Introduction : chronique d’une intervention annoncée
« Pour faire avancer notre discipline nous devons accorder dans un esprit comparatif une pleine attention aux entreprises en cours, tout juste accomplies, ou pas tout à fait respectables, de même qu’à celles qui passent inaperçues ou qui s’opposent ouvertement à notre société. »
(Hugues, 1996 : 140)
S’exprimer publiquement, en tant que sociologues, sur la prolifération des « Nimby » [1] n’est pas chose aisée. Ce n’est pas tant le phénomène comme objet d’analyse qui pose problème (comme en témoigne l’abondante littérature disponible sur le thème [2]) mais plutôt l’objet de discours qu’il constitue, dès lors que, sortis de leur laboratoire pour gagner des tribunes publiques, les chercheurs s’adressent en direct et se frottent in vivo aux publics concernés par la question traitée. Cette situation, bien qu’éloignée de la communication académique ordinaire (cours, séminaires, conférences entre pairs, articles, etc.), a pour vertu d’obliger à un effort de clarification de nature à éprouver l’implicite des raisonnements sociologiques énoncés dans le vase clos de la communauté scientifique. Nous en avons il y a quelque temps fait l’expérience, amenés à intervenir en tant qu’universitaires lors d’un colloque organisé par le Mouvement National de Lutte pour l’Environnement Drôme-Ardèche (MNLE 26-07) sur le thème « Nimby, front du refus ou citoyens “experts” ? » [3], au centre de l’Epervière à Valence.
Les circonstances qui nous ont conduits à intervenir dans ce colloque ainsi que les rapports que nous entretenons avec l’objet méritent en premier lieu d’être éclaircis. Sans être des spécialistes du sujet, nous avons l’un et l’autre mené ou participé à différentes enquêtes sur le thème de l’engagement public en général et des contestations locales en matière sociale ou environnementale en particulier [4]. Cette curiosité mutuelle pour l’objet s’est trouvée mobilisée dans une réflexion commune à l’occasion d’une sollicitation d’André Micoud, obligé de décliner la proposition d’intervention qui lui était adressée par les organisateurs de ce colloque compte tenu d’un agenda surchargé. Nous avons à sa demande accepté d’assurer l’intérim, y voyant l’opportunité de bénéficier d’une procédure expérimentale de « contrôle auprès des membres » (Cefaï, 2003 : 320). Il s’agissait dans notre esprit de tester non pas notre interprétation de données de terrain (puisque nous n’avions pas enquêté sur les dossiers locaux qui seraient discutés) mais la fiabilité et l’opérativité de certaines ressources théoriques actuelles sur le thème des Nimby, afin d’affiner notre réflexion encore naissante sur les rapports entre attachement local et processus de politisation [5].
Cette journée de conférences et de débats, suivie par une cinquantaine de personnes, rassemblait, conformément à la logique d’invitation des organisateurs, un auditoire hétérogène : acteurs associatifs, élus, représentants d’administrations et de services techniques de l’Etat ou de collectivités, professionnels de l’aménagement et du consulting, journalistes, chercheurs. Nous avions pour notre part été sollicités en tant qu’universitaires pour une présentation généraliste sur le thème « Causes du refus et évolution des mentalités », visant (dans ce que nous avons très vite identifié comme une recherche d’extériorité pacificatrice) à dépassionner le débat, rapprocher les contraires pour alimenter une réflexion constructive. La commande, qui nous avait été passée au téléphone en amont par la présidente du MNLE 26-07, nous avait déjà semblé très marquée par l’horizon de conversion des « fronts du refus » en « citoyens-experts » que les organisateurs du colloque cherchaient à promouvoir. Celle-ci fut tout d’abord un peu surprise d’avoir à faire à de jeunes chercheurs, et cacha ensuite mal son étonnement lorsque, pour lui expliquer notre manière de faire de la recherche de terrain, nous reprîmes à notre compte les mots d’ordre des sociologies pragmatiques contemporaines : « suivre les acteurs » et « rendre compte de leurs compétences » [6] dans leurs activités pratiques et réflexives de définition et de problématisation des situations qu’ils rencontrent. Elle exprima même des inquiétudes sur le caractère peu objectif des propos auxquels peut conduire cette perspective de recherche, compte tenu du manque de distanciation que peut nourrir une proximité des chercheurs avec leur terrain. Inquiétudes d’autant plus vives qu’elle nous indiqua que la présence du préfet était attendue pour inaugurer la journée, qui ne devait en aucun cas servir à « remettre le feu aux poudres » mais plutôt permettre, selon l’expression consacrée, « d’asseoir les acteurs autour de la table ».
Nous évoquerons ici dans un premier temps comment les attentes des organisateurs vis-à-vis de l’analyse sociologique nous ont amené à réfléchir sur la posture que nous souhaitions tenir et rappellerons brièvement les arguments que nous avons développés lors de ce colloque. Nous tâcherons ensuite de rendre compte des réactions publiques à notre propos pour les convertir en “matière à penser” sociologique. Enfin, nous essayerons d’expliciter en quoi cette expérience nous incite à poursuivre nos réflexions sur les limites et paradoxes des processus de politisation associés au phénomène « Nimby », avant de conclure sur nos interrogations relatives à l’articulation de l’enquête sociale et de la recherche sociologique.
Des « fronts du refus » aux « citoyens-experts », entre dynamiques de contestation et trajectoires d’apprentissage
Le premier contact décrit précédemment avec les organisateurs de la journée de débats nous laissa perplexes. Il nous obligea pour le moins à nous interroger sur le rôle que nous souhaitions tenir lors de notre intervention, compte tenu de l’écart entre notre posture intellectuelle et théorique et les attentes associées à l’étiquette de sociologue par notre interlocutrice. En effet, l’objectivation sociologique recherchée dans la sollicitation qui nous était adressée nous semblait s’inscrire dans une conception “classique” de la sociologie où la production de connaissance sur l’objet ne peut procéder que d’une rupture épistémologique avec le sens commun porté par les acteurs sociaux. Le sociologue, pensé comme observateur extérieur « au-dessus de la mêlée » (Bourdieu, 1992) serait alors en mesure d’apporter une hauteur de vue permettant aux acteurs (en l’occurrence les riverains) de se détacher d’une vision étroite et crispée liée à leurs positions sociales. Nous inscrivant dans une démarche alternative inspirée (nous l’avons mentionné) des sociologies contemporaines dites « pragmatiques » (Dosse, 1995), nous concevions pour notre part notre travail sociologique comme indissociable d’une attention fine accordée aux énoncés, arguments et démonstrations des acteurs. La finalité d’une telle démarche serait alors de mieux comprendre la logique interne des discours et la façon dont elle met en lumière une compétence partagée à ajuster les conventions qui régissent la vie en société aux situations effectivement vécues, agies et réfléchies (Boltanski, 1990a) afin de l’intégrer à la définition même des problèmes discutés. Comment dès lors répondre à la commande qui nous était adressée sans renier notre posture d’analyse, ni entrer dans des débats épistémologiques sur les conditions de production de la connaissance sociologique qui nous semblaient clairement hors de propos dans le cadre d’un colloque associatif ?
Pour en savoir un peu plus sur les organisateurs et leurs attentes vis-à-vis de la science (sociale en particulier) et du politique, nous nous sommes adressés à celui par qui la proposition d’intervention nous était parvenue. Lors d’une brève discussion autour d’un café, André Micoud, l’air enjoué et l’œil rieur en regardant les “petits” s’interroger sur le sens de leur activité et les éventuels usages sociaux de leurs énoncés sociologiques, nous donna quelques indications sur l’orientation militante du MNLE (« mouvement d’éducation populaire crypto-pc, constitué à l’origine au moins en partie pour couper les électeurs sous le pied des écologistes entrés en politique »). Il nous gratifia également de quelques conseils pour construire notre communication : « dans ce genre de messe, les organisateurs comme les auditeurs attendent de la parole experte, mais les organisateurs comme les auditeurs sont ravis lorsqu’on leur raconte et qu’on les fait participer à des histoires de recherche ». Un peu rassurés par cette dédramatisation des enjeux de notre intervention, mais encore sceptiques sur le contenu que nous pourrions donner à celle-ci, nous sommes convenus de soumettre une ébauche de texte à Jacques Ion, certains de trouver en lui une écoute attentive et rassurante mais également du fait de son expérience et de sa connaissance du thème dont il nous revenait de parler. Ayant entendu nos doutes (« comment rendre compte dans une visée compréhensive des dynamiques de contestations riveraines sans être suspectés de parti pris militant ? »), il nous encouragea à défendre notre perspective et à ne pas renoncer à faire la sociologie de la critique (Boltanski, 1990b) portée par les mouvements de riverains. Surtout, nous dit-il en substance, si le travail conduit à réviser les formes de la critique sociologique et à mieux formuler les processus de politisation en train de s’accomplir dans les contestations locales. Néanmoins, il nous invita également à « ne pas tirer trop fort vers l’abstraction théorique » et « à donner des exemples pour faire parler le matériau et ne pas ennuyer l’auditoire ». Enfin, il nous conseilla de considérer cet exercice de formation à la recherche de « plein air » (Berry, Callon, Lascoumes, Paillotin, 2003) comme le moyen d’éprouver, pour en prendre la mesure et tenter de le réduire, l’écart entre les attendus de l’expertise sociale et les possibilités de la recherche sociologique.
Forts des conseils éclairés dispensés par nos “mentors” [7] et le temps de préparation à notre disposition se réduisant de plus en plus, nous nous sommes mis au travail et avons bouclé une intervention visant à montrer comment, à rebours de la disqualification courante de ce phénomène, la prolifération des mouvements « Nimby » questionne les modes d’accès à la construction délibérative de biens communs et les formes de participation à la vie publique. Adoptant une posture pédagogique conforme aux attentes des organisateurs, nous avons néanmoins pris le parti de ne pas renoncer à notre ambition théorique en mettant en avant notre complémentarité (sociologie des sciences et des techniques d’un côté, sociologie de l’engagement public et des mouvements sociaux de l’autre) pour faire valoir auprès de cet auditoire une analyse visant à une meilleure compréhension de l’objet social complexe que constituent les « Nimby ».
Mais, pour à la fois amorcer le compte-rendu de cette journée et illustrer une dernière fois nos tâtonnements épistémologiques pré-intervention, nous voudrions évoquer une interaction avec une journaliste qui s’est empressée, à la pause matinale, de nous solliciter « en tant que sociologues » pour réaliser une courte interview. Un peu surpris devant cette approche pour nous inhabituelle, nous nous sommes toutefois prêtés au jeu sans trop sourciller. La première et la dernière de ses questions nous restent encore aujourd’hui en tête : « En quoi les Nimby sont-ils intéressants pour des sociologues ? » et « Pensez-vous que l’on puisse dire que la présence conjointe des Nimby et des autorités à cette journée signifie que les problèmes sont résolus ? ». Les deux questions de cette journaliste illustrent assez clairement le rôle d’autorité scientifique qui nous était attribué lors de cette manifestation d’une “communauté débattante”. D’un côté la question de l’intérêt des Nimby pour les sociologues vient constituer le phénomène social en objet d’étude, venant rappeler la position de surplomb du sociologue, observateur objectif à même de considérer les « faits sociaux comme des choses » (Durkheim, 1993). De l’autre côté la question de la résolution des problèmes vient faire retour sur les attentes de l’organisatrice sur les vertus pacificatrices d’un débat encadré par l’objectivation sociologique. Mais nous venions à peine de prendre congé de notre interlocutrice et de commencer à discuter entre nous (devant le traditionnel croissant/café/jus d’orange) du sens que cette journaliste conférait à la journée que l’on nous invitait à gagner l’estrade pour présenter notre communication.
Prenant la parole pour proposer un cadre d’analyse théorique et une réflexion sur les termes du débat, nous avons rappelé dans un premier temps que le terme « Nimby » nous vient des Etats-Unis et désigne des mobilisations de riverains opposés à des projets d’aménagement. Aujourd’hui en plein essor, ces mobilisations posent problème aux décideurs en charge de ces dossiers. Véritables grains de sable dans la mise en œuvre de projets censés profiter au plus grand nombre, leur multiplication constituerait selon eux un obstacle à l’action publique, et plus encore un danger pour la politique pensée comme une expression de l’intérêt général. Ces mouvements « contre », de refus, ne se préoccuperaient pas de l’intérêt général, mais uniquement des bouts de jardins des individus mobilisés. Un des indices de la mauvaise image de ces mobilisations affleure dans le traitement médiatique de celles-ci, où (c’est un euphémisme) les « Nimby » n’ont pas bonne presse [8]. L’appellation elle-même, qui qualifie les riverains par leur étroitesse de vue, vaut donc stigmatisation. En tant que défenseur d’intérêts privés et particuliers, au nom d’une logique individualiste, le « Nimby » apparaît comme une catégorie naturelle du discours médiatico-institutionel signalant un défaut de citoyenneté, un déni du politique, entendu comme action ayant pour visée le bien commun. Comme l’indique Jean-Marc Dziedzicki (2003 : 44) le terme même « traduit une disqualification de ces oppositions, appréhendées par les autorités comme des réactions égoïstes de la part de populations dont la motivation relèverait de la défense de leur bout de jardin. Cette expression a dès l’origine enfermé les mouvements d’opposants dans une position illégitime ».
Rappelant que la qualification des mouvements de riverains comme « Nimby » constitue un jugement de valeur qui opère une disqualification de la mobilisation, nous avons tenté de montrer que l’usage généralisé de la catégorie et la labellisation systématique des contestations de proximité comme « Nimby » sont analytiquement réducteurs et politiquement simplificateurs, voire destructeurs (Crozier, 1995). Défendant en cela un changement de regard sur l’objet, nous avons tenté de faire partager une réflexion sur cet étiquetage négatif. La stigmatisation qui frappe les « Nimby » doit en effet être pensée, avons-nous défendu, comme un processus social qui, s’il a sa logique propre, opère dans le même temps une clôture de la compréhension notamment parce qu’il occulte des formes plus élaborées de contestation locale comme les « Banana » (Build Absolutely Nothing Anywhere Near Anyone), ou les « Niaby » (Not In Anyone Backyard) (Zwetkoff, 1997). Aussi, plutôt que de considérer que les Nimby ne devraient pas exister, ou de chercher à les débusquer et réfléchir sur la manière de les éradiquer, nous avons pris le parti d’essayer de saisir les enjeux inhérents à l’existence et au développement des contestations de proximité. L’opprobre porté sur le phénomène n’est en effet pas sans lien avec les conventions sociales qui régissent les disputes publiques (Boltanski et Thévenot, 1991) dans la mesure où la logique de la montée en généralité des causes, afin de les faire valoir publiquement, s’accommode mal d’une mobilisation au nom d’un attachement local (Doidy, 2002). Les voies traditionnelles de politisation des causes publiques posent l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers, et la mauvaise image des « Nimby » doit être appréciée à travers cette grille de lecture, qui ne peut que renvoyer ces mobilisations à un en deçà politique, caractérisé par le déni de l’intérêt collectif.
Le retournement de perspective que nous opérions au travers de notre propos avait pour but (quelque peu professoral) d’ouvrir un espace de réflexion sur les logiques à l’œuvre dans ces mobilisations en dépassant les a priori négatifs qui les entourent et freinent l’exercice de compréhension. Aussi avons-nous souhaité, dans un deuxième temps, souligner la complication de la définition contemporaine de l’intérêt général que donnent à voir ces mouvements de riverains. Notre propos consistait à mettre en évidence les limites d’une conception substantialiste (Fourniau, 1996 et 2000) de l’intérêt général qui méconnaît la dimension processuelle et négociée de la construction de celui-ci, et qui conduit à mobiliser le label « Nimby » pour réduire les contestations locales à des revendications visant la défense d’intérêts privés et particuliers. Sans nier que cela puisse parfois être le cas ni dénier tout bien fondé à ce genre de réaction au phénomène, nous avons plutôt proposé de mettre en lumière combien les mouvements de riverains savent souvent aussi monter en généralité (Trom, 1999 ; Lolive, 1997) et donner lieu à une mise en concurrence d’intérêts généraux ou d’utilités publiques. Il s’agissait alors de pointer le problème de la reconnaissance et de la conciliation de différentes formes d’intérêts publics plus ou moins institutionnalisées. Ainsi, à rebours de l’idée que la construction de l’intérêt général est nécessairement compromise par l’émergence et la prolifération de ces mouvements, nous avons cherché à montrer que ces mouvements permettaient de s’interroger sur la prédéfinition du consensus autour de la chose publique. Un militant associatif, intervenu dans l’un des débats précédant notre intervention, nous devança d’ailleurs sur ce point en défendant une perspective (caractéristique du « Niaby ») de solidarité élargie à une contestation politique de la nécessité technique :
« J’ai été pendant longtemps contre le Nimby, croyant être un citoyen responsable. Mais lorsque les élus locaux et départementaux ont cru devoir installer à un endroit extrêmement mal choisi un site aussi nuisant qu’un dépôt de cadavres d’animaux en plein milieu de la plaine romanaise, j’ai mené un combat très difficile pendant presque deux ans pour finalement le stopper, très content du soutien des citoyens du Nimby. Et j’ai moi-même beaucoup évolué, et je crois que ce n’est plus dans mon jardin que je ne veux plus des choses, mais mon jardin étant partout, il y a des projets qu’il ne faut pas faire. Je crois que c’est assez clair. »
En contrepoint, nous avons également évoqué les réformes actuelles relatives à la participation publique au processus de décision qui vont dans le sens d’une réduction de la distance entre les visions « expertes » et « profanes ». Les lectures sociologiques des évolutions institutionnelles associées au processus de modernisation de l’action publique donnent en effet à voir toute la difficulté de la définition contemporaine du « public ». En vis-à-vis de la conception d’un public indifférencié, ignorant, voire irrationnel justifiant « l’instruction publique » (Callon, 1998) se développe celle d’un public composite, pluriel, dépositaire de savoirs, de connaissances et de compétences spécifiques liées à son expérience et à ses habiletés qui le rend à même d’accomplir des « expertises profanes » (Doidy, 2003a et 2003b). Précisément, le modèle dit du « débat public » fait appel à ce public doté de qualités. Mettant en cause la vision linéaire du processus de décision pour dépasser le simple flux d’information descendant et à sens unique, ce modèle cherche à engager activement ceux qui reçoivent l’information (Fourniau, 2000). La consultation est alors pensée comme une information à double sens, permettant de recueillir suggestions et critiques et d’évaluer les réactions aux projets. Pour autant, in situ, la consultation reste souvent comprise par les riverains comme une version surtout symbolique de la concertation, ne donnant que peu d’influence aux publics, refusant la redistribution d’une partie du pouvoir de décision au profit d’acteurs émergents. Ce passage de la consultation à la concertation reste donc assez problématique dans la pratique, même si sur le plan théorique les modèles d’ « apprentissage collectif croisé » récemment développés par les auteurs en pointe sur ces questions (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001) permettent d’entrevoir la co-construction d’une décision qui, sans déposséder les pouvoirs publics, accorde aux groupes concernés des droits et des soutiens pour l’organisation de débats et la production de connaissances.
Nous avons enfin souhaité, pour conclure notre propos, faire partager aux acteurs présents nos interrogations sur les limites du débat public considéré comme une forme de technologie démocratique. La participation au débat public suppose en effet une certaine maîtrise de compétences rhétoriques et théoriques (Blatrix, 2002). L’idéal délibératif requiert, pour les participants, non seulement une équité dans la prise de parole, mais aussi la capacité à recourir à des arguments persuasifs, c’est-à-dire susceptibles d’être pris en compte dans la décision finale (Blondiaux, 2002). Or, ces riverains qui se “réfugient” dans le « Nimby » ont plus que conscience que s’ils participent à la délibération, la probabilité qu’ils puissent s’y faire entendre serait faible. Ce que manifestent ces exclus, contraints ou volontaires du débat public, y compris par le recours au « front du refus », peut être dès lors considéré comme une forme de braconnage des procédures institutionnelles pourtant censées leur être ouvertes afin de se faire entendre avec les ressources et les pratiques dont ils disposent. La disqualification de ces « Nimby » qui refusent la discussion ne témoignerait t’elle pas en ce sens de la difficulté des acteurs de la sphère politique à concevoir l’action politique en dehors d’eux et selon les modalités qui leur sont connues ?
Des publics qui réagissent pour redire ce qui fait problème
Notre intervention, comme celle des autres intervenants, a été suivie d’un temps pour les réactions de l’auditoire. Les retours sur notre propos ont surtout consisté en l’expression de commentaires n’appelant pas de réponse directe de notre part. Par ailleurs, la longueur des interventions couplée aux impératifs horaires de l’organisation de la journée ne nous ont pas permis de rebondir sur les interpellations qui nous étaient adressées. Revenir aujourd’hui sur ces réactions revêt en conséquence un double enjeu. Premièrement, il s’agit de réfléchir avec un temps de recul sur les attentes auxquelles nous avons (ou non) répondu et celles que nous avons (ou non) suscitées. Deuxièmement, il s’agit de prendre la mesure des enjeux cognitifs (désaccord sur les connaissances), substantiels (désaccord sur le contenu des décisions), procéduraux (désaccord sur les modes de décision), et structurels (désaccord sur les fondements de la décision) associés aux « Nimby » (Dziedzicki, 2003 ; Poirier Elliott, 1988), tels qu’ils émergèrent à l’occasion de notre intervention. Car s’il n’a pas créé le scandale ou la polémique, comme avaient pu le craindre initialement les organisateurs, notre propos n’a pas non plus emporté naturellement l’assentiment de l’auditoire. Il a néanmoins intéressé, dérangé, fait réagir un certain nombre de participants. Les réactions de l’assistance donnent ainsi à voir comment notre propos fut investi, saisi par les protagonistes pour s’interpeller et se répondre, à mots plus ou moins couverts, et pour interroger la performance de notre regard et la pertinence de notre intervention sociologique. En effet, le pas de côté que nous avions délibérément choisi de proposer en présentant une démarche analytique à l’aide de ressources théoriques contemporaines (en adoptant une posture « ni engagée ni dégagée » (Callon, 1999)), nous exposait à la critique aussi bien technicienne que militante, politique ou administrative sur la neutralité ou la partialité de notre positionnement à l’égard de l’objet étudié et des protagonistes qui le font vivre. À des fins d’analyse, nous considérerons donc l’exposition publique consécutive à chacune des réactions à notre intervention comme une prise de position vis-à-vis des points que nous avions mis en débat. En ce sens, les (in)satisfactions à l’égard de notre propos traduisent les attendus sociaux (in)accomplis lors notre intervention, et peuvent tracer des lignes de reconnaissance de ce qui fait problème dans la formalisation du phénomène « Nimby » et des causes qu’il rend légitimes.
C’est d’abord le point de vue du “praticien de la concertation” qui a été exprimé. Celui-ci, représentant un cabinet-conseil, exprima la proximité de réflexion entre perspectives pratiques et perspectives théoriques. Puis, cherchant à faire valoir une différence entre processus de concertation et processus de décision, il apporta des précisions sur la coordination des opérations qu’il a pu prendre en charge.
« À un moment donné, vous avez parlé de co-décision. Nous, nous sommes partisans de dire : il y a une phase de concertation et il y a une phase de décision, sachant que c’est le maître d’ouvrage qui prendra la décision finale, et ce n’est pas le groupe qui a participé à la concertation qui prend la décision. La concertation amène effectivement à un apprentissage collectif croisé de l’ensemble des données, à la fois sur l’opportunité du projet et sur les caractéristiques du projet, mais quand vient le moment de la décision il nous semble nécessaire que cette décision soit prise et entièrement assumée par le maître d’ouvrage » (C&S Conseils).
Dans cette perspective, bien qu’elle soit fille de la contestation, la concertation est au service de la décision des « décideurs » et les professionnels de la communication sont des prestataires capables d’accompagner les élus dans leurs démarches. Le temps de réaction à notre intervention, et plus largement le temps de ce colloque, est pour lui une occasion de le faire savoir et de l’expliciter.
Si ce représentant du consulting environnemental s’exprima sur le phasage d’une procédure permettant, dans le meilleur des cas, l’établissement d’un compromis suffisamment solide autour d’un projet, des représentants associatifs (Association Vivre Ici, la Vallée du Rhône Autrement) saisissèrent eux l’occasion du débat pour s’interroger publiquement sur « les réticences des pouvoirs publics à entrer dans la concertation » et sur les manières de « faire face à ce problème ». Plus encore, des militants associatifs (Frapna et Fédération des Amis du Vercors) mettèrent en avant des cas illustrant le phénomène de résistance à faire de la concertation des élus et de l’administration. Ils soulignèrent le mépris avec lequel les pouvoirs publics considèrent les engagements pris dans des chartes en imposant, par exemple, des infrastructures dans le Parc Naturel du Vercors.
« On est en train de nous mettre sur le dos un grand projet de tunnel, le tunnel des Grands Goulets, qu’on impose par la force, alors que nous, on est là pour préserver un patrimoine naturel et un site classé. Les élus ne respectent pas la charte et vraiment on est très déçu de la manière dont le phénomène Nimby n’est pas respecté ».
Un élu, le Maire d’Aouste-sur-Sye et vice-président du Syndicat de Traitement des Déchets Drôme Ardèche au moment des faits rapportés, a ensuite saisi l’opportunité de développer son point de vue. Celui-ci rendit compte d’une « expérience plutôt négative de la concertation » et s’interrogea publiquement sur sa consistance et son opérativité.
« Qu’est-ce que la concertation ? Et quel moyen doit-on mettre en place pour se concerter, et que ce soit accepté, reconnu par le public ? [...] Comment doit-on faire de la concertation ? ».
Le questionnement de cet élu (ici illustré par cette courte citation) n’a pas porté sur la finalité de la concertation mais sur ses modalités de mise en œuvre. Autrement dit, la finalité de la concertation n’est pas explicitement problématisée alors même que son accomplissement est pointé comme problématique. Il s’agit là, par la procédure de concertation, de faire accepter un projet, et non de le discuter, afin d’éventuellement l’amender, le réviser, voire l’abandonner, en saisissant l’occasion de faire participer activement les habitants à la gouvernance locale. Les précisions qu’il apporta sur les opérations menées témoignent de cette conception minimale de la notion de concertation :
« Nous avons fait une campagne de communication qui a coûté une petite fortune aux contribuables que nous sommes. Et un très grand nombre de documents envoyés en trois ou quatre étapes à la population, dans toutes les boites aux lettres. Nous avons eu des réponses nettement supérieures à la moyenne dans ce genre d’enquête, mais malgré tout on a été contesté en disant : ça ne représente rien du tout, vos 3% ou 4% de réponses ne représentent rien ».
Sont ici données à voir les difficultés de l’appropriation locale de cette activité sociale spécifique qu’est la concertation qui, en théorie, ne se réduit ni à de l’information ni à de la consultation dans la mesure où elle donne la possibilité de reformuler collectivement l’opportunité, les finalités et les conditions de mise en œuvre d’un projet. Aussi, en amont de l’interrogation sur l’opérativité des procédures et des dispositifs de concertation, ces propos mettent en lumière combien l’apprentissage de nouvelles compétences permettant la mise en œuvre de nouvelles formes de gouvernance reste encore largement à accomplir sur le terrain.
Le Secrétaire Général de la Préfecture de la Drôme s’est lui aussi exprimé à la suite de notre intervention pour formuler plusieurs remarques. D’emblée, c’est la question de la légitimité de sa prise de parole qui est affirmée. Rappelant qu’il est le représentant de l’Etat et qu’il a la charge de faire appliquer des politiques que des élus ont votées, celui-ci donne à son action et à sa parole la légitimité du processus démocratique et pas simplement celle d’une position bureaucratique privilégiée. Sa deuxième remarque porta sur la partialité de notre regard qu’il croit déceler dans notre propos. Se plaignant que les changements au sein de l’administration n’aient pas été suffisamment soulignés lors de notre intervention, il rappela que l’administration se donne les moyens d’écouter, qu’elle est ouverte aux processus interactifs, et qu’elle aussi change et évolue. Il tenta ensuite, dans une troisième remarque, de faire le point sur les perspectives de compromis avec les « Nimby » et reposa la question des conditions de la mise en débat, en s’interrogeant sur la rationalité des protagonistes :
« [...] c’est aussi de la part du Nimby qu’il faut qu’il y ait compromis [...] Est-ce que le phénomène Nimby est capable de faire des compromis et d’aller vers du “gagnant-gagnant” ? [...] Vu le nombre de réunions qu’on a faites, les gens qu’on est allé voir, la concertation telle que vous l’avez définie, c’est-à-dire l’élaboration avec les structures d’un cahier des charges, les amendements et ainsi de suite. Pour s’entendre dire des choses négatives en permanence [...] D’autant que, il y a des moments donnés, et on le vit encore en ce moment, on a besoin d’un peu d’objectivité. Je ne dis pas du scientisme, seulement de l’objectivité. C’est-à-dire : est ce qu’on est déjà autour d’une table d’accord sur le constat avant de commencer à négocier sa réalisation ? [...] Comment voulez-vous arriver à faire un compromis et un dialogue si déjà on n’est pas d’accord sur le constat entre celui qui prend la parole, qui médiatiquement va être entendu. Parce que celui qui est passé à France 3 c’est celui qui dit qu’il n’y avait pas de bovins dans le canton. Le Préfet qui a rectifié en disant que les statistiques montrent qu’il y a un élevage plus important, n’est pas passé lui à la télévision ! Ce qui pose le problème au niveau médiatique, c’est que c’est celui qui va apparaître contre, qui va dire une contre-vérité parfois, qui passe, par rapport à celui qui, simplement sur le constat, pose le problème. Après le dialogue, la discussion, la concertation est ouverte. Mais d’abord, il y a ce débat-là. ».
Cette longue citation illustre les difficultés rencontrées par les autorités publiques dès lors qu’elles tentent d’entreprendre des processus dits de concertation pour prévenir l’effet « Nimby ». Mauvaise volonté, mauvaise foi, mauvaise éducation, mauvaise presse, rien ne manque ou presque dans la liste des obstacles opposés à l’accomplissement de l’action publique légitime. Cette citation est en ce sens exemplaire d’une posture qui cherche sa légitimité dans l’objectivation du problème, et qui, par conséquent, bute sur la possibilité que l’objet du débat puisse être rendu contestable par d’autres évaluations et que, du même coup, les cadres de la mise en question du problème considéré puissent faire l’objet de négociations. Elle donne également à voir comment les représentants des pouvoirs publics, alors même qu’ils produisent un récit de leur engagement dans un processus de concertation, peuvent se crisper sur leur définition des problèmes plutôt que d’explorer, de collecter et d’analyser les formes locales de problématisation qui se développent et qui reformatent les enjeux de la situation. Elle montre enfin combien la posture naturalisante du “constat”, et donc de la dénégation de la construction des cadres du débat, est mise au service d’une disqualification de ceux qui sont censés être des partenaires, des collaborateurs (Watzlawick, Weakland, Fisch, 1975)
La quatrième remarque formulée par le Secrétaire Général de la Préfecture vint en prolongement de sa critique précédente sur les dispositions à la concertation. Elle problématise quant à elle la légitimité de la représentation territoriale et pointe la position paradoxale que tient l’Etat dans ce genre de dossiers (juge et partie, objet de critique et de demande de garantie).
« Quatrième chose, sur laquelle nous nous interpellons en tant que puissance publique, c’est : qui représente qui ? Trois personnes font une association, passent à la télévision, font du nimby, ça représente qui sur un territoire ? Ceux qui ne sont pas dans le nimby et qui ne disent rien, sont mandatés par qui, et sont pris en compte par qui ? [...] Le paradoxe est le suivant : on se retourne plus facilement vers celui qui est l’administration ou l’élu pour faire la synthèse et l’arbitrage des contradictions propres au territoire. [...] Je ne dis pas que c’est bien ou pas bien, je ne prends pas position, je dis : à des moments donnés, on se situe à des moments de crise, où il faut prendre des décisions avec des contradictions internes. Entre une association qui a sa défense, qui va dire des choses qu’il faut écouter et d’autres qui vont dire d’autres choses, et qu’il faut écouter aussi. Et donc de cette capacité d’avancer pour trouver le compromis qui permet à un moment donné d’écouter tout le monde. Je ne peux pas simplement écouter celui qui bouge. Ça pourrait être dangereux d’ailleurs [...] »
Est ici développée une analyse critique de l’opinion publique dans laquelle est dénoncée la disproportion dans le traitement médiatique des affaires publiques, alors que dans le même temps sont dramatisées des situations à risques pour contester les oppositions et emporter l’opinion. Le Secrétaire Général de Préfecture explicite également comment, dans des situations de crise, les décisions publiques sont prises avec des contradictions internes. Il s’agit alors de faire preuve de discernement, de vigilance pour ne pas céder à la pression de l’activisme ou du populisme. Aussi, il s’attache à indiquer que l’administration bouge, qu’elle est ouverte au changement, qu’elle tâche de renouveler ses formes de gestion en intégrant « l’écoute » comme registre de l’action publique. De ce point de vue, ce large extrait montre comment la conception de la démocratie participative se réduit, dans le meilleur des cas (c’est-à-dire lorsque les propositions des riverains sont convenablement articulées), au registre de l’écoute.
À la suite, les organisateurs du colloque se sont eux aussi exprimés. Dans un rôle de modérateur, le vice-président du MNLE Drome Ardèche et président du cabinet d’Etudes des Moyens d’Interventions dans la Lutte pour l’Environnement (EMILE), revint sur cette réduction de la concertation à « l’écoute » formulée lors du propos du Secrétaire Général de la Préfecture de la Drôme pour signaler qu’elle devait faire l’objet de retours critiques. Défendant une posture d’expert associatif et prenant la parole au nom d’un mouvement d’éducation populaire à l’environnement, il développa à cette occasion une critique des modes de “faire” et de la parole de l’Etat en matière de prise en compte des « Nimby ».
« Nous avons eu la visite courtoise et rapide du Secrétaire Général de la Préfecture de la Drôme. On peut le remercier d’avoir donné ce coup de chapeau à la réunion du MNLE, mais est-ce bien ce qu’on attend des administrations et des élus locaux ? Il y a un manque de disponibilité. Un coup de chapeau et on s’en va ! Ce n’est pas une écoute qu’on demande, une écoute on sait l’obtenir par des moyens divers. On aurait tort de simplifier la question et puis on aurait tort de penser que les choses vont très bien dans l’administration. Il y a des choses qui vont mieux et des choses qui vont très mal. [...] On aurait tort de penser que les choses vont maintenant aller d’elles-mêmes et prendre un autre cours. Je crois que je ne fais pas de catastrophisme. Il faut raison garder, l’action doit continuer. [...] Le Nimby est quelque chose de plus complexe que ce que l’on veut bien dire, ce n’est pas simplement une défense de points de vues locaux, partisans, d’intérêts particuliers. Bien sûr, elle existe. Mais il y a aussi une autre dimension. C’est également une réaction plus ou moins, explicitée, devant l’imminence de ces changements et l’incapacité réelle ou non des institutions à les mettre en œuvre. »
Des postures convenues aux formes paradoxales de socialisation politique ?
Si ces échanges n’ont pas donné lieu à de véritables disputes, ils donnent néanmoins à voir une singulière entreprise collective de reconnaissance des problèmes que recouvre « le phénomène Nimby ». En effet, toutes les réactions montrent assez distinctement que les questions de procédure relatives à la concertation ne se réduisent pas à des questionnements techniques mais qu’elles sont aussi des interrogations politiques. Aussi, ces réactions documentent la complexité du phénomène « Nimby » et la complication du jeu politique à l’échelle locale que mettent en scène les projets et les conflits d’aménagements.
Car au-delà de leur stigmatisation, les mobilisations « Nimby », à bien y regarder, semblent en effet paradoxalement relever d’un engagement plus politique qu’il n’y parait. Les formes même que prennent les mobilisations constituent d’improbables dynamiques collectives. La mobilisation contre les projets suppose en effet, en amont du passage à l’action collective, un accord entre les différents membres issus de milieux socio-professionnels différents. Par exemple, Dominique Boullier (2001) comme André Micoud (2005) témoignent de la dimension composite de nombreuses contestations locales où agriculteurs, chasseurs, néo-ruraux, rurbains, militants écologistes, enseignants, étudiants, mères de famille, ouvriers, techniciens, ingénieurs à la retraite ou bien encore en activité, etc., se regroupent et s’associent pour faire cause commune. De même, les enquêtes sur l’aéroport Lyon St-Exupéry (Mandinaud, 1999 ; Melé, 2005a et 2005b) mettent en lumière un collectif composite qui mobilise les compétences professionnelles de ses membres (techniciens, industriel, pilote, médecin, professeur, chercheur, chimiste, chargé de communication, spécialiste en immobilier, juriste, internaute) pour servir l’action commune [9]. Cette “association” — entendue au sens sociologique du terme comme action visant à faire exister un collectif (Micoud, Peroni, 2000) — a pour effet la production de lien social, ces individus ayant dû accepter de se parler et d’élaborer conjointement un argumentaire commun, au point qu’une association — au sens juridique de la loi 1901 —, issue d’initiatives plurielles et hétérogènes, puisse les représenter en tant qu’interlocuteur auprès des pouvoirs publics. Au cours des démarches engagées, les collectifs ainsi formés apprennent peu à peu l’existence, le rôle et le fonctionnement des institutions gravitant autour du dossier, débrouillent les compétences des divers niveaux électifs, des administrations et de leurs services techniques. Il s’agit donc bien à la fois d’un apprentissage des circuits de la décision politico-administrative, mais aussi d’un travail politique au sens fort de représentation et de confrontation sur projets (Ion, Franguiadakis, Viot, 2005).
Par ailleurs, si les mouvements de riverains se donnent à voir sous la forme d’improbables dynamiques de socialisation politique, c’est aussi parce qu’ils sont le théâtre d’une activité de reformulation des problèmes, des acteurs et des enjeux qui enrôle des non-humains, recompose des « collectifs » hybrides (Latour, 1999) qui, reconfigurent les qualités politiques des espaces. En ce sens, les contestations, controverses ou conflits dans lesquels s’engagent ces mouvements de riverains mettent à l’épreuve l’hétérogénéité du social et l’hétérogenèse du politique. Ces dynamiques mettent aussi en lumière des activités qui concourent à rendre public — autant qu’à domestiquer — les imbroglios sociotechniques desquels les riverains sont partie prenante. Ces mouvements montrent enfin combien ces formes contemporaines d’engagement politique débordent, détournent les canaux traditionnels de la politisation classique, que celle-ci soit d’origine familiale, professionnelle, confessionnelle ou militante, pour faire exister une mobilisation au nom d’une cohabitation à l’échelle locale soucieuse d’un vivre-ensemble plus global. Autrement dit les riverains, en développant des réseaux de sociabilité dans le passage à l’action collective, donnent à voir dans le même temps des solidarités peu habituelles et des proximités parfois peu ordinaires. On peut ainsi y voir une forme de productivité politique plutôt innovante consistant à respatialiser les points d’accès au politique, à recartographier les voies d’accès à la politisation (Gramaglia, 2005).
On l’a vu, les contestations de proximité soulignent la difficulté contemporaine à penser les autorités publiques comme les seuls dépositaires de l’intérêt général dans un monde que l’on redécouvre instable et incertain, en éprouvant les conséquences (in)attendues, (in)directes et persistantes de la modernisation de l’espace et de l’action publique (Latour, 2003). En ce sens, la mise en cause plus ou moins explicite, dans les mouvements qualifiés de « Nimby », de la légitimité des gouvernants à définir l’intérêt général ne doit pas être nécessairement perçue comme un acte subversif, mais plutôt comme une opportunité de vivifier des pratiques réflexives et locales de redéfinition des espaces du politique et des formes de vie démocratique. Dès lors, une façon de s’interroger sur les relations paradoxales qu’entretiennent les stratégies de démocratie participative et les résistances tactiques que les « Nimby » leur opposent sur le terrain consiste à pointer combien la volonté de conversion des « fronts du refus » en « citoyens “experts” » néglige le fait que les techniques de participation peuvent aussi servir de techniques de domination. Nous l’avons déjà mentionné, malgré l’aménagement de procédures, des riverains, par ailleurs compétents (ou non) pour faire valoir leur cause dans l’espace public, rechignent à s’impliquer dans les dispositifs participatifs. À cet égard, le problème du public n’est pas que ce dernier soit dispersé, qu’il aurait du mal à s’unifier compte tenu des dimensions spatiales, des distances sociales et des complications techniques associées aux projets contestés. Ce public semble plutôt tenir ses distances pour ne pas servir des stratagèmes de dépolitisation portés par la technocratisation des procédures délibératives.
Pour autant, il ne s’agit pas de réduire les techniques de participation et toute l’ingénierie sociotechnique qui les accompagne aux rangs d’artefacts des stratégies de domination. Ce serait oublier un peu vite que l’ordre public ne se maintient qu’au travers de pratiques d’ajustement, et donc de résistance, et que le pouvoir se dissémine dans des tactiques de contournement, de détournement et de retournement des usages, des techniques, et des problématiques. En ce sens, la désertion ou la présence intempestive des « fronts du refus » dans les enceintes institutionnelles peuvent se comprendre comme des tactiques de contournement du « piège délibératif » (Blondiaux, 2001) ; et la surmobilisation du droit et de l’expertise par les « citoyens “experts” » comme des tactiques de détournement et de retournement des ressources d’action, d’ordinaires avancées par les pouvoirs publics.
Ainsi, notre propos d’alors ne visait pas à restreindre l’analyse dans une perspective critique de l’emprise technocratique sur le processus de démocratisation de la prise de décision. Il ne s’agissait pas en effet de dénoncer (dans la volonté de conversion des « fronts du refus » en « citoyens-experts ») une méconnaissance de l’idéal délibératif comme source potentielle de dépolitisation, et de la lutte contestataire comme mode potentiel de politisation des problèmes publics. Nous faisions plutôt en creux l’hypothèse que le « phénomène Nimby » offre des prises pour l’analyse des compétences pratiques et morales que mettent en oeuvre les riverains mobilisés pour contourner, détourner et quelquefois retourner les techniques de gouvernance officielles, expérimentant ainsi des voies de politisation peu orthodoxes.
Les mouvements de riverains sont-ils pour autant réductibles à des “jardiniers” politiques cultivant la pousse de l’action collective et la coupe de l’utilité publique ? Ou sont-ils condamnés à être des “braconniers” de la politique, cantonnés aux bordures de la participation à la chose publique alors même que « l’Etat-jardinier » semble aujourd’hui céder le pas devant « l’Etat-garde-chasse » (Urry, 2005) ? Dans un ouvrage récent publié sous sa direction, Jacques Lagroye évoque la pluralité des voies de politisation et la nécessaire transgression qu’elles impliquent. Définissant la politisation comme « les formes et des voies de conversion de toutes sortes de pratiques en activités politiques », il ajoute : « Transgresser les règles (...), mélanger les genres, confondre les domaines, contester en pratique la pertinence et la légitimité des séparations instituées et constamment consolidées, ce que font les entreprises de politisation d’activités de « nature » différente, c’est — d’un même mouvement — dire la vérité des relations sociales qui ne se laissent jamais enfermer dans les dispositifs et les logiques d’un seul champ constitué, et remettre en cause une architecture des rapports sociaux à laquelle les êtres humains sont attachés et dans laquelle ils ont appris à se repérer et à vivre » (Lagroye, 2003 : 362-363). Façon de pointer que les articulations entre acteurs sociaux sont toujours susceptibles d’être reconfigurées, que les frontières entre mondes sociaux ne sont pas irrémédiablement étanches ou irréversibles, et qu’une définition des biens publics n‘est ni immédiate ni définitive.
Conclusion : Remettre l’ouvrage sur le métier
Au terme de ce petit retour sur l’expérience d’un débat, le constat qui s’impose est celui d’une difficulté réciproque à entrer en communication, comme en témoigne à la fois la teneur des échanges relatés et l’analyse des failles des technologies démocratiques expérimentées pour faire advenir un débat public qui satisfasse les parties en présence. À la rigidité institutionnelle dénoncée par les riverains répond la critique administrative du défaut de souplesse des « Nimby » à se fondre dans des procédures de concertation pourtant censées répondre à leurs aspirations. Et notre propos sociologique, alors même que notre approche se voulait compréhensive et attentive à la parole des acteurs engagés dans l’enquête sociale sur la réalité et les enjeux du « Nimby », semble au mieux avoir été pris entre le marteau de l’objectivisme et l’enclume du parti pris militant. S’agissant de nos interrogations initiales sur notre rôle dans ce colloque, est-ce à dire que notre intervention n’a pas produit les effets escomptés par les organisateurs ? En sommes nous réduits à la position de sociologues spectateurs des “débats” ne pouvant que prendre acte des désaccords encore une fois réitérés et constater notre incapacité à courber l’espace de l’échange ? Rien n’est moins sûr, même si le besoin d’un retour réflexif (dont témoigne cet article) tient pour beaucoup à la difficulté ressentie à faire valoir, en situation, une posture qui échappe aux représentations sociales, à la fois académiques et communes, associées à la figure du sociologue.
En effet, cette prestation publique a mis à l’épreuve nos équipements théoriques, nos modes de raisonnement et nos techniques de communication. Revenir sur les réactions du public et réfléchir aujourd’hui sur notre intervention d’alors nous pousse autant à la modestie qu’à la persévérance dans l’affinement de notre regard sur l’entrelacement des théories des sciences sociales et des « théories en usage » (Giddens, 1987 :44), autrement dit sur l’agencement des activités sociales et sociologiques concernées par la traduction des ressources théoriques en technologies sociales. En ce sens, nous ne pouvons qu’espérer que le déplacement paradigmatique et le réagencement catégoriel alors proposés, comme leurs prolongements développés ici, contribuent à mieux socialiser les événements et traduire comme le dit Louis Quéré (se référant à Dewey, 2003) « ces situations qui posent problème » en des « problèmes [mieux] définis » (Quéré, 2004 : 85). Gageons que les acteurs sociaux, les chercheurs confirmés comme les apprentis-chercheurs (dont nous sommes) trouveront dans ce mobile sociologique l’occasion de poursuivre le chantier réflexif, jamais clos, de la contribution de la recherche sociologique au travail d’enquête sociale dans une visée de formalisation des problèmes à débattre et à résoudre.