Entretien réalisé à Paris, le 5 juin 2006, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Le Mali : Une expérience africaine
Ph. G. J’aimerais que l’on parle ici d’un aspect méconnu de ton parcours d’anthropologue. Celui qui t’a conduit au Mali, en 1960, dans le cadre d’une mission réalisée au titre de l’UNESCO.
M. G. J’ai vécu un an au Mali et quelques semaines en Côte d’Ivoire. Après avoir passé une agrégation de philosopie, je me suis intéressé à la question de ce qu’on entend par « rationalité économique ». Peut-on démontrer la supériorité d’un système économique et social par rapport à un autre ? C’était une question philosophique, mais aussi à l’époque une question politique puisque la compétition politique à l’échelle mondiale reposait sur l’opposition socialisme/capitalisme, économie dirigée/économie de marché, etc. Jeune marxiste et philosophe, je m’étais posé la question suivante : Comment pouvoir démontrer la rationalité supérieure d’un système ? Bien sûr dans un contexte historique, pas en soi, ni éternellement. C’était une période où les jeunes gens comme moi n’étaient pas vraiment au courant de la transformation du socialisme en stalinisme, avec toutes les conséquences que l’on sait. On sortait de la guerre. La Russie avait eu 25 millions de morts sur les 53 millions de victimes de cette guerre. Elle avait lutté contre le nazisme. Tout cela avait fait écran pour des gens comme moi, Foucault et d’autres. Cela nous a caché pour un temps l’inégalité et l’oppression qui s’étaient développées dans ce socialisme réel. J’ai quitté le parti communiste en 1968, au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Le cours de l’histoire était alors devenu d’une clarté limpide.
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Il a donc fallu du temps pour que les gens comme moi en prennent conscience. Au début, on résistait. On ne pouvait pas y croire. L’engagement politique est aussi un phénomène d’utopie, de croyance. Il ne faut pas se faire d’illusion. Cependant l’important pour moi dans cet engagement, c’était d’aller contre la croyance. C’était la recherche de critères rationnels. C’était une démarche philosophique et qui, rétrospectivement, m’apparaît naïve.
Le soir de l’agrégation de philosophie, j’ai dit au jury que je ne voulais pas enseigner la philosophie. C’était une époque très féodale. Comme j’étais arrivé cinquième du concours, le jury m’a demandé ce que je voulais faire. J’ai dit : « faire autre chose que de la philosophie ». Le jury m’a accordé une année d’Ecole Normale Supérieure où j’ai passé mon temps à lire de l’économie. J’ai suivi les cours de Charles Bettelheim, de Pierre Vilar et d’autres, puis j’ai suivi ceux du Centre de Programmation Economique qui était dirigé par Malinvaud et Charles Prou. J’ai passé plus d’un an avec des polytechniciens et des normaliens qui étaient formés pour le Commissariat au Plan, entre autres. Jean Cuisenier était avec moi. Nous étions deux agrégés de philosophie. Nous faisions de l’économie et des modèles mathématiques. On comparait, à l’aide de modèles, la rationalité d’un système de marché, avec ses équilibres, ses déséquilibres, ses réajustements...et puis celle d’une économie centralisée, etc. C’était l’époque des grandes discussions avec l’école d’économie mathématique polonaise (Oskar Lange, Michael Kalecki, etc.) ou hongroise (Kaldor). Tous ceux qui appelaient de leurs vœux une flexibilité du modèle soviétique étaient de bons mathématiciens.
C’est après cette année que je suis devenu chef de travaux de Braudel. J’avais dit à Braudel que ce qui m’intéressait, c’était de réfléchir au statut de l’économie dans des sociétés contemporaines, et non l’économie de gens déjà morts. Je n’étais pas historien. Je voulais étudier des systèmes vivants, avec des gens vivants. Passer ma vie dans le 17ème siècle ne m’intéressait pas. Braudel était très ouvert. Il m’a dit : « Faites ce que vous voulez, cultivez-vous ».
Car finalement, les grands débats sur ces modèles abstraits m’intéressaient moins que l’étude des économies réelles, même subordonnées au capitalisme. La conclusion logique et rationnelle, si l’on peut dire, c’était de passer non plus de la philosophie à l’économie, mais de l’économie à l’anthropologie économique. A l’époque, il n’y avait en France que Meillassoux pour s’en occuper. Il était passé par l’Université d’Ann Arbor puis était parti en Afrique et avait commencé à travailler sur l’économie des Gouro de Côte d’Ivoire. Je me suis moi aussi lancé dans cette aventure. Nous fûmes donc deux. Avant cela, il y avait eu un ouvrage sur l’anthropologie économique écrit par un Français, Olivier Leroi, que connaissait Levi-Strauss. Ce n’était pas un domaine exploré, alors qu’aux Etats-Unis il y avait un grand débat autour de Polanyi, entre substantialistes (Dalton) et formalistes (Scott Cook). Mais le marxisme n’était pas présent. A l’époque, il n’était pas arrivé aux Etats-Unis. Il a fallu attendre la guerre du Vietnam pour que les étudiants entrent en dissidence sur les campus américains, et qu’arrivent le marxisme et le structuralisme. C’est à ce moment là que Marshall Sahlins vient à Paris. Il fait du structuralisme et du marxo-structuralisme...
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Il faut reconstituer toutes ces histoires, tous ces contextes. C’est dans ces contextes que j’ai évolué et pris des décisions, notamment celle de faire de l’anthropologie économique. Je discute alors avec des amis dont Jean Boutillier qui était Directeur de recherches à l’ORSTOM (actuel IRD) et très introduit à l’UNESCO. Il s’intéressait à l’anthropologie économique, aux programmes de développement et d’assistance technique en Afrique avec des perspectives sociologiques et anthropologiques. C’est lui qui m’a fait savoir qu’il y avait un poste, une mission possible au Mali. Je ne sais pas si cette demande était formulée par lui ou par l’UNESCO. Il me disait : « Quelqu’un comme toi pourrait étudier les effets d’un « plan » sur une économie africaine après l’indépendance ». Le Mali venait d’être indépendant. Le parti au pouvoir était le Rassemblement Démocratique Africain (RDA). La branche malienne du RDA était très marxisante avec Modibo Keita et Madeira Keita. Charles Bettelheim y était conseiller du gouvernement. Il concevait des « plans » de développement pour les nouveaux pays socialistes ou du Tiers-Monde. Comme je le connaissais, cette conjoncture a conduit l’UNESCO à me financer une mission d’un an pour étudier les effets du « plan » sur les communautés villageoises du Mali. Il y avait au Mali le périmètre du Niger concerné par les plans de développement de l’irrigation et de la production de riz.
Ph. G. Comment s’est déroulée cette mission ?
M. G. C’était en 1960. Je suis parti à Bamako. J’y ai trouvé un appartement dans une maison qui n’intéressait pas les « blancs » parce que le grenier était envahi par des milliers de chauves-souris. Il n’y avait pas de climatisation. Les Européens n’aimaient pas ça du tout. Je trouvais cela très bien. C’était au milieu d’un grand jardin avec des arbres. Sur la recommandation de Charles Bettelheim, je me suis présenté à Madeira Keita. Il était Ministre de l’Intérieur. A ce niveau politique, j’ai été bien reçu. On m’a ensuite envoyé voir le Ministre du « plan ». J’ai alors demandé peut-être dix ou quinze rendez-vous avec ce Ministre. Il y avait un Ministre du « plan », un ministère du « plan » avec des jeep sur lesquelles était écrit « Ministère du plan », mais il n’y avait pas beaucoup de « plan ». Je n’ai jamais été reçu par le Ministre. A chaque fois, je restais assis dans le couloir sur une chaise, pendant des heures, pour finalement m’entendre dire que le Ministre n’avait pas le temps, qu’il devait partir.
Que pouvais-je faire ? C’était décevant. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Youssouf Cissé, un chercheur malien, spécialiste des Bambara. Nous sommes devenus très amis. J’étais parti de Paris avec à peu près une quarantaine de kilos de photocopies. Une malle entière. C’étaient des photocopies de l’époque, c’est-à-dire de vraies photographies. Chaque page était photographiée. Des dizaines d’articles américains, anglais, sur l’anthropologie économique. Je m’étais confectionné une petite bibliographie avant de partir en me disant : « Au cas où... ». Je n’avais pas grand chose à faire puisque ma mission n’avait plus vraiment d’objet. Je n’avais rien d’autre à faire, à part visiter le pays avec mon ami Youssouf. J’ai donc lu. C’était extraordinaire. Quand la saison des pluies est arrivée, toutes mes photocopies s’effaçaient avec l’humidité. Je lisais le plus possible, jusqu’au moment où la page devenait blanche. Finalement, j’ai presque tout lu avant que cesse la saison des pluies. Mais j’ai fait cependant quelque chose de très positif. Je suis allé à Tombouctou et j’ai proposé la création d’un musée pour conserver les Tariks et autres manuscrits précieux en possession des grandes familles Touaregs ou autres. Les manuscrits restaient en leur possession. Ils étaient conservés et restaurés par l’Etat malien et j’avais proposé de faire financer ce musée en produisant d’excellentes copies de ces manuscrits pour les grands instituts orientalistes de Chicago, de Moscou etc. qui auraient subventionné la construction du musée.
Ph. G. En l’absence de terrain véritable, quel « bénéfice » as-tu tiré de cette étonnante situation ?
M. G. L’un des bénéfices de tout cela a été la rédaction de mon grand article « Objets et méthodes de l’anthropologie économique ». Quarante pages. Une synthèse de thèses et de débats inconnus en France. Une synthèse avec une « patte » marxiste. Cette « patte » était facile à mettre.
Pour les formalistes, les hommes économisent, c’est-à-dire maximisent ou minimisent un objectif. Les schèmes du calcul économique marchand sont projetés sur toutes les sociétés. Je ne dis pas que cela soit complètement faux. Il suffisait de voir que dans toutes les sociétés les individus ont des stratégies pour se marier, conquérir le pouvoir, etc. Une stratégie, c’est une combinaison de moyens pour atteindre une fin. Fallait-il reprocher cette idée aux formalistes américains de l’époque, à l’école formaliste ? Mon ami Raymond Firth, que j’ai rencontré plus tard, était formaliste, contre les substantivistes et contre les marxistes. A mes yeux, il fallait avant tout séparer la projection sur toutes les sociétés des catégories marchandes de l’hypothèse que les gens, dans leurs conduites, cherchent à maximiser ou à minimiser des buts, des objectifs. C’est d’ailleurs ce que j’ai pu vérifier plus tard chez les Baruya. Quand ils coupent les arbres, ils coupent les plus gros pour qu’en tombant ils abattent les plus petits qui n’ont été coupés qu’à moitié. Ils s’épargnent ainsi énormément de travail, de peine. Ils minimisent leurs efforts, et ça n’a rien à voir avec le capitalisme. C’est le comportement rationnel des gens qui ont des buts à atteindre. Ce noyau d’une rationalité praxéologique, comme on le disait à l’époque, cette rationalité d’une praxis, je n’allais pas en faire la critique. On faisait la critique de la projection des catégories marchandes et d’une rationalité confondue avec la recherche d’un profit économique mesuré en argent, alors que les gens cherchent, par exemple, des avantages politiques ou religieux, l’accès à un statut, à la terre, etc.
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Face aux formalistes on avait les substantivistes comme Georges Dalton et la plupart des disciples de Polanyi, dont Sahlins, qui se situaient dans la lignée de l’économie classique à la Ricardo : économiser c’est produire des biens et des services, et les redistribuer. Très bien. Mais, et c’est pour cela que le marxisme avait quelque chose à dire, il manquait chez les uns et chez les autres toute idée de contradictions sociales, d’opposition et de conflits d’intérêts. Ce n’étaient pas des modèles puissants, mais ils étaient utiles. Le marxisme a cependant apporté une chose de plus. Une vision sur la succession des systèmes. C’est celle de Marx, mais elle n’est pas seulement la sienne. Le système féodal, apparu à la fin de l’Antiquité, disparaît ensuite en Europe dans des luttes différentes et compliquées. La dynamique des grands systèmes est fondamentale. C’était la perspective de Marx et des marxistes. Ceux-ci avaient cette perspective parce qu’ils espéraient que le socialisme succéderait partout dans le monde au capitalisme et aux autres systèmes vivant à ses côtés. La transition avait déjà commencé en Russie, en Chine, au Vietnam, etc. Ce devait être le futur de l’humanité : la succession des grands systèmes, ou plus simplement des systèmes.
Ph. G. Cette idée de système, justement, permettait de travailler avec les structuralistes.
M. G. L’idée de système a permis en effet à certains marxistes dont j’étais de travailler avec le structuralisme. Mais le structuralisme, celui de Lévi-Strauss en tout cas, n’avait aucune vision historique, puisque pour lui, l’histoire est fondamentalement de l’ordre de la contingence irréductible. Tandis que pour Marx, l’histoire est un mélange de nécessité et de contingence. Et la force de la pensée de Marx (pas forcément des marxistes), c’est que la dynamique d’un système est fondée sur ses contradictions : sur les inégalités structurelles, constitutives du système, entre maîtres et esclaves, serfs et seigneurs, capitalistes et classe ouvrière, ou aujourd’hui des travailleurs salariés. Il y avait donc dans l’approche marxiste, à l’époque comme aujourd’hui encore, une hypothèse incontournable : les rapports sociaux forment système. Ils contiennent et opposent les groupes sociaux, et leur opposition est constitutive de la structure même de ces rapports. On ne peut pas jeter ces hypothèses qui se vérifient tous les jours, même si le socialisme a disparu.
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Des semaines où je lisais, où je prenais des notes, ou j’avais le temps de m’approprier ces lectures et ces courants théoriques et politiques qui s’opposaient. Cette mission au Mali, ce voyage, a été très bénéfique.
Ph. G. Le Mali c’était une des premières expériences de « socialisme à l’africaine », comme l’a connue la Guinée après son « non » à De Gaulle, en 1958.
M. G. Oui mais je n’ai pas pu étudier ce socialisme africain, parce que si l’impression que j’ai eue de l’existence d’un Ministère du plan sans plan était vraie, le socialisme n’existait pas vraiment. Mais je ne voudrais pas avoir un jugement trop tranché. Je n’ai pas pu voir de près, sur le terrain, à quoi servait un Ministère du plan. Je suis allé à Ségou, à Tombouctou, en compagnie de Youssouf Cissé. J’ai discuté avec les gens qui étaient engagés dans des programmes de production de riz ou de coton dirigés par un organisme central de l’Etat qui regroupait et commercialisait ces produits. Il existait donc des éléments de la logique d’une économie socialiste. Je n’ai pas pu faire d’enquête, peut-être ai-je été trop naïf. J’ai cru que pour faire ce travail, il me fallait le feu vert d’un ministre et de son administration. Je ne l’ai jamais eu. De plus, le RDA, parti unique un peu à la manière du parti communiste, contrôlait de près les populations. Voilà donc mon expérience. Mais j’étais en Afrique et pour la première fois dans un pays « exotique ». En plus j’avais un ami anthropologue (Youssouf Cissé) que j’estime beaucoup et qui connaissait parfaitement les langues. Il faisait partie du clan des Cissé, le clan des griots des Keita. Je suis devenu son karamoko, son co-initié. J’ai connu sa famille. Ce fut ma première expérience anthropologique, très réduite, mais néanmoins passionnante.
L’Afrique a d’ailleurs joué un rôle d’enchantement, dans le sens où j’avais beaucoup d’admiration pour la société malienne. J’avais eu la chance de fréquenter le grand Amadou Hampâté Bâ. Il m’a accueilli chez lui. C’était un sage reconnu par les Africains. Il était peul. Il était à la fois un conseiller pour les Maliens et pour Félix Houphouët-Boigny. Il avait une maison près d’Abidjan, où il m’a reçu. Mais j’ai aussi beaucoup appris de nombreux Maliens rencontrés à Bamako ou dans le pays.
J’ai été envoyé une seconde fois en Afrique, en Côte d’Ivoire cette fois. Peu de gens le savent. C’était un peu pour les mêmes raisons. Mais en Côté d’Ivoire la gendarmerie française était au service d’Houphouët-Boigny. Un Français qui était alors directeur du plan de développement pour la Côte d’Ivoire m’a averti que ma mission était surveillée par la police française. Je n’ai rien pu faire. Je n’étais cependant pas un homme très dangereux.
De l’Afrique à la Mélanésie
Ph. G. Comment s’est opéré le « passage » entre cette terre africaine et ton terrain mélanésien ?
M. G. Quand je suis revenu d’Afrique, j’ai dit ma frustration à Alfred Métraux qui était un ami. J’avais besoin d’un vrai terrain après cette expérience avortée. Métraux, un jour, m’a proposé de partir sur son premier terrain qu’il avait fait en Bolivie. Il avait alors soixante ans. Ma première épouse était professeur d’espagnol. J’ai appris l’espagnol en allant en Espagne avec elle. J’envisageais donc de faire du terrain chez les Indiens de Bolivie. L’après-midi où tout était au point, j’ai quitté Alfred Métraux vers quatre heure de l’après-midi. Il s’est suicidé quelque temps après, il est parti dans la vallée de Port Royal et s’est suicidé, laissant un « carnet de notes » décrivant son agonie. Lors de son enterrement au cimetière de Bagneux j’étais aux côtés de Lévi-Strauss, derrière le catafalque. Nous discutions. Je lui expliquais ce que Métraux et moi avions imaginé pour que je fasse du terrain. Il me disait : « Vous savez, on a beaucoup de chercheurs français en Amérique amazonienne ou andine. Si je peux vous donner un conseil, ce serait plutôt d’aller dans le nouveau paradis de l’ethnologie, peut-être le dernier de ces paradis : la Nouvelle Guinée ».
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A ce moment là, les choses se présentaient donc ainsi : Le Mali avait signifié la frustration du terrain, mais en même temps quelque chose d’intéressant : l’anthropologie économique. Le hasard faisait qu’ensuite Métraux me suggèra l’Amérique. Un hasard plus grand encore ; son suicide et la suggestion de Lévi-Strauss. Cet enchaînement de contingences donne cependant une trajectoire. J’aurais pu devenir africaniste. Je trouvais qu’il y avait énormément à faire en Afrique. En Côte d’Ivoire par exemple, j’avais rencontré Pierre Etienne. C’était un grand spécialiste des sociétés matrilinéaires. Il avait des intuitions profondes sur la logique des rapports de parenté et l’histoire des groupes Baoulé. J’ai commencé à apprendre beaucoup sur l’Afrique de l’Ouest. Pendant plusieurs années, surtout après mon arrivée en Nouvelle-Guinée, je cherchais des Africains dans les Océaniens. Au Mali, au contact des Bambara, des Peuls, j’avais eu le sentiment d’une grande force de création sociologique, d’une force historique qui avait animé, modelé ces sociétés. En arrivant en Nouvelle-Guinée : pas d’Etat, des petites tribus, la christianisation allait bon train, mais quand je suis arrivé, il n’y avait chez les Baruya qu’un couple de missionnaires-linguistes protestants. Quand je suis parti, des années plus tard, il n’y avait qu’un seul Baruya converti au christianisme. Aujourd’hui, ils le sont tous.
L’Afrique a donc compté pour moi. Ensuite j’ai continué à lire beaucoup sur elle. De toute façon je suis réputé pour lire sur tout, que ce soit sur l’Afrique, l’Amazonie, je ne me contente pas de l’Océanie. Et j’ai toujours été passionné par un des phénomènes sur lesquels l’Afrique peut nous éclairer : l’apparition de royaumes, de chefferies, d’inégalités structurelles nouvelles. C’est toujours cette idée du passage de sociétés relativement égalitaires, car il n’existe pas de sociétés égalitaires. En Mélanésie il n’existait pas de groupe social complètement séparé de la production matérielle et se consacrant entièrement à la guerre ou à faire des sacrifices comme les Brahmanes en Inde par exemple. Mais en Océanie, cela existe dans les grandes chefferies polynésiennes. Donc pour moi l’Afrique c’était aussi la formation de grandes chefferies, d’Etats et d’Empires, de sociétés secrètes qui agissent sur toute une région et à l’intérieur d’ethnies différentes. J’avais donc des raisons théoriques d’être fasciné. Et il y avait une équipe importante d’Africanistes au laboratoire de Lévi-Strauss. Moi j’étais seul sur l’Océanie. Le groupe le plus nombreux c’était les Africanistes. Il y avait Michel Izard, Françoise Héritier, Ariane Deluz. Le deuxième groupe c’était les Amazonistes. Moi je m’occupais des Papous.
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A cette époque, on discutait chez les Africanistes le fait que, dans les récits de fondation, le chef était souvent un grand chasseur venu de la brousse et choisi comme chef par un groupe local. C’était très intéressant parce qu’à l’époque je commençais à m’intéresser à la Mélanésie, et ce type d’explication (Jean Guiart l’avait développé dans sa thèse d’état et j’avais assisté à sa soutenance) est un des modèles qu’on trouve également en Nouvelle Calédonie. On est allé chercher le chef en brousse et on l’a autochtonisé. Quand je suis arrivé en Mélanésie, j’ai rencontré John Barnes à Sydney. Il avait remplacé Nadel qui avait travaillé en Afrique chez les Nupe. Donc quand j’arrive en Australie pour apprendre le pidgin mélanésien, j’arrive dans un département où il y avait des Africanistes en train de devenir des Océanistes.
C’était très intéressant d’être à Sydney parce que un autre débat tournait autour de la comparaison Afrique/Mélanésie. Le débat posait la flexibilité des structures claniques et lignagères océaniennes par rapport à la segmentarité et peut être même la rigidité mécanique parfois des structures claniques et lignagères africaines. On opposait les « African models » aux « Oceanian models » et c’était un grand débat. J’arrive donc en plein débat sur la fluidité des systèmes de parenté et de pouvoir en Mélanésie comparée à des réalités africaines.
J’étais donc rattrapé par une comparaison Afrique/Océanie, mais c’est aussi un hasard. C’était intéressant car pour beaucoup d’Anglo-saxons formés par Meyer-Fortes ou Evans-Pritchard, le grand domaine c’était l’Afrique. Le bloc Meyer Fortes, Jack Goody à Cambridge, Evans Pritchard à Oxford, Max Gluckman à Manchester, Mary Douglas à Universtity College de Londres, c’était l’africanisme triomphant. C’étaient les royaumes africains, la segmentarisation, les clans. Les ethnologues qui arrivaient d’Angleterre pour occuper des postes de professeurs avaient ce modèle en tête. Au départ ils voulaient en retrouver quelque chose dans l’organisation sociale des tribus de Nouvelle-Guinée, mais très vite ils ont dû constater que ça ne marchait pas. Le débat était ouvert.
Ph. G. Quels sont tes liens avec les africanistes depuis cette période et jusqu’à aujourd’hui ?
M. G. Les africanistes français, c’était Marc Augé, c’était Michel Izard, Alfred Adler, Emmanuel Terray, Meillassoux. Je les connaissais. Il y avait entre eux des rapports personnels et parmi eux des gens qui devinrent des ennemis déclarés, tel Meillassoux, mais dont j’ai lu de près les travaux. Il y avait en France une forte équipe d’africanistes français très diversifiée, travaillant principalement sur l’Afrique occidentale et la région du Congo. C’était dans les frontières de l’empire colonial français. Balandier avait joué un grand rôle pour recruter autour de lui des normaliens comme Terray et Augé. Il les avait fait passer par l’ORSTOM (actuel IRD). Il faut rappeler que Balandier a écrit une « Sociologie de l’Afrique noire » (1955, PUF). Il a placé l’observation des sociétés africaines dans le phénomène de la colonisation alors que la plupart des africanistes avaient tendance à oublier le contexte colonial dans lequel ils travaillaient. Ils étudiaient des rites et des systèmes de parenté comme si les gens qui étaient là n’étaient pas colonisés par les Français, les Anglais ou les Portugais et n’avaient pas été privés de leur Souveraineté sur leurs territoires et ses ressources et sur leurs propres personnes.
On doit reconnaître pleinement à Balandier le mérite d’avoir écrit une sociologie de l’Afrique noire. Ensuite Balandier a écrit un petit livre sur l’anthropologie politique qui est un excellent résumé de la pensée des anglo-saxons dans le domaine. Il était conseiller de l’ORSTOM. Il utilisait l’ORSTOM pour envoyer sur le terrain des anthropologues liés plus ou moins à des enquêtes sur des plans de développement. C’est l’un des mérites de Balandier. Mais je n’oublie pas non plus qu’il a écrit à l’époque un remarquable livre sur « La Vie quotidienne au Royaume de Kongo du 16ème au 18ème siècle » (Hachette, 1965).
Ph. G. Et tu as toi-même formé des anthropologues africains ?
M. G. Non, ceux qui ont voulu venir à mon séminaire sont venus, mais les africanistes étaient nombreux à donner des séminaires. Un jeune était pris dans cette noria. Il trouvait de quoi se satisfaire. Moi ma connaissance de l’Afrique c’est cette année passée au Mali et beaucoup de lectures pour des raisons théoriques. J’ai connu Max Gluckman, à Manchester. C’était l’école de Manchester. Meyer-Fortes à Cambridge. Pritchard, je l’ai connu à la fin de sa vie quand j’étais à Oxford. Je peux dire que j’ai fréquenté les milieux africanistes autant en Angleterre qu’en France. Aux Etats Unis, j’ai été avant tout lié avec des Océanistes. C’était Sahlins, Rappaport, Meggitt, Vayda, Salisbury, puis Damon, A. Weiner, Nancy Munn, etc. La nouvelle génération maintenant c’est Jeremy Baker, Joël Robbins, etc. Pour ma génération, en tout cas pour moi c’était clair, on devait faire 2 ans, 4 ans, 5 ans de terrain, comme les Anglais, et on y ajoutait les « petits mystères français », l’analyse structurale, l’approche marxiste, mais aussi l’approche holistique de Louis Dumont.
La France était beaucoup plus animée de courants opposés et de débats que l’Angleterre. Quand le marxisme s’est développé en France avec ses diversités, le structuralisme, etc., Mary Douglas et Jack Goody sont venus voir ce qui se passait de ce côté du Canal. Ils étaient étonnés. Le marxisme s’est répandu en Angleterre, en Suède, en Hollande, dans tous les pays. Il fut, comme le structuralisme, importé de France. Depuis, les Français ont exporté Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, Guattary, etc. C’est autre chose. On a eu un rôle leader à un moment parce que les empires coloniaux avaient disparu, et que l’Amérique a changé sous le coup de sa défaite au Vietnam qui a mobilisé les campus. Marx n’avait jamais été beaucoup lu là-bas, sauf par un petit nombre de grands tels John Murra, Eric Wolf, Sydney Mintz, etc. qui ont produit des oeuvres importantes.
L’anthropologie dans la société
Ph. G. Comment peux-tu expliquer le « déclin » ou, peut-être moins radicalement, l’altération de l’engouement pour l’Africanisme aujourd’hui ?
M. G. C’est très complexe. 80% de la population africaine vit dans les villes. L’Afrique des villages existe toujours. Les gens des villes ont toujours leur arrière campagne. Mais il y a un phénomène d’urbanisation, de prolétarisation important qui peut-être intéresse moins. De plus c’est une Afrique très difficile à vivre, faite de désastres, de maladies, d’épidémies, de guerres civiles. C’est plus compliqué d’y travailler que de travailler en Amazonie. Je ne dis pas que ce n’est pas devenu difficile de travailler en Océanie maintenant avec les guerres tribales qui s’y sont développées, la corruption et la quasi-faillite des Etats fabriqués après la seconde guerre mondiale et la conversion générale à un christianisme aux mille sectes diverses.
Je ne suis pas africaniste et je n’ai de leçon à donner à personne. On est tous concernés par la situation actuelle de l’Afrique souffrant de multiples maux et comme à la marge des transformations des autres continents. Toutes les sociétés sont intéressantes. L’Afrique a été désertée en partie par les anthropologues en tout cas français. C’est également le cas pour d’autres régions du monde. Et dans ce vide ce sont les sciences politiques qui arrivent pour étudier les régimes politiques en place, la corruption des élites, la géostratégie. Ce sont elles qui se sont intéressées à l’évolution de l’Asie Soviétique. Les sciences politiques sont utiles et nécessaires, mais elles viennent souvent travailler dans ces pays avec des méthodes plus floues que les nôtres. Mais aussi plus tournées vers l’analyse des transformations les plus récentes, plus globales.
J’étais aux Etats-Unis récemment. Les américains mettent beaucoup d’anthropologues en Asie centrale, Kazakstan, Kirghiztan, toute la zone islamique, pas pour faire de l’espionnage, mais pour avoir des informations sur les zones de conflit d’aujourd’hui et de demain. La puissance étrangère la plus importante en Afrique, après les anciens pays coloniaux, c’est la Chine. On est devant une reconfiguration mondiale des rapports de force et d’intérêt. L’hégémonie américaine est contestée. Si les anthropologues ne se penchent pas sur ces aspects, c’est de leur faute. Mais il n’y a aucune raison de penser que l’anthropologie n’a plus d’avenir. Au contraire, on n’a jamais eu autant d’avenir. On ne peut pas expliquer l’attentat des « Twin Towers » sans savoir ce que c’est que le Wahhabisme puisque 15 des 19 terroristes étaient originaires d’Arabie Saoudite wahhabite, c’est-à-dire appartenant à un courant fondamentaliste islamique apparu au 18ème siècle et associé étroitement à la formation de l’Etat d’Arabie Saoudite. A l’origine ce courant n’avait rien à voir avec une lutte contre l’Occident. Il était en lutte contre les mauvais musulmans. Aujourd’hui il est en lutte contre les Juifs, les Chrétiens, l’Occident et tous les Musulmans qui sont leurs alliés ou se laissent séduire par des valeurs occidentales.
Je ne vois pas comment on peut comprendre toutes ces transformations des mentalités des gens, les désirs de lutter contre l’Occident sur la base de l’Islam, sans avoir et l’histoire et l’anthropologie comme disciplines majeures, sans oublier la géopolitique pour les enjeux et l’économie. Ce n’est pas la biologie moléculaire ni la physique qui vont expliquer quoi que ce soit dans ces domaines.
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Ph. G. Pourquoi les anthropologues sont-ils si peu présents dans les instances de décision ?
M. G. Parce qu’ils ne savent pas parler aux politiques. Ils ne veulent pas le faire non plus. Les anthropologues en général sont très individualistes. Leur carrière est difficile. Il faut trouver un poste, entrer au CNRS. Ils ne cherchent pas trop à communiquer à un large public les connaissances qu’ils ont acquises des façons de penser, d’agir, de sentir des sociétés non-occidentales. Souvent également ils sont capables d’expliquer le sens de tel ou tel rite ou mythe, mais pas de donner une vue globale de la société qu’ils connaissent, de ses contradictions internes, de sa place dans une région ou une nation. C’est pourtant cela qui pourrait intéresser au premier chef des politiques.
Les hommes politiques on les voit d’ailleurs s’intéresser aux sciences sociales dans certains contextes. Depuis l’attentat du 11 septembre, les études islamiques sont encouragées partout. Des spécialistes comme Gilles Kepel, Olivier Roy sont sans cesse sollicités par le Ministère des affaires étrangères ou par des grandes entreprises qui investissent dans ces régions. C’est bien. Cela veut dire que de temps en temps, les politiques découvrent qu’il faudrait en savoir plus et que ce n’est pas dans les Ministères que se trouve ce savoir. Au moment de la prise de Bagdad par les troupes américaines, il y a eu le pillage du Musée, pillage qui n’a pas été aussi considérable qu’on le pensait. Toutes les autorités, françaises et américaines etc., ont eu recours à des grands spécialistes de Sumer, d’Akkad, pour identifier les objets qui avaient été volés et qui pouvaient déjà être entrés dans le trafic international des antiquités. Des savants, qui étaient peut-être marginaux dans leurs institutions sont devenus très importants dans ce contexte là, parce que possédant des connaissances irremplaçables.
Ce n’est pas qu’à mes yeux les politiques soient hostiles aux sciences sociales. Bien sûr il y en a toujours pour dire que les sciences sociales ne sont pas des sciences ou ne servent à rien en comparaison de la physique, mais ils devraient se rendre compte que la physique permet de faire des drones et de tuer les gens à distance sans pilote, mais elle ne permet pas de faire la paix en Afghanistan. Les politiques savent parfaitement qu’on ne sortira pas de la guerre en Irak par des triomphes de la technologie.
Ph. G. Est-ce qu’avec ces contextes, la circulation des hommes, des techniques, nous ne sommes pas contraints de repenser la restitution ethnographique, nos méthodologies ?
M. G. Bien sûr. Tout est à repenser. Mais ceci ne me place pas sur le territoire du post modernisme américain. Cette auto-flagellation chez certains de ces anthropologues, ce dénigrement de tout contenu scientifique dans notre discipline, cette sorte de démagogie qui consiste à affirmer que les Occidentaux n’ont jamais rien compris aux autres, que l’altérité de l’autre est absolue. Tout cela est à critiquer et à rejeter. Cela fait du « black & white », exactement comme Bush, mais à l’envers, l’axe du mal versus l’axe du bien. Nous sommes le mal face aux autres. Alors que pour Bush, les Etats voyous sont le mal face à nous. On a affaire à des gens qui ne vont plus sur le terrain. Ils se contentent de faire le procès généralisé de ce qu’ont écrit leurs prédécesseurs. En même temps ils reprennent à leur compte des critiques faites avant eux. Qui parle à qui ? Quelles voix sont absentes des livres des ethnologues ? Les femmes qui sont rarement interrogées sur le terrain, la situation coloniale de l’anthropologue ? etc. Toutes ces critiques faites bien avant le post modernisme sont reprises mais cette fois avec l’idée qu’on ne peut pas comprendre les modes de pensée et d’action des autres, qu’on ne peut qu’« évoquer » leur être... C’est quoi ça ? L’Amérique pourrit par la tête avec ça.
En même temps, je pense que cette crise est aussi une chose positive. Il faut traverser cela. Déconstruire nos disciplines de plus en plus, mais pour les reconstruire, non pour les dissoudre dans de vagues narrations « culturelles » ou les faire disparaître. Dans beaucoup d’universités américaines ou du monde anglo-saxon on a assisté à la conquête du pouvoir, département après département par les postmodernes qui dès lors marginalisent ou ridiculisent leurs collègues.
Déconstruire mais pour reconstruire. Par exemple il m’a fallu 20 ans ou 30 ans pour contester cette proposition de l’anthropologie que les sociétés dites primitives sont fondées sur la parenté. Quand je suis arrivé en Nouvelle Guinée, les Baruya étaient une société sans classes sociales, sans Etat. J’ai d’abord vu 15 clans. Donc je pensais être en présence, une fois de plus, d’une « Kin based society », d’une société fondée sur la parenté. Il m’a fallu des années d’enquêtes et d’analyse de mes propres données (M. Godelier montre un fichier métallique gris, contenant plus de 5000 fiches de terrain) pour parvenir à voir que ce ne sont pas les rapports de parenté qui font la société Baruya. Je me suis donc posé la question : Qu’est ce qui en fait une Société avec un grand nom, les Baruya, qui est en fait le nom d’un clan particulier. J’ai été obligé de conclure que c’étaient des rapport politico-religieux qui regroupent tous les gens quelques soient leur lignage et leur village et leur attribuent une identité globale qui s’ajoute à leurs identités particulières et en fait une société. Je me suis demandé si c’étaient les rapports économiques entre les clans qui leur fournissaient une base commune qui en aurait fait une société. Ce n’était pas le cas non plus. Ces faits venaient contester la théorie des modes de production comme base de la société, ou la théorie la parenté comme base de la société primitive. Mais cela conteste aussi les idéologies conservatrices qui affirment que la famille est le fondement de la société, c’est faux. La famille n’est nulle part le fondement de la société. C’est un lien essentiel pour l’individu qui lui permet de survivre, de grandir, de devenir adulte. Mais les rapports de parenté ou la famille ne vous donnent pas des écoles, des portables, un hôpital, etc.
Les anthropologues ont leurs matériaux de terrain. Mais on les regarde pendant longtemps avec ce qu’on a appris dans les livres et qui fait écran. Pour détruire les écrans intérieurs, c’est très dur. Beaucoup d’anthropologues ne le font pas. Ils ramènent de très beaux matériaux et pour les théoriser souvent ils vont dans le sens de la mode qui privilégie certains thèmes, le corps, le « Self », les « genders », etc. C’est utile, mais il faut en voir les limites. Et la notion de corps ne fait pas disparaître le concept de « société ». Il faut déconstruire pour reconstruire et il faut le faire d’autant plus qu’on entre dans une nouvelle époque de conflits mondiaux, de reconfiguration mondiale des rapports de force et d’intérêt, l’Orient, l’Occident, de contradiction entre la globalisation des rapports économiques et la segmentation des cultures et des politiques, la multiplication des états, la Slovénie, la Slovaquie, la Tchéquie, etc. Cette situation ne va pas s’arrêter. Il faut la penser et pour la penser, il faut les sciences sociales, le recul du passé, la connaissance du présent.
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Tout autant qu’auparavant, il faut des sciences sociales. Le couple de tête, si l’on peut dire, c’est l’histoire et l’anthropologie, mais en même temps on ne peut pas se passer de la géopolitique et de l’économie, parce que les enjeux mondiaux sont stratégiques. On a là déjà quatre sciences sociales au premier rang. Avec elles on commence à comprendre. En même temps cela n’explique pas les religions et leurs complexités. Et puis il faut savoir les langues. Nous vivons une époque passionnante, difficile. Nous vivons à travers les sciences sociales la remise en cause de l’Occident et du capitalisme mais aussi en même temps leur domination.
Un dernier mot, très important. Je me rends compte de plus en plus clairement du caractère illusoire de la notion d’ « observation participante ». C’est une illusion fondamentale. Les anthropologues ne participent pas à la vie des autres. Ils observent. Participer c’est se marier avec une Baruya, c’est aller à la chasse avec les Baruya, c’est connaître assez leur mode de vie pour produire comme eux et avec eux ses conditions concrètes et quotidiennes d’existence. Les anthropologues ne produisent pas sur le terrain leurs conditions concrètes d’existence. Quand je vois les postmodernes mettre l’accent sur l’écriture et sur le problème de « Writing Culture », le premier problème est de savoir comment, avant même d’écrire sur les autres on a pu obtenir les données sur le terrain ? Et ces données peuvent avoir le caractère de données « objectives », c’est-à-dire correspondant à la réalité des modes de pensée et des pratiques des autres parmi lesquels l’ethnologue est venu travailler. L’ethnologue peut apprendre à chasser, à se représenter le gibier, la neige (les Inuit ont 70 noms pour qualifier les différentes sortes de neige), à pratiquer les rites avant et après la chasse, mais il n’investira pas ces connaissances pour produire, jour après jour, sur le terrain, ses conditions concrètes d’existence. L’observation participante est une façon de connaître, pas une façon de vivre.
J’ai mis beaucoup de temps à me demander ce que signifie « faire du terrain ». S’il fallait devenir à chaque fois identique aux autres pour comprendre les autres, on y arriverait pas. Cela met un problème en évidence : tout ce que les hommes ont inventé pour produire leur existence sociale, d’autres hommes peuvent le comprendre, même s’ils ne s’y identifient pas. On n’est pas obligé de devenir un Baruya pour comprendre les Baruya. Cela veut dire que l’altérité de l’autre n’est pas absolue.
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La situation actuelle, c’est une demande encore plus grande de rigueur et de réflexivité sur soi, pas seulement sur l’écriture. L’idée d’un livre faisant entendre toutes les voix, tous les acteurs, n’a jamais été réalisée, du moins l’idée que le livre serait écrit par tous les acteurs et que l’ethnologue ne serait qu’un acteur parmi les autres. En 1986 G. Marcus en avait annoncé la venue. Elle n’a pas encore eu lieu.
La situation actuelle est celle d’une demande de développement des sciences sociales, et de sciences sociales critiques. C’est difficile parce que l’ethnologue implique dans son travail la représentation que l’on va se faire des autres parmi lesquels il a vécu et travaillé et à propos desquels il écrit un livre ou produit un film.
Finalement, pour revenir à l’objet de cette interview, il est intéressant de voir les effets inattendus de circonstances contingentes. Aller en Afrique dans tel contexte, revenir, être en manque de terrain. Ensuite, comme une sorte de boule de billard qui fait des bandes, passer de la frustration africaine à une virtualité bolivienne, puis se retrouver en Océanie. J’y pars avec une liste de tribus que j’avais demandé à des collègues anglais et américains, par l’intermédiaire de J. Barrau qui avait été professeur à Yale. C’est grâce à lui que j’ai pris contact avec Rappaport par exemple, et puis je suis allé chez les Baruya qui n’étaient pas sur ma liste et pourquoi ? Parce que lorsque j’ai traversé la rivière Ramu à la nage pour aller chez les Waffa qui étaient les premiers nommés sur ma liste, les guides m’ont détourné chez les Wachakes, qui se sont avérés être des voisins lointains des Baruya. Quand je leur ai demandé pourquoi je me trouvais dans cette tribu, ils m’ont dit que c’était parce qu’il y avait deux femmes blanches qui étaient là et qu’ils avaient pensé que cela pouvait m’intéresser. Ces femmes étaient deux missionnaires, les sœurs Best. Je me suis retrouvé là où je ne devais pas être et je ne suis jamais allé chez les Waffa. Les soeurs Best étaient très bonnes linguistes et elles traduisaient la bible, mais elles n’avaient jamais pensé à recueillir les termes de parenté, ni les récits qui étaient le fond de la pensée des Watchakes sur l’origine des pléiades, etc. En quinze jours j’ai commencé à faire avec elles ce travail au point qu’elles m’ont dit que c’était Dieu qui m’avait envoyé. Et un jour elle m’ont montré à l’horizon une très grande montagne. Elles m’ont dit pourquoi n’allez-vous pas là-bas, chez les Baruya ? L’administration australienne vient de les contacter, on a un missionnaire, Dick Lloyd qui est là-bas. Le lendemain un petit avion est venu me chercher. Deux jours après, le missionnaire m’attendait... Les Baruya, non plus, n’étaient pas sur ma liste.
Quand on considère la succession d’événements contingents qui contribuent à faire une trajectoire de vie ! Mais tout n’est pas contingence, comme, par exemple la décision de retourner chez les Baruya après avoir visité d’autres groupes qui, eux, figuraient sur ma liste. C’était un choix réfléchi. Mais d’avoir rencontré les Baruya, c’était purement un hasard. Ca s’est révélé pour moi quelque chose de bien. Ca valait la peine.
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