Introduction
« Lorsque je passe devant ce bâtiment, j’ai envie de m’agenouiller et d’embrasser ces pierres, tant de choses y sont liées... » , me répond lIlya R., l’un des directeurs d’un théâtre amateur lorsque je lui demande ce qu’il ressent lorsqu’il passe devant l’église Sainte Tatiana, local qui a abrité leurs activités durant les onze années de l’existence de la troupe, entre 1957 et 1968. Malgré la vénération exprimée avec tant d’emphase, il avoue ne pas y être entré depuis plusieurs années, et décline ma proposition de s’y rendre ensemble.
Cette réaction peut être comprise à travers l’histoire même du bâtiment. L’église, vouée à la sainte patronne des étudiants, située en face de la place du Manège à Moscou, devant le Kremlin, a été construite en 1834 pour abriter la paroisse de l’Université de Moscou (qui occupait à l’époque le bâtiment adjacent), et avait été transformée, entre 1922 et 1995, en « club » [1] de ce même établissement. La vocation de ce lieu pendant l’époque soviétique était donc aux antipodes de sa destination initiale. Lorsqu’en 1995 le bâtiment a été rendu à l’église, celle-ci s’est lancée dans une entreprise d’exorcisme [2], le réquisit théâtral en a été jeté, l’intérieur entièrement refait, et une croix remise sur son toit (illustrations 1 et 2). Le refus de l’enquêté de visiter un bâtiment dont toute trace de la présence de sa propre activité a été effacée peut dès lors aisément se comprendre.
Une identification extrêmement forte avec le lieu, qui concentrerait l’essence d’une parcelle de passé sacralisé, ressort donc de cet entretien. Cette constatation justifie que l’on étudie l’espace habité par des troupes amateurs d’étudiants à Moscou dans les années 1950-1960 en tant que « lieu anthropologique » au sens que l’a défini Marc Augé (Augé, 1992). Il s’agirait, en effet, d’ « une construction concrète et symbolique de l’espace » (Augé, 1992 : 68), ayant un caractère identitaire (le lieu — de naissance, ou d’existence — étant constitutif de l’identité de la personne, ou, dans ce cas précis, d’un groupe), relationnel (dans la mesure où ces éléments identitaires se définissent par rapport aux autres occupants du lieu) et historique (les acteurs se sentant partie intégrante de l’histoire du lieu, mythifiée et ritualisée ). Ces trois dimensions transparaissent, en effet, dans le rapport des troupes amateurs, à l’espace qui leur est alloué.
Précisons, cependant, que cette étude, partant d’interrogations de nature ethnologique, fait partie d’une thèse relevant d’un cadre disciplinaire autre. « Toute ethnologie suppose un témoin direct d’une actualité présente » (Augé, 1992 : 16), or seules les archives et les entretiens me permettent d’entrevoir l’objet étudié. De plus, la problématique centrale de mon travail relève des préoccupations de l’histoire sociale : il s’agit d’aborder ce que Michel de Certeau a appelé les « manières d’utiliser » un système. Il existait, en effet, un dispositif pluri-institutionnel qui donnait un cadre et une base matérielle à la création non-professionnelle des étudiants, cadre qui s’accompagnait de discours sur le sens que ces activités devaient avoir et les formes qu’elles pouvaient prendre. L’étude des façons dont les étudiants s’appropriaient ce cadre, l’utilisaient, voire le transformaient, et de ce qui en résultait en termes d’organisations et d’esthétique, permet d’éclairer les mécanismes d’élaboration d’une action publique dans une société que l’on a longtemps perçue comme « totalitaire ». Cet article se centre sur un domaine de cette réappropriation : celle du cadre spatial.
On reprendra une des hypothèses des études ethnologiques concernant l’habitat, selon laquelle les lieux et les personnes exercent les uns sur les autres une influence réciproque : le lieu génère des modes de vie et des représentations chez ses occupants qui, à leur tour, contribuent à le modifier, physiquement et symboliquement (Chavlon-Demersay, 1984). Notre objet nous amènera à nous demander comment cette transformation mutuelle s’opère dans un cas où les lieux ne sont pas habités, mais occupés par une forme de loisir. Quel rapport s’instaure entre les lieux prévus pour l’exercice des activités amateurs des étudiants et ceux qui les utilisent ?
Le terme d’activités amateur était un label officiel, en Union Soviétique, pour désigner l’ensemble des productions artistiques créées, du moins en partie, par des non professionnels. Il recouvrait un ensemble large et peu défini, dont une partie nous intéressera ici : les spectacles. Ceux-ci étaient de nature diverse : des représentations nommés « Kapustniki », montées à des occasions déterminées pour un public restreint des pairs aux spectacles qui se jouaient régulièrement pour un large public pendant une longue durée, des groupes éphémères et informels aux collectifs établis. Pour cette étude, nous nous centrerons sur trois clubs : celui de l’Université de Moscou, celui de l’institut des ingénieurs de transport (MISI) et celui de l’institut moscovite de l’aviation (MAI). Au sein de ces clubs, nous nous fonderons surtout sur les témoignages et les archives du collectif de « variétés » [3], formé au sein de l’Université de Moscou (le groupe « Nash Dom »), sur ceux de l’équipe de KVN [4] de MISI et du club de la chanson d’auteur [5] de MAI. La période choisie va de 1956, date à partir de laquelle ces activités connaissent un grand essor, à 1975, lorsque leur croissance semble s’arrêter.
Sans entrer dans les détails de la définition de ce qu’est un espace, on conviendra d’appeler ainsi le lieu matériel dans lequel se déroulaient les activités. On le pensera comme « un dispositif actif auquel se soumet avec plus ou moins de docilité un contenu : les pratiques sociales » (Augé, 1986 : 116) : des lieux dans leur matérialité, qui encadrent et génèrent les pratiques, tel le métro dans l’ouvrage de Marc Augé, un lieu qui « impose à l’individu ses itinéraires où il éprouve singulièrement le sens de sa relation aux autres » (Augé, 1986 : 116).
On abordera donc l’espace comme résultant de la confrontation de logiques institutionnelles en œuvre dans l’instauration de lieux de culture amateur d’étudiant avec des logiques d’appropriation et d’usages particuliers. Les autorités étaient multiples. En effet, les « clubs » dépendaient généralement des établissements d’enseignement supérieur, et étaient gérés par les comités locaux du PCUS [6] et du Komsomol [7], ainsi que par les Syndicats. Le corps professoral et le doyen de l’université avaient également une emprise sur les lieux et sur les activités qu’ils abritaient à travers le « conseil artistique » dont ils pouvaient être membres.
Notre analyse comportera deux volets. Tout d’abord, on se centrera sur l’espace de la ville, en se demandant comment la situation géographique influe sur le mode de fonctionnement des clubs d’une part et sur la production des groupes de l’autre. Peut-on identifier ce que produit un groupe avec les spécificités de son attache spatiale ?
Dans un deuxième temps, on s’intéressera à l’espace des clubs eux-mêmes, en se demandant comment la structure des lieux influence les activités qu’elle abrite, et si les procédés d’instrumentalisation mis au point par les acteurs, contribuent à leur tour, à modifier les lieux.
Les amateurs dans la cité
La ville de Moscou présentait aux activités amateurs, des espaces à investir et à partager avec d’autres utilisateurs. Il s’agissait pour les étudiants de s’y ajuster et de les adapter à leurs besoins, voire souvent de déborder de ce cadre, et de se forger un réseau spatial différent.
Les « clubs » d’étudiants : un sous-ensemble d’un dispositif global
Notons tout d’abord que les clubs d’étudiants n’étaient pas un phénomène unique : la ville était ponctuée de lieux à vocation similaire. S’agissant d’un secteur valorisé institutionnellement, les clubs de diverses appartenances étaient nombreux, et la croissance de leur nombre était fortement encouragée. « Une place importante dans le travail idéologique, éducatif et civilisateur au sein de la population occupent les établissements d’éducation culturelle. [Ce sont] des bibliothèques de tous types, tous les clubs, les musées, des parcs de repos culturel, les auditoriums (...), etc. Le plan annuel [municipal] prévoit le développement (...) des clubs dépendant de divers organismes » [8] : cet extrait d’un aide-mémoire à l’intention de fonctionnaires chargés de planification au sein des divisions administratives de la ville peut attester ce souci de soutenir des lieux d’acculturation. Les « clubs » avaient pourtant une spécificité au sein de cet ensemble : c’étaient également des lieux de « propagande », c’est-à-dire qu’ils constituaient une scène permettant de montrer les résultats palpables, les accomplissements de cette visée civilisatrice. Ils occupainet donc une place de choix dans la hiérarchie des lieux de « loisir culturel ».
Le point de vue du PCUS, du Komsomol et les syndicats convergeait avec celui de l’administration de la ville. De nombreux documents attestent, en effet, l’attention portée à l’instauration des clubs. Par exemple, dans le projet de décret du 8ième plénum du Comité Central du Komsomol concernant les objectifs en matière « d‘organisation du temps libre de la jeunesse », l’augmentation du nombre de ce type de lieu est citée parmi les exploits accomplis par la jeunesse : « En l’espace de deux ans, par les seuls efforts des jeunes, ont été construits plus de 15000 clubs (...) Ont connu un succès considérable des fêtes de masse et des festivals de jeunesse, des clubs amateurs, des discussions autour d’œuvres de la littérature et d’art [plastique], des concours d’activités amateur » [9].
La construction de lieux est ici synonyme d’effervescence culturelle. Celle-ci est vue comme fonction d’une production chiffrable : « Dans les seuls « coins rouges », clubs et maisons de culture dépendant des syndicats, sont en activité près de 120000 ateliers d’amateurs, qui comportent plus de deux millions d’ouvriers et d’employés. Par leurs forces ont eu lieu 50000 concerts, et cela uniquement pour l’année 1964 ». Une vision quantitative prédomine donc dans l’approche de ces lieux : ils doivent être nombreux et brasser un public large. Un ensemble de clubs recouvrait donc Moscou, de façon à en permettre l’accès, en théorie, à tout habitant.
Les annuaires statistiques concernant Moscou montrent que les « clubs d’étudiants » étaient considérés par l’administration comme faisant partie de la même catégorie que les autres. Ainsi, en rendant compte des « plus grands clubs de l’organisation syndicale de la ville de Moscou », l’annuaire de 1972 site deux clubs dépendant des établissements d’études supérieurs dans le même tableau que sept clubs d’usine et deux clubs de quartier. Or, les entretiens montrent que les participants des activités amateurs des étudiants aspiraient à une place à part.
Quelles stratégies pouvaient développer les clubs d’étudiants pour se distinguer dans cette nébuleuse ?
On distinguera ici les politiques des « clubs » à proprement parler en tant qu’institution ancrée à un lieu précis, et celle des groupes qui pouvaient, certes, contribuer au rayonnement de leur point d’attache, mais qui, plus ou moins mobiles, pouvaient se forger un itinéraire personnel.
Clubs centraux et points de sociabilité riveraine
Dans quelle mesure des activités logées à des endroits précis de la ville créaient-ils des pôles ? Les clubs étaient, en effet, destinés prioritairement aux étudiants de l’établissement : situés à proximité des salles de cours, ils formaient avec celles-ci un ensemble prévu pour faciliter un va-et-vient interne. Cependant, les enquêtés ont tendance à les considérer plutôt comme des interfaces entre l’établissement et l’extérieur. La description que fait Valeri S., un ancien étudiant de MAI, de la maison de la culture de n institution est à ce titre emblématique :
« Il faut s’imaginer le campus. Il a été construit (...) dans les années trente, et on avait l’accès à l’un des bâtiments aussi bien depuis la rue que depuis le campus. Le campus était fermé, l’institut était soumis au régime de secret d’état, il y avait des vigiles militaires à l’entrée (de chaque bâtiment) etc., c’est bien pour cela que le club était une sorte de porte, on pouvait y entrer aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur (...) c’était le seul endroit où l’on pouvait pénétrer sans le laissé passé » [10].
Ainsi, la maison de la culture est perçue comme seul point de perméabilité de ce lieu hostile au monde extérieur (la mention des « vigiles militaires » visant à montrer le sérieux de cette fermeture).
On peut noter deux manières de mettre à profit cette fonction d’interface. L’une est celle de s’arroger le rôle d’un centre absolu, attirant un public sans considérer sa provenance géographique, et l’autre consiste à développer la fonction d’un centre local, afin de s’attirer le public de riverains.
S’instituer en tant que centre signifiait proposer des activités visant un public sur un autre critère que territorial ou institutionnel. Par exemple, le club de MGU ciblait un public d’ « intellectuels ». Il est intéressant de noter ici que la position centrale des lieux sert aux enquêtés de métaphore : le centre-ville est présenté comme le centre de la vie intellectuelle et artistique. Ainsi, l’un des participants du groupe « Nash Dom » affirme que « la position centrale du Club, à l’intersection des principaux axes moscovites, le rendait attrayant, et sous [son] toit se réunissaient les représentants [des autres facultés] » [11]. « Tout autour se créaient des endroits vers lesquels courrait toute la jeunesse créative de Moscou. Un de ces lieux était le café « Artisticeskoie » en face du Théâtre Académique de Moscou. (...) Cependant, le centre de toute la vie étudiante de Moscou dans les années cinquante était devenu le club MGU » [12].
Cette confluence d’étudiants devient, dans les entretiens, synonyme de centre intellectuel, comme on le voit apparaître dans plusieurs témoignages de participants de « Nash Dom », qui qualifient l’église Sainte Tatiana d’un « club d’élite des intellectuels moscovites ». Or, il s’agit d’un détournement de la signification soviétique d’un club, sensé s’affirmer, par opposition aux clubs élitistes occidentaux, comme des lieux ouverts et démocratiques. Par ailleurs, la présence d’intellectuels implique une nuance d’insoumission, comme on le voit transparaître dans le témoignage suivant : « c’était le club de gens non indifférents qui se sont redressés et ont décidé de se réaliser pour pouvoir guider les autres » [13].
Lieu central peuplé d’intellectuels insoumis, telle est donc la formule de l’identification entre le groupe et son point d’attache. Les groupes logés à cet endroit (« Nash Dom », mais également le « théâtre MGU », atelier d’art dramatique dirigé des metteurs en scène professionnels) construisaient leur esthétique en accord avec cette image, ciblant un public d’intellectuels avec des mises en scène audacieuses et des jeux de langage subtils, qui invitaient à chercher la « langue d’Ésope » derrière des phrases à plusieurs sens.
Des clubs plus périphériques pouvaient également viser à devenir des centres absolus. Ainsi, l’entretien avec le directeur du club de MISI montre que certains événements organisés au sein du club ne concernaient pas les étudiants, mais un public bien plus large. Par exemple, en passant par des contacts personnels à l’ambassade de l’Italie, cet administrateur avait organisé un festival du cinéma italien, festival qui, d’après lui, « avait rempli la salle de la fine fleur des intellectuels » [14].
Cependant, outre cet événement ponctuel, la tendance était plutôt d’exercer une action locale. Ainsi, dans un article inédit, ce même directeur évoque des séances de cinéma régulières, qui « avaient beaucoup de succès, les habitants du quartier venaient très volontiers visionner des films. Les séances payantes contribuaient à remplir la caisse du club, cet argent servait ensuit à inviter des artistes professionnels (...) ». Ce même rôle de pôle culturel pour les riverains est également évoqué par les anciens étudiants de MAI [15], qui évoquent les séances payantes de cinéma.
L’opposition centre-périphérie est ainsi recréée par les acteurs eux-mêmes : un emplacement plus central implique, dans les représentations des enquêtés, une notion de prestige lié à la proximité d’autres lieux de culture légitime, qui pousse les groupes à cibler un certain type de public. Cette tendance reste pertinente pour des clubs plus périphériques, mais se double d’une autre logique : devenir un pôle culturel attractif dans le quartier.
Cependant, on ne peut identifier le club avec les groupes : si, comme on l’a vu, le club pouvait abriter des activités ne dépendant pas directement des collectifs d’étudiants, ceux-ci avaient également une existence en-dehors des murs de l’établissement. Comment se construisaient alors leurs stratégies d’expansion ?
Les itinéraires
Voyager, jouer sur d’autres scènes que la sienne était présenté comme un attribut obligatoire d’un groupe de qualité. C’est, notamment, l’un des arguments invoqués dans les recensions positives des spectacles dans les journaux, comme dans l’exemple qui suit :
« Cela ne fait guère plus de six mois que le groupe existe, mais il a déjà à son actif près de cinquante représentations : dans la « Salle des colonnes de la Maison des Unions », sur la scène de la maison centrale des travailleurs de l’art, dans les divers maisons de culture et clubs de la capitale, dans la maison de la culture de Bronnitsy dans la région de Moscou et à Leningrad » [16].
Cet argument faisait également partie de la présentation de soi des groupes eux-mêmes. Par exemple, le groupe « Nash Dom » a adressé aux diverses autorités un « projet de création à Moscou d’un théâtre de jeunes Komsomols » s’appuyant sur leur formation déjà existante, ce qui les a poussés à rédiger un texte attestant de leur valeur. Ils évoquent d’abord le fait que leur première représentation avait été inaugurée par un auteur et acteur de renom, puis ils énumèrent les spectacles réalisés, pour en venir enfin à leur mobilité géographique :
« Notre studio s’est produit ailleurs qu’à Moscou, avec l’aide et le soutien du Comité Central de Komsomol, nous avons fait des tournées (...) Leningrad, Volgograd, Volzskij, Astraxan’, Rjazan’. Des étudiants, des ouvriers, des constructeurs de la centrale hydraulique de Volga ont vu nos spectacles, et nous avons envoyé dans les campagnes nos brigades ».
Si les tournées font partie de la rhétorique visant à construire son prestige, c’est donc parce qu’elle permet de viser un public divers, et notamment celui qui est valorisé officiellement (« ouvriers », « paysans »).
Les tournées semblent avoir été l’apanage des troupes de « variétés ». Il y a à cela des raisons techniques : les troupes « classiques » avaient un réquisit plus lourd qui exigeait plus d’effort matériel lors des déplacements. Le type de spectacle était également décisif : les spectacles des troupes de variétés étaient le plus souvent un assemblage de sketchs et de saynètes, qui pouvaient se décomposer et se recomposer en fonction du public visé et des acteurs disponibles. Ainsi, un collectif réduit à deux ou trois personnes pouvait être envoyé en tournée sous le label de « brigade d’agitation » pour représenter une partie du répertoire du groupe d’origine. La tradition de ces « brigades » remonte aux années 1920, et fait partie d’une filiation réclamée par ces groupes, ce qui contribue à les pousser vers une plus grande mobilité. Il semblerait cependant que la différence principale entre les deux types de théâtres réside dans les types d’endroit dans lequel ils pouvaient se produire : les deux avaient accès aux tournées ponctuelles, négociées au cas par cas avec d’autres clubs, mais les groupes de « petit genre » disposaient également de canaux alternatifs, notamment dans le cadre des « brigades d’agitation » [17].
Les festivals et les concours d’activités amateurs étaient également une possibilité de se produire à l’extérieur des murs de son club. Le Komsomol, aussi bien que les Syndicats et le ministère de la culture, parfois séparément, parfois en collaboration, proposaient une large palette de ce type d’activités, organisées géographiquement de manière concentrique. Ainsi, après avoir passé des concours à au niveau local, les groupes étaient sélectionnés pour se produire à une échelle plus centrale. La finale avait souvent à lieu à Moscou, dans des salles prestigieuses, la salle des colonnes dans la maison de l’Union étant au sommet de cette pyramide à la fois géographique et de prestige.
Cependant, les listes de lauréats montrent que les groupes d’étudiants étaient peu présents dans ce type d’événement, la majeure partie des groupes dépendant de clubs d’usine ou des maisons de culture municipaux. Rares étaient des concours organisés spécifiquement pour eux : à ce jour, nous ne disposons que d’un exemple, celui du Festival des théâtre de variétés des étudiants en 1967 [18].
Les entretiens dont nous disposons ainsi que des documents d’archives personnelles nous semblent indiquer que les groupes pratiquaient largement des accords négociés au coup par coup, directement avec les instances concernées. Ils mobilisaient pour cela leurs contacts personnels, souvent acquis au cours de leurs activités en dehors de la troupe amateur d’étudiants [19].
Plusieurs enquêtés ont conservé chez eux des cartons d’invitation ou des programmes de leur spectacle dans tel ou tel lieu, comme une preuve formelle de s’y être produit. Détail significatif : c’est la première chose que l’on me propose généralement de montrer lorsque je demande, pendant l’entretien, si l’enquêté a conservé quelques textes ou photos. Etant donné que les enquêtés se placent souvent dans une logique de réhabilitation de leur passé artistique qu’ils estiment être injustement sous-estimé et oublié, on peut supposer que le choix des lieux dont on conserve les traces de présence reflètent le degré de prestige accordé à tel ou tel lieu.
On peut distinguer plusieurs sphères dont relevaient ces salles. Certaines concordaient avec une échelle de valeurs de l’état. La « salle de colonnes » maison de l’Union, faisait partie des lieux de prestige. Ainsi, en me montrant la photo (Illustration 3) représentant des membres de la troupe « Nash Dom » dans cet endroit, l’un des directeurs de ce groupe a spécialement souligné que ce n’était pour eux qu’une affaire ordinaire, remarque qui montre bien, par antiphrase, l’importance qu’il lui accordait.
D’autres lieux étaient liés à la culture théâtrale professionnelle. Il s’agit, notamment, des salles de la Maison de la culture de l’union des gens de théâtre ainsi que celle des « gens de l’art ». Voici, par exemple, deux cartons d’invitation conservés par Tamara, une actrice du groupe de variétés de la faculté de médecine (Illustrations 4 et 5)
Le musée polytechnique était également perçu comme un lieu de prestige lié à l’art, mais cette fois, mâtiné d’une nuance d’avant-garde. Dans sa salle se produisait, la jeune génération des poètes et chanteurs en vogue. Le lieu créait un effet de métonymie et permettait d’être associé à des artistes appréciés par un public de jeunes intellectuels.
C’est à ce dernier que se trouve également associé un endroit comme le café « Molodiojnoie » [20], situé place Maïakovski. Créé au milieu des années 1960, ce lieu concentre plusieurs symboliques. Sur cette photo (illustration 6) on voit Ilya R. sur cette estrade. Le cadrage de la photo est significatif : il montre en partie le public, dont on remarque à la fois l’entrain et la jeunesse.
Certaines occasions permettaient aux groupes de se produire directement dans les rues, outrepassant ainsi les contraintes spatiales liées au lieu. Ainsi, par exemple, Ilya R. présente le festival de la jeunesse de 1957 comme « les représentations qui avaient envahi les rues », ce qui permettait de montrer ce que l’on n’osait pas sur une scène officielle. En ce qui le concerne, il n’avait pas osé présenter son numéro de pantomime dans une salle officielle, s’étant rendu compte que son niveau était nettement inférieur à celui de ses collègues occidentaux. Il a donc présenté des numéros de pantomime dans la rue, lieu auquel il associait moins de prestige et où il pouvait se permettre d’apparaître en dilettante.
L’apparition des activités amateurs à la télévision, notamment avec l’apparition, en 1961, du jeu télévisé KVN, qui reprenait des éléments des « Kapustniki » et du théâtre de variétés et les organisait sous une forme de match renvoyant à la pratique des festivals, a également permis d’effacer les limites spatiales liées à l’ancrage géographique des clubs. En effet, diffusé dans tout le pays, le jeu permettait de toucher un public très large. Des équipes de KVN se formaient dès lors à partir des théâtres de variétés, et existaient souvent parallèlement à ceux-ci.
On voit donc que l’implantation des clubs dans la ville conditionne en partie l’activité des troupes amateurs : s’inscrivant dans les politiques menées par leur lieu d’attache pour se distinguer des autres clubs, elles ciblent un public d’intellectuels, contribuant à créer l’image de centres où la pensée est en effervescente.
Par ailleurs, les troupes élargissent ce cadre spatial établi en investissant d’autres réseaux, notamment des lieux de prestige officiel et ceux appartenant aux professionnels de l’art, mais aussi ceux réputés à la mode au sein des jeunes élites intellectuelles.
Le jeu avec ces différents espaces de la ville impliquant la valeur symbolique des lieux permettait donc aux groupes de dépasser les fonctions d’acculturation ou de propagande fixées par les autorités, de se rapprocher de l’art professionnel et de se revêtir du prestige de jeunes intellectuels, image qui, à son tour, conférait une valeur symbolique supplémentaire à leur club de rattachement.
C’est sur les rapports que les troupes entretenaient avec la matérialité de l’espace de ceux-ci que nous allons nous pencher à présent.
Utilisation de l’espace du club
En étudiant les théâtres amateurs dans les années 1920-1930, Lynn Mally (2000 : 24 et ss.) met en évidence l’importance des débats, dans les premières années de l’URSS, sur la question de clubs. Comment réinvestir des locaux anciens, quelles nouvelles formes architecturales pour abriter de nouvelles formes de loisir populaire — tels étaient des enjeux de débats engageant aussi bien architectes que participants.
Dans les années étudiées ici, les clubs ne font plus l’objet d’utopies architecturales, mais se construisent d’après un certain nombre de canons. C’est à l’étude de ces structures et à fa façon dont elles étaient investies par les groupes que va être consacré le développement suivant. Comment le bâtiment était géré et quelles étaient les marges de liberté pour la réappropriation de cet espace ?
On peut mettre en évidence trois types d’occupation de clubs : une sociabilité sans but formulé, les répétitions et les représentations. Comment interagissaient-ils avec les lieux ?
Tout d’abord, nous allons nous pencher plus précisément sur l’organisation spatiale de deux clubs : celui de l’Université de Moscou (l’ancienne église de Sainte Tatiana) et celui de MISI.
Le schéma du club de l’Université de Moscou (illustration 7) a été dessiné par Rutberg. La partie d’en bas représente le rez-de-chaussée, avec l’entrée principale (1), les vestiaires (2), à gauche de l’entrée, le couloir menant vers les salles de répétition, donnant, tout d’abord, sur le bureau du directeur (4), et, en face de l’entrée, l’escalier menant au premier étage, où étaient situées le foyer (9), la salle (10) et les loges (11).
Le club de MISI (illustration 8), croqué par Miša L., un membre de l’équipe de KVN de MISI, n’a qu’un rez-de-chaussée (les deux étages supérieurs du bâtiment étaient occupés par des salles d’étude). On pénétrait d’abord dans le hall d’entrée (9) avec le vestiaire (10). Juste à côté de la porte d’entrée se situait le bureau du directeur (7 et 8). A droite de l’entrée, il y avait le foyer (5) avec une petite scène (6), la salle (1) avec la grande scène (2), les loges (3) et les coulisses (4). A gauche de l’entrée commençait le couloir (17) qui menait vers des salles de répétition (13,14,15,16 ), dont la plus grande, la salle en demi-cercle (12)
On peut noter d’emblée quelques similitudes entre ces deux structures. Tout d’abord, les lieux de représentation étaient séparés de ceux des répétitions. De plus, on ne voit aucun lieu prévu pour une sociabilité sans but artistique (pas de fumoir, table, etc.). La salle, dans les deux cas, est précédée par le « foyer », salle accueillant le public en dehors des représentations et servant à la fois de buffet, de salle d’attente, et pouvant être mobilisée pour devenir un lieu récréatif (ce dont atteste, par exemple, la présence de la petite scène dans le cas du club de MISI). La situation centrale du lieu d’autorité est frappante dans les deux cas : le bureau du directeur est situé à une position clé.
Comment ces particularités sont-elles utilisées par les étudiants ?
S’insérer dans le planning, avoir son local et pouvoir s’y identifier
Dans la mesure où le rythme des répétitions et des représentations était fixé par l’administration du club, être présent sur le planning présentait, pour les groupes, un enjeu de pouvoir.
« Notre groupe a été obligé de répéter dans le « foyer », nous avons été privés de notre pièce », écrit Lazarova, directrice du studio de danse auprès du club de l’université de Moscou [21] dans des lettres de doléances adressées aux diverses instances d’autorité. En situation de conflit avec les membres du conseil artistique du club, Lazarova expose une situation qu’elle estime injuste, et qui s’exprime en termes de ségrégation d’abord spatiale.
Avoir sa pièce pour les répétitions apparaît en effet non seulement comme une mesure de commodité, mais également comme un critère de prestige.
Ainsi, Ilya R. retrace une trajectoire d’implantation du groupe « Nash Dom » dans le club, comme synonyme de prestige croissant : les premières réunions auraient commencé dans une petite pièce sans fenêtre près de l’entrée où était située la chaudière, pour progressivement occuper une pièce fixe (pièce N 4). A l’apogée du groupe, ses membres peuvent se permettre de forcer les occupants de la pièce 5 à « se serrer » pour pouvoir y monter une « petite scène ».
On retrouve cette notion de prestige lié au fait d’avoir un lieu fixe dans le témoignage de Natasha L., membre de l’équipe KVN de MISI :
« La salle nous était réservée, c’était la salle ronde du fond, (...) la pièce la plus grande et la plus confortable. On nous donnait ce qu’il y avait de mieux, et ce n’est que dans des cas vraiment extrêmes que nous changions de pièce » [22].
Miša L. donne une autre vision de l’occupation de l’espace par ce même groupe :
« D’habitude nous nous réunissions dans la pièce de tel ou tel studio, on mettait au point un plan d’action et on se dispersait (...), certains dans le « foyer », certains sur la scène ou dans FIME, là ou c’était libre, et on travaillait à trouver des gags, des mélodies. Puis on se réunissait de nouveau, on mettait en commun les résultats, et on partait chacun chez soi (...) [puis, cela prenait forme] apparaissaient des responsables du décor et de la mise en scène, des dessinateurs, des danseurs, des supporters, etc. Les répétitions avaient alors lieu dans la salle ovale ou dans la grande salle » [23].
Ainsi, l’emprise sur l’espace évolue avec le degré de préparation de spectacle. La logique pratique (pouvoir contenir une troupe complexe et répéter dans des conditions proches de celles où le spectacle aurait finalement lieu) se chevauche ici avec une valeur symbolique, avec une fixation dans l’espace.
Utilisation de la structure du club
Nous avons vu sur les schémas 6 et 7 que la structure interne du club était calquée sur celle d’un théâtre professionnel, avec une séparation entre la scène, le foyer et les dépendances. En principe, chaque lieu était investi d’une fonction précise dont la transgression était significative. Comment les étudiants pouvaient utiliser ces potentialités de sens ?
Si le théâtre professionnel montrait, dans les années soixante, des exemples où le bâtiment entier se transformait en lieu de représentation [24], les troupes amateurs n’avaient le plus souvent pas les moyens de mettre en oeuvre une telle entreprise de spectacle total, la gestion de l’ensemble de l’espace échappant à leur contrôle. En revanche, ils avaient la possibilité d’instrumentaliser le partage de l’espace en vigueur.
Un des exemples peut être l’utilisation du foyer. Neutre, non marqué par une fonction spécifique, cette pièce offrait des avantages par rapport à la salle, lieu de représentation publique où le contrôle institutionnel était vigilent. En effet, il pouvait accueillir des événements informels, où les marges du permis étaient plus larges.
Ainsi, Miša L. raconte que les bandes de jazz de MISI, lorsqu’ils étaient invités dans les soirées organisées au club, jouaient un « répertoire soviétique » pour « le comité du parti ». En revanche, lorsqu’on les autorisait à jouer dans le foyer, ils « prenaient leur pied, entourés de filles » [25], et jouaient un répertoire occidental. Le formel contrôlé (le terme de « comité du parti » renvoyant à l’ensemble des autorités de l’institut en général) et le « soviétique » liés à la salle s’opposent donc ici à un mode de sociabilité juvénile dépassant ce carcan.
Un autre exemple d’instrumentalisation du partage spatial est l’utilisation des salles de répétition en tant que « petite scène ». Ainsi, l’un des trois metteurs en scène du studio « Nash Dom » avait « confisqué la salle de répétitions de l’orchestre de musique légère » [26] de Kremer pour y réaliser un spectacle nommé « Cinq nouvelles dans la salle numéro cinq ». Il s’agissait d’une mise en scène expérimentale de cinq nouvelles d’auteurs occidentaux [27].
Le choix de la salle avait certes un fondement pratique : mis en scène en 1965, sept ans après la création de la troupe qui avait déjà trois autres pièces dans son répertoire, l’œuvre avait s’insérait difficilement dans le planning des représentations. Cependant, il s’agissait également d’un choix motivé par des raisons esthétiques.
Située au rez-de-chaussée, au-dessous de la salle de spectacle habituelle, cette pièce se trouvait au fond du couloir autour duquel se plaçaient les pièces de répétition (illustration 9). Bien que prise en septembre 2005, cette photo permet d’avoir une idée de la disposition des pièces. Pour accéder au lieu du spectacle, le public, au lieu de monter l’escalier principal, s’enfonçait au cœur de la vie quotidienne du théâtre, ses coulisses. De cette image découlaient deux implications. Premièrement, il s’agissait de mettre en scène la vie dans sa simplicité, de se représenter soi-même, acteurs et étudiants, comme défaits des artifices théâtraux. Puis, par métaphore, en invitant le spectateur dans le lieu de l’intime, on le conviait à voir ce qui prenait forme d’une confession.
D’autres éléments, dépendant de la configuration de la pièce cette fois-ci, oeuvrent à ce même double effet. Ainsi, dans la description que Mixail K., un acteur de « Nash Dom » fait du spectacle [28], l’éclairage de la pièce est invoqué comme un facteur permettant de créer un effet de réel :
« Nous voulions ensorceler, séduire le spectateur dès avant le début du spectacle, et le faible éclairage de notre salle en demi-cercle y contribuait. Le spectateur s’y sentait comme initié à notre vie de studio, à ce charme de la vie de « bohème », si caractéristique des coulisses théâtrales et qui les rend si intéressantes » [29].
De même, en ce qui concerne l’exiguïté de la pièce :
« La salle pouvait contenir une cinquantaine de personnes. Mais ils s’entassaient comme des sardines dans une boîte. La salle était mal ventilée (...), on bout d’une demi-heure ça devenait irrespirable ! Mais les gens étaient là, ils retenaient leur souffle. Nous jouions les yeux dans leurs yeux. C’était le gros plan (...) » [30].
On voit que l’exiguïté est montrée comme ce qui rapproche les gens, qui crée des liens entre eux. La structure même des lieux peut donc être à la base d’une esthétique, ici celle de l’intime et de la franchise.
Décorer ou habiter ?
De manière générale, les entretiens avec les participants des groupes d’amateurs comportent peu d’information concernant le décor des lieux. Lorsque je demandais expressément de le décrire, les réponses ont le plus souvent été évasives.
La seule exception a été Miša L. : constructeur de métier, il détaillé jusqu’aux matériaux dont étaient recouverts les murs et le sol, en en évaluant le prix (« dans le hall, (...) le sol était dallé de marbre bon marché » [31]). Mais les autres enquêtés affirment un profond désintérêt pour ces détails (« nous n’y faisions pas attention » écrit, par exemple, Nataša L. [32]). Comment expliquer le désintérêt quasi généralisé ?
Selon les témoignages, décorer le club n’était pas du ressort des groupes. Par exemple, l’espace mural était apparemment décoré au coup par coup par des équipes formées par le Komsomol :
« Pour les soirées, les murs étaient décorés par les journaux muraux, affiches, etc., en rapport avec ce qu’on fêtait (nouvel an, 8 mars...) Je ne me rappelle pas qui donnait l’autorisation, mais tout était concerté avec le comité du parti et le directeur » [33].
Les groupes étaient, certes, autorisés à mettre des affiches annonçant des spectacles ou des recrutements. Cependant, celles-ci, imprimées par la typographie de l’université, étaient faites sur un modèle graphique standard et ne permettaient pas une personnalisation des murs (illustration 10).
Le décor devient cependant important lorsqu’il revêt une fonction commémorative pour le groupe, qu’il résulte de la valorisation d’une histoire vécue en commun. C’était le cas, par exemple, des réunions du « club de la chanson d’auteur » de MAI, telles que les décrit l’un de ses membres. Ce groupe se réunissait une fois par semaine pour des séances de chansons à la guitare. Ils ne disposaient pas de pièce pour eux et occupaient habituellement une salle de cours.
- « Dans cette salle, pouviez, par exemple, afficher quelque chose sur le mur ?
- Oui, nous y affichions des photos, des comptes-rendus, on fabriquait une sorte de journal mural. On l’apportait tout simplement. Nous n’avions pas de place, sur le territoire de l’établissement, pour l’afficher de façon permanente. Mais par exemple, nous faisions un poster pour raconter une réunion de chanson d’auteur, on mettait des photographies, des commentaires, des textes de chanson (...). Lorsque la réunion était finie, nous enlevions tout cela et nous l’emportions » [34].
Cette pratique de posters narrant des événements marquants de la vie du groupe se retrouve également lors des « anniversaires » que les troupes amateurs organisaient tous les ans. Il s’agissait d’une pratique très répandue, qui survivait souvent à la troupe elle-même. Plusieurs de ces réunions continuent à être organisées encore aujourd’hui. Par exemple, pour le 15ème anniversaire de la troupe « Nash Dom », qui eut lieu dans la maison des gens du théâtre, le foyer était investi par des stands narrant des épisodes marquants de la troupe (des affiches et des photos de spectacles).
On peut émettre l’hypothèse que cette fonction commémorative était inhérente au décor. Or, lorsqu’il s’agissait de commémorer un événement officiel, cette fonction incombait aux autorités compétentes, ce qui provoquait un détachement chez les membres des groupes. Or, ce faisant, ils marquaient une distance par rapport aux raisons officielles de la fête, qui n’était dès lors pour eux qu’une occasion pour se produire. En revanche, lorsque la raison de l’événement était leur propre histoire, le décor des lieux devenait une partie de la représentation.
Si, dans la majeure partie des cas, le décor était neutre, sans signification particulière pour les groupes, comment pouvaient-ils alors rendre le local habitable et personnalisé ?
Les procédés de d’appropriation semblent relever plutôt de l’usage. En effet, en l’absence de lieux prévus pour une sociabilité quotidienne (fumoir, buffet, pièce de repos), les salles de répétition en tenaient donc lieu : on y fumait, mangeait, discutait, on y dormait également pendant des périodes de répétitions intenses, où le travail durait au-delà des heures d’ouverture du métro. Ainsi, certains acteurs du groupe « Nash Dom » racontent avoir dormi sur les chaises et sur le piano à queue.
Le foyer accueillait des événements tels que des mariages, comme, par exemple, celui-ci célébré dans le club de l’Université de Moscou (illustations 11 et 12). L’espace public, partagé du club devenait alors, le temps de l’événement, un espace privé, car utilisé dans un but personnel.
Habiter l’endroit signifie également pouvoir y circuler sans obstacle. Ainsi, par exemple, on pouvait assister, dans certains cas, à une domestication des lieux de l’autorité. Le cabinet du directeur, situé à un emplacement central, pouvait être vu, en effet, comme un centre occulte, où la majeure partie des participants de groupes d’amateur n’avait accès que sur convocation. Or, le témoignage de Miša L. montre qu’il était possible de rendre cette enclave symboliquement familière :
« Nous avions tous peur de lui. Plus tard, quand nous étions déjà des favoris, nous pouvions entrer dans son bureau presque sans frapper ».
Ainsi, en l’absence d’un lieu explicitement prévu pour une sociabilité des étudiants, celle-ci envahissait finalement l’intégralité de l’espace des répétitions, s’étendant parfois jusqu’au bureau du directeur. Ces usages permettaient de palier le manque de possibilités dans le décor personnalisé des lieux.
Conclusion
Les activités amateurs étaient donc conditionnées par le lieu où elles étaient produites, et cela à différents titres. L’emplacement géographique du club, ses stratégies de distinction par rapport aux institutions similaires invitaient les groupes à participer à une politique générale. Les groupes comme « Nash Dom », ciblant un public de « jeunes », d’ « artistes » et d’ « intellectuels » pour sortir de ce qu’ils perçoivent comme un carcan — le label de l’amateurisme — contribuaient finalement à créer l’image souhaitée du lieu. D’autre part, la structure interne des clubs invitait les activités amateurs à un mode de fonctionnement proche de celui des troupes professionnelles. Cependant, une série de tactiques de contournement est mise en place par les groupes qui instrumentalisent les fonctions très codifiées de l’espace (salle, foyer et dépendances), et qui établissent un jeu à partir de ces codes, favorisant un rapport plus ludique à l’espace.
La question de la spécificité des représentations amateurs soviétiques par rapport à celles que l’on peut observer dans des pays occidentaux peut être soulevée. Nous ne pouvons pour l’instant pas y répondre, n’ayant pas de points de comparaison non soviétiques. Cependant, nous espérons que notre approche contribuera à détacher les activités amateurs de leur seule dimension de propagande et à montrer qu’elles sont conditionnées par d’autres logiques qu’une idéologie. L’apport d’une démarche qui vise à reconstituer les échelles de valeurs des enquêtés nous paraît ici essentiel car on remarque que les valeurs fixées par le PCUS n’étaient que l’une des composantes de ce qu’un lieu représentait symboliquement. L’étude des discours générés par d’autres types d’acteurs permet de dresser un tableau plus complexe de stratégies d’adaptations, qui instrumentalisent et détournent des représentations d’origines différentes.