Introduction
Au début des années 2000, une expérience de pédagogie inductive, menée à l’EHESS-Marseille, propose de former les étudiants de master à l’enquête de terrain par la pratique directe, réfléchie ensuite en séminaire. Le terrain retenu par les enseignants est bien connu d’eux puisqu’il s’agit d’une grande rue de Marseille sur laquelle ils travaillent depuis 1996 dans le cadre d’une recherche aujourd’hui publiée (Fournier, Mazzella, 2004). La consigne donnée aux étudiants est d’aller recueillir des histoires familiales à partir d’entretiens biographiques auprès de résidents ou d’occupants de cette rue de façon à situer les enquêtés dans leurs relations avec l’espace et dans la relation de leur famille avec la ville. Il s’agit donc de mener des entretiens approfondis de façon répétée avec des enquêtés choisis pour leur lien avec cette rue. Dans ce cadre, Caroline R. rencontre un bijoutier. Il nous a été présenté un an plus tôt par un collègue chercheur résidant dans le même immeuble et qui a déménagé depuis. Prenant argument de son installation déjà ancienne dans la rue et de sa bonne connaissance des commerçants voisins, nous lui demandons s’il est prêt à en parler avec Caroline R. Il donne son accord et les deux premiers entretiens confirment qu’il a à la fois une histoire riche par son épaisseur, par des rattachements multiples à la rue, et une véritable envie d’aider Caroline à s’y retrouver. C’est là que survient un problème qui engage le sexe de l’ethnographe.
Une anecdote sans doute emblématique
Au troisième entretien dont elle est convenue avec Michel N., à 12h30, dans la bijouterie, à une heure où il lui a dit être toujours dans la boutique, ce qu’elle a déjà pu constater, Caroline trouve porte close. Et au nouveau rendez-vous qu’elle obtient quelques jours plus tard, le bijoutier lui fait une déclaration d’amour. Comment comprendre cet “incident” de terrain ? En invoquant un malentendu autour de la relation d’enquête et en imputant cette méprise à la maladresse d’une débutante ? La répétition de difficultés sérieuses chez plusieurs étudiants du groupe, avec des manifestations et des conséquences diverses sur lesquelles on reviendra, semble confirmer cette hypothèse.
A moins que le cadre pédagogique n’ait eu pour effet que de rendre flagrant des problèmes plus généraux, qui valent ailleurs mais passent souvent inaperçus. Survenant lors de premiers entretiens, à l’entrée sur le terrain, à un moment de l’enquête où l’implication dans la recherche et l’enthousiasme pour les informations recueillies n’éclipsent pas encore toute interrogation sur les modalités d’investigation, les choses peuvent encore être senties. D’autant que la dimension réflexive du séminaire y invite. Alors, les quiproquo, au sens de quelqu’un pris pour quelqu’un d’autre, que font voir ces incidents ont-ils des équivalents à des degrés divers — souvent moindres sans quoi ils alerteraient immanquablement [1] — dans toute enquête ethnographique ? Peut-on les expliquer en considérant que la relation d’enquête s’appuie sur un contrat incomplet passé entre l’enquêteur et l’enquêté, qui autorise des malentendus ?
La relation d’enquête : un contrat incomplet
L’expression de contrat incomplet est reprise aux “nouvelles” théories du marché du travail qui l’appliquent au contrat de travail. Celui-ci diffèrerait du contrat ordinaire de fourniture qu’est le contrat commercial. Le travail n’est pas une marchandise négociable sur un marché tout à fait comparable à celui des biens. A la main invisible du marché dont parlait Adam Smith, il faut rajouter une « poignée de main » s’agissant de la négociation de la force de travail (Garnier, 1986), c’est-à-dire qu’une relation de confiance est nécessaire, sans quoi la mobilisation de la force de travail reste incertaine après l’établissement du contrat : elle dépend de l’attitude ultérieure des partenaires contractants. La relation d’enquête semble entourée du même type d’indétermination, même après la présentation par l’enquêteur du projet d’investigation et la formulation d’un accord de la part de l’enquêté, même dans les contextes où est prévu un accord écrit, contresigné par les parties, sur la base d’une présentation précise et détaillée comme cela se pratique aux Etats-Unis ? Quand ils donnent leur accord, les enquêtés savent-ils à quoi ils s’engagent ? S’ils ne savent pas toujours bien ce qui les attend, ils s’en sont fait une idée : ils ont complété à leur façon le contrat. Or, dans la façon qu’il a d’être complété et réajusté au fil de l’interaction d’enquête, ce contrat apparent autorise des malentendus. Bien sûr, certains sautent tout de suite à l’oreille de l’enquêteur comme pour Caroline. Mais la plupart passent inaperçus alors qu’ils ont des effets sur l’orientation que l’enquêté donne à son propos, à son action. L’enjeu d’en prendre conscience n’est pas forcément de rejeter ce type d’investigation mais de mieux savoir que faire de la parole recueillie, de l’action observée au cours de l’enquête, de préciser quel crédit lui accorder. La question est de savoir ce qu’elles nous apprennent de l’enquêté, de ses pratiques et du rapport qu’il entretient avec elles, et ce qu’elles ne peuvent pas nous apprendre.
Pour avancer dans la réflexion sur les conditions pratiques de fécondité de l’investigation ethnographique, il faut donc regarder la façon dont se complète le contrat d’enquête jusqu’à rendre possible l’investigation. Qui y travaille ? L’enquêteur bien sûr, et pas seulement à l’entrée dans la relation d’enquête, quand il expose son intention de connaissance, mais aussi dans son développement, par exemple en acquiesçant à certaines réponses, à certains niveaux de détail qui lui sont donnés, pour montrer qu’ils l’intéressent, ou en coupant l’enquêté, en réorientant la discussion vers certains thèmes, en en laissant d’autres de côté. Il n’est cependant pas le seul à agir pour compléter le contrat. Il y a aussi tout un travail fourni par l’enquêté lui-même pour en savoir plus sur l’enquêteur et sur ses attentes, de façon à lever cette indétermination qui peut le gêner au moment de décider de sa parole, de sa conduite, dans cette relation incongrue. Il le fait à partir des informations que l’enquêteur lui communique, tantôt en les lui donnant explicitement (mais pas toujours de façon suffisante comme on l’a vu dans l’exemple initial), tantôt en les mettant simplement à sa disposition par les caractéristiques personnelles qu’il ne peut lui cacher, comme son âge, son sexe et quelques autres, qu’on appellera par la suite “caractéristiques externes” même si elles lui collent à la peau et qu’il aurait du mal à s’en défaire.
Relevant de cette catégorie des caractéristiques externes, on trouve les différences de classe entre enquêteur et enquêté. Elles sont régulièrement convoquées dans les écrits méthodologiques comme étant susceptibles de provoquer des phénomènes de censure (Mauger, 1991) et d’orientation du propos chez l’enquêté (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1997, Chamboredon et al., 1994). Deux parades à ces difficultés sont souvent proposées dans les manuels de méthode. Selon la première, le souci chez l’enquêteur d’éviter l’exercice de tout rapport de domination vis-à-vis de l’enquêté, notamment par une explicitation de son intention de connaissance à laquelle associer l’enquêté, serait de nature à régler le problème. Bref, une posture neutre de ce point de vue serait envisageable et efficace. Selon la seconde parade, plus élaborée que la première, émanant d’auteurs tentant de faire preuve de plus de lucidité sur la force des rapports sociaux, l’enquêteur ne peut qu’assumer l’inégalité des positions sociales et il doit s’inquiéter des effets d’orientation des propos de l’enquêté qu’elle est de nature à induire. Simplement, à cette moins-value en termes de perspectives de connaissance, il peut opposer une plus-value en trouvant, dans la réaction à l’enquête, dans la lecture que l’enquêté fait des “caractéristiques externes” de l’enquêteur qui impriment à la relation d’enquête une dimension de rapport de domination, des signes de la façon dont ces attributs font sens dans son monde. C’est donc une occasion pour le chercheur d’en apprendre sur le rapport de l’enquêté au monde social, sur la perception qu’il a de son propre monde en même temps que des autres univers sociaux, en tout cas de celui auquel il rattache l’enquêteur. Si cette deuxième piste est plus convaincante que la première, elle a peut-être encore le défaut d’éteindre très vite la réflexion sur les effets de méconnaissance, d’entrave à la connaissance, induits par la perception qu’a l’enquêté de différences et de ressemblances avec l’enquêteur. Peut-on en effet rester indifférent au fait que les récits recueillis changent selon que l’enquêteur partage ou non la position sociale de l’enquêté ? Et que se passe-t-il quand on prend des “caractéristiques externes” que personne ne peut imaginer neutraliser comme le sexe de l’enquêté, son âge, son origine ethnique [2] ?
Une question-clef pour l’ethnographie à découvert
Parmi les modes d’investigation ethnographique, deux configurations d’enquête méritent d’être distinguées parce que le problème soulevé ne s’y pose pas tout à fait dans les mêmes termes : l’enquête incognito et l’enquête à découvert. Dans la première configuration, on range l’enquête par observation participante, où le chercheur endosse un rôle existant d’ordinaire dans la situation, mais aussi l’exploitation de documents ethnographiques, produits du seul fait du fonctionnement social et prélevés par le chercheur sans interaction susceptible d’altérer le matériau. Dans ces cas-là, on peut dire que les bénéfices heuristiques de ce type d’enquête sont à attendre du frottement du système de valeurs du chercheur avec celui des enquêtés (Arborio, Fournier, 2005, p. 61 et sq.), et ce système de valeurs du chercheur porte sans aucun doute la marque de son appartenance sexuelle, notamment dans sa dimension construite socialement, la marque de son rattachement à un groupe d’âge, à une génération, à une position dans le cycle de vie, la marque de sa trajectoire sociale... Ce n’est donc pas parce que les questions du sexe et de l’âge du chercheur n’ont aucune incidence dans ce type d’investigation qu’on va ici l’écarter de la discussion, mais c’est parce que la position de l’enquêteur n’y diffère pas fondamentalement de celle des acteurs ordinaires entrant en interaction : tous les acteurs sociaux adoptent des présentations verbales de soi différenciées selon leurs interlocuteurs et tous font l’objet d’une appréciation du crédit à accorder à cette présentation au regard des caractéristiques objectives qu’ils donnent à voir dans le même temps. Les évaluations auxquelles cela donne lieu n’excluent pas des jeux sur les décalages décelés. La manière dont se développent les aventures conjugales dans le monde du travail témoigne ainsi de ces jeux sur l’ambiguïté (Roy, 2006). Le répertoire de conduite de l’enquêteur par observation participante incognito n’a simplement rien de particulier de ce point de vue par rapport à ceux des acteurs ordinaires. Il n’est pas interdit d’imaginer qu’un chercheur se trouve pris dans une relation amoureuse sur son terrain d’observation participante à la faveur d’un mouvement de grève auquel il serait amené à participer, donc à la faveur d’un contexte de transformation des relations sociales dans l’enquête, qui l’affecte comme il affecte tous les acteurs [3].
La question se pose de façon plus spécifique dans la relation d’enquête s’établissant entre un enquêté et un enquêteur connu comme tel, donc dans la relation d’enquête quand elle est pleinement assumée. Et ce que l’on veut souligner, c’est que, pour autant qu’elle s’accompagne d’explicitation, la relation d’enquête ne trouve pas nécessairement un sens immédiatement clair, stable et univoque pour l’enquêté. De ce point de vue, l’enquête par entretiens et l’enquête par observation à découvert se ressemblent : l’entrée sur le terrain réclame du chercheur présentation d’une demande, d’une position d’investigation. Et ces explicitations ne semblent pas toujours, et peut-être même jamais, suffire à dispenser l’enquêté d’interrogations ultérieures sur leur réalité.
Peut-on se satisfaire que celui-ci ne signale aucune difficulté dans l’accueil de l’investigation pour se penser à l’abri du problème ? Rien n’est moins sûr : si l’enquêté s’abstient de faire ouvertement état de tout malaise, c’est peut-être par crainte de jugements négatifs sur lui que cela pourrait déclencher chez l’enquêteur [4]. Cela peut être aussi parce que cette relative indétermination autour de la relation d’enquête ne l’empêche pas forcément d’agir, de faire face immédiatement. Simplement, il passe la suite de l’entretien ou de la fréquentation du chercheur par observation directe à guetter tous les signes qui donnent sens à leur étrange relation : aux premiers rangs desquels — au moins par ordre chronologique d’apparition — le sexe et l’âge de la personne du chercheur. A partir de là, l’enquêté s’efforce de rapprocher la situation qu’il vit de situations déjà connues pour lesquelles il maîtrise les règles de bienséance, pour lesquelles il dispose de répertoires d’interaction où puiser ses reparties. L’indétermination qui entoure cet étrange interlocuteur qu’est l’enquêteur, et la relation que l’enquêté a avec lui, se lève ainsi progressivement, peut-être pas sans malentendu, peut-être même d’une manière qui inquièterait l’enquêteur s’il en était informé.
Bien sûr, cette indétermination quant au sens précis de la relation nouée dans l’enquête existe aussi chez l’enquêteur mais elle lui est sans doute moins pénible parce qu’elle fait partie de son ordinaire, parce qu’elle peut être rangée dans la catégorie des routines professionnelles : après tout, c’est dans le métier du chercheur de terrain que de se trouver en posture de guetter chez un inconnu le moindre signe susceptible de servir à la fois à mieux le connaître et à avoir ultérieurement avec lui une relation moins artificielle, dont on sent bien qu’elle laisse espérer de meilleures conditions de communication et de production de connaissances. Qui plus est, l’enquêteur dispose quasiment toujours d’une petite longueur d’avance sur l’enquêté face à l’indétermination de la relation d’enquête : en ayant “choisi” l’enquêté, en tout cas en sachant qu’il répond à certaines caractéristiques pour figurer dans son corpus, en sachant situer un peu de sa position dans le monde social étudié...
Sexe et âge parmi les premiers repères donnés à l’enquêté
Ce que l’enquêté sait d’abord de l’enquêteur, c’est ce que celui-ci lui laisse voir. Sa présence physique dit souvent des formes d’autorisation ou de recommandation données par d’autres pour le laisser accéder à la situation, s’agissant d’observation à découvert, ou pour le laisser solliciter un entretien. Elle garantit ensuite que l’enquêteur prétend s’affranchir de certaines contraintes comme l’odeur s’agissant de rencontrer des égoutiers (Jeanjean, 1999), comme la présence de risques s’agissant d’observer le travail dans l’industrie nucléaire (Fournier, 2001). Elle laisse supposer que certaines préventions socialement construites n’ont pas prise sur l’enquêteur, qu’il s’agisse d’étudier les militants du Front National (Bizeul, 2003) ou les grandes fortunes et les milieux d’affaire (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1997). Ce que l’enquêteur montre immédiatement, c’est aussi son appartenance sexuelle, son âge approximatif, sa corpulence, la couleur de sa peau. Il faut bien sûr ajouter ses vêtements, sa démarche, sa manière de se tenir qui “disent” son appartenance sociale, saisie au moins grossièrement, même si les enquêtés ont en tête que « l’habit ne fait pas forcément le moine ». Viennent ensuite son accent et son registre langagier dès qu’il se met à parler. Ce que l’enquêteur peut dire de son enquête ne vient qu’après, en complément de tous ces éléments, et ne dispense pas l’enquêté d’un travail de mise en cohérence et d’interprétation de ces différentes informations élémentaires.
Quel est l’enjeu pour l’enquêté de ce travail cognitif dans lequel entrent sexe et âge de l’enquêteur ? Il s’agit pour lui de “calculer” l’équation personnelle de l’enquêteur qui dépasse la présentation fonctionnelle que celui-ci donne quand il dit qui il est pour vouloir rencontrer l’enquêté et ce qu’il en attend. C’est à cette somme d’informations que l’enquêté voudra ajuster et réajuster son discours ou sa conduite, suivant ce qu’il perçoit comme recevable dans la situation. Si l’enquêté peut se trouver en peine et, d’une certaine façon, insatisfait face à la présentation qu’a donnée l’enquêteur du projet de connaissance auquel celui-ci souhaite l’associer, c’est qu’il perçoit souvent des raisons de s’interroger sur la réalité de ce projet. Dans certains cas, il peut ne pas voir comment y répondre sans avoir à imaginer un implicite de la demande. L’objet lui paraît parfois dérisoire : Michael Burawoy se heurte ainsi à des réactions de surprise de la part de collègues de travail qu’il rencontre dans le cadre d’une observation participante à découvert : « c’est tout de même étonnant qu’il te faille travailler à la chaîne pour tes études » (Burawoy, 1979) et c’est au regard de sa jeunesse et de sa bonne volonté manifeste que sa présence incongrue est finalement acceptée. Dans d’autres cas, répondre en prenant au pied de la lettre le discours de l’enquêteur semble possible à l’enquêté mais le type d’investigation proposée ne lui paraît pas en phase avec le projet de connaissance affiché [5]. Cela lui semble parfois même si étrange qu’il redoute d’avoir affaire à une formulation servant d’écran à un autre projet - peut-être moral, politique, ou autre comme dans le cas de Caroline - auquel il ne voudrait pas être associé malgré lui. Il peut craindre d’être victime d’une tentative de manipulation. Pour trancher cette incertitude, il tente de contrôler son interprétation de la situation en mettant en cohérence ce que l’enquêteur dit de lui-même et les éléments épars d’information dont il dispose.
Et face à ce “calcul” de l’enquêteur par l’enquêté, on retrouve une forme du « paradoxe de l’observateur » très bien formulé par Olivier Schwartz (1993) en postface à la traduction française du Hobo de Nels Anderson : le chercheur veut enquêter au plus près de la réalité interactionnelle mais, du seul fait de sa présence, cette réalité ne se dérobe-t-elle pas à sa capacité d’observation, d’écoute ? L’enquêté livre-t-il la réalité de ses pratiques en situation, ou une version qu’il juge convenable compte tenu du sens qu’il donne à la relation nouée avec l’enquêteur ? A supposer que l’enquêté soit un bon observateur de ses pratiques, peut-on sans risque se fier à lui pour les livrer dans l’enquête ?
La relation d’enquête : une relation sociale à part
Les manuels de méthode ont l’habitude de répondre que tout dépend de la relation que le chercheur parvient à nouer avec l’enquêté. Essayons de préciser les contours de cette relation d’enquête pour voir quel rôle peuvent y jouer les caractéristiques externes de l’enquêteur. La relation d’enquête est une relation sociale à part, c’est-à-dire impliquant plusieurs acteurs, suivant des codes, avec une bonne dose d’incongruité. Cela mérite qu’on s’arrête sur chacun de ces trois points pour s’apercevoir que la félicité heuristique de la relation ethnographique mêle différents ordres de conditions.
Comme relation interpersonnelle, elle engage nécessairement l’estime de soi de chacun des participants. Le chercheur s’inquiète d’abord de la reconnaissance de la légitimité de ses demandes, de la reconnaissance de son métier, dont dépend la possibilité pour lui de mener son enquête. En même temps, il s’inquiète du respect qu’il doit à l’enquêté et auquel il ne voudrait pas manquer, alors même que l’“échange” à l’occasion de l’enquête lui paraît unilatéral, qu’il le perçoit parfois même comme pillage ou comme viol, qu’il aimerait le rendre symétrique pour l’équilibrer. De son côté, l’enquêté s’inquiète souvent d’être à la hauteur de l’attente. D’où de fréquentes interrogations sur sa représentativité, sur sa typicité, bref sur la légitimité de sa prise de parole. D’où sa tentation parfois d’en rajouter dans le côté didactique, au risque de forcer (donc de fausser) la réalité sous prétexte de la faire bien comprendre [6]. Mais, dans l’estime de soi de l’enquêté, compte aussi le respect dont il ne voudrait pas se voir manquer de la part de l’enquêteur. Une belle illustration est proposée par Gérard Althabe (1984) avec son analyse du rapport des habitants de grands ensembles à leurs voisins quand ils se perçoivent comme inscrits dans un procès, dans une défense de tous les instants contre l’accusation implicite de faire partie d’une famille à problèmes, d’une de ces familles qui attirent le discrédit sur la cité. La circonstance d’enquête ne fait pas exception à la formulation de ce discours en forme de plaidoyer de la part de l’enquêté, parfois très loin d’une présentation objective de la situation. Enfin, si l’enquêté devait avoir le sentiment de ne pouvoir être bien compris dans son propos, voire d’être méprisé, il peut se détourner de l’intention de connaissance et pervertir sans le dire la relation d’enquête au profit d’un jeu de duperie et de provocation à travers ses réponses. Sur tous ces points, on conviendra que le sexe et l’âge de l’enquêteur, les différences ou ressemblances avec les caractéristiques de l’enquêté, sont susceptibles de jouer sur ces tensions, éloignant sans le dire la relation d’enquête de ses conditions de félicité heuristique.
Comme relation sociale, de face à face ordonné, la relation d’enquête est ensuite justiciable d’analyses de ses codes telles que Goffman les formule dans Stigmates (1975). La préservation de la relation suppose d’accepter l’éventualité de non-dits censés éviter les risques d’offense. Abdelmalek Sayad, enquêtant par entretiens sur les relations de voisinage entre Mme Meunier et la famille Ben Miloud, se trouve ainsi pris malgré lui par celle-là pour une sorte de travailleur social d’âge mûr sans rapport avec la présentation qu’il vient de donner de lui-même :
« Je fais le tour du quartier. Je voudrais m’entretenir avec les uns et les autres, voir un peu tout le monde, tous les habitants de ce quartier où il n’y a que des pavillons : ce qu’ils pensent de leur cadre de vie, comment ils voient l’avenir de ce quartier, quels changements se sont produits dans leur voisinage et dans tout leur environnement depuis leur installation ici. Ces changements ont-ils été dans le sens d’une amélioration générale des conditions de logement et des conditions de vie ou, au contraire, dans le sens d’une détérioration ? Je n’ai pas de questions très précises à vous poser, mais seulement envie de bavarder avec vous et d’avoir votre avis, vos impressions...
Autrement dit, ils sont bien obligés d’avouer ce qu’ils sont en train de faire. Parce qu’ils ne peuvent plus le cacher. Ils ont compris que ça y est, on est au courant de tout. Ils se réveillent..., parce qu’ils croient qu’on était aveugles, qu’on ne comprenait rien à leur micmac.
De quoi s’agit-il ? De quel micmac ? Qu’est-ce qu’ils ne peuvent plus cacher ? Qu’est-ce qu’ils sont en train de faire et d’avouer faire en même temps ?
Parce que vous, vous le savez pas ? Vous n’allez pas me faire croire ça » (Sayad, 1993 : 42)
Et de préciser un peu plus loin qui regroupe ce « ils » ayant missionné l’enquêteur à cause de ses voisins, arrivés là au titre du logement social :
« Si la mairie ou les HLM ou je sais pas qui vous a envoyé ici, c’est pour eux, c’est pas pour moi. Moi, tout le monde s’en fout » (ibid. 45)
Par sa seule venue et par la respectabilité qu’inspire son âge, il lui confirme donc la dégradation qu’elle perçoit de l’environnement social de son pavillon. Stéphane Beaud (2002), enquêtant auprès des jeunes de cités, remarque qu’ils évitent parfois de l’avoir à leurs côtés dans leur zone de résidence, qui est aussi une zone de regards croisés, de peur qu’il soit pris pour un travailleur social déclenchant un jugement sur eux comme devant être secourus. La difficulté d’enquête aurait sans doute été pire pour une enquêtrice, assimilée plus vite encore à une assistante sociale. Ainsi, l’analyse de la relation d’enquête perçue comme publique ne doit-elle pas négliger la possible surdité de l’enquêté aux explications raisonnables du chercheur sur sa présence au nom de la prise en compte prépondérante du possible regard de tiers informés des seules “caractéristiques externes” de l’interlocuteur.
La relation d’enquête est enfin une relation sociale extra-ordinaire, incongrue. Elle ne se conforme pas d’évidence à un standard interactionnel auquel l’enquêté se serait frotté depuis toujours, contrairement à l’enquête par questionnaire pour laquelle l’expérience républicaine du vote, la passation du recensement, ou l’administration de diverses « fiches signalétiques » servent de référent. En même temps, elle ne rompt pas immédiatement avec toute expérience sociale déjà vécue. Du coup, l’enquêté va chercher à la rapprocher d’autres relations sociales suivant les catégories de perception du monde et d’action dans le monde qui lui sont propres. Certaines, comme l’interrogation scolaire ou l’interrogatoire policier, font partie de ces références ordinaires évidentes, contre lesquelles les didacticiens des méthodes de recherche en sciences sociales mettent en garde l’enquêteur. Ils pourraient susciter des effets désastreux de censure alors même que l’ethnographie est censée favoriser l’écoute profonde des vérités de chacun. Le danger est d’autant plus grand que l’enquêteur peut maladroitement favoriser cette confusion chez l’enquêté au moment de convoquer à passer un entretien (comme un examen oral), en empruntant au lexique policier pour parler de recherche, d’enquête, d’investigation, de témoignage, ou simplement en étant femme avec des atours professoraux, homme virtuellement inspecteur, aîné imposant une autorité... D’autres configurations comme la relation psychanalytique ou l’interview journalistique dans le cadre de la télé-réalité sont à portée de pensée de l’enquêté quand il sent le besoin de se repérer face à l’incongruité de la relation d’enquête ethnographique. On peut encore ajouter la figure du procès (mettant en cause l’enquêté comme on l’a vu avec Althabe) ou la tentative de manipulation (de l’enquêteur par l’enquêté, éventuellement dans un projet de lutte professionnelle, politique... ou de conquête amoureuse). Les développements de la relation ainsi confondue ou pervertie ont évidemment des effets sur l’enquête et doivent être analysés si l’on ne veut pas se méprendre sur ce qu’elle nous apprend.
Une conversation de train improbable et risquée
Face à l’incongruité de la relation d’enquête et compte tenu de cette pente des enquêtés vers des rapprochements avec des expériences sociales ordinaires, comment faire évoluer l’interaction pour en tirer le meilleur parti de connaissance ? Les manuels sont peu prescriptifs en la matière, préférant le recensement des maladresses à éviter. Ce qui semblerait échapper à leurs mises en garde aurait les mêmes caractéristiques qu’une conversation de train, de comptoir ou de jardin public, du type de celle qu’on peut nouer avec un inconnu dont le destin impose le voisinage direct pour un temps conséquent. Une telle situation présente des avantages indiscutables, ne serait-ce qu’autour de la parenthèse qu’elle semble ouvrir, propice à une réflexivité et à son expression. Mais elle fait aussi courir des risques pour l’interprétation : en semblant débarrassée d’enjeux où s’exprimerait l’engagement des interlocuteurs, en autorisant les acteurs à ne laisser voir qu’une face choisie d’eux, en ne permettant pas d’observations parallèles de l’environnement d’action... De toute façon, il est illusoire de se fixer d’amener l’enquêté vers cette circonstance si particulière : l’enquêteur en a rarement la maîtrise.
Dès lors, mieux vaut admettre de “faire avec” quelque chose qui a peut-être à voir avec l’interrogation, l’interrogatoire, l’analyse, le talk-show, le procès, la manipulation. Il faut alors réfléchir à son mode d’engendrement et à ses effets induits en termes de rapport au réel, en retenant que beaucoup du rapprochement entre la relation d’enquête et d’autres expériences de relation sociale, y compris l’improbable conversation de train, se joue dans la perception qu’a l’enquêté de l’enquêteur, et ce par-delà ce que celui-ci tente de maîtriser dans la présentation de l’enquête, donc en prenant appui sur sexe, âge, couleur de peau, accent, ethos de classe...
Donner sens à la relation d’enquête pour y faire face : le point de vue de l’enquêté
Pour illustrer ces façons variées que peuvent avoir les enquêtés de se servir des premières informations dont ils disposent sur l’enquêteur pour donner sens à sa rencontre et à l’interaction qu’ils ont avec lui, on va prendre quatre exemples [7]. On montrera que les caractéristiques “externes” de l’enquêteur favorisent certains développements dans le propos de l’enquêté au détriment d’autres auxquels il était moins incité. En même temps, on a constaté que l’analyse de ce jeu autour du sens donné par l’enquêté à la relation d’enquête à partir des informations sur sexe et âge de l’enquêteur éclaire chaque fois celui-ci sur la perception du monde qu’a l’enquêté.
Au défi de la valorisation de soi
Revenons tout d’abord sur la mésaventure de Caroline R. La série d’entretiens approfondis a lieu avec un bijoutier de quarante ans. Dans le premier entretien, il précise volontiers son ancrage dans le quartier : il réside en arrière de la rue, il est l’ancien président de l’association des commerçants, il déjeune avec certains membres de l’association tous les jeudis. Il a repris la boutique de son père qui a maintenant un atelier de fabrication de bijoux dans une rue adjacente... Comme l’enquête suppose la reconstitution d’une généalogie familiale et de sa distribution dans la ville, les questions portent ensuite sur les conditions de l’implantation de la famille N. à Marseille au retour d’Afrique du nord dans les années 1960. Michel n’hésite pas à appeler sa mère au cours du deuxième entretien pour des détails qu’il souhaite apporter sur l’histoire familiale. Il lui signale ainsi l’existence de Caroline. Celle-ci note à cette occasion que Michel se met à lui parler sur un ton proche de conversations de famille, veillant à bien décrire sa position dans la lignée, tout entière engagée dans la joaillerie et installée dans le centre de la ville. Ce n’est sans doute pas un hasard si, tout à coup, la conversation sur ce mode avec une femme d’âge proche du sien l’amène à réinterroger le sens de la relation qu’il a avec elle. Les entretiens étaient d’abord pour lui des moments de distraction. Ils sont aussi une occasion de revanche sur sa femme qui ne se rendrait pas compte de la longueur de ses journées de travail. Mais l’insistance de celle qu’il a d’abord présentée à un proche comme « la jeune femme qui fait un reportage sur la rue », puis à un autre comme « la jeune femme qui fait un truc sur la famille », l’intrigue. Est-il possible qu’elle revienne vraiment le voir seulement pour en savoir plus sur l’installation d’un commerçant résidant dans le quartier, comme cela lui a été dit ?
« Heureusement qu’on ne se voit pas souvent
Pour répondre à toutes mes questions ?
Euh... non non. Euh, je... Vous êtes très sympathique, voilà ! (rire) Dites-moi.
Je cherche à combler les trous [des récits biographiques].
J’adore vous voir euh... (Désignant le magnétophone) Il marche encore, ce truc ?
Il marche encore.
Vous allez me mettre dans la merde »
Ne revient-elle pas aussi pour lui, pour les joutes verbales qu’il lui propose à l’occasion des conversations qu’ils ont ? Il est amené à lui poser des questions en retour des siennes, d’abord pour vérifier qu’il répond bien à ses attentes, pour vérifier qu’elle est en mesure de suivre et de comprendre son discours, ensuite pour le plaisir d’un affrontement entre des perceptions du monde qu’il veut voir comme profondément contradictoires : entre une étudiante avancée, surtout jeune fonctionnaire engagée dans la carrière de professeur de collège, et un indépendant, artisan-commerçant formé exclusivement dans le cadre familial.
On note aussi, à l’examen de la dynamique de parole au fil des entretiens, qu’une zone sombre de sa trajectoire n’est dévoilée que très tard. Ce n’est qu’après la déclaration malheureuse que Caroline apprend de Michel qu’il a tenté, avec son frère, d’ouvrir une boutique dans une rue plus commerçante de la ville, qu’il a échoué et qu’il est finalement revenu dans la boutique familiale tandis que le frère est aujourd’hui bijoutier dans les quartiers sud, plus riches. Sans doute le récit de la brouille avec ce frère et de l’échec commercial associé risquait-il de ternir l’image séduisante qu’il souhaitait donner de lui à la jeune femme. La déclaration sépare donc deux temps dans la série d’entretiens : le premier marqué par le besoin de plaire, le second débarrassé de ce souci. Au point qu’on peut imaginer que l’expérience commerciale avec le frère serait venue plus tôt dans une série d’entretiens menés par un étudiant plus jeune et de sexe masculin.
Solder des comptes par procuration
L’exemple de la série d’entretiens menés par Benjamin R. avec André M. montre que ces traits de jeunesse et de masculinité exposent ailleurs à d’autres difficultés. André M. a une soixantaine d’années. C’est un ancien marin, d’origine corse. Benjamin a été mis en contact avec lui par le biais du prêtre en charge de l’église du quartier. La première rencontre se fait au domicile d’André. Benjamin l’y trouve en pantoufles et jogging. L’enquêté le fait asseoir dans un canapé et reste debout pendant les deux heures que dure l’entretien. Cet écart de posture rend la situation très dure à vivre pour l’enquêteur. Au deuxième entretien, la tenue d’André témoigne d’un grand soin et, cette fois, il n’hésite pas à s’asseoir. Il semble que le décalage de statuts que l’enquêté a dû percevoir à la rencontre d’un jeune étudiant (23 ans), plein de rigidité dans la présentation de soi et d’application dans l’investigation, c’est-à-dire dans la mise en œuvre d’une compétence acquise dans le cadre de l’école, lui a paru devoir et pouvoir être compensé par une domination inverse, physique, légitimée par l’âge, par l’aînesse qu’il convoque à différents moments de l’entretien dans un discours de valorisation de l’expérience. Lorsqu’on l’analyse, le parcours de vie d’André M., tel qu’il a été reconstitué à partir de la série d’entretiens, fait voir une succession d’éloignements vis-à-vis de la famille d’origine et de retours vers elle. Avec, à chaque fois, des sortes de comptes à régler qui semblent n’avoir jamais été soldés : avec la mère, avec la sœur qui a fait des études, avec la fille qui a l’âge de Benjamin... Il est intéressant de voir que le ton pris par le récit à certains moments porte la marque de sortes de “transferts” sur l’enquêteur. L’enquêté isole quelques caractéristiques externes de l’enquêteur qui lui rappellent celles de tel ou tel interlocuteur avec qui il aimerait avoir une discussion sans y parvenir, et il lui livre un propos de ce registre, éventuellement familier s’il est familial.
« Bon, on va chez ma sœur. C’est du parquet, c’est tout du parquet. Chez moi, c’est de la tomette. J’ai mis un tapis pour avoir un peu moins froid aux pieds, mais c’est de la tomette. Je vais chez ma sœur, c’est tout du parquet. Chez elle, elle ne marche qu’en pantoufles. Les chaussures, elle les laisse dehors sur le palier. Elle rentre pieds nus. Enfin « pieds nus », avec des bas, parce que ça, maintenant, c’est la mode. Elle rentre à la maison comme ça. Chaque fois que vous rentrez, elle me dit : « les chaussures ! ». Je dis : « Moi, les chaussures, je les enlève pas ». C’est un peu comme si, vous, quand vous entrez ici, parce que c’est ciré, je vais vous demander... Ca n’a aucun sens pour moi ! Vous voyez, des petites bricoles. C’est comme une fois, au cours de... Nous étions une vingtaine à table. Moi, ce qui est droit est droit. Et ce qui prend des courbes prend des courbes. On discutait de je ne sais quoi. On était en train de manger le dessert entre nous, et elle sort du champagne. Elle s’adresse à son mari en lui disant : « Pas vrai, chéri ? Chez nous, on a toujours bu du champagne ! ». Je me suis levé et j’ai dit : « Mais quand tu étais à la maison, on buvait du mousseux, et que dans les grandes occasions ! ». Je dis : « Il faut te le rappeler, ce temps-là ». Elle oublie qu’elle a vécu là-dedans. Et ça, c’est des choses que je ne peux pas admettre. »
La véhémence du discours fait penser que ces remarques pourraient s’adresser à la sœur d’André M., avec qui Benjamin partage d’avoir plus de titres scolaires que lui. D’autres sont virtuellement à destination de sa fille, qu’il a eue avec une femme dont il est séparé et qui a fait le choix de relations privilégiées avec sa mère. Benjamin inspire comme elle à André l’envie de mettre en avant son expérience. D’autres remarques encore visent son neveu, de mêmes sexe, âge et position dans le cycle de vie que Benjamin. Peut-être qu’avec d’autres caractéristiques de sexe et d’âge, l’enquêteur aurait pu accéder à des “vérités” qu’André M. souhaiterait dire à sa propre mère... au risque de se priver des précédentes !
Peine perdue pour une reconnaissance impossible
L’incongruité de la relation d’enquête ne pèse donc pas que sur le début de cette relation. Elle n’est pas assurée de se dissiper petit à petit par un travail patient et maîtrisé de l’enquêteur, comme le prédisent beaucoup de manuels. Les effets de censure associés ressurgissent parfois, avec dans l’intervalle des paroles libérées de leur retenue. C’est ainsi qu’il faut comprendre les revirements survenus dans la série d’entretiens que Marion P. a menés avec Anna C. (Fournier, Mazzella, 2004, chap. 15). Veuve d’un truand assassiné dans un règlement de compte en 1946, quand elle est enceinte de lui à l’âge de 18 ans, elle a été entraîneuse durant les années 1950, puis tenancière d’un « bar à hôtesses » dans les années 1960, qui devient bar-restaurant dans les années 1970-1980. Elle a eu longtemps plusieurs de ses frères en prison... Elle brûle que justice lui soit rendue pour son parcours de vie marqué par une lutte sans fin pour une improbable respectabilité. « Je ne vous ai pas raconté un cheveu de ma vie », dit-elle à la fin des deux premières heures d’entretien. En même temps, elle doute que cette reconnaissance vienne jamais. Au bout d’une demi-heure du troisième entretien, elle s’écrie :
« Je vous dis qu’une petite parcelle de ma vie. Parce que, autrement, si je vous dis ma vie, vous faites un volume, là. Alors là, vous faites carrément un livre. Et il serait édité, moi je vous le dis. Parce que je vous sortirai des choses. Seulement, je veux pas, je veux pas. »
Elle pense même qu’elle a tout à craindre de tentatives qui seraient lancées dans ce sens. Juste après être entrée dans d’infinis détails sur la vie de sa mère, elle tranche brutalement à l’occasion d’une question sur ses frères :
« Et elle [=votre mère] s’est mise à travailler à ce moment-là ?
Elle travaillait chez des patrons. Alors, elle avait cette patronne, que ses enfants sont docteurs. Je l’ai rencontrée il y a quelques années, là, y a pas tellement longtemps, cinq-six ans. Elle avait 92 ans. Et elle m’a dit : « mon dieu, Anna ». Et elle est venue voir ma mère - parce qu’elle était pas encore morte, ma mère. Son mari était gentil, à elle. Et elle habitait rue de la République, elle habitait... Et ma mère, elle descendait le passage, elle descendait en face [=traversait]. Et cette Madame X, elle a fait beaucoup de bien à ma mère, beaucoup, beaucoup. C’est elle qui faisait les papiers - ma mère savait pas parler français en plus. Elle nous avait inscrit au music-hall, et tout et tout.
Elle parlait grec, votre mère ?
Oui, oui. Moi, je parle grec. Quatre langues, moi. A la fin, elle parlait français, mais elle parlait pas français comme vous et moi. Mais enfin, je la bénis parce qu’elle m’a appris à parler grec, et ça m’a beaucoup servi.
Et cette femme pour qui elle a travaillé, elle l’aidait comment ?
Elle a travaillé quelques années avec Mme X, oui oui.
Mais c’était pour faire quoi ?
C’était une femme, son mari était banquier. Et ses enfants sont docteurs.
Et votre mère a travaillé dans le cabinet ?
Non non. Chez elle, elle a travaillé. Parce qu’elle avait une jambe raide, cette dame. Elle pouvait pas se permettre de faire des ménages. C’était ma mère qui faisait le ménage presque tous les jours.
Oui, et vos deux frères dont vous m’aviez parlé l’autre jour ?
Oui : y en a un, il est mort. Je vous ai montré le livre, peuchère !
Et l’autre ?
Oui.
Il fait quoi ?
Il est à la retraite.
Il habite euh... à Marseille ?
Oui. Ah, ne me posez pas de question, je réponds pas.
...
Non, non, non, je veux pas de questions sur ma famille. Parce que, là, vous êtes en train de me demander où il [=mon frère] habite. Là, je veux pas. Déjà, encore, je vous dis son nom : je devrais même pas vous le dire. Y a des choses : demandez-moi des choses. Y en a d’autres : je vous réponds pas. Parce que là, vraiment, mais qu’est-ce que vous allez faire, là ? Un documentaire ?
En fait, on est plusieurs à travailler. C’est vraiment pour nos études, c’est anonyme...
Ah non ! Même que c’est anonyme, je ne me permettrai pas de vous dire des trucs. »
Puis elle reprend avec un discours maîtrisé, convenu, pour très vite l’abandonner et livrer à nouveau un propos factuel et personnel :
« Je vous ai parlé de mon frère Nicolas parce que c’est à la vue de tout le monde. Il a été condamné par la justice, parce que la justice, c’est une pourriture : quand on envoie quelqu’un dix ans en prison, et qu’il a pas fait, que c’est pas lui, et qu’il est sorti schizophrène, et qu’il est mort schizophrène, je suis pas d’accord. Moi, je suis contre la peine de mort de toute façon. Parce que je reconnais qu’il y a des choses qui sont impardonnables, mais je suis contre la peine de mort. Y a des cas que je sais pas... Quand on parle de ces types qui... C’est des fous, ceux qui violent des enfants, qui les tuent : c’est des fous. Ce sont pas des gens normaux. Y a quelque chose qui va pas dans leur tête. Parce que vous savez, là, c’est pas le sexe qui est malade : c’est la tête qui est malade. Parce qu’on peut pas discuter avec des imbéciles. Moi, mon frère, il est devenu schizophrène, vous savez. Parce que moi, j’ai souffert de sa schizophrénie. Je l’ai aidé, je l’ai beaucoup aidé. Vous savez pas que je faisais tous les bars de Marseille. Je disais : « s’il est en quête de manger... », je disais : « faites-le... Je viendrai derrière vous payer ». Parce que moi, j’allais le voir en prison, figurez-vous. Il était pas beau à voir. Je vais vous dire un truc. Ca, je vais vous le dire parce que tout le monde s’en fout. Tout le monde le sait, c’est la vérité : vous savez que je partais à cinq heures du matin en voiture. Je montais à Clairvaux. C’est à 750 km. Et quand j’arrivais devant la porte, pas de parloir ! Ils étaient punis ! C’est parce qu’ils étaient « punis ». Il était fou, oui. Moi, j’ai vu de suite qu’il est devenu fou... Si vous savez ce que j’ai souffert. Ah mon Dieu, mon Dieu ! »
Alors, que penser de cette jeune femme à l’allure timide, douce, visiblement attentive et soucieuse de bien faire, en tout cas très inquiète de ne pas déranger, qui vient s’entretenir avec elle de son parcours résidentiel et professionnel autour de la rue où elle a tant travaillé et où elle réside maintenant ? Plus que de la méfiance, elle lui inspire l’envie de l’aider dans son entreprise, mais cela fait écho à tant d’espoirs déçus qu’elle hésite : l’enquêteur pourrait-il être ici la personne que l’on n’attendait plus ? Mais comment en être sûre face à une jeune femme de 25 ans quand on a 75, appartenant aux classes supérieures quand on est de milieu populaire ? Comment être sûre que celle-ci pourra ne pas se méprendre sur ce qu’on lui raconte ? Quel sens cela a-t-il de lui faire confiance quand elle dit comprendre ? En même temps, l’envie de reconnaissance est si forte... Alors Anna C. alterne gaieté et anecdotes avec énervements et fermeture. Elle met Marion dehors en prétextant la venue prochaine de sa fille et elle fait tout, un peu plus tard, pour savoir si elle n’aurait pas cherché à la joindre... Difficile de dire quel profil d’enquêteur garantirait le recueil d’un récit biographique plus complet en pareil cas ! Et c’est peut-être la condition de novice, dans le métier autant que dans la vie aux yeux d’Anna, qui a valu à Marion de ramener tant d’informations biographiques de ces entretiens, avec patience et ténacité. En tout cas, le recoupement avec d’autres sources, rendu possible ici par le caractère public d’une partie de la vie de la famille d’Anna et par la rencontre directe de deux de ses frères, les a confirmées.
Accueillir comme on aurait aimé être accueilli
Le sexe et l’âge ne sont pas les seules caractéristiques de l’enquêteur susceptibles de peser dans l’acceptation de l’enquête et sur le sens qui lui est donné par l’enquêté par delà ce que l’enquêteur en dit. L’exemple de Francesca S., une jeune femme de 25 ans d’origine italienne, enquêtant sur les résidents d’un même immeuble de la rue étudiée (Sirna, 2004), montre qu’elle a reçu un accueil chaleureux à ses demandes d’entretien biographique. Les premiers résidents rencontrés sont tous d’origine italienne. L’expérience familiale de l’émigration et de l’installation en France est assez récente pour n’avoir pas été oubliée, même par des descendants qu’on peut qualifier d’assimilés, c’est-à-dire ayant acquis la respectabilité de membres à part entière de la société d’accueil, notamment en venant résider dans les immeubles bourgeois de cette rue haussmannienne après avoir connu une première installation dans les quartiers populaires voisins. Du coup, quand quelqu’un vient évoquer avec eux cette histoire, et précisément leur parler de leur installation dans cette rue sans commencer par les renvoyer à leur trajectoire migratoire, quand cette personne est en outre une jeune femme italienne trahie par son accent et par sa difficulté à manier les subtilités de la langue française, ils répondent favorablement à la demande d’entretien pour eux-mêmes, et ils plaident la cause de l’enquêtrice auprès de leurs voisins plus méfiants face à ce qui peut être vu comme une intrusion. Ils veulent absolument lui venir en aide dans une sorte de solidarité qui renvoie sans doute à la commisération qu’on éprouve pour quelqu’un qu’on pense exposé à une infortune qu’on a connue. Ils se revoient un peu en elle. C’est l’occasion de revivre avec émotions les étapes de leur parcours d’installation et d’en livrer des récits détaillés, comme ici en lui expliquant les mots qu’elle ne comprend pas ou en lui restituant le contexte qu’elle n’a pas connu. Cela s’impose pour les besoins du projet implicite d’édification, de partage d’expérience, qu’ils se donnent par moments vis-à-vis de l’enquêtrice.
« Ca s’est passé comment pour avoir le logement ?
Le logement ? Et bien, il a fallu faire une demande à la Société immobilière. A l’époque, c’était M. Siffrein-Blanc père qui était le directeur principal de cette société, que j’ai connu par l’intermédiaire d’une amie à moi qui était bouchère dans le quartier et qui me l’a présenté. C’est grâce à lui que j’ai eu cet appartement à cette époque dont je vous parle, parce qu’il fallait avoir pattes blanches avant de pouvoir rentrer dans ces appartements, parce qu’on les distribuait pas à tout le monde. Il fallait avoir des revenus, de bons revenus. Et puis, à cette époque, y avait... Comme y avait le marasme des, des appartements, il fallait être bien conseillé avant qu’on vous distribue un appartement. Puis y avait pas d’appartements : moi, c’est une personne âgée qui a, qui était décédée ; le fils, il a pas voulu hériter. Donc c’est moi qui est devenue locataire, étant donné que je connaissais ce monsieur Siffrein-Blanc qui était le directeur principal de la Société immobilière.
Et qu’est-ce ça veut dire le marasme des logements ? Parce que, moi...
Le marasme, le marasme... C’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’appartements. C’était tout de suite après guerre. Tous les appartements, y avait pas les HLM, y avait pas... Il manquait d’appartements, vous comprenez ? Et alors tout le monde ne pouvait pas être logé dans des appartements beaux comme ça. On pouvait pas se loger, on pouvait pas en avoir. Il fallait avoir patte blanche, comme on dit, connaître quelqu’un, qui puisse vous distribuer un appartement convenable. Parce que sinon, les gens vivaient dans des réduits, de petits apparts, des taudis, quoi ! Dans Marseille, y avait pas tellement d’appartements. »
Ce faisant, par la sollicitude qu’ils affichent à son égard tout au long de l’enquête (pour l’aider à réussir son immigration), ils expriment la détresse qui fut parfois la leur au cours de leur trajectoire et l’envie qu’ils ont pu éprouver d’être aidés à tel ou tel moment. Ils le font avec elle alors même qu’ils détesteraient qu’on les renvoie à leur origine étrangère, surtout à ce moment précis de leur existence où la rue qu’ils habitent est l’objet d’un projet de réhabilitation avec un discours explicite de justification autour de l’éviction des occupants issus de l’immigration, même s’il s’agit des immigrations plus récentes en provenance du Maghreb et d’Afrique noire. Ils manifestent par là leur sentiment de réussite qui fait d’eux des immigrés que personne ne voit plus comme tels.
Sexe et âge encombrent l’enquêteur mais ouvrent des pistes inattendues
On doit conclure de ces quelques expériences de novices que des effets sur l’enquête ethnographique à découvert, tenant au sexe, à l’âge et à quelques autres caractéristiques externes de l’enquêteur, sont indiscutables, même s’ils ne prennent pas toujours des formes si affirmées. Il est illusoire d’imaginer les neutraliser. Il faut ajouter que ces effets ne sont pas nécessairement négatifs en termes d’informations accessibles : la lecture que fait l’enquêté de ce que déclare l’enquêteur à l’entrée dans la relation, combinée à ce qu’il laisse voir ensuite, peut l’orienter vers la communication d’informations inespérées, en même temps qu’elle en rend d’autres plus difficiles d’accès. Ces orientations du propos suivant tel ou tel sens donné à l’enquête et à la relation avec l’enquêteur, ces “oublis” et “revirements” dans la retenue que l’enquêté pense de mise, ces “transferts-minute” qu’il peut faire sur l’enquêteur, sont repérables dès lors qu’on sort d’une perspective de standardisation et de neutralisation de la relation d’enquête pour s’attacher à sa singularité et à la compréhension de sa dynamique séquentielle.
Dans l’attention portée par l’enquêté au sexe et à l’âge de l’enquêteur, on peut voir aussi des indices d’une attention plus large au classement social de son interlocuteur, dont l’énoncé du titre professionnel, quelle qu’en soit la formulation, ne suffit pas à régler totalement la question pour l’enquêté quand il est loin de cet univers social. Vêtements, hexis corporelle, manières de langue seraient les premiers porteurs de signes de la personne sociale de l’enquêteur, mais sexe et âge seraient aussi des éléments incontournables de cette définition de sa position sociale. Se déclarer sur le terrain chercheur en sciences sociales ne donne donc pas toujours une identité sociale claire et stable pour l’enquêté. En revanche, avoir entre 20 et 30 ans autorise chez l’enquêté plus âgé la mobilisation de la catégorie de novice pour donner à l’enquêteur une position sociale plus précise et transférable dans son monde. Avec pour conséquence éventuelle de lui accoler des attributs comme ignorant (donc à instruire), comme fautif (donc exposé à l’erreur d’interprétation qu’il faudra essayer de lui éviter), comme dépendant (économiquement, donc ignorant de l’ordre de la nécessité, mais aussi intellectuellement, donc disponible pour une autorité que l’enquêté pourra du coup chercher à incarner). Il est évident qu’il en va autrement d’un enquêteur d’âge mûr, pourtant potentiellement de même (non) habileté initiale : il a plus de mal à jouer de l’ignorance pour inviter à la parole. L’enquêté lui suppose volontiers une ancienneté dans la connaissance du monde étudié. Et si cette ignorance (bien réelle en début d’enquête) s’avère, elle est tenue pour plus invalidante... La position de l’enquêteur dans le cycle de vie rappelle ensuite à l’enquêté celle d’interlocuteurs familiers (parents, enseignants, supérieurs, ou enfants, subordonnés...) et il aura du mal à se départir de ces rapprochements dans sa manière de parler. Etre femme pour enquêter sur un monde d’hommes autorise l’enquêtrice à être rangée dans la catégorie de protégée ou de mascotte, avec une indulgence pour ses maladresses en même temps que des doutes sur sa capacité de compréhension. Ces réactions expriment, chaque fois, un rapport social de domination en écho avec celui qui prévaut dans le monde étudié (Jeanjean, 1999). Pour penser le rôle du sexe et de l’âge dans la signification que l’enquêté donne à la relation d’enquête et ne pas se méprendre sur ce qu’elle peut, du coup, produire comme connaissances et sur ce qu’elle ne peut laisser voir, il convient donc de bien prendre en compte aussi les constructions sociales autour de ces deux caractéristiques biologiques. Du côté de l’âge, il faut penser la classe d’âge, la génération, la position dans le cycle de vie, l’ancienneté de fréquentation du monde étudié... Du côté du sexe, il faut penser les rapports sociaux de sexe, et même l’orientation sexuelle comme on l’a vu en commençant.
Enfin, l’analyse de ces effets d’orientation du propos suivant le sexe ou l’âge de l’enquêteur éclaire souvent sur les rapports sociaux de sexe et d’âge valant dans le monde de l’enquêté. Il y a là une piste pour valider l’analyse des pratiques évoquées en entretien en la mettant en relation avec l’analyse qu’on peut faire des pratiques relationnelles aperçues à l’occasion de l’enquête. La convergence de ces analyses peut être vue comme un gage de validité de l’interprétation, leur divergence comme une alerte contre une éventuelle surinterprétation.