« Naturellement, Bartch connaissait cette expérience qui avait soulevé tant de discussions. Ngarroba avait trouvé le cadavre d’un mammouth en Sibérie, dans la couche de congélation éternelle, et il avait réussi à ranimer certaines de ses cellules, en particulier des cellules reproductrices. Il avait injecté celles-ci à vingt femelles de la réserve d’Afrique. »
(Vassili Saparine, Le Procès du Tantalus, 1961)
Liminaire
Les 21 et 22 octobre 1999, les télévisions et journaux du monde entier restituèrent par l’image un événement spectaculaire, advenu quatre jours auparavant : le transport par la voie de l’air d’un bloc de permafrost de 23 tonnes, contenant un mammouth entier de 20 000 ans d’âge, arraché péniblement à la toundra par un hélico russe MI-26, vers Khatanga, la capitale du Taymir (Sibérie Centrale). L’extraction réussie de « Jarkov » — c’est son sobriquet — en très bon état de conservation, est le fait de Bernard, un explorateur français charismatique : depuis deux ans déjà, ce dernier met en place graduellement un programme de recherche privé entièrement dévolu aux mammouths de la presqu’île du Taymir, baptisé fort logiquement Mammuthus.
Depuis l’automne 1998, période durant laquelle a été dégagée sur place une partie du spécimen, avant son héliportage à quelque 300 km de là, Yves, paléontologue français de renommée internationale, manifeste un intérêt marqué pour la « chasse au mammouth » menée par l’explorateur polaire, intérêt qu’il communique à d’autres chercheurs. Conforté par le soutien d’Yves, Bernard donne alors une nouvelle ampleur au programme Mammuthus qui aboutira à l’ « extraction aérienne » de Jarkov.
Chronologie des événements majeurs de Mammuthus
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C’est à cette période de développement accru du programme que je rencontre pour la première fois Bernard, le 16 décembre 1998. Une relation commune, journaliste, nous met en contact, connaissant mon intérêt en tant que sociologue des sciences et naturaliste de formation pour la communauté des paléontologues des vertébrés et l’histoire de leur discipline. D’emblée, Bernard me dit sa conviction de pouvoir développer un programme scientifique réellement novateur en s’appuyant sur sa connaissance du terrain, assumant le fait que son intérêt pour le mammouth , récent, découle entièrement des trouvailles qu’il a pu faire au Taymir. Je manifeste mon intérêt pour sa démarche, et quelques semaines après, lui propose de suivre en ethnographe le processus d’élaboration de Mammuthus , ce qu’il accepte [1]. Ce qui me frappe d’emblée est le scepticisme d’alors des paléontologues et zoologues que je fréquente à l’égard du programme de cet explorateur, inconnu du milieu.
Le mammouth et l’explorateur polaire
Bernard est donc un spécialiste des terres polaires ; après avoir travaillé pendant plus d’une décennie avec un autre explorateur célèbre, Jean-Louis, il a créé une société spécialisée dans la logistique et l’organisation d’expéditions arctiques aussi bien pour des particuliers que pour les scientifiques. Collaborant de façon régulière à partir du début des années 1990 avec des partenaires russes (le Musée de la Marine de Saint Petersbourg, notamment), il découvre alors le Taymir, ex-zone stratégique soviétique qui vient de s’ouvrir aux occidentaux (elle tendra à se refermer quelques années plus tard).
Le basculement se produit en septembre 1997, quand des connaissances russes, dont le gouverneur de Khatanga, l’emmènent lors d’une nuit mémorable dans la toundra, à la rencontre d’une dépouille de mammouth : celle-ci avait été repérée quelques semaines auparavant par une famille d’autochtones dolgans — qui en avaient prélevé les défenses — les Jarkov (d’où le nom de ce premier mammouth de la série). Cette marque de confiance (les Russes sont très attachés à leur patrimoine paléontologique sibérien) qui est aussi une incitation à se déployer dans ce secteur [2] stimule Bernard, qui s’enthousiasme alors à l’idée de dégager la dépouille de Jarkov tout entière, et se passionne pour le sujet des mammouths du Taymir en général.
Dès le départ, le programme Mammuthus tel que conçu par notre explorateur a été placé sous les auspices croisés des médias et de la recherche la plus fondamentale. Cette nature « métisse et ambiguë » du programme fut souvent pointée du doigt par des critiques scientifiques, et continue encore aujourd’hui à poser problème à certains. C’est un fait qu’il pouvait difficilement en être autrement.
Bernard, entrepreneur de métier, est de fait sensibilisé à l’importance de la communication sur les événements scientifiques forts de Mammuthus, et de leur valorisation publique. Peu médiatisé à l’origine, il devient vite aux yeux des télévisions et des radios ce qu’elles nomment un « bon client ». Il s’attache de plus très rapidement un photographe renommé comme collaborateur permanent de son programme.
Trois exemples typiques de cette valorisation événementielle récurrente :
- La « mise en image » de l’innovation technologique que constitue l’utilisation d’un système d’écholocation terrestre suédois pour définir la position exacte de la dépouille de Jarkov sous terre, dissociée de la tête de l’animal, affleurant à la surface du terrain. Elle est conçue comme une « première » en Paléontologie.
- Le spectacle de Bernard réchauffant puis dégelant les poils du corps de ce premier mammouth au sèche-cheveux ( ! ) accroupi dans l’excavation. Comme il le notera à cette occasion, l’odeur qui se dégage est proche de celle du cheval...
- Le bloc de ce mammouth volant dans les airs après extraction par hélicoptère, les deux superbes défenses dépassant de la glace : comme le précise d’ailleurs avec netteté Bernard, c’est lui qui a tenu à les remettre en place pour des raisons d’esthétique visuelle.
Ces trois moments forts de la quête du Français feront l’objet d’une diffusion médiatique mondiale (et susciteront même indirectement un moyen-métrage de fiction français, Le Mammouth Pobalski (2005), de Jacques Mitsch, qui parodie avec humour les images consacrées à Mammuthus). Commentant ce type d’événements suscités, Yves les qualifiera de « spectacle au service de la science ».
Index nominum de quelques acteurs scientifiques majeurs du programme
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En tout cas, il est certain que la dimension économique et celle de notoriété seules ne rendent pas compte de ce qui anime Bernard dans la poursuite d’un programme de recherche qu’il développe depuis bientôt 10 ans. Son métier reste l’exploration polaire, et si Mammuthus a ramené des revenus importants à sa société (via les films réalisés sous l’égide d’un producteur français, puis de producteurs internationaux) il en a réinvesti une grande partie dans le mécénat des travaux consacrés aux mammouths sibériens, et a suscité d’autres mécènes qui sont devenus des associés avec lui dans ce projet collectif ( l’exhumation de « Yukagir », le 3ème mammouth, a pu ainsi être complétée grâce à une telle association avec un mécène scandinave). Qui plus est, l’implication croissante de Bernard dans la partie scientifique du programme (même s’il ne se considère pas stricto sensu comme un expert en Paléontologie) l’a amené à favoriser une vision à long terme de la recherche et des perspectives d’investigations inédites, à l’opposé de la superficialité médiatique apparente de certains aspects de Mammuthus.
Jon, expert hollandais de la mégafaune du Pléistocène (-1,8 Millions d’années-20 000 ans) [3], désigné fin 98 coordinateur scientifique du programme (tandis qu’Yves en est devenu le directeur scientifique), me résume ainsi sa philosophie au milieu des ossements accumulés de la « caverne aux mammouths » de Khatanga, à deux pas des dépouilles de Jarkov et « Fishhook » :
« Ce que les gens ne comprennent pas avec Mammuthus, c’est que ça n’est pas du spectaculaire, même si l’on fait des films agréables à voir (nice films) — car où trouver ailleurs l’argent ? Il s’agit bien d’un projet privé, mais ce qu’il faut voir, c’est que ce projet repose sur deux pieds à égalité : d’une part, la vulgarisation scientifique des acquis récents sur le mammouth, qui n’est pas un animal de toundra neigeuse etc. — pour le profane, ça peut être passionnant ; d’autre part, un programme de recherche avec des standards scientifiques très élevés : idéalement, les meilleurs scientifiques, toutes les approches représentées autour de nos mammouths... »
Et le logo choisi pour le programme résume bien aux yeux de Bernard les finalités profondes de ce dernier :
« ...c’est une gravure russe préhistorique d’un style peu courant, à tel point que certains doutent de son authenticité ; elle daterait de -12 000 ans. Ce qui fait à mes yeux sa valeur en tant que logo, c’est son caractère atypique : cette image symbolise vraiment la volonté du programme de rompre avec l’image dépassée, monolithique, et trop homogène des différents mammouths. »
Cloner le mammouth ? entre stratégie et fantasme
D’emblée, lors de la survenue du programme Mammuthus sur la scène médiatique en novembre 98, une expression revient sans cesse avec « chaîne du froid » dans la bouche de Bernard et de ses commentateurs : « clonage ». Un terme aux connotations très ambivalentes, nourrissant les fantasmes les plus divers, et cristallisant autour de lui des débats multiples.
Certes, le premier clonage vrai de mammifère (obtention d’un « jumeau diachronique » à partir du noyau d’une cellule somatique greffé dans un ovule évidé, l’individu devenant parent sans reproduction sexuée) vient alors d’être annoncé tout récemment, au début de l’année 1997 : celui de la brebis écossaise Dolly. Et il est vrai que très vite, son « créateur », Ian Wilmut, prédira avec enthousiasme des « lendemains qui chantent » pour son courant de recherche, se risquant à annoncer le clonage prochain d’un certain nombre d’espèces... parmi lesquelles le mammouth (dans son ouvrage The Second Creation) ! Lorsque le projet Mammuthus fait ses premiers pas, l’on est loin de l’ardeur refroidie des chercheurs en Biologie de la Reproduction d’aujourd’hui : si à ce jour, des techniques, élaborées de façon très empirique, ont permis de cloner une dizaine d’espèces animales, allant du bovin au singe, deux événements à portée symbolique lourde ont tempéré l’enthousiasme des milieux biologiques : l’annonce de l’euthanasie de Dolly en 2003 (beaucoup de clones sont en mauvaise santé) et, fin 2005, la supercherie révélée du chercheur coréen ayant dirigé l’équipe « auteur » du premier clonage humain...
Il faut souligner également que depuis sa découverte scientifique au 18ème siècle, le mammouth, avec le dinosaure et l’homme fossile, l’une des figures-clés de l’imaginaire paléontologique, a été l’objet de fantasmes récurrents de résurrection.
Même pour le zoologue, le mammouth n’est pas un animal disparu « ordinaire » (tout comme pour les dinosauriens, les travaux dévolus aux causes de sa disparition sont légions, au contraire de ceux consacrés à d’autres groupes zoologiques rayés de la surface de la terre...). Cette fascination a été exprimée jadis sur le mode lyrique par Mikhaïl, l’un des conseillers scientifiques russes de Bernard, à propos de la découverte de la carcasse célèbre d’un bébé-mammouth : « j’ai touché sa peau sombre, et ce fut comme si je sentais le frémissement de tous ces siècles écoulés » [4]. Certains naturalistes du début des années 1800 persistaient à tenir le mammouth pour une « espèce perdue » (une catégorie de fossile qu’on retrouverait un jour bien vivant dans un coin retiré du globe). Et depuis que Jules Vernes, Rosny-Ainé ou de nos jours, Henri Vernes, s’en sont mêlés, les « éléphants velus » comptent parmi ceux des grands animaux qui fascinent le plus l’ « homme de la rue », lequel désirerait volontiers qu’il soit encore de ce monde (il est vrai qu’il en a été ainsi jusqu’à -4000 ans de cela)... D’ailleurs, des rumeurs et témoignages sujets à caution, relatifs à la survivance de petites populations de mammouths, abondent aujourd’hui même dans une grande partie de la Sibérie ... ces récits invraisemblables se sont d’ailleurs multipliés de manière significative depuis les découvertes paléontologiques spectaculaires de Mammuthus [5] !
Lié indéfectiblement depuis la fin du 19ème siècle au fantasme de résurrection, est celui de la conservation parfaite des dépouilles dans l’environnement glacé de la toundra. Les débuts de ce qu’on appellera au siècle suivant la « Cryobiologie » ont enflammé les esprits : puisque des physiologistes comme Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire ou Richet avaient mis en évidence la « vie suspendue » des poissons et batraciens congelés sous certaines conditions, aux yeux de certains, tout semblait possible dans un avenir proche ! La relative conservation des parties molles de certains mammouths a même généré à la Belle Epoque la rumeur d’un « banquet de mammouth » qui aurait été offert à des savants et notabilités politiques...
Mentionner sans cesse comme le fait Bernard lors de ses interventions dans les médias, le clonage comme une possibilité, susceptible de découler à terme de l’étude de mammouths bien conservés, renvoie donc avec force à l’évocation d’un imaginaire scientifique ancien. De surcroît, la Paléogénétique, apparue à l’orée des années 1980, donne des raisons renouvelées de croire à l’éventuelle « résurrection » du mammouth : cette discipline nouvelle ne fait pas seulement rêver un Michael Crichton, loin s’en faut.
Une des premières publications sur l’analyse développée d’ADN fossile portait précisément dès 1985 sur le mammouth, travail ayant inspiré sans doute à la même période un canular voulant qu’une équipe américaine du MIT ait réussi à faire naître des clones en employant des ovules d’éléphantes actuelles et des noyaux cellulaires de Mammouth... Très vite des biologistes de la conservation, fascinés, vont envisager que l’ADN fossile puisse permettre le clonage du moa néo-zélandais ou encore du « loup marsupial » australien, décimés en période historique par l’Homme... [6]
Le clonage du mammouth n’est pas praticable à ce jour ; de cela, tous les membres de Mammuthus sont au moins certains. Il faudrait non seulement du « paléo-ADN » très bien conservé, mais qui plus est, trouver les moyens de réactiver toute la machinerie biochimique qui permet de passer des gènes aux protéines... Donc à ce jour, comme en convient l’un des scientifiques du programme, abordant le sujet lors d’un échange : « ça, c’est pour la presse people... ».
Il n’en reste pas moins, comme le soulignent conjointement Yves et Bernard, que c’est en procédant comme les chercheurs de Mammuthus, que l’on peut se trouver en situation à un moment donné de dépasser les obstacles techniques actuels :
- en accumulant beaucoup de matériau fossile de qualité, en espérant trouver en son sein du « bon » ADN.
- En ne rompant pas la chaîne du froid : Jarkov par exemple est conservé dans la cave à -15 ° C de Khatanga.
Il n’y a donc, aux yeux du « staff » du programme, aucune raison valable de se priver de ce type de valorisation médiatique des recherches de fond entreprises. D’autant moins qu’un temps principal concurrent de Mammuthus, le professeur Kitano, a assigné comme objectif premier à son propre projet sibérien le fait d’aboutir à une résurrection biologique du mammouth !
Fiches d’identité des mammouths du programme
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Chercheurs russes, d’Occident et du Japon
Une tension dynamique de coexistence, comportant des dimensions coopérative et compétitive intriquées, est au cœur du programme Mammuthus, qui confronte en permanence des acteurs aux caractéristiques opposées : Russes, orientaux et occidentaux, « amateurs » et « professionnels », tenants des savoirs scientifiques et d’ethnosavoirs, naturalistes et biologistes moléculaires, défenseurs de théories de l’extinction antagonistes... La dynamique de développement du programme se nourrit de ces oppositions relatives. L’ « objet-mammouth » constitue ainsi un boundary object, dans l’acception que donnent Star & Griesemer (1989) à cette expression : un « objet-frontière » autorisant la coordination de pratiques culturelles distinctes. Il relie en une amorce de « trading zone » — pour parler comme l’épistémologue américain Peter Galison (1997) —, de « zone de recouvrement disciplinaire », des partenaires aux intérêts cognitifs / sociaux souvent divergents.
Assez logiquement, l’on aurait pu s’attendre au départ à ce que Bernard s’articule à travers une modalité collaborative ou une autre, avec les chercheurs japonais, ses prédécesseurs sur le terrain au Taymir depuis le tout début des années 1990. L’équipe japonaise principale dirigée par le professeur Kitano, un expert de Biologie de la Reproduction, bénéficie de soutiens financiers et médiatiques conséquents. Or, il n’en a rien été.
Pourtant, l’idée-clé sous-tendant les recherches sibériennes de Kitano n’est pas, malgré les apparences, moins réaliste qu’un projet de clonage — qu’il semble avoir délaissé définitivement après 1999, découragé par l’état de conservation de l’ADN des téguments d’un spécimen obtenus alors par son groupe. Désormais, ce biologiste reconnu dans son domaine de compétence initial, mise sur l’espoir de trouver des cellules germinales — du sperme en l’occurrence — en bon état de conservation ! Non qu’il envisage le permafrost de la toundra en tant que « banque du sperme » naturelle (sans agents de conservation - azote liquide, glycérol... — le froid à lui seul ne maintient pas les gamètes vivants), mais il se fonde bien plutôt sur une grande première expérimentale initiée par lui : il y a plusieurs années de cela, il avait réussi à féconder un ovule de mammifère en vie avec un spermatozoïde mort, mais préalablement réfrigéré. A partir de là, il lui semble envisageable, s’il parvient à se procurer du sperme de mammouth congelé, de féconder des éléphantes avec ce dernier : à partir de plusieurs générations d’hybrides obtenues, fécondées à leur tour par des gamètes de mammouth, l’on finirait par reconstituer génétiquement l’espèce disparue...
Bernard, qui rencontre le groupe de chercheurs de Kitano au commencement de Mammuthus, ne partage absolument pas l’enthousiasme de ces derniers ; il ne donne donc pas suite, ne les trouvant pas « sérieux » : certainement pas le genre d’alliés dont peut rêver quelqu’un alors inconnu dans les milieux de la Paléontologie occidentale.
Il faut dire, que dans les années 2000, le professeur Kitano n’hésitera pas, avec quelques autres, à envisager de surcroît la création d’un « Pleistocene Park » en Sibérie si l’expérience projetée venait à aboutir... En tout cas, l’équipe internationale de Bernard se retrouve de fait en concurrence avec celle de Kitano : cet état de fait perdure encore aujourd’hui, sachant que les deux groupes quand ils coexistent sur le terrain, s’ignorent largement, comme j’ai pu le constater. Cette concurrence latente s’est néanmoins beaucoup atténuée avec le temps, et ce pour pour plusieurs raisons : les avancées scientifiques répétées de Mammuthus, le développement de collaborations avec des scientifiques nippons non controversés à l’occasion de l’exposition universelle 2005 de Nagoya, et l’alliance durable nouée avec les scientifiques russes.
Quand la tête en remarquable état de conservation de Yukagir (voir encadré) est ramenée en 2002 par un chasseur de rennes au Musée de Yakoutsk, à l’est de la Sibérie, bien loin de la base d’opérations initiale du programme de Bernard, c’est à lui que font immédiatement appel les Russes pour aller sur le terrain récupérer le reste de la dépouille, et aussi pour payer (le prix en est très élevé) le découvreur... Le Français et son équipe occidentale (des américains et des hollandais surtout) est devenu le partenaire scientifique étranger majeur des scientifiques russes, en ce qui concerne la question du mammouth. Il n’en a pas toujours été ainsi, d’autant plus que l’équipe de Kitano détenait des atouts initiaux importants, financiers et culturels (au-delà du sentiment patriotique marqué en Sibérie comme dans le reste de la fédération, les Japonais, tout comme les Chinois, sont d’anciens partenaires économiques via le commerce de l’ivoire fossile).
En effet, ce climat de coopération presque idyllique a été précédé par une méfiance initiale de la part des Russes. En 1999, certains représentants éminents de l’Académie des Sciences se sont prononcés publiquement et avec une certaine véhémence contre le programme « français », lui déniant tout caractère sérieux, sur la base de son évocation d’un clonage possible (certains médias populaires relayèrent ce point de vue, mais substituèrent à l’argumentaire scientifique une mini-campagne agressive, faisant feu de tout bois pour décrédibiliser le projet Mammuthus). L’argument du clonage comme « invalidant » peut tout de même surprendre, dans la mesure où historiquement, les naturalistes russes ont été les premiers à défendre l’éventualité d’une résurrection biologique du mammouth ! C’était en 1980, et des chercheurs réputés, comme le Dr Mikhelson, ou encore le professeur Chernigovski, ce dernier de l’Académie des Sciences, enthousiasmés par la découverte de cellules sanguines en bon état dans le permafrost, envisageaient de faire renaître l’éléphant velu, par fécondation in vitro, ou en le clonant... Qui plus est, ultérieurement, d’autres biologistes russes se sont montrés intéressés par les spéculations techniques de Kitano.
Ces réticences à l’égard des projets du Français doivent être replacées dans un contexte global, « isolationniste » au sens large.
Depuis 1912, date à laquelle le spécimen de l’île Lyakov a été offert à la France (on peut l’admirer au Muséum de Paris), par décret, plus un seul vestige de mammouth russe n’a été officiellement autorisé à sortir de façon définitive du pays, sauf vente officielle dûment cautionnée par le pouvoir en place. Le trafic d’ivoire fossile s’est encore intensifié depuis la protection des éléphants actuels, et il est somme toute assez logique que, dans un premier temps, Bernard et son équipe aient été soupçonnés indûment d’avoir des intentions délictueuses... En effet, dans l’optique de son programme, il n’a eu de cesse d’acheter aux autochtones une quantité impressionnante de défenses (voir plus loin) : voyageant en hélicoptère avec ses collaborateurs, j’ai pu constater que ceux-ci avaient l’opportunité de récupérer auprès des Dolgans, en l’espace d’une seule journée, sur divers points de la toundra, plusieurs pièces de « toute beauté ».
D’autre part, Bernard a commencé à développer son projet alors que la politique de recherche qu’allait privilégier ensuite Vladimir Poutine commençait à se mettre en place : tournée vers les collaborations avec l’étranger, caractérisée par une volonté de réforme forte des structures de l’Académie des Sciences, elle allait susciter des controverses récurrentes et contribuer à une crise d’identité interne de l’Académie post-soviétique [7]. Inutile de souligner que ce n’était pas, dans la vie de cette institution, un moment des plus idéals pour favoriser l’accueil d’une proposition de coopération internationale émanant d’une instance privée...
Outre l’intérêt scientifique intrinsèque des trouvailles de Mammuthus, la valorisation des compétences paléontologiques russes au sein du programme et l’apport de financement effectué ont fini par emporter l’adhésion des scientifiques russes, après celle de politiques. L’implication massive au sein de Mammuthus à partir de 2000 de Mikhaïl, l’un des « grands- maîtres » de la Paléontologie des Vertébrés de Russie, entérine cette évolution.
« Amateurs » et/ou « professionnels » ?
Jusqu’au début du 20ème siècle, en France et ailleurs, les « autodidactes » ont contribué de manière conséquente aux percées importantes d’une discipline en voie d’institutionnalisation : la Paléontologie. Aujourd’hui, ils ne jouent plus qu’un rôle négligeable au sein de la recherche française en ce domaine (fédérant moins de 200 chercheurs employés par l’état), au contraire de ce qui se passe en Archéologie. L’accueil ménagé en France à Bernard, et dans une moindre mesure à Jon, son collaborateur, doit être envisagé en fonction de ce contexte, étant bien entendu qu’en Histoire Naturelle « expert » et « professionnel » ne sauraient être des termes exactement synonymes : comme l’a rappelé à maintes reprises Stephen Jay Gould, l’expertise en Zoologie ou en Paléontologie passe beaucoup par une connaissance développée du terrain et de la diversité des formes et caractéristiques des diverses espèces animales.
Bernard a étudié la Médecine et la Philosophie ; quant à Jon, des contraintes économiques ne lui ont pas permis de fréquenter l’université hollandaise. Il est devenu fonctionnaire des douanes de son pays, spécialisé dans le contrôle de l’importation frauduleuse en Hollande de vertébrés, qu’ils soient fossiles ou actuels. C’est cette dimension de son travail qui lui a valu d’abord un statut officialisé d’expert, auquel s’est ajouté un peu plus tard une reconnaissance effective de la part du milieu des paléontologues néerlandais spécialistes de la grande faune du Quaternaire : son œil exercé, nourri des connaissances encyclopédiques qu’il a acquis en Morphologie, lui permet de faire des merveilles lors des fouilles de grande ampleur, et dans l’identification de fragments osseux d’interprétation difficile. Il a publié abondamment avec des professionnels de renom sur les mammouths (dont il est un des plus importants collectionneurs privés au monde), sur les cervidés fossiles, les félins à dents en sabre etc. A cet égard, le déficit de dotations, en postes et financements, qui touche la Paléontologie des Pays-Bas actuels, tout comme en France, a suscité, à l’inverse de ce qui se passe dans ce dernier pays, une intégration relative des « amateurs éclairés » dans les équipes de recherche. Les compétences qui lui ont permis de s’illustrer dans divers champs de l’Histoire Naturelle ont valu à Jon d’être anobli par la reine des Pays-Bas.
Malgré la reconnaissance obtenue ailleurs par Jon, et les trouvailles scientifiques majeures générées par Mammuthus, force est de constater encore aujourd’hui que Jon et Bernard ont été quelque peu boudés par les spécialistes français des proboscidiens fossiles, en dépit du soutien d’Yves... Un consensus semblait s’esquisser dans le milieu autour de l’idée qu’un douanier et un explorateur polaire auraient de grandes difficultés à produire des résultats de recherche intéressants à partir des matériaux exhumés... cela n’a pas été le cas, comme nous le verrons ultérieurement, en partie grâce au soutien effectif de chercheurs américains et russes illustres. Qui plus est, de façon cohérente, Mammuthus, en accord avec le point de vue russe, accordait pendant longtemps plus de crédit à la thèse qui veut que le mammouth soit apparenté à l’éléphant indien, qu’à la thèse de l’ « apparentement africain », précisément défendue par l’école française de systématique moléculaire...
En tout cas, Bernard pour sa part, ne revendique nullement l’étiquette de « scientifique ».
« Cela n’est pas parce que j’ai une culture scientifique que je me prends pour un scientifique !.. [...] Au sein de Mammuthus, je me place clairement dans l’équipe des techniciens, en termes d’expertise [...] Je ne suis pas un spécialiste ; ça a plein d’avantages pour coordonner l’ensemble, et en plus, on ne t’en veut pas si tu dis des bêtises... (sourire) »
Ce qui est clair, c’est que le tandem que forment Bernard et Jon rappelle par son efficacité et sa compétence technique deux autres grands « amateurs », qui se sont imposés dans le champ d’étude de l’évolution humaine par des découvertes de fossiles de premier plan : Richard Leakey et son collaborateur kenyan Kamoya Kimeu. Il suffit de lire l’ « autobiographie paléontologique » de Leakey junior, One Life (1984), pour s’en convaincre. Le parcours de tels chercheurs les rend tout naturellement sensibles aux apports potentiels des ethnosavoirs locaux sur les fossiles.
Les Dolgans et leurs ethnosavoirs
Les Dolgans forment l’une des nombreuses ethnies du Taymir : de l’avis des spécialistes des « petits peuples » du Grand Nord, cette péninsule est la région arctique dotée de la plus grande diversité ethnique. Néanmoins, près de 6000 personnes, sur la dizaine de milliers d’habitants que compte le Taymir, sont dolganes. Et environ 300 d’entre elles parcourent à nouveau la presqu’île toute l’année, faisant transhumer leurs rennes en quête de pâturages, renouant ainsi avec le mode de vie nomade de leurs ancêtres. Les petits groupes familiaux et/ou d’affinité (au nombre d’une cinquantaine), baptisés « brigades » par les Russes, se déplacent dans la toundra avec et au moyen de leurs animaux ; les maisons traditionnelles, les baloks, recouvertes de peaux de rennes et chauffées au poëlle à bois, sont tirées sur des traîneaux.
Le retour à ce mode de vie ancien après la perestroïka (jusque là, les Dolgans, tout comme les Russes, allaient à la rencontre de leurs troupeaux, les rennes domestiques étant devenus des animaux d’élevage « classiques », en scooter des neiges) n’est pas seulement lié à la résurgence d’une identité longtemps persécutée par le pouvoir soviétique. Il est aussi une conséquence de l’effondrement économique de l’ex-URSS (le fuel et sa pénurie, entre autres) [8].
Les Dolgans, malgré leur langue de type altaïque, peuvent être caractérisés comme une « néo-ethnie » ayant émergé de la coexistence dans la région à partir du 17ème siècle de deux ethnies sibériennes autochtones, les Evenkes (Toungouses) et les Iakoutes, et des colons agricoles russes. Une fusion culturelle s’est opérée qui a conduit au plus tard au 19ème siècle à la constitution de l’ethnie dolgane, étiquetée alors sous ce nom avec ses traits distinctifs [9].
La population dolgane est donc dès l’origine indissociablement « chamaniste » et chrétienne orthodoxe. La dimension chamanique de leur culture est revendiquée aujourd’hui comme centrale par les porte-paroles des Dolgans et les défenseurs russes de ceux-ci, ce qui renvoie à un passé douloureux : celui des persécutions bolcheviques à l’encontre des chamanes-guérisseurs. Ainsi que j’ai pu le constater, nombreuses sont les tentatives actuelles de reconstitution des danses, de restitution des symboles et de la cosmogonie anciennes par les artistes dolgans, sans qu’on puisse exclure qu’il s’agisse d’une illustration supplémentaire du processus qu’Hobsbawm désigne sous le terme d’ « invention de la tradition » (d’autant plus que la fascination conçue par certains courants « New Age » russes pour le « chamanisme » est réelle). Parallèlement, les Dolgans ne sont pas insensibles au prosélytisme d’un groupement protestant d’origine américaine (la Bible Society in Russia — BSR), au grand dam de l’Orthodoxie traditionnelle.
Quoi qu’il en soit, les croyances spécifiquement dolganes relatives au mammouth sont peu fournies : rien de commun avec celles de leurs voisins toungouses et iakoutes, qui rendaient compte naguère des dépouilles congelées trouvées dans le permafrost en les interprétant comme celles d’un rongeur gigantesque, foreur de galeries souterraines et ne supportant pas de voir la lumière du jour [10] ! Tout au plus l’on peut noter que le mammouth est conçu par les Dolgans comme en lien avec les esprits chtoniens ou peut-être comme l’un d’entre eux. C’est pourquoi l’on tend dans ce contexte à manifester un respect mêlé de crainte à son égard. Des membres de l’équipe Mammuthus, présents à Khatanga dans les heures qui suivirent l’arrivée du bloc contenant Jarkov sur le tarmac de l’aéroport, le 17 octobre 1999, ont pu constater que des Dolgans jetaient des pièces de monnaie en offrande au mammouth. Et l’on a même sacrifié un renne blanc à cette occasion...
Mais l’essentiel réside avant tout dans le statut de nomades permanents des Dolgans des « brigades », qui en fait les meilleurs connaisseurs de la toundra du Taymir dans son ensemble. Qui plus est, pour les Dolgans, localiser les restes congelés des mammouths constitue une source de revenus potentiels, au moins en ce qui concerne les défenses éventuelles. C’est plus vrai que jamais ces dernières années, où le commerce sibérien de l’ivoire fossile avec l’extrême-orient et le monde entier s’est encore accru considérablement. Beaucoup de familles gardent pour elles la connaissance d’un emplacement de site à mammouth, réserve financière virtuelle. La sympathie et l’intérêt qu’a manifesté Bernard pour la culture dolgane, le fait notable qu’il paye les fossiles un bon prix (les Dolgans bénéficient a minima de la manne économique générée par l’ivoire de Sibérie), lui a permis très rapidement de mettre en place un réseau d’informateurs sans équivalent, s’étendant sur tout le Taymir.
Cette approche originale d’ « Ethnopaléontologie » est l’un des points forts du programme Mammuthus. Lors d’un colloque ayant lieu à Khatanga entre chercheurs russes et occidentaux en août 2001, Bernard en résume déjà bien les caractéristiques et l’intérêt :
« Je veux insister sur un point : pour trouver les bons restes et les bons sites, il faut s’appuyer sur les Dolgans, les meilleurs connaisseurs de la région. Le but n’est pas de les transformer en spécialistes, mais de les intéresser à la question du mammouth [...] Il n’y a pas que la taphonomie [l’étude des processus de fossilisation] ; il y a aussi les gens, tous les gens du crû. Beaucoup sont équipés du GPS, et l’on ne se rend alors sur les sites à mammouths qu’ils nous indiquent qu’une fois qu’ils nous les ont localisé précisément au GPS. C’est une nouvelle approche, très féconde. »
Et en effet, les recoupements systématiques des données fournies par les informateurs locaux (brigades dolganes) donnent des résultats sans précédents, au moins sur le plan quantitatif : dans la « cave aux mammouth » de Khatanga, aux parois de permafrost (une ancienne cave de stockage à poissons !), l’on dénombrait en 2001 sans compter les divers restes osseux, 140 défenses environ ; en 2005, à peu près 250 — une collection scientifique unique.
Qui / Quoi a tué le mammouth ?
Bernard a donc rassemblé des naturalistes et des biologistes moléculaires de nationalités diverses autour de ses trois mammouths en exceptionnel état de conservation (accessoirement aussi, des spécialistes de radiodatation et de glaciologie). Yves et Jon l’ont aidé à les trier sur le volet (plusieurs centaines de demandes sont parvenues à Mammuthus).
Le chapeau thématique retenu pour désigner toutes ces investigations, de haut niveau mais hétérogènes, est « Who and what killed the mammoth ? ». Cet intitulé vague est parfois légèrement raillé par les acteurs scientifiques du programme. Mais il est aussi révélateur du caractère profondément original du projet de Bernard, ils en ont bien conscience. L’un des membres de Mammuthus me confie à ce propos :
« ...dans la recherche actuelle de type classique, il y un but commun explicitement posé, et tous essaient de se conformer assez artificiellement dans le processus de recherche à cet objectif commun posé a priori, assez artificiel. Ce qui est dingue ici, c’est que ça n’est pas du tout cela : c’est ouvert à beaucoup d’approches tant qu’elles sont de qualité ; et c’est en cours de route que les gens doivent se coordonner pour dégager un but collectif... »
Et Bernard de me confirmer par ailleurs, parlant de son programme qu’il « est fort peu structuré ; autour de fossiles fascinants, les meilleurs spécialistes, parfois divergents ».
Bernard découvre à quel point les « savants se mangent entre eux » comme le disait plaisamment Goethe : « ils sont obsédés par la concurrence du collègue, veulent protéger leur espace vis-à-vis de lui [...] ils veulent du coup gagner du temps, publier trop vite ». Il lui apparaît clairement qu’il faut au contraire penser le développement de Mammuthus sur des temps longs, encourager les associations à bénéfices mutuels entre concurrents potentiels, favorisant la patience et la vision de long terme. Son extra-territorialité vis-à-vis de ces experts (cf. supra) tend à le favoriser dans son rôle de coordinateur.
Un clivage existe entre deux types d’acteurs fondamentaux : les paléontologues et les morphologistes-anatomistes d’une part, les tenants de la Biologie Moléculaire d’autre part. Mammuthus autorise pour la première fois l’étude histologique fine d’un mammifère fossile (les poils et ce qu’ils nous révèlent sur la biologie de l’animal, son environnement, bientôt les muscles...), de son ADN et de celui d’êtres qui lui sont reliés écologiquement. Mais cette innovation marquée à un coût : une certaine dépendance des paléozoologues classiques vis-à-vis de domaines d’expertise qu’ils ne maîtrisent pas complètement, et qui ressortissent à une biologie « fondamentale » imposant sa suprématie à la Biologie des Organismes depuis près de 40 ans.
Charles, un anatomiste américain, est sans doute celui des paléontologues dont le champ d’intervention, très « intégrateur » par définition, demeure le plus autonome par rapport à une emprise possible des molécularistes. « Charles a inventé son approche, qui peut documenter plein d’aspects du mode de vie du mammouth ; il est “tranquille“ », remarque Bernard. Charles a conçu une technique de forages multiples dans une même défense, qui lui permet de se concentrer sur les stries de croissance de l’animal (cf. illustration 6 et 7). Celles-ci, croisées avec des données sur les isotopes radioactifs de l’ivoire, autorisent des conclusions sur la longévité des individus, leurs rythmes et modes de nutrition saisonniers, et même leur éthologie : plusieurs niveaux d’analyse articulés en une seule approche méthodologique.
A l’inverse, Don est dans une dépendance cognitive forte vis-à-vis des paléogénéticiens, encore accrue par le fait que son collaborateur sur l’ADN fossile de mammouth, Jimmy, est parvenu récemment (cf. encadré) à analyser 13 millions de paires de bases d’éléphant fossile, à ce jour un chiffre record. Par ailleurs, Don développe avec un biochimiste un modèle « microbien » de l’extinction du mammouth (cf. infra) qui ne lui laisse là encore que peu d’autonomie technique. Dans ces deux collaborations-là, ce n’est pas la Paléontologie qui pèse le plus lourd dans le processus.
De même, au sein du programme Mammuthus, doivent s’articuler en une coopération relative d’éternels opposants théoriques concernant l’extinction de la mégafaune quaternaire : les tenants de l’opposition facteurs anthropiques / environnement, une variante du thema holtonien (couples d’opposés cognitivement structurants) nature / culture. Traditionnellement, les chercheurs américains ont plutôt plus d’intérêt pour l’idée que c’est l’homme préhistorique et son armement amélioré qui a provoqué l’extinction des grands mammifères, du Pleistocène notamment (sans doute est-ce en lien culturel avec la tradition scientifique américaine en Biologie de la Conservation, qui fut pionnière). Tandis que les européens se défient de cette conception — surtout initiée par Paul Martin — pour lui préférer des explications environnementales en relation avec l’évolution écologique des biotopes. Comme dans le cas de tous les themata, cet antagonisme théorique est à relativiser : les conditions de disparition ont varié selon les localisations et les périodes du Quaternaire considérées. Si bien que les conflits de théorie sont largement estompés à travers les échanges qu’ont les acteurs concernés de Mammuthus entre eux. Seul Don propose une « 3ème voie » , l’extinction favorisée par épidémies, qui place ses espoirs de validation éventuelle dans le fait que des traces de germes ont pu être conservées par le permafrost (et il est vrai que la glace conservatrice a permis d’étudier la génétique du virus de la « grippe espagnole »...) [11].
En tout cas, tous les membres scientifiques du programme sont d’accord sur un point concernant le paléo-environnement : les contenus digestifs étudiés et les poils confirment bien que le mammouth était un animal de steppe !
Perspectives
Il apparaît clairement qu’au sein de Mammuthus, les stratégies de recherche ne se dégagent que graduellement, de façon « émergente », diagnostiquées de manière ad hoc au sein du collectif de « cognition distribuée » [12] en fonction des disponibilités et apports d’expertises, des ressources techniques, conceptuelles, sociales voire financières. Parler ici d’une planification centralisée stricte serait en grande partie illusoire. « Il n’y a pas d’impulsion générale forte, structurée » (Bernard). Le mammouth constitue ici un « objet-frontière » (Star & Griesemer, 1989), à la fois matériel et symbolique, permettant la coordination de différentes « communautés de pratiques » aux intérêts cognitifs/sociaux distincts [13].
Les finalités minimales que s’assigne à l’heure actuelle Bernard pour la suite du programme sont d’une part, multiplier les lieux d’exhumation dans la même région et obtenir un étagement temporel affiné des fossiles exhumés sur 30 000 ans afin de caractériser plus finement la co-évolution du mammouth sibérien et de son environnement ; d’autre part, comprendre mieux la physico-chimie in situ de la conservation du mammouth par le permafrost.