Cet entretien avec André Micoud a été réalisé à son domicile le 29 mars 2005.
A la recherche de son monde
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
Raconter un parcours... ? Comme s’il était possible de raconter sa vie comme un parcours allant d’un endroit à un autre. Alors qu’il ne peut s’agir sans doute que d’une reconstruction. C’est pour cela que je préférerais plutôt parler de retour sur un périple [1]. Parce que je crois qu’au fond, il ne s’agit que de tourner autour de la même question. Ce qui ne veut pas dire pour autant « faire du sur place ». A chaque retour, ce qui pouvait paraître être la même question, ne fait plus l’objet du même regard, informé qu’il est par toutes les rencontres ayant eu lieu entre-temps [2]. Comme si ce « cheminement » était moins à se représenter comme un trajet linéaire, que comme une spirale ascendante autour d’une « colonne absente » (selon l’expression de M. Blanchot reprise par Claude Lefort, 1978). Colonne absente qui serait « la question » à laquelle on passe sa vie à essayer de répondre, et qu’en réalité, on ne fait jamais que reformuler.
Cette posture d’interprétation incessante des œuvres humaines, je l’appelle l’herméneutique.
J’espère que j’aurai l’occasion d’y revenir, puisque c’est cette méthode — issue de la science de l’interprétation des textes religieux —, que j’ai essayé d’appliquer à ce qu’il m’a été donné de rencontrer, à ce sur quoi j’ai choisi de m’arrêter. Parce que, de fait, on choisit toujours de s’arrêter à telle ou telle chose : pour moi ce fut le pouvoir des lieux, la construction sociale des espaces naturels, nos rapports aux autres vivants...
Mais, pour répondre à votre question, je veux bien livrer un peu de ma biographie personnelle, en essayant de ne pas être trop impudique, de rester dans les limites de la bienséance. C’est qu’en effet — et ceci est encore à relier à la posture herméneutique — je ne crois pas, contrairement à ce qu’enseigne la vulgate positiviste, qu’un savoir scientifique puisse (et doive) être désincarné.
Un dernier mot avant de me livrer à ce récit qui, encore une fois, ne peut pas être autre chose qu’une reconstruction. Un mot pour vous dire que ce qui me vient à l’esprit, c’est ce film magnifique d’Ingmar Bergman, « Les fraises sauvages » (1957) où il est question d’un vieux professeur d’université. Sur le trajet qui le mène sur le lieu de la cérémonie qui doit célébrer la fin de sa carrière, il est assailli de souvenirs. Ce film rend bien compte de ce type d’expérience qui consiste en l’obligation du récit de déboucher sur une mise en cohérence [3].
Je suis né il y a un peu plus de 60 ans dans une petite ville industrielle de la Loire, entre Saint-Etienne et Lyon. Quand j’arrive au monde, ma mère a déjà enfanté 7 garçons et 2 filles. J’aurai ensuite deux autres frères : total 12. Mon père, fils unique, est dirigeant d’une petite entreprise de briques réfractaires, il est ingénieur de l’Ecole Centrale Lyonnaise mais surtout catholique. Il a rencontré ma mère, originaire de la campagne et titulaire du Brevet, au cours de son premier emploi d’ingénieur dans une usine textile où elle était secrétaire.
Sans que je puisse en expliquer ici toutes les raisons (voilà un des aspects de « ma question »), alors que tous mes frères sont pensionnaires soit dans des écoles professionnelles tenues par des prêtres, soit au petit séminaire, après mon école primaire je suis inscrit comme demi-pensionnaire dans un établissement religieux assez coté tenu par les pères Maristes à St-Chamond. La majorité des élèves sont issus de familles riches venant de toute la France, j’y connaîtrai mes premières petites humiliations (mon accent stéphanois, mes vêtements modestes...). Certes, je ne suis pas issu d’une famille pauvre, nous habitons même une maison bourgeoise avec un parc, mais notre éducation est fondée sur des valeurs à mille lieues de celles de la réussite matérielle. Je porte les habits usagés de mes frères aînés. « A quoi peut-il servir de réussir dans sa vie, si c’est pour perdre son âme ? » répète mon père.
Alors pourquoi mon inscription dans une institution de ce type ? Le roman familial dit que, enfant, j’étais fort distrait, « dans la lune » et toujours en train de poser des questions sur tout... comme les savants. De là s’explique peut-être le fait que j’ai été inscrit dans cette école localement prestigieuse et que, après mon premier bac A’ [4] et celui de philo que je passe en 1964, je sois le seul de la famille à avoir fait des études supérieures. D’abord à Saint-Etienne en droit et sciences économiques puis à Lyon, où, séduit par un professeur marxiste qui vient enseigner l’épistémologie aux étudiants de sciences économiques, je décide de m’inscrire en même temps en fac de sociologie. A l’époque, avec le système des certificats et des équivalences, cela n’impliquait pas un trop gros travail. Ce qui me fait dire souvent, même si mes collègues ne me croient pas : « J’ai fait mes études de sociologie par correspondance, mais il manquait des pages... ». De plus, ces deux dernières années, j’étais surveillant d’internat dans une institution religieuse lyonnaise.
C’est dans la dernière année qu’arrive mai 68. Mon « chemin de Damas » [5] se passe un matin où j’arrive en mobylette devant la fac de Droit qui n’était toujours pas en grève bien sûr, sauf que les étudiants de sciences étaient venus ce matin-là pour en bloquer l’entrée. A cette époque, et je crois que c’est toujours le cas, les étudiants de sciences étaient issus de milieux plus modestes que les étudiants en droit. Les étudiants en droit, plutôt issus de milieux bourgeois, avaient des blazers bleu marine avec un écusson, ils portaient des cravates. Les filles étaient en jupe plissée, elles avaient des colliers de perles. Bloqués à l’extérieur, les étudiants en droit sont allés chercher des œufs et des tomates et ils ont bombardé les étudiants de sciences qui faisaient le piquet de grève. C’est une scène qui m’a beaucoup choqué. Je me suis dit qu’est-ce que je fais dans cette histoire ? Je suis remonté sur ma mobylette et je suis parti, et c’est là que j’ai eu ma révélation politique. Ça ne pouvait plus durer. Je ne voulais pas être complice de ces gens-là. Je n’étais pas de leur monde, je m’étais fait croire que je pouvais... J’aimais bien le droit, mais je ne m’imaginais pas travailler avec ces gens. J’ai aimé le droit pour la rigueur, pour la philosophie du droit aussi qui m’intéressait parce qu’elle rejoignait les questions de justice sociale (que se posait mon père ?) : qu’est-ce que c’est, comme le dit Ricoeur, que de faire des institutions justes ? C’est donc de cet évènement qu’est venu mon intérêt pour la chose politique.
Pendant mes études, secondaires et universitaires, je n’avais pas arrêté mes activités annexes de moniteur puis d’économe de colonie de vacances avec la paroisse, de moniteur de camps d’adolescents en montagne avec une autre paroisse, de membre d’une troupe de théâtre amateur [6], d’auteur compositeur interprète avec des copains dans un groupe de chanteurs « engagés » comme on disait à l’époque. On chantait contre la guerre, les promoteurs immobiliers capitalistes et contre la connerie... (Pour ce qui est de ma manière de penser l’engagement, j’ai écrit plusieurs petits trucs, dont celui où je me sers d’une métaphore... obstétricale ! Micoud, 2000a ; on pourra lire aussi Micoud, 2000b). Mais, c’est seulement avec ce prof de socio, avec les événements de l’année 1968 — et aussi à cause de mon mariage avec une amie d’enfance originaire d’un milieu ouvrier — que je commence à accéder à une conscience politique de gauche. Catho de gauche donc, et plus tard j’adhèrerai même plusieurs années au PSU.
Comment se sont faits les contacts avec le CRESAL [7] ?
Attendez un peu. Marié avec un enfant, il faut que je trouve du travail. Or, en juin 1968, je m’occupe d’autres choses que de passer des licences qui m’auraient permis, au minimum, de pouvoir être maître auxiliaire dans l’enseignement privé. Il faudra attendre septembre où j’obtiens les licences de sciences éco et de socio. Ce qui me permet de pouvoir donner quelques cours d’initiation à l’économie à l’Institution Ste-Marie où j’avais été élève, d’intervenir dans des écoles d’infirmières et aussi, pendant les vacances scolaires, de faire des stages dans une association d’études et de recherches stéphanoise, le CRESAL justement. Cette association m’avait été conseillée par mon ancien prof d’hist-géo de Ste-Marie, devenu alors supérieur de l’établissement.
En 1970, il faut que je fasse l’armée. Comme j’ai un enfant, je peux bénéficier d’une incorporation dans un régiment de Lyon, à proximité de mon domicile. J’y occupe un poste de conseiller d’orientation et j’ai aussi la charge de permettre aux appelés qui le souhaitent de passer des concours et/ou de suivre les TP obligatoires pour ceux qui sont en fac. J’en profite moi aussi, bien entendu, pour suivre des cours d’ethnologie. Les treillis disposent de grandes poches dans lesquelles on peut enfouir beaucoup de livres de la petite collection Payot où sont édités les classiques de l’anthropologie, que je peux lire pendant les interminables heures d’attente en quoi consistait pour l’essentiel le service militaire. Je m’occupe également, avec deux instituteurs, de faire passer le certificat d’étude à ceux qui n’ont aucune formation.
A ma sortie de l’armée, et sur la base de mes stages antérieurs qui avaient dû donner satisfaction, je suis embauché comme chargé d’étude en économie au CRESAL (à 2500 F mensuel) ce qui, pour moi, était très élevé à l’époque [8]. Autre point intéressant pour répondre à votre question de ma rencontre avec le CRESAL. C’est donc le supérieur de l’Institution Ste-Marie qui m’avait conseillé d’aller me faire embaucher au CRESAL pendant les vacances scolaires, or ce n’est que bien plus tard que je devais apprendre que Georges Bermond, Président du CRESAL était également Président de l’association gestionnaire de l’Institution Ste-Marie, et qu’il était aussi Centralien... comme mon père [9]. Je ne sais pas si vous le savez, mais le CRESAL a été créé en 1958, dans la mouvance d’Economie et Humanisme [10] fondée par un dominicain, le R.P. Louis-Joseph Lebret, inspirateur si ce n’est rédacteur de l’encyclique de Paul VI, « Popularum progressio » (1967) qui fit connaître les termes de « sous-développement » et de « Tiers-Monde », expression apparue pour la première fois en 1952 sous la plume d’Alfred Sauvy [11].
Le CRESAL
Une recherche engagée en marge de la sociologie académique
Il s’appelait déjà le CRESAL ?
Oui, sauf qu’il s’agissait alors d’une association dont la création remonte à 1958. L’histoire du CRESAL (Jacques Ion, 1989), c’est l’histoire de ce monde des cadres chrétiens modernes, qui veulent contribuer à la reconversion économique de la région. Le CRESAL a été créé à la fois par des cadres industriels chrétiens et par des syndicalistes, de ceux qui ont travaillé à la déconfessionnalisation de la CFTC d’où devait sortir la CFDT [12]. C’était cette mouvance, celle qu’on appelait la 3ème gauche, la gauche non communiste formée par la CFDT et le PSU. Quand j’y suis entré, on était en plein dans les années post-68, avec le modèle de l’autogestion comme idéal. Sauf que, s’il y avait des ouvriéristes, des gauchistes, des maoïstes, des réformistes avec des configurations variables, c’était loin d’être homogène et il y avait aussi des restes d’un catholicisme plus paternaliste.
Comment le CRESAL a-t-il évolué depuis que vous y êtes entré ? Y a-t-il eu des ruptures dans son approche ou est-ce que vous diriez que c’est toujours la même ligne ?
Il y a eu une première époque du CRESAL, de 1958 à 1964-65, où il n’y avait que des bénévoles (sur le modèle des enquêtes sociales façon « assistantes sociales »). Bruno Vennin, Jacques Ion, sont les premiers universitaires qui arrivent comme salariés. La période où j’y arrive est la grande période de l’utopie autogestionnaire. C’est le moment de la lutte des Lip à Besançon. On disait « On cherche, on vend, on se paie » [13]. De fait, comme je ne devais pas tarder à l’apprendre, le CRESAL est une officine du PSU, et pas seulement au niveau local, c’est aussi une boîte à idées pour les instances nationales de ce petit parti un peu atypique (on avait parfois Rocard ou Delors au téléphone). Nous sommes dans les années du « tout est politique ». C’est le temps des AG interminables, ou encore des séances dites de « CRESAL critique », des décisions qui se doivent d’être toujours collectives, de la grille des salaires ultra aplatie... Et, dans le même temps, sur le plan professionnel, c’était une équipe fort efficace. Il y avait un indéniable savoir-faire dans les réponses aux appels d’offres qui faisait que l’association fonctionnait relativement bien [14]. Avec Jacques Ion, on travaillait beaucoup sur le fonctionnement de la ville. Je me souviens qu’on avait fait une énorme recherche statistique sur les déménagements dans Saint-Etienne pour mesurer quelle était l’incidence de la construction neuve sur l’amélioration des conditions de vie des habitants. Les grands ensembles commençaient à se construire à l’extérieur des villes, mais sans équipements, et donc une partie des gens du CRESAL étaient des alliés des associations qui militaient pour le « cadre de vie ». C’est vrai que la recherche ne se concevait pas sans cette dimension militante.
Ensuite, et sans que je puisse en faire l’histoire détaillée, on va aller peu à peu vers une intégration dans le modèle universitaire. À l’époque (c’est-à-dire sous V. Giscard d’Estaing, avec Michel Durafour, Maire de Saint-Etienne, comme ministre qui ne nous aimait pas bien), la question était : est-ce que cette forme de recherche privée associative où l’on répond à des appels d’offres des ministères a encore un avenir ? Par précaution, on se renseigne (auprès de Jacques Maho, chercheur au CNRS) sur les formules pour solidifier l’association et on demande à être associé au CNRS. Pour cela, un professeur d’économie de l’Université de Saint-Etienne, le Professeur Pierre Mifsud (sans doute sympathisant du PSU) accepte d’être le responsable de cette demande. Et donc on est devenu une unité associée au CNRS en 1974 sans que cela ne change en rien notre façon de travailler [15]. On a ajouté « équipe associée au CNRS » en dessous du logo CRESAL, c’est tout. Ça ne changeait rien du tout !
Enfin, ce n’est peut-être pas tout à fait par hasard que, en 1977, je passe un DEA de sociologie à partir d’un travail sur contrat « Fonctions et enjeux des parcs naturels régionaux ; le cas du Parc Naturel Régional du Pilat » qui est paru chez l’éditeur de littérature grise de cette époque : la Recherche Urbaine, Copédith. Je reviendrai sur ce travail, mais je veux dire ici que le fait de le transformer en un diplôme universitaire traduisait sans doute un souci du moment : on commençait à se rendre compte qu’un bureau d’étude associatif (même « associé au CNRS ») ne pourrait plus durer très longtemps. Ce n’est que plus tard qu’on a appris qu’on appartenait à une catégorie particulière, celle des « chercheurs hors-statut ».
Rattachement au champ universitaire : repenser l’engagement du chercheur
Quand le CRESAL devient équipe de recherche associée au CNRS, il était rattaché principalement à la section économie. Or, compte tenu du développement des travaux en sociologie, cela avait de moins en moins de sens. Il faut donc changer de section de rattachement principal. C’est ce qui est rendu possible quand Philippe Fritsch, professeur de sociologie à l’Université de Lyon2 et que nous avait conseillé Philippe Lucas (sociologue « impliqué » devenu Président de l’Université de Lyon2), accepte de devenir directeur [16]. Et c’est donc Philippe Fritsch qui, petit à petit, nous a poussés à publier, nous a fait prendre conscience de l’importance qu’il y avait à accueillir des étudiants, nous a aidés à nous mettre davantage dans le champ académique, à en faire un peu plus de ce côté-là... Il nous a donc permis de prendre le virage. Et du coup, en janvier 1980, pour me mettre en conformité avec les normes, je soutiens une thèse à partir des travaux que j’avais rédigés depuis mon arrivée au CRESAL.
C’est dans les années qui ont suivi que l’on a organisé notre premier colloque, « Situation d’expertise et socialisation des savoirs » [17], qui était une manière de réfléchir sur ce que c’était que de faire de la recherche dans la société. Avec ce changement de statut en effet, c’était une manière de réfléchir sur le fait que, ce n’est pas seulement lorsqu’elle diffuse ses résultats que la recherche a des effets, mais c’est aussi et peut-être surtout dans le moment même où elle se fait, qu’elle participe à la formation ou à la diffusion des idées, qu’elle participe des changements de problématiques. Il n’y a donc pas que la publication qui compte, mais aussi le travail qu’on fait avec les acteurs, avec nos interlocuteurs, au cours du contrat lui-même. C’était une manière de se repositionner, à la fois question de statut et aussi par rapport à la posture du chercheur expert-militant. C’était une autre façon de penser une action engagée dans la société sans être, comme on pouvait le penser avant, sur un mode : la sociologie qui sait et que l’on met au service de.., ce n’était plus cela.
Et donc, pour résumer, ça fait bientôt 50 ans que le CRESAL existe, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’équipes qui aient duré aussi longtemps. Sauf que sous le même intitulé, il ne s’agit plus de la même chose. Au début c’était un bureau d’études sous forme associative avec seulement des bénévoles, c’est devenu ensuite un bureau d’études avec des professionnels salariés, puis une équipe de recherche associée au CNRS dans laquelle il n’y avait que des personnels CNRS et pas d’universitaires. On n’avait donc pas d’étudiants. Maintenant, les universitaires sont devenus très majoritaires, il y a beaucoup de doctorants et il y a de moins en moins de recherches en réponse à des contrats. Et pourtant, sous ces formes différentes, je pense que quelque chose dure toujours de cet esprit des origines.
J’aurais aimé que, dans le mouvement de réforme actuel, ce qui va succéder au CRESAL soit une unité pluridisciplinaire. En effet, je pense que les disciplines scientifiques sont avant tout des institutions politiques. Elles ont pour fonction de garder les frontières, de définir les normes, en oubliant trop souvent que celles-ci sont révisables. Or, il me semble que la recherche doit être davantage « en prise » avec les problèmes de l’heure. Certes, je ne refuse pas qu’on soit jugés par nos pairs, mais je refuse qu’il n’y ait plus que ce critère. Malheureusement, j’ai bien peur que l’on n’aille pas dans cette direction.
Un interprète des œuvres humaines
Premières études : « une intelligence de la situation ». Le cas du Parc Naturel Régional du Pilat
Dernier arrivé dans une équipe de chercheurs chevronnés, il fallait que je fasse mes preuves en quelque sorte. La première occasion a été pour moi quand deux chercheurs du CRESAL m’ont appelé à leur secours. Ils avaient répondu à un appel d’offres lancé par le tout nouveau ministère de l’environnement sur les Parcs Naturels Régionaux (P.N.R.) qui venaient d’être créés. Ils avaient choisi d’étudier le P.N.R. du Pilat créé officiellement en 1974, mais dont la gestation était déjà ancienne, et à la création duquel le CRESAL avait contribué en tant que bureau d’étude. Ces deux chercheurs donc, Philippe Laneyrie et Etienne de Banville, me demandent de leur donner un coup de main, à la fois parce qu’ils n’arrivaient pas à conclure et aussi, peut-être, parce que j’étais du coin, parce que j’avais des cousins qui étaient agriculteurs dans le Pilat, et que pour cela je comprendrais mieux... A l’époque, je voyais ce P.N.R. comme une institution entièrement pensée par des urbains... pour en faire un espace de récréation.
Il se trouve qu’à ce moment-là, je m’intéressais aussi pas mal à la sémiotique (Greimas, 1976), à l’analyse des discours, et que j’allais suivre des sessions de formation au couvent de la Tourette, à l’Arbresles, où ce sont des Dominicains qui font venir des professeurs et des conférenciers réputés. C’est ainsi que j’avais suivi les sessions d’analyse de discours données par Michel de Certeau ; et c’était extraordinairement performant. C’est là qu’en lisant le préambule de la Charte du Pilat, j’ai eu la révélation : mais bon sang, mais c’est bien sûr ! Avec cette machine à déconstruire les textes on voyait ce que le parc était. Et donc, c’est cette lecture qui a donné sa structure au rapport. Parce qu’avec elle tout s’éclairait d’un coup. Avec cette interprétation, ce préambule devenait comme « la lettre volée » d’Edgard Poe analysée par Lacan (1966), elle était là en évidence sur la cheminée, mais on ne la voyait pas. Il suffisait de voir ce préambule et de lire ses sept paragraphes et tout s’éclairait d’un seul coup. Sans savoir si, comme cherche à le montrer Lacan, le chemin qui m’a permis de voir ce qui était aveuglant est le même que celui qui permet de devenir un sujet, en tout cas, c’est par là que j’ai gagné mes lettres de noblesse... du moins au sein du CRESAL (Micoud, Laneyrie, de Banville, 1977). Par contre, il faut dire qu’à l’époque les responsables du parc du Pilat n’ont vraiment pas beaucoup apprécié cette analyse.
Alors, quelle était cette analyse ?
Eh bien, en gros, c’était que cette institution venait d’en haut, de façon très technocratique, quelle avait été portée et soutenue par des élites locales urbaines (qui se réunissaient au Touring-Club) et qu’il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que les populations rurales locales ne souhaitent pas adhérer à un projet pour lequel on ne leur avait jamais demandé leur avis. Le texte du préambule de la Charte était on ne peut plus édifiant à cet égard, il employait une rhétorique complètement féodale à l’endroit des habitants du lieu qui, en substance, « pourraient bénéficier des retombées de notre bienveillance ». Il s’agissait de la toute première génération des P.N.R. et il n’était pas encore question de concertation. Le Parc était surtout conçu comme un espace pour les urbains. Mais il est certain que, étant moi-même le seul originaire du coin, avec des attaches rurales du côté de ma mère, ça m’arrangeait bien quelque part de prendre fait et cause pour les paysans de ma région.
Votre engagement politique personnel se retrouve donc dans la manière de travailler.
Oui, si l’on veut. C’est d’essayer de comprendre... que, s’il y en a qui s’opposent, ce n’est pas forcément parce qu’ils n’ont pas compris les bienfaits de la technocratie. Il fallait bien comprendre pourquoi, au début, personne ne voulait de ce parc. Le meilleur hommage que j’ai reçu de quelqu’un qui avait lu ce travail c’est : « l’équipe du CRESAL a eu une très bonne intelligence de la situation ». C’était être arrivé à élucider, à expliciter, pourquoi les choses se passaient ainsi.
Le cas de Montchovet et la figure de l’« établi »
Ce travail m’a donné une certaine reconnaissance dans l’équipe, que j’ai confortée grâce au travail sur Montchovet. De là même manière, j’ai essayé de comprendre la situation de Montchovet, de mettre à jour les relations qui se tramaient derrière.
Montchovet c’est quoi ? Montchovet est le nom d’un quartier de grands ensembles au Sud-Est de Saint-Etienne, mais c’est surtout « la muraille de Chine », c’est-à-dire la plus grande barre HLM de la ville. Cette barre ne s’appelait pas « la muraille de Chine », ce sont les gens qui l’ont surnommée de cette façon. Et là, si on fait attention à la sémantique, c’est : à la fois une disqualification, et à la fois quelque chose de très grand, quelque chose de remarquable. C’est à la fois une cage à lapin, et à la fois la plus grande de toutes les barres. C’est cette ambiguïté même qui est intéressante (y compris avec sa connotation révolutionnaire chinoise). Au sein de cette muraille de Chine, vivait Jeannine G., présidente de la section de la Confédération Nationale des Locataires (CNL) de Montchovet. La CNL, c’est le syndicat des locataires affilié au PC. Sauf que cette section, qui était la plus grosse amicale de locataires de Saint-Etienne n’était pas contrôlée par le PC, mais par le PSU. C’était donc l’amicale de locataires auto-gestionnaire contre les autres amicales qui étaient critiquées comme n’étant que les courroies de transmission pour faire élire les gens du PC. Cette « muraille de Chine » (et son association pilote) était l’immeuble phare de tout le quartier Sud-Est des grands ensembles de Saint-Etienne. C’est là que ça bouillonnait, que ça fermentait ; c’est à partir de là que les nouvelles couches moyennes se sont coalisées et ont gagné la mairie.
Et tout cela a commencé, avec une « établie », Jeannine G., une établie qui faisait croire à tout le monde qu’elle était ouvrière alors qu’elle était la femme de son mari, ingénieur CNRS au CRESAL. Et à l’époque, dans la politique de la ville, c’était la période des quartiers DSQ [18] et les G., monsieur et madame, sont arrivés à faire que Montchovet soit classé DSQ.
Et nous, le « collectif » du CRESAL, on devait faire un rapport de recherche sur cette politique de la ville. Pourquoi je dis « le collectif » ? Parce qu’en ces temps d’autogestion, on travaillait de façon très collective et d’ailleurs les rapports étaient signés de 5 ou 6 noms. Sans pouvoir entrer dans les détails, disons que Michel Peroni, qui était alors étudiant en thèse, associé à cette recherche n’arrêtait pas de nous poser des questions pour essayer de comprendre tous les sous-entendus qu’il y avait entre nous (des sous-entendus « pour ne pas désespérer Billancourt » alias « Montchovet »). En bref, il y a eu une alliance entre Michel et moi, pour décrire comment les choses se passaient, et comme pour le Pilat, mettre les choses sur la table.
En fait, il y avait trois scènes : une scène locale où l’enjeu de « la muraille de Chine » c’était d’être un phare, d’être un haut-lieu pour la lutte locale, une scène à l’échelle de la ville où il s’agissait d’une lutte entre les gauches communistes et non communistes, et une scène nationale où Saint-Etienne fonctionnait comme modèle pour le PSU. Et on a montré comment, à ces trois échelles, les mêmes acteurs jouaient des jeux différents. C’est à partir de cette histoire que j’ai associé la question du « haut-lieu » (Micoud, 1991) avec celle de « l’établi », de la « figure locale » ; le cas de la personne qui s’identifie avec un projet, jusqu’à s’y abîmer toute entière.
L’herméneutique et la méthode du « anything is good »
C’est un virage méthodologique un peu ces deux travaux ? Vous vous rapprochez plus de l’ethnologie ou de la sociologie, alors qu’avant c’était plus des enquêtes statistiques.
Je ne sais pas. Pour moi, il s’agit de comprendre, de connaître le fonctionnement, et c’est vrai que c’est plus dans l’ordre de l’interprétation.
On est très proches des analyses de type organisationnel !
Oui, sans doute, il y a peut-être un peu de ça. On pourrait dire analyse institutionnelle aussi. Et c’est vrai qu’à un moment, j’en ai fait pas mal. Quand je dis « intelligence de la situation », c’est ça : comprendre le jeu. Mettre au jour, élucider. Quoi ? Eh bien quelles sont les tensions, les forces, les dénégations qui sont à l’œuvre. Et qui permettent de rendre compte, sur plusieurs plans.
Et l’herméneutique ?
Ah, l’herméneutique oui ! (rires) Dans tous les cas il y a toujours une attention au... en latin au modus locandi, c’est-à-dire aux manières de dire, aux façons de parler, aux formes de l’expression. Un privilège donné à l’énonciation. Considérer le discours, moins comme une forme qui parle d’un référent, mais bien plutôt comme un dispositif pour faire-faire. Soit le préambule de la Charte du Pilat par exemple ; l’analyse que j’en ai faite consistait à considérer qu’il s’agissait d’une machine destinée à faire passer le lecteur de la première phrase (qui décrit une chose physique) « Le massif du Pilat, lourd bastion de hautes terres... », à la dernière où la chose physique a été transmuée en une institution : « Ils pensent que le Parc Naturel Régional du Pilat... ».
Ces deux approches sont toujours un peu liées dans vos différents travaux ?
Oui, « la méthode, a dit Granet [19], c’est le chemin une fois qu’on l’a parcouru », c’est ça la méthode (rires). Moi j’ai des espèces de clichés ou des poteaux indicateurs. Les disciplines je m’en fiche ! Par contre, ce qui m’importe, c’est de « rendre compte de la chose-même », et pour ça, comme disait Feyerabend (1979), c’est « anything is good » : tout est bon, tout importe [20]. C’est-à-dire que s’il faut que je fasse de l’analyse sémiotique, je ferai de l’analyse sémiotique, s’il faut que je fasse de l’analyse institutionnelle, idem, s’il faut que je fasse de l’analyse d’images, etc. La question est : de quoi s’agit-il ? Quelle est la chose-même ? Si elle se présente de telle manière, c’est de cette manière que je dois la prendre. Mais attention, ce n’est pas n’importe quoi non plus. Ce qui me guide, bien sûr, c’est ce que j’appelle la posture herméneutique. Et d’ailleurs, je crois que le premier texte que j’ai publié dans une revue académique s’intitulait « Pour une sociologie herméneutique » (Micoud, 1982) !
Et alors, l’herméneutique pour vous ? (rires)
Qu’est-ce que c’est que l’herméneutique ? Aïe, je vais essayer de me lancer ! Etymologiquement c’est hermènein, c’est du grec, qui veut dire interpréter. Interpréter un texte (ou plus généralement une œuvre), c’est dire quel est son sens. Mais dire quel est son sens, c’est aussi l’actualiser, si je ne lis pas ce texte, il reste lettre morte. Il ne faut jamais oublier l’autre sens du mot interpréter (celui qu’il a quand on parle d’interpréter un morceau de musique, ou une pièce de théâtre), c’est faire que cette œuvre soit vivante, qu’elle redevienne à nouveau présente à nous.
La deuxième chose que dit l’herméneute c’est que : au début de l’acte de comprendre, il y a un choix et un choix qu’il n’est pas possible de justifier rationnellement. Ce choix en effet consiste à croire qu’il y a quelque chose à comprendre. Le fait que je choisisse d’étudier plutôt ceci que cela renvoie forcément à mon équation personnelle. Ce qui veut dire que, de fait, le sujet est toujours engagé dans son effort de compréhension. Ce qui, soit dit en passant, est à l’opposé de la méthode scientifique qui ne se tient que de prétendre que la seule connaissance est celle qui sépare le sujet de l’objet (tel est le sens du titre « Vérité et méthode » de H.G. Gadamer (1976) qui est mon maître en la matière). Dans les disciplines qui sont les nôtres et qui concernent des œuvres, je considère que c’est se mutiler que de ne pas intégrer ce fait que les œuvres ont un effet sur nous, et que c’est même leur rôle que d’avoir un effet sur nous. Donc, quand je cherche à connaître quelque chose, il faut que je laisse ouverte la porte des « en quoi est-ce que ça m’intéresse ? » « en quoi est-ce que ça me touche ? » « de quelle nature est l’attente que j’y porte ? ». Ce sont toutes ces questions qu’il faut laisser ouvertes dans un coin parce que c’est par elles que je me rapprocherai de la chose-même.
Comment se passe le travail d’interprétation alors ?
Traditionnellement on distingue trois niveaux de compréhension. D’abord, il faut que je comprenne le texte (prenons l’exemple d’un texte mais ça peut être n’importe quel document) aux sens grammatical, sémantique, syntaxique, avec toutes les ressources de la philologie, des dictionnaires, des traductions... Ce qui fait que je dois déployer tous les sens de tous les mots (et toutes les connotations qu’ils traînent avec eux) de toutes les expressions, de leurs autres usages, etc. Le deuxième niveau de compréhension concerne le contexte du texte : d’où vient-il ? Par qui a-t-il été rédigé ? Dans quel contexte historique ? Quelle était sa signification pour ceux qui l’ont rédigé ? A quoi voulaient-ils le faire servir ? Sauf que répondre à ce deuxième ensemble de questions oblige généralement à revenir à la première lecture et à y trouver plein d’autres choses qui étaient restées inaperçues. Ce qui fait que cette méthode oblige à des allers-retours incessants entre ces deux premiers niveaux de lecture. Allers et retours qui vont se démultiplier encore avec le troisième niveau de lecture qui est celui où la question que je me pose est celle de savoir en quoi ce texte me (ou nous) concerne aujourd’hui ? Pas de compréhension herméneutique en effet sans ce troisième niveau d’intelligence qu’on appelle l’intelligence de l’application. Si belle soit-elle, une compréhension qui resterait une compréhension pour elle-même ne serait pas arrivée à son terme. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ! » [21]. A quoi puis-je faire servir ce qu’il m’a été donné de découvrir ? La compréhension débouche forcément sur une action. Certes, quand la chose-même est plus complexe, qu’il ne s’agit pas seulement d’un texte, mais de tout un réseau, de liens entre des personnes, d’une association... ça peut devenir énorme mais le principe reste le même : la machine à comprendre. Donc c’est vraiment de la sociologie compréhensive.
Est-ce que vous avez un exemple concret de cette méthode du « anything is good » ?
Le cas des Compagnons du Gerboul : un « haut-lieu »
Oui, je pourrais prendre le cas de l’étude que j’ai faite sur les Compagnons du Gerboul par exemple. L’histoire commence lorsqu’un collègue, économiste au CRESAL, me dit un jour qu’une association intitulée « Les compagnons du Gerboul », située en Ardèche, cherche un socio-ethnologue, pour les aider à faire le point sur l’association [22]. Première chose, avant même de commencer quoi que ce soit, j’objective la chose-même : c’est-à-dire le réseau par lequel la demande à propos de cette chose arrive jusqu’à moi. Le collègue en question tient cette demande de son frère, Père du Saint-Esprit en Centre Afrique qui la tient lui-même d’un de ses co-religionnaires (premier réseau donc, très religieux et sans doute indirectement lié à Economie et Humanisme). Lorsque j’en parle à un autre collègue du CRESAL, ancien établi maoïste, cela lui évoque tout de suite le nom d’un camarade de Grande Ecole qu’il sait s’être établi dans la même région (deuxième réseau, les hippies). Sauf que si j’avais « tendu l’oreille » à ce seul nom de « Compagnon du Gerboul », c’est qu’il ne m’était pas complètement inconnu. Enfant en effet, j’allais en vacance dans une ferme où la fille de la famille avait fait des stages dans cette association. Elle en avait rapporté un art qui consistait à embellir l’intérieur de la ferme avec des objets quotidiens transformés en objets esthétiques (un panier d’osier qui sert d’habitude à aller chercher des pommes de terre à la cave devenait, une fois brossé et verni, un joli écrin pour un bouquet de fleurs des champs). Une manière de magnifier la ruralité qui, à l’époque où les paysans (dont mon oncle) étaient généralement considérés comme des « ploucs », c’est-à-dire des imbéciles attardés, ne m’avait pas laissé insensible (troisième réseau, celui de mes liens personnels avec le monde rural). Tout un réseau d’accès à la chose-même donc, qui indique déjà des chemins pour commencer à la saisir.
La recherche consistait en fait à aider un groupe un peu à bout de souffle à retrouver une nouvelle énergie. Sauf que la responsable fondatrice de l’association était de moins en moins acceptée par les autres membres qui me font savoir qu’ils comptent sur moi pour les libérer de son emprise. J’ai vécu alors des moments très angoissants, pris entre tous les feux en quelque sorte (et aussi entre tous les réseaux que j’ai dits). Ceux de la responsable qui entendait me dicter ce que j’avais à dire, ceux des néo-ruraux très opposés à cette association qui les avait rejetés (et qu’ils appelaient « crève Cévennes »), ceux des membres de l’association plus ou moins terrorisés par la responsable... sans parler de mes positions personnelles. Il a fallu que je pose mes conditions mais ce n’était pas simple. On voit donc que cette méthode de la chose-même, du « anything is good », est aussi souvent assez angoissante ; cela me fait penser à ce livre de Georges Devereux (1986), « L’angoisse et la méthode ». Mais je crois que c’est le prix à payer ; une vraie compréhension d’une chose ne laisse pas indemne celui qui s’y livre.
Ce qui veut dire aussi que, par moment, je « patouille » pas mal. Alors j’ai une autre image : il y a deux grenouilles qui tombent dans une biche à lait, elles essaient de grimper, mais la première se décourage et se noie. Pendant ce temps l’autre continue et, à force de battre le lait, elle le transforme en beurre, elle peut se poser dessus et, de là, elle peut sauter... Moi j’appelle ça les « grumeaux », c’est-à-dire qu’au début il y a une matière qui part dans tous les sens, il faut plonger, c’est-à-dire plonger soit dans les textes, soit dans les images, soit dans les entretiens, bref dans le matériel, dans n’importe quoi ; et puis se donner les moyens de les décortiquer avec les outils qu’il faut, et petit à petit il y a des morceaux de sens qui apparaissent.
Comment le déclic est-il venu ? Il devait y avoir une assemblée générale où je devais restituer l’étude. Et là je paniquais, c’était l’angoisse du gardien de but au moment du penalty, et généralement c’est la nuit : « Il me faut absolument un truc ! », et là, c’est de la pile des bulletins de l’association qu’est venue la solution. C’est toujours la même chose, ces bulletins, je les avais lus 25 fois et pourtant je ne les avais pas encore lus. En fait, ce que j’ai vu tout d’un coup, c’était le paratexte : ce qu’on lit pas d’habitude, les remerciements, l’éditeur, les dates de parution. Dans ce cas précis, c’était le titre du bulletin de cette association qui avait changé 5 fois, qui parlait successivement d’« artisanat de Thines » (du nom de ce petit village d’Ardèche perché sur un piton aride et où tout a commencé), puis d’« artisanat d’art », d’« artisanat d’art paysan », et enfin d’« artisanat d’Ardèche ». Ensuite, j’ai regardé les changements dans la composition du conseil d’administration, ça collait juste ! Et c’est cela qui m’a permis de comprendre que les « Compagnons du Gerboul » avaient été successivement une oeuvre, un haut-lieu et une institution et que c’était toujours les 3 choses qui étaient en tension. De plus, comme à Montchovet et dans la Muraille de Chine, je retrouvais ici aussi un haut-lieu et la figure de l’établi. La fondatrice, sculpteure, parisienne, issue d’une grande famille, était venue à la fin des années 50 en Ardèche, pour commencer son œuvre artistique. Mais elle allait rencontrer un médecin, le docteur Richard qui, au sein d’une autre association, « Fonds Vive », œuvrait pour la création du parc des Cévennes. Elle était aussi en lien avec George Henry Rivière, un des tout premiers à s’intéresser à la protection du patrimoine rural. C’est à partir de là qu’elle crée d’abord une association pour faire faire des objets par des handicapés mentaux, une sorte d’ergothérapie. Elle recense aussi les objets locaux pour le Musée des Arts et Traditions Populaires (ATP). Elle a alors l’idée de refaire fabriquer les objets traditionnels par les derniers paysans qui connaissent encore les techniques (tabourets, seaux en bois, ou encore ce fameux « gerboul » nom local d’une sorte de panier oblongue en paille tressée destiné à recueillir les essaims d’abeilles...).
Je me souviens aussi d’un autre déclic au cours de cette étude. Lors d’une réunion où tous les membres étaient présents, l’un d’eux a dit « Thines c’est bien le dernier endroit auquel on penserait pour faire de l’agriculture ! ». C’est cette façon de parler en forme de comble (ce modus locandi) qui a fait « tilt » en moi : effectivement, on faisait tout autre chose que de l’agriculture ! Avec des vieux paysans en train de mourir, elle avait inventé la fonction restauratrice, régénératrice, esthétique, de l’espace rural. Voilà la vraie signification de « l’art paysan ». C’est là que se tient « l’œuvre » au sens fort du terme. Ensuite il faut que les gens déposent ces objets quelque part pour les vendre ; et l’œuvre devient une entreprise avec dépôt-vente. Puis la Chambre des Métiers proteste : ces paysans ne sont pas déclarés. Alors, avec le soutien de l’Assemblée Permanente des Présidents de Chambre d’Agriculture, elle invente la pluriactivité, qui va bien avec ce nouvel espace rural ouvert au tourisme vert (comme on ne disait pas encore à l’époque). Tous les grands magazines d’alors (la France Agricole, Jours de France, Elle, Paris-Match...) viennent faire des reportages sur « l’expérience » de Thines. Au moment même où l’agriculture se modernisait, elle inventait ce qui allait devenir ce que, avec d’autres, j’appelle « la campagne » [23]. Et donc, on ne peut pas comprendre ce « haut-lieu » de Thines, si l’on ne va pas dans tous les hauts lieux où il en est question (au Musée des ATP, à la DATAR, à l’APPCA [24]... ). Quant à la fondatrice, ce qui me fait dire qu’elle est devenue une établie c’est quand, pour empêcher les hippies d’adhérer aux Compagnons du Gerboul, elle a fait changer les statuts pour exiger d’habiter en Ardèche depuis 10 ans pour pouvoir y adhérer. Quand j’ai exposé ces résultats, les membres m’ont remercié, mais le Président de l’association m’a interdit de les publier. J’ai attendu près de dix ans avant de me libérer de cette interdiction.
Et le haut-lieu comment le définir ?
A partir de ce cas de Thines et de celui de la Muraille de Chine à Montchovet, j’ai considéré qu’un haut-lieu était un lieu à la fois exemplaire, expérimental et exceptionnel. Ce sont ces 3 « ex », qui en font des lieux où, paradoxalement, l’utopie a lieu (alors que, comme vous le savez, l’utopie : a-topos : c’est ce qui est sans lieu). Exemplaire parce qu’il emblématise un possible (à Thines, il donne à imaginer une autre vie rurale là où l’agriculture devient impossible, une vie rurale faite de « beauté », d’« authenticité », de « nature », d’« art », de « repos »), expérimental parce que là s’y invente des formes inédites, par exemple, sous le regard d’un expérimentateur social (la pluriactivité avec l’APPCA dans un cas, l’autogestion des locataires avec le PSU dans l’autre), exceptionnel enfin parce que le plus souvent bénéficiant d’une sorte d’extra-territorialité juridique par rapport au droit positif (des tolérances par rapport au droit commercial, un statut de quartier DSQ). Ces « hauts-lieux » sont donc des endroits où de « l’autre » commence à se manifester, à s’emblématiser et à faire modèle ; comme si, en quelque sorte, ils trouaient l’institution pour y faire apparaître un autre possible. Moi, c’est à peu près cela que j’appelle haut-lieu (Micoud, 1991).
La « chose-même » : les hippies
C’était déjà pour comprendre ce qui relève de l’utopie que je m’étais lancé dans une recherche sur les hippies dont le titre était « Les nouvelles formes de refus de la ville » (1976). Je venais de découvrir l’œuvre de Louis Marin « Utopiques, jeux d’espaces » (1973) et j’étais persuadé qu’il y avait là des clés pour comprendre ce mouvement du retour à la terre que j’allais retrouver à nouveau à Thines quelques années plus tard. A l’époque, dans le discours social en général et dans celui de la sociologie en particulier, dire « hippy » c’était dire : « gosses de riches, petits bourgeois, ça va durer un été, c’est des guignoleries, ils ont tous un billet de retour dans la poche payé par papa... ». Pour moi au contraire, c’était une autre manière de s’engager politiquement, de changer le monde, il y avait le Larzac, tout ça... Je connaissais pas mal de gens qui avaient fait cette démarche, j’avais des cheveux à peu près aussi longs que les leurs, de la barbe, je mangeais des carottes crues et du pilpil...(rires), enfin j’étais un peu dans cette mouvance. Et il me semblait que des choses importantes se tramaient là. Je sentais tellement à quel point ils étaient sincères dans leur quête que je ne pouvais pas me résoudre à leur faire cet affront d’une sociologie qui « sait déjà ». Je passe donc de grands moments à travailler sur le terrain, à lire énormément, non seulement pour essayer de les comprendre mais aussi pour leur rendre justice. Le rapport de recherche qui sortira de ce travail, qui fût aussi un travail sur moi, et dont je devais retrouver d’étranges similitudes avec le livre de Michel de Certeau « La fable mystique » (1982), porte témoignage de cet effort de recherche de « la forme pour le dire qui ne trahisse pas ce dont il est question ». Cela me semblait alors être un adage essentiel (et auquel je crois toujours, c’est celui de la « vérité » de l’énonciation). En fait, personne n’était allé y voir de près avant moi. Personne ne s’était confronté à la « chose-même » (à tous les oxymores qu’ils employaient, à leurs références littéraires ou politiques, aux types d’argumentations...). Ce qui en est ressorti est un ouvrage (Micoud, 1976) inédit, un peu fou, mais qui, je crois, ne trahissait pas ceux qui m’avaient accueilli. Depuis, certains sont devenus des néo-ruraux, des nouveaux installés et je sais que ce sont ceux qui ont transformé le plus profondément (parce que symboliquement) l’espace rural français actuel.
« Vérité et méthode » : pour en finir avec l’idée que le fait d’être pris par son objet est un handicap à la connaissance
Sinon par rapport à cette volonté de trouver la chose-même, n’y aurait-il pas une recherche de la Vérité ?
Ce que je dirais au fond, si on me demandait « quel est ton métier ? », c’est « moi, j’interprète les œuvres humaines ». Alors la vérité.... ? Il y a peut-être quelque chose d’autre dans la posture herméneutique qui consiste à dire (et qui s’oppose beaucoup à la position scientifique, enfin à la vulgate scientifique), c’est que... je suis un être historique de part en part et c’est la prétention à vouloir échapper à cette limite qui est mortifère. Par contre, je dois sans arrêt comprendre ce que c’est que cette situation historique et, sans cesse, trouver les mots les plus justes pour la dire qui ne sont plus forcément ceux qui allaient pour l’expliquer il y a un ou dix ans. Alors si c’est ça, chercher quelle est la vérité d’une situation historique au moment même où je la vis, je veux bien être chercheur de cette vérité (mais sans y mettre une majuscule s’il vous plaît).
En fait c’est sortir de la sociologie positiviste en resituant le sujet acteur de la recherche : « en disant le monde qui est en train d’émerger, j’y participe ? »
Oui, c’est ça.... Il y a une phrase de Camus que j’aime bien et qui dit : « Mal nommer le monde, c’est contribuer à son malheur ». Imaginons un aristocrate sous la Révolution qui continue à dire « et alors, et mes privilèges ? », il n’a rien compris. Et cette compréhension toujours renouvelée de l’époque ou des œuvres, introduit une question très importante : celle du préjugé. Ce que dit Gadamer (1976) sur le préjugé c’est que ce n’est pas un jugement faux, contrairement à ce qu’on pense généralement, c’est simplement un jugement fait avant examen, et qui donc, le cas échéant, peut être juste. Sauf qu’il va falloir que je mette tout en œuvre pour le falsifier ou pour le vérifier. Que je recueille le maximum d’indices. Le préjugé, compris comme première forme de jugement avant examen, n’est donc pas à rejeter, il peut même être pris comme une piste. Et cela d’autant plus qu’on aura acquis une certaine expérience de la chose, que l’on sera devenu un « homme de l’art » comme on dit. Je pense ici beaucoup au psychanalyste et à sa technique « d’écoute flottante ». Pourquoi cette mention sur le préjugé ? Parce qu’à l’époque où je mène ce travail, avant que les approches performatives soient reconnues comme elles le sont aujourd’hui, je m’entends surtout reprocher (par les « positivistes » notamment), de « prendre mes désirs pour la réalité ». Alors que je ne fais rien d’autre que d’essayer de dire ce qu’est en train de devenir le monde en écoutant ce que disent ceux qui s’efforcent d’y trouver leur place. Qui avaient raison entre ceux dont le préjugé était de dire, sans être allé y voir, ce ne sont que des petits-bourgeois, et moi qui ne faisait que « préjuger », au vu de la radicalité de leurs engagements, qu’ils avaient sans doute quelque chose à dire ?
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Par rapport à la vérité, peut-être que le mot important c’est expérience ?
Oui. Le livre de Gadamer dont le titre complet est « Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique » (1976) c’est exactement ça. Gadamer y montre que le dispositif scientifique pour construire un savoir, consiste à transformer une expérience en expérimentation. Qu’est-ce que c’est qu’une expérience ? C’est ce que je vis quand je suis jeté au monde. Il montre que quand je dis « j’ai fait une sacrée expérience », c’est lorsque j’ai appris quelque chose définitivement, et généralement, que je l’ai appris à mes dépends. Je croyais que... et j’ai fait telle ou telle expérience qui m’a appris que je me trompais. Ce que l’on apprend par expérience, c’est ce que l’on apprend vraiment (ou en vérité si vous voulez...). Alors que, dans l’expérimentation, je m’extrais de la situation (ce qui fait qu’en même temps, je me dérobe à la possibilité de l’expérience). C’est pour cela que je considère que le fait d’être pris dans une situation n’est pas un handicap à la connaissance, davantage même c’est peut-être la seule possibilité de « vraiment » connaître ; enfin c’est ce à partir de quoi je peux comprendre. Si je pense le contraire, c’est que j’imagine pouvoir être Dieu. Or une chose que je sais depuis que je suis tout petit c’est : « un seul Dieu tu adoreras », tout le reste c’est de l’idolâtrie. L’idolâtrie c’est quoi ? C’est croire en ce qu’on invente de nos mains. Les idoles, c’est « je crois en quelque chose que j’ai fabriquée ». C’est l’histoire des faîtiches de B. Latour (2002b). C’est croire que la vérité est dans ce que j’ai fabriqué. Non, ce n’est pas vrai. Chaque fois que je me laisse prendre par ce que j’ai produit, je suis dans l’illusion, comme l’imbécile qui regarde le doigt quand on lui montre la lune. Et il faut que j’apprenne à m’en déprendre tous les jours...
Une machine à comprendre
En ce qui concerne la recherche du Pilat, vous avez travaillé sur la charte et à partir d’observations ; pour les Compagnons du Gerboul, votre « révélation » apparaît dans le paratexte des bulletins. A vous entendre, on a l’impression que tout se révèle dans la première et la dernière phrase des présentations écrites. Quelle est donc la différence de statut entre vos différents matériaux ? Est-ce qu’une seule analyse de texte suffirait à expliquer le monde ?
Alors ça c’est une vraie question ! P. Ricoeur a écrit un livre « Du texte à l’action : essai d’herméneutique II » (1986) qui pose exactement cette question. Bon, il faut que je m’explique. J’ai dit tout à l’heure que je m’occupais de l’interprétation des œuvres humaines, or les œuvres humaines pour moi, elles ont toujours trois dimensions. C’est ce que j’appelle ma « machine à comprendre » (en fait elle vient de la Scholastique médiévale, je l’ai découvert depuis, avec les trois formes d’intelligence : l’intelligence des choses sensibles, l’intelligence des choses rationnelles et l’intelligence des choses mystiques). Les oeuvres ont d’abord une dimension esthétique, c’est celle dont j’ai le plus parlé jusqu’ici, c’est : la dimension qui nous touche, qui nous émeut, parce que nous sommes des êtres vivants sensibles, qui avons des sens. Ce sont les figures de style, les images, les slogans, ça peut être « développement durable », ça peut être « biodiversité »... que je prends comme figure, iconique ou rhétorique, qui ont un effet sur nos sens. Si elles ont un effet sur moi, c’est aussi qu’elles ont un succès social, je ne suis pas tout seul ; si le « développement durable » s’est répandu comme une traînée de poudre, c’est que cette expression a fait sens pour beaucoup. A un moment donné cette expression... rassemble. Précisément, elle nous fait présents les uns aux autres. Donc ça c’est la première dimension de l’œuvre qui est complètement figurative.
Mais les œuvres ne sont pas que figuratives, elles ont toujours une rationalité ; elles proposent toujours une explication, une argumentation. Donc la deuxième dimension est conceptuelle, elle s’adresse à nous en tant que nous sommes des êtres raisonnables. Par exemple le « patrimoine », si je fais de l’étymologie, de la philologie, « patrimoine » c’est : les biens du père. Donc il y a cette dimension dans les œuvres qui fait que l’on peut argumenter ; « patrimoine » je peux l’associer avec patrie, avec père, faire jouer ces effets-là de sens. Ainsi, si je m’interroge sur la dimension conceptuelle, je vais me poser la question : pourquoi patrimoine par rapport à capital ? Avec quelle temporalité ces deux concepts sont-ils respectivement associés ? Je vais faire jouer d’autres systèmes de conceptualisation. Et là ça ferait un deuxième ensemble de matériaux ; à quelles constructions de la société par elle-même me permettent-ils d’accéder ?
Enfin, troisième dimension, les œuvres que nous fabriquons nous commandent, elles nous obligent, elles nous lient les uns aux autres. Cette troisième dimension est celle qui s’adresse à nous en tant que nous sommes des êtres sociaux, liés entre eux par des contrats, des obligations. Si je reprends l’expression « biodiversité » comme une œuvre à interpréter, c’est à la fois une figure rhétorique, c’est un concept qui fait décliner la « biodiversité » en plusieurs approches scientifiques selon que l’on parlera de la biodiversité spécifique, ou de la génétique, ou de l’écologique, enfin, juridiquement la « biodiversité » est une catégorie déjà inscrite dans des conventions qui nous obligent à telles ou telles pratiques. Donc la conception que j’ai des œuvres humaines est très très large. Ce ne sont pas seulement des textes, ce sont des constructions sociales extrêmement échevelées. Je ne me contente pas de lire des textes, je fais leur histoire, j’essaie d’analyser leurs effets, leurs circulations, leurs reprises par tels ou tels groupes sociaux... etc., ainsi je m’intéresse autant aux gens qui produisent ces textes, qui se disputent à leur sujet, et puis je m’intéresse aussi beaucoup aux images, aux emblèmes, aux logos comme on dit maintenant. Mon objet de recherche théorique, pour résumer, est donc, à partir de l’examen de la production de ces « œuvres » prises comme des symptômes, de comprendre le travail de la construction symbolique de la société opéré par les groupements humains.
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Vous venez de parler de construction symbolique. N’y a-t-il pas une contradiction à parler à la fois de pragmatique et de symbolique ?
Pragmatique, non je n’en parle pas trop. Ce n’est pas un mot que je me suis approprié. Mais symbolique, je l’emploie au sens le plus trivial du terme, je prends le dictionnaire : symbole « chose concrète qui représente (attention qui re-présente, c’est-à-dire qui rend à nouveau présent) une entité absente ou abstraite ». Point.
C’est donc dans le sens d’une effectivité concrète !
Ah oui, oui, il s’agit de choses très très concrètes ! Sauf que je dirais que nous autres sociologues arrivons après les gens. Ce sont eux qui, pour rendre compte de leurs expériences concrètes, sont sans arrêt obligés d’inventer des mots, donc des symboles, qui sont obligés d’avoir cette activité figurative, conceptuelle, catégorielle. C’est pour cela que cette activité incessante de symbolisation je l’appelle un travail, au sens fort de tripalium, ça les torture, ça les travaille ! Moi je ne fais qu’arriver après et, si l’on veut, je développe, je décortique, je découpe, j’analyse de façon un peu abstraite l’activité symbolique en activité de figuration, de conceptualisation et de catégorisation. Sachant que ces œuvres comportent toujours ces trois dimensions complètement entremêlées. Il n’y a pas ici que les artistes, là que les scientifiques et là que les juristes. Je prends souvent l’exemple de l’écologie qui ne serait pas ce qu’elle est sans l’action conjointe des écolos (qui en appellent à un changement concret de vie, de type démonstratif), des écologues (qui argumentent scientifiquement cette nécessité) et des militants écologistes des partis politiques (qui essayent de faire que cela se traduise en lois et règlements). Les uns ont besoin des autres et réciproquement. On est toujours à la fois des êtres vivants sensibles, des êtres rationnels, et des êtres sociaux ! Voilà. C’est toujours le même truc que je répète : comment le travail symbolique opère, très concrètement.
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Penser l’être ensemble
Vous parlez de scholastique, de science d’interprétation des textes sacrés, tout en étant plutôt critique de la sociologie dite moderne. On peut alors se demander : comment des méthodes élaborées anciennement peuvent être efficaces pour penser la manière dont on vit ensemble actuellement ?
Pour aller vite je dirais que la sociologie est bien de son temps (celui de la révolution industrielle, de l’urbanisation et de la « question sociale » qui allait avec) mais je me demande si ce temps n’a pas fait son temps. Et cela aux deux sens de l’expression, primo, « elle a fait son temps » : c’est-à-dire elle a eu partie liée avec la fabrication d’une certaine représentation du temps, celui de la modernité, du Progrès, de la Civilisation (qui, comme le dit Legendre (1985), est l’exportation du droit civil, tous les autres étant des barbares), et, deuzio, « elle a fait son temps » au sens où ce temps est peut-être dépassé.
Pourquoi est-ce que je répète sans arrêt : « je dépends de ce qui m’entoure et je procède de ce qui me précède », ce qui n’est qu’une autre façon de rendre compte de mes deux objets principaux (auxquels j’applique mon questionnement de la construction symbolique), la sociologie de l’environnement, et la sociologie de la patrimonialisation ? Eh bien parce qu’avec la première partie de la phrase, je réintègre ce dont la modernité, et la sociologie avec elle, a cru pouvoir s’affranchir et même s’émanciper, à savoir le monde bio-physique, et qu’avec la seconde partie, j’essaie de prendre en compte ce par rapport à quoi elles ont posé l’une et l’autre leur différence, à savoir les sociétés traditionnelles. Même si « nous n’avons jamais été modernes » (Latour, 1997), je crois que ça a quand même fait pas mal de dégâts. Qu’est-ce que c’est qu’être humain en réintégrant ces deux dimensions ? Eh bien c’est l’être sans être réduit entièrement à son être « social ». Et est-ce qu’on peut vraiment répondre à ce type de questions, de nos accroches aux milieux et de nos dépendances vis-à-vis des héritages, si l’on reste arrimé aux cadres « émancipateurs » de la sociologie « canal historique » ?
Je parle de plus en plus des « formes de vie » et de leur articulation avec leurs « milieux », autant leurs milieux naturels d’ailleurs que leurs milieux culturels - ce qui fait que je me suis bien retrouvé dans la pensée de l’individuation de Gilbert Simondon (1989, 1995). L’individuation qui ne peut pas se penser indépendamment de la formation du « milieu associé » qui lui correspond. Si je reprends ce couple pour illustrer comment je me situe par rapport à la sociologie « moderne » comme vous dites, et si je reste fidèle à mon présupposé premier de l’historicité radicale de toute connaissance, eh bien cette sociologie, en tant que moment théorique (de son individuation, en tant que telle), était complètement immanente au moment pratique (moment de constitution du milieu, industriel, progressiste, démocratique, socialiste...) qui la voyait naître. Si, comme je le pense, les temps sont en train de changer, pourquoi ne devrais-je pas essayer d’en tenir compte ?
Il me semble donc que, pour penser « le vivre ensemble » précisément, il ne faut pas avoir peur de penser, quitte à s’éloigner des façons dont on nous a formaté à penser le « social », sortir du monde que j’appelle parfois le monde « socio-éco » (et qui résulte d’une naturalisation des catégories d’un moment). Il faut aller revisiter les savoirs développés dans d’autres formes de vie, passées ou présentes. Quand Freud, pour comprendre les pathologies psychiques de son siècle, réinterprète la mythologie grecque et qu’il y découvre cette connaissance profonde de la psyché humaine, il ne faisait rien d’autre. Il y a des vérités humaines très profondes qui sont comme enfouies dans ces savoirs anciens que les générations se sont transmis. Aujourd’hui par exemple, il est possible de relire l’histoire du déluge dans la Bible et d’y trouver des enseignements très féconds par rapport à un certain catastrophisme écologique (De Bauw, 1993). De même avec l’histoire de la tour de Babel en rapport avec la question de la diversité des cultures (Balmary, 1986). On trouve dans ces traditions des textes admirables sur ce que c’est que l’institution de la justice, du couple, de la souveraineté...
Et c’est bien précisément par rapport à cette question du vivre ensemble que je rejoins le plus l’interrogation de B. Latour quand il se demande : comment « faire exister la différence européenne dans un projet de convocation planétaire », (2004) autrement dit, qu’est-ce qu’il nous importe de défendre de notre forme de vie auprès des autres formes de vie qui sont sur la Terre et dont on pense qu’elle recèle un bien pour l’humanité toute entière ? Parce qu’en effet, il faut arrêter de penser le vivre ensemble dans le cadre étroit des circonscriptions héritées.
La question du vivre ensemble, vous l’abordez aussi à travers la question du religieux.
Comme tout sociologue qui se respecte je crois ! Effectivement, je suis enclin à penser que le discours religieux est comme l’arché du discours politique ; sa forme princeps, enfouie mais toujours présente. Là encore, en reprenant ce qu’écrit B. Latour dans ce que je considère comme un de ses plus beaux livre « Jubiler, ou les tourments de la parole religieuse » (2002a), je pense qu’il ne peut pas y avoir de vivre ensemble sans cette parole qui nous donne la force renouvelée de croire en sa possibilité. Qui nous convainc, toujours à nouveaux frais, qu’il est bel et bon d’être ensemble dans le présent et de s’évertuer ensemble à faire que notre destin commun soit un destin qui rende les hommes plus humains. Or, aujourd’hui, la parole politique a failli à cette tâche. Telle est notre situation présente, d’absence complète de sotériologie (plutôt que de parler de « la fin des grands récits », je préfère emprunter ce mot un peu compliqué, un peu pour vous obliger aussi à aller vérifier dans un bon dictionnaire qu’il y a une autre pensée...).
C’est vrai que, pour ce qui est de la religion, je suis tombé dedans quand j’étais petit. Je me souviens que, quand je suis arrivé au CRESAL, il m’arrivait souvent d’utiliser un vocabulaire religieux. Et c’était toujours pour me voir opposer des ricanements. Et pourtant, je continue à penser qu’il y a là un savoir des choses mystiques précisément (c’est-à-dire des entités abstraites et de la force logique qu’elles exercent sur les ensembles humains). La République, la Démocratie, la Souveraineté, le Sujet, la Personne... sont des choses mystiques, et c’est en faisant de la théologie qu’on peut le mieux les connaître. Il ne s’agit absolument pas de réinstaller une transcendance. Sauf si la transcendance est cet inaccessible, cette hétéronomie pour faire référence à un ouvrage de François Ost (1999) Du mont Sinaï au Champ de Mars, sans laquelle aucun groupement humain ne peut se dire lui-même.
Prenons un exemple concret : le rite. Qu’est-ce qu’un rite ? Oui, je sais, on va aller répétant... (sic) « acte répété mécaniquement sans en connaître la raison ». Non, ce n’est pas parce que le ritualisme idiot existe qu’il faut réduire le rite à sa caricature. C’est comme la tradition (du verbe latin tradere, transmettre), ce n’est pas parce qu’il y a des « traditionalistes » bornés qu’il faut jeter le bébé avec l’eau du bain. Le rite est cet ensemble de gestes fait ensemble pour signifier l’appartenance à un même ensemble humain (et cela, sans doute, depuis que les humains enterrent leurs morts). Les sorties nature que l’on faisait avec le professeur de sciences naturelles tenaient aussi du rite. Ce sont elles qui faisaient que la classe accédait à une autre conscience d’elle-même. De même avec la tradition. Qui de nous ne souhaite pas transmettre des valeurs qui lui sont chères ? Oui, je sais que tous ces savoirs dont je viens de parler peuvent être utilisés pour la manipulation des affects. Mais c’est bien pour cette raison, précisément que, à l’heure de la communication industrielle, il importe de savoir comment ils fonctionnent plutôt que d’en ricaner (Dujardin, 2000). Et la définition du sacrement, vous la connaissez ? « Signe sensible et efficace » c’est pas mal ça ! Qui ne peut être efficace que parce qu’il est sensible. Mais peut-être que vous avez reconnu ma « machine à comprendre » le sensible, le rationnel et le mystique... ne jamais oublier ces trois dimensions de l’humain.
Une sociologie échevelée
L’homme d’une responsabilité située
Je sais pas pourquoi il y a un tel discrédit sur l’herméneutique, mais je me demande si ce n’est pas à cause de cette origine dans le champ de l’exégèse, de l’étude des textes religieux (et, dans notre enseignement laïc, n’est-ce pas...). C’est un peu comme quand on dit « symbolique », il y a toujours le danger de cette assimilation avec les rayons ésotériques des librairies, avec ce qui concerne tout ce qui est plus ou moins fumeux... ou « mystico-pété ». Des craintes ou des réticences qui tiennent pour beaucoup, je crois, au modèle implicite des sciences dures.
Mais comment, avec cette historicité radicale de l’interprétation, qui s’écarte pas mal du modèle implicite des sciences de la nature, l’herméneutique peut-elle quand même déboucher sur une explication, comment peut-elle échapper au relativisme ?
Pour répondre à ça, il y a cette autre phrase dont je ne connais pas l’auteur : « L’herméneute est l’homme d’une croyance déçue ». J’aime bien cette phrase-là... qui veut dire qu’il a cessé de croire aux lendemains qui chantent (et à l’explication totale et définitive), mais qui en même temps, croit toujours en une sorte de « salut » ; c’est l’homme d’une responsabilité limitée, enfin située. Certes, l’homme d’une croyance déçue ça veut dire effectivement : foin des explications totales... qui sont toujours en risque d’être totalitaires, ce sera peut-être pour l’autre monde (cf. Totalité et infini de Emmanuel Lévinas, 1974). Par contre oui, moi j’aime bien cette notion de responsabilité située. C’est à dire que ici, hic et nunc, je dois pouvoir répondre de cette question-là. Et peu importe à quelle discipline je vais emprunter les outils pour y répondre. Pourvu que ce soit celle qui me permette de me rapprocher le plus de la chose-même. Je suis souvent allé au Canada, et ce sont des voyages qui m’ont beaucoup décoincé par rapport à la discipline. Les québécois, notamment, ont une façon de faire de la sociologie qui est beaucoup plus échevelée que nous. C’est sans doute pour cela que je suis souvent en colère contre la sociologie française, que je trouve étriquée.
Qu’est-ce qu’une sociologie échevelée ?
Moins rigide, c’est-à-dire qui n’a pas peur de travailler avec des géographes, avec des historiens, avec des ethnologues et même avec des ingénieurs ou des théologiens. Je pense souvent qu’à cause du fait que la sociologie a été inventée par Durkheim, Comte... etc. les sociologues français s’estiment légataires universels de la sociologie. Ils se pensent garants de sa continuité, comme s’ils étaient propriétaires de la marque. On se cite entre soi. Il me semble que c’est un peu confiné. Alors que quand on sort de l’Hexagone, y a moins ce truc crispé, je trouve.
Une écriture musicale
On a parlé un peu de votre parcours, aussi bien votre appréhension des objets, la manière de les étudier... si vous pouviez un peu parler de votre manière d’écrire.
Ah ! j’adore ! Oui, je l’avoue, j’aime bien écrire.
Oui, parce que, par exemple, on remarquait, vous avez beaucoup écrit d’articles, mais on a l’impression qu’il y a souvent un ton, comment dire, humoristique, presque essayiste parfois. Il n’y a pas forcément de bagages, de références, toutes ces choses qui sont jugées importantes d’ordinaire...
Bon, d’abord pour ce qui est des références, je mets celles des gens à qui je dois quelque chose. Je m’interdis de mettre des références pour la frime. On peut en mettre tant qu’on veut maintenant avec les bases de données et les ordinateurs. Par contre, ceux envers qui j’ai des dettes, je les mets — et d’ailleurs ce sont souvent les mêmes, ceux que j’ai déjà cités ici mais aussi, tous les autres, allons-y un moment, de mémoire, Erwin Panofsky, Tzvetan Todorov, Jack Goody, Francis Jacques, Georges Didi-Huberman, Jeanne Favret-Saada, Cornélius Castoriadis, Octave Mannoni, Stéphane Mosès, et puis, plus récemment, Giorgio Agamben, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, François Ost, le Boltanski de « L’amour et la justice », Boris Cyrulnik, François Jullien... (pas beaucoup de sociologues n’est-ce pas ?). Parfois, il m’arrive d’en oublier et je le regrette beaucoup. Et je ne cite pas non plus toujours mes collègues du CRESAL, alors qu’il est évident que je leur dois énormément.
Pour ce qui est du plaisir, souvent, quand j’écris, y a plein de trames dessous, des lignes cachées, des énoncés souterrains comme ça, mais je ne les fais pas apparaître, je les camoufle, mais c’est pour jouer. La plupart du temps quand je rédige, je ne fais pas de plan. Je pousse devant moi, comme ça. Voilà ! (rires) Et, j’apprécie quand les gens disent « Ah, j’ai bien aimé ton article, on voit que t’as pris du plaisir à l’écrire ». Si je m’ennuie quand j’écris, pour sûr les lecteurs ne pourront que s’ennuyer eux aussi !
C’est pour parler aux êtres sensibles ! (rires)
Repenser les limites de notre « terrain »...
Finalement, votre manière de travailler donne à réfléchir à une autre définition de ce qu’est le terrain.
Pour moi le terrain, je dirais que c’est ce que j’appelle le texte (mais que je pourrais aussi bien écrire le Texte). C’est-à-dire que c’est ce qui résiste à toutes mes idées, et à toutes mes interprétations. Ce qui me sert à les mettre, et à me mettre, à l’épreuve. Le contraire du terrain, pour moi, c’est... « philo-essayiste », quelque chose que j’ai en horreur. Alors, le terrain, ça peut être beaucoup, beaucoup de choses. Le terrain ça peut être l’histoire des usages du mot de patrimoine, le changement dans les façons de parler des animaux sauvages, une manière de faire la promotion d’un fromage... C’est ce qui ne cesse pas de résister à mon interprétation infinie (Banon, 1987 ; Bori, 1991). Pour moi, c’est ça le terrain.
Pour ce qui est de l’ethnologie, je crois qu’elle souffre de.. mais enfin c’est son histoire, elle souffre de « le vrai terrain, c’est là-bas ». Comme la sociologie qui a partie liée avec l’invention de la société libre, autonome, moderne... avec la question sociale, et qu’elle n’en sort pas non plus. Voilà le pourquoi, à mon avis, du succès du mot anthropologie, qui échappe un peu à ces deux formes enkystées.. et surtout qui laisse espérer ce que j’appelle de mes vœux, enfin une anthropologie de l’occident européen.
J’avais une collègue sociologue avec qui je rentrais souvent en train le soir. Elle me reprochait de ne pas faire de la science. On a eu de très longues discussions comme ça « Ce que tu fais ce n’est pas de la science ! Tu es un prophète ! » (ou un « poète » d’autres jours). A quoi je répondais « Oui, si tu veux, mais je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une seule façon de faire de la science, qui serait celle qui consiste à mesurer ». Je ne contestais pas l’intérêt de son travail, fort intéressant au demeurant. Je défendais simplement qu’on pouvait être très responsable aussi en le faisant autrement. Mais, pour finir, on ne fait bien que ce que l’on fait avec plaisir. Alors si le plaisir c’est d’aller sur des « terrains qui sont ailleurs », pourquoi pas ? Anything is good...