, de la mythologie grecque, ou encore de la psychanalyse. Elle travaille aussi avec des sculpteurs de son temps comme Noguchi. Nikolais, Murray Louis, chorégraphe de la post-moderne danse américaine qui utilise l’art optique et enveloppe les corps des danseurs dans des jeux de lumière. Merce Cunningham s’intéresse notamment au travail de Marcel Duchamp, de Robert Rauschenberg, de John Cage. Lucinda Childs donnera corps à la musique répétitive de Steve Reich. La danse expressionniste allemande dialogue avec le cinéma muet. Suzanne Linke structure un de ces solos sur l’exploration des formes d’une baignoire. Pina Bausch, à travers la danse théâtre, mélange contes de fées (Barbe bleue), mythes (Orphée et Eurydice, Iphigénie), rêves, gestes quotidiens, petites scènes tirées des improvisations des danseurs. Dans la pièce "Bernadetje" d’Alain Platel, la "soliste" blonde danse sur une musique disco, juchée sur des hauts talons, l’enfant installe le chapiteau de l’auto-tamponneuse, met en route les petites voitures et les range à la fin de la pièce, tout comme le technicien de la fête foraine. Aujourd’hui en France, des chorégraphes comme José Montalvo et Dominique Hervieu intègrent la danse hip hop dans leurs spectacles ou leurs mises en scène d’opéra.
La révolution de la danse moderne s’affirme, ainsi, sous le double niveau de rupture de la technique corporelle et des sources d’inspiration.
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Les extraits de Lourdes — Las Vegas (coproduction : heure d’été productions, RTBF, VRT, qwazi qwazi film réalisé par Giovanni Cioni, 1999 — 64 mn — 16/9ème) mélange des scènes du spectacle « bernadetje », de Alain Platel et Arne Sierens, et des scènes documentaires. La pièce se déroule sur une plate-forme d’auto-tamponneuse où se côtoient différentes générations. La plupart des interprètes ne sont pas des professionnels. Alain Platel utilise la musicalité des attitudes, des gestes, des états émotionnels, des interactions lors d’une fête foraine, l’envie de se montrer au regard du spectateur.
A la recherche de l’état de mouvement
La recherche "d’état de mouvement", fait partie des invariants de la danse moderne, quelque soit le style. Elle emprunte ses références, par exemple, dans la spontanéité gestuelle des jeunes enfants [22], besoin de sauter, de courir, ou encore dans les danses traditionnelles ou populaires... Mais l’impulsion vitale du mouvement est recherchée aussi à travers les rythmes du pouls, de la respiration, de la marche.
Cette recherche de l’état de mouvement apparaît à la fois comme un préalable, un état de spontanéité commun aux être vivants, et comme un objectif que le travail d’apprentissage doit permettre de retrouver [23]. « La danse classique imposait des modèles formels, alors que nous travaillons sur ce qui est là, ce qui a toujours existé », Martha Graham, comme beaucoup d’autres danseuses et chorégraphes, recherche un universel du mouvement. Isadoran Ducan [24], raconte dans son journal, qu’elle pouvait rester des heures, débout, immobile, les mains jointes au niveau du plexus solaire, dans l’attente, la recherche d’une danse qui parte d’un ressort central de tout mouvement, le foyer de la force motrice, l’unité dont naissent toutes les diversités de mouvements, pour sentir l’impulsion qui nourrie le mouvement.
Le mouvement comme impulsion vitale se retrouve également dans des techniques plus abstraites, de la post-moderne danse américaine. Nikolais à travers la notion de "motion" cherchait ce qui était commun au mouvement du chat, de se gratter la tête, ou encore à la danse du ventre. Pour lui, « tout point du corps peut être moteur du mouvement » [25].
Dans la danse de Trisha Brown [26], les bras et les jambes ne s’arrêtent sur aucune forme, les danseurs sont attentifs à une dynamique, sont traversés par le flux du mouvement. Sa méthode expérimentale d’exploration du mouvement est fondée notamment sur les jeux de gravité, le mouvement fluide et continu.
Cet intérêt pour l’état de mouvement, fait que toutes sortes de danses apparaissent intéressantes, toutes manières d’habiter son corps, pourvu qu’elles soient travaillées par la conscience de la perception immédiate, on pourrait dire, qu’elles soient faites en temps réel. Les cascadeurs de Nelken, qui se jettent de dix mètres dans des amas de cartons, au son de « la jeune fille et la mort » de Schubert, qui font des culbutes sur la table, nous forcent à regarder, à lire les histoires que racontent les corps, à comprendre la musicalité du corps, qui sait, qui a appris à ne pas se faire mal, qui n’a pas peur de tomber.
L’apprentissage de l’expérience du corps et du mouvement
Si la danse moderne entretient un rapport privilégié avec le mouvement, l’improvisation, le geste quotidien, elle a néanmoins généré la constitution d’un langage et de systèmes d’apprentissage technique très spécifique.
Les appuis : la conscience, la dynamique du poids, la chute/suspension, la spirale...
Si la danse classique a inventé l’élévation et un langage de postures pour différentes parties du corps, cette révolution de l’état de danse, de l’état de corps, ne peut avoir lieu sans de nouveaux points d’appui dans le corps et en particulier sans l’utilisation du poids. Celui-ci s’éprouve globalement et dans toutes les parties (le poids de la tête qui guide l’enroulement de la colonne vertébrale, le poids du bassin qui permet de trouver la vitesse, celui des bras qui permet de guider la qualité des ports de bras, celui du sternum pour trouver la juste verticalité du corps...) et quelque soit la posture, débout, couchée, assise, accroupie et sa dynamique, en mouvement, en sautant.
« Comme l’ont fait remarquer Rudolf Laban, Erwin Strauss, la posture érigée, au-delà du problème mécanique de locomotion, contient déjà des éléments psychologiques, avant même toute intentionnalité de mouvement ou d’expression. Le rapport avec le poids, c’est-à-dire, avec la gravité, contient déjà une humeur, un projet pour le monde ». La gestion particulière du poids « est un repère essentiel qui nous permet d’interpréter le sens d’un geste [27] ».
La prise en compte du poids est centrale dans la recherche de la dynamique du corps et du mouvement. A travers "le transfert du poids", d’un pied sur l’autre, mais surtout à l’intérieur même du corps, c’est une nouvelle dynamique motrice du corps qui s’élabore et une nouvelle unité. Il ne s’agit plus de lutter contre le poids du corps pour s’élever comme dans la danse classique, mais de trouver la suspension à partir de la chute du poids. La dynamique de l’élévation devient indissociable de la chute, de l’abandon au poids.
Le langage classique permettait une opposition de la tête par rapport au torse, aux bras, aux jambes, mais le corps se présentait presque toujours dans un rapport frontal, le regard au spectateur restant un point structurant. Avec la spirale, la torsion est permise par l’enroulement de la colonne vertébrale et de la tête et par la dissociation des différentes parties du corps (tête, cage thoracique, épaule, bassin) et par l’exploration de leurs différents plans. Le regard peut tour à tour accompagner l’intérieur du mouvement, dessiner l’espace extérieur, tirer le mouvement du corps, ou fixer un point de l’espace...
Le mouvement juste ou l’apprentissage de la perception
L’abandon de la reproduction du mouvement comme critère dominant, conduit à l’élaboration de nouveaux appuis pour l’appréhension de la justesse du mouvement. Cette qualification peut être appréhendée à la fois lors de la représentation, dans l’interprétation, et dans la manière de conduire le mouvement, dans son apprentissage intime.
Cet extrait du journal de Jo Ann Andicott, interprète du « Sacre du printemps » [28] de Pina Bausch montre comment les perceptions imbriquée avec l’émotion donnent la mesure de la justesse du mouvement. La fatigue devient presque la matière même de la danse.
« J’ai eu du mal, j’étais trop légère sur le sol. J’ai bien vu que Pina n’était pas émerveillée de cette victime. Moi non plus. De par ma formation classique, j’avais des mouvements trop légers. Il fallait se débarrasser de cette légèreté. Que tous les mouvements tirent vers le bas, down, down, down, et non pas up, comme en danse classique. Le solo n’était pas assez éprouvant pour moi, je n’étais pas vraiment morte à la fin. C’est-à-dire qu’il fallait que je fasse des mouvements d’une bien plus grande amplitude, il fallait que je lutte davantage, que je m’étire jusqu’à n’en plus pouvoir. Oublier les pas et la danse. N’écouter que la musique — ne faire qu’un avec Stravinski et le combat contre la mort... Rien que cette impression de danser dans la terre, se coucher, sentir la terre... Entendre les autres respirer, sentir le corps trembler, sentir le corps transpirer, se salir, percevoir la peur des autres, l’étouffement dans le groupe, corps à corps... Chacun doit dépasser sa propre limite. C’est seulement alors que c’est réussi. »
Les guides que les danseurs utilisent pour trouver le mouvement juste sont multiples. La perception du corps, de sa structure, de sa coordination, de son équilibre, ou encore de sa matière sont un des registres largement mobilisés : « Comme si de l’intérieur j’arrive à sentir que chaque chose est en place. J’ai pas besoin de regarder derrière, dans la glace. Avoir cet espèce de regard, très vite tu arrives à sentir que tout est heureux, tout se sent dans le vrai potentiel... Bonheur intérieur des membres, des muscles... la camera à l’intérieur du corps ». « La sensation que j’aimerais pour moi-même, une pâte liquide mais pas trop, une pâte à crêpes, à blinis ». La facilité, le plaisir est le signe de la liberté du mouvement et de sa qualité : « si on a du plaisir pour soi, alors quelqu’un qui regardera, trouvera une beauté » [29].
Si dans la danse classique le miroir permet de vérifier les postures et le placement du corps, pour la danse moderne le miroir est très peu présent. Le rôle de la perception, de la sensation sont tant au cœur de l’interprétation que de l’apprentissage.
Les postures qui sont utilisées dans « l’échauffement » classique se retrouvent dans de nombreuses autres techniques modernes et contemporaines — notamment le travail à la barre : avec la série de pliés, de dégagés, de ports de bras, de ronds de jambe en l’air et à terre, de battements des jambes — et représentent, en quelque sorte, des invariants, cependant la manière de les faire est marquée de profondes évolutions.
La première rupture relève de la finalité de la technique. Les techniques sont vues « comme des outils pour rendre le corps disponible » pour donner la structure du corps. (Peter Goss) [30] « Quand la structure est en place le corps est disponible pour exprimer le potentiel ». La structure, c’est aussi la coordination. Beaucoup d’apprentissages s’appuient sur l’idée d’une coordination optimale du corps : verticalité du bassin, souplesse et absence de projection de la cage thoracique, tombé des bras le long du corps dans leur poids, tête suspendue par la "natte des chinois", et les pieds dans le sol, genoux non bloqués, souples...
Peter Goss, parle du point zéro, la verticalité. C’est la capacité à trouver ce point, qui permet de moduler les états, de trouver la chute, l’élévation, de s’engager dans la vitesse, d’être lourd ou léger, réceptif au mouvement.
On observe également un renversement du rapport à l’effort. L’efficience du mouvement ne se mesure plus dans la tension de l’effort, mais au contraire dans le lâcher prise qui rend plus efficace. Il s’agit de laisser faire le mouvement, de ne pas faire d’effort en plus. Cela peut impliquer, notamment, de s’appuyer sur sa faiblesse, sur sa vulnérabilité, sa fatigue.
Parmi les exercices qui font l’apprentissage des danseurs, ceux qui favorisent la proprioception tiennent une place importante. Ils permettent d’activer la conscience du corps : sentir la peau avec l’air, ou encore la forme, le poids des os et des articulations, le contact des pieds avec le sol, les tensions musculaires pour les relâcher. La relaxation par perception du poids du corps sur le sol constitue également un exercice pour préparer la qualité du mouvement. Des exercices de mouvement permettent d’explorer la mobilité du bassin, de chaque épaule ; l’indépendance de chaque partie du corps est explorée, son empreinte dans le sol. Allongé au sol, il faut imaginer le mouvement avant de le faire réellement comme dans la méthode Feldenkrais. Après chaque mouvement, dont l’amplitude augmente régulièrement, on revient dans la position allongée afin de percevoir les changements dans les poids du corps, le volume, la respiration... ou de comparer les parties droite et gauche.
Le toucher des autres danseurs, le sien propre aide à amorcer une sensation, une indication de direction pour le mouvement ou la posture, corriger, apaiser une "trop grande charge énergétique", une tension musculaire excessive, d’activer la perception de la verticalité.
La sensation des bras qui tracent un éventail sur le plancher, "comme une trace dans le sable", sera mobilisé lors de l’enchaînement, pour trouver un mouvement qui "dessine" l’espace, qui "laisse une trace dans l’air".
La construction de la perception passe parfois par le détour, qui peut sembler abstrait, de l’image. L’image joue un rôle central à la fois dans l’apprentissage et comme repère pour le danseur, elle permet de changer la qualité, l’intensité du mouvement et même sa forme. Si on demande d’ouvrir la main, qu’on rajoute comme un soleil, comme un parasol, on sent plus vite le volume, l’air sur la peau, la tension... si on vous dit "votre tête flotte au dessus de votre cou", les épaules se détendent, le regard s’adoucit. Parfois, l’image devient encore plus métaphorique, elle n’en est pas moins très concrète pour les danseurs. « Tu es tellement dans le cœur que c’est toujours juste. Le geste codifié ou pas, n’a pas d’importance. La tête, le cœur et puis le ventre. C’est la relation entre tout ça. » [31] Cette seule image du « faites-le avec le cœur » servait de repère à un danseur comme Aron Osborn de la compagnie José Limon, pour montrer un changement radical dans l’intention, l’intensité, la qualité de son geste, alors que la trajectoire du bras était la même.
Dans la dynamique d’exploration qui caractérise la danse moderne et contemporaine, l’improvisation joue un rôle majeur dans l’élaboration de nouveaux langages gestuels, dans l’apprentissage, dans la création, mais également sur scène. L’improvisation est en partie consubstantielle à la recherche du mouvement comme expérience, comme perception. En effet, même dans le cas de l’exécution de mouvements très « écrits », ils peuvent être réinventés à l’instant.
L’improvisation a été notamment beaucoup utilisée par Nikolais et Murray Louis pour la formation des danseurs. Forme, volume, "motion", énergie, lourd, léger étaient autant de voies d’explorations.
Les improvisations des danseurs sont également utilisées pour la création, comme un chaînon de l’écriture chorégraphique. Si Pina Bausch les inscrit dans un dispositif bien réglé lors de la représentation, d’autres chorégraphes, comme par exemple Serge Ricci ou Christophe Haleb gardent une partie d’improvisation insérée dans l’architecture du spectacle. Certaines performances peuvent, en revanche, être basées sur la seule improvisation. Cela conduit les danseurs à développer des modes de coordination spécifiques, permis notamment par une attention permanente aux autres, à leurs trajectoires, leurs "état de corps". Dans ce cas, l’accord ne se trouve pas dans la synchronisation des mouvements nourrie par la connaissance commune, le travail de répétition, le rythme, l’utilisation des comptes, de la musique, mais dans l’ajustement, le réajustement dans une sorte de "juste à temps".
La technique comme reconstruction des repères dans l’expérience
Si le mouvement et la danse échappe à la notation et à la description, par trop réductrices, élaborer une démarche compréhensive implique de nouvelles approches, croisant l’histoire de la danse, l’observation des pratiques d’apprentissage et des œuvres, les récits et les discours. Si l’histoire ne permet pas de comprendre l’expérience du mouvement et son apprentissage, elle est néanmoins essentielle pour retrouver leurs différentes composantes et pour permettre le déplacement par rapport à l’expérience et à la perception. Il s’agit bien de trouver un jeu entre l’engagement nécessaire dans sa propre expérience et perception, sans lesquelles l’essentiel de l’objet reste inaccessible et la mise à distance.
La danse moderne et contemporaine a développé un apprentissage et un langage technique à partir de différents points d’appui, tant cognitifs que corporels, que nous avons tenté de décrire. Cependant, l’observation et la pratique conduisent à envisager une place spécifique, voir paradoxale, tant de la technique que de l’apprentissage.
La reconstruction des repères dans l’expérience immédiate, la présence à son corps et au monde constituent la visée principale. Les acquis, les héritages, apparaissent comme en permanente réactualisation, dans une posture d’exploration systématique et non de reproduction (même si les traditions sont reprises). Il s’agirait essentiellement de construire la perception : « Il faut seulement s’ouvrir. Tout ce que l’on sait avant n’est pas intéressant. » (Corinne Barbara)
Cette approche renvoie la technique à une place spécifique. Les différentes techniques sont utilisées pour former le corps, mais dans une recherche permanente de dépassement des codes, d’oubli dans le mouvement même. Le mouvement serait comme au-delà de la technique.
Séquences vidéo
- Séquence vidéo 1, .mov, 10,3 Mo, extraits de Lourdes - Las Vegas.
Les extraits de Lourdes — Las Vegas (coproduction : heure d’été production, RTBF, VRT, qwazi qwazi film réalisé par Giovanni Cioni, 1999 — 64 mn — 16/9ème) mélange des scènes du spectacle « Bernadetje », de Alain Platel et Arne Sierons, et des scènes documentaire. La pièce se déroule sur une plate-forme d’auto-tamponneuse où se côtoient différentes générations. La plupart des interprètes ne sont pas des professionnels. Alain Platel utilise la musicalité des attitudes, des gestes, des états émotionnels, des interactions lors d’une fête foraine, l’envie de se montrer au regard du spectateur.
- Séquence vidéo 2, .mov, 5,8 Mo, extrait de la pièce Le jardin.
- Séquence vidéo 3, .mov, 2,1 Mo, extrait de la pièce Le jardin.
Les deux extraits de la pièce « Le jardin » de la compagnie Peeping Tom, d’origine belge, sont interprétés par Franck Chartier et Gabriela Carrizo, ils sont tirés du film Uzès quintet, réalisé par Catherine Maximoff (coproduction Arte France & heure d’été productions /26min /35mm)
La série des roulades de Franck Chartier est un exemple de l’utilisation des divers points d’appui du corps, de l’enroulement de la colonne vertébrale et du sol « comme partenaire ». La souplesse de la cage thoracique et l’expiration permet la roulade sur le ventre, en amortissant le choc sur le sol et en permettant l’élan pour la suite du mouvement. L’élan du mouvement est pris dans le contact dynamique avec le sol.
Dans le duo du baisers, les deux danseurs ne perdent jamais le contact, en dépit de l’amplitude et de la rapidité du mouvement. Cette coordination n’est possible que grâce à une « écoute » et une attention réciproque, à un ajustement permanent, qui passe notamment pas une gestion particulière du poids du corps, ni trop retenue, ni trop relachée. Cet équilibre dans la gestion du poids concertée entre deux danseurs illustre comment la danse contemporaine utilise la dynamique du poids dans le mouvement.
Dans son solo, Gabriella utilise le déséquilibre et la dynamique du transfert du poids, et la contraction /extension du corps. Les deux danseurs ont aussi travaillé avec Alain Platel.