« L’œil de Moscou »
Devenir porte-parole d’un groupe illégitime

Résumé

La paupérisation pratique et symbolique des classes populaires contemporaines a pour corollaire une difficulté grandissante de leurs membres à se représenter, c’est-à-dire à construire une image collective identificatrice et exportable. Selon les contextes, cette difficulté est gérée différemment ; la place donnée à l’ethnographe (appelé à donner une image du groupe) est elle-même significative de cette gestion différenciée. A partir d’une enquête ethnographique dans un village ouvrier marqué par la crise industrielle de la France des années 1980, nous tentons de comprendre le sens d’une dénomination de l’enquêteur aux débuts de l’enquête. Le surnom “d’œil de Moscou” stigmatise la curiosité impétueuse de l’observateur participant, ou ce qui est perçu comme un double jeu de sa part, mais ne va pas se pérenniser. Ce qui importe ici est que le surnom n’ait pas “pris” : au-delà de la classique difficulté du groupe enquêté à se laisser déposséder des voies de sa représentation, transparaît ainsi à travers le statut provisoirement donné à l’ethnographe l’état d’une société locale qui peine à reconstruire une image d’elle-même. Quand le groupe ne se dit pas, l’enquêteur doit partir en quête d’une parole ayant perdu les anciennes voies de sa légitimation.

Abstract

The real and symbolic impoverishment of the contemporary working class has as its corollary the growing difficulty of its members to come up with a representation of themselves, that is, to produce a collective image providing a sense of identity for themselves and for others. This difficulty is handled differently in different contexts and the place ascribed to the ethnographer (called on to give an image of the group) is itself significant of this differentiated handling. Based on an ethnographic survey in a French working class village hit by the industrial crisis of the 1980s, an attempt is made to understand the meaning of the nickname given to the investigator at the beginning of the survey. ‘Big Brother’ (‘l’oeil de Moscou’ in French) stigmatised the impetuous curiosity of the involved observer, or what was perceived as double dealing by him but which was not perpetuated. The important thing here is that the nickname did not ‘stick’ : beyond the classic difficulty of the respondent group to let itself be divested of the means of representing itself, there transpires, through the status provisionally given to the ethnographer, the state of a local community struggling to rebuild an image of itself. When the group is silent as to its identity, the investigator must seek out some expression of identity that has lost its former means of legitimisation.

Sommaire

Table des matières

« Il faut reconnaître que les enquêteurs contemporains tentent, de plus ou moins bon cœur, de s’engager dans des relations plus complexes avec leurs interlocuteurs, et de restituer dans leurs travaux cette complexité comme une condition d’existence des analyses qu’ils produisent ».
Michel Naepels (2004 : 30-31).

Introduction

Juin 1997. Cela fait un an que j’ai entamé une enquête par observation participante dans un village industriel de Côte d’or, Foulange (600 h.). Bénéficiant de la présence de mes parents dans le canton et de la réactivation de certains réseaux relationnels hérités de l’enfance, j’ai pu être embauché l’été précédent en tant qu’ouvrier saisonnier dans l’une des deux usines du site, puis m’inscrire dans le club de football du village - tout en dévoilant à chaque fois, sans pour autant la déclamer, ma volonté d’observer les pratiques « de l’intérieur », liée à la réalisation d’une « thèse de sociologie » sur « les ouvriers de l’industrie à la campagne ».

Un samedi soir, le Football Club Foulangeois (FCF, principale association sportive de la commune [1]) organise un repas à la salle des fêtes du village, qui prolonge des festivités qui ont débuté en début d’après-midi par un tournoi de pétanque. Le tournoi ne se termine qu’à 21 heures. Débute alors un long apéritif, si bien que lorsque le dîner commence deux heures plus tard, l’ébriété paraît générale. Ce sont les cadres du FCF, bénévoles parmi les plus investis, qui servent le buffet, ostentatoirement déguisés en serveurs de restaurant. Lorsque je m’adresse à l’un d’eux, François, il m’apostrophe en ces termes : « Ah ! Nicolas ! Je n’ai appris qu’hier soir que tu faisais un truc sur Foulange... Sur le foot aussi ? Alors, t’espionnes ? T’es l’œil de Moscou ? ». Sylvain, mon principal informateur sur le terrain, est à côté de moi et il rit de bon cœur, se répétant pour lui-même le bon mot : « l’œil de Moscou... ».

L’accusation d’espionnage, dans le cadre d’une enquête par observation participante, est ici condamnation de ce que François perçoit comme une cachotterie déloyale - ou, pour le moins, vexante : je ne lui ai pas fait part de la préparation d’un « truc sur Foulange » alors que je le côtoie depuis une saison dans les vestiaires du club. Cette réaction renvoie à mon mode d’entrée sur le terrain : je n’ai jamais caché mes intentions d’ethnographe, je ne les ai jamais pour autant clamées. Les ayant annoncées au chef d’atelier au moment de la négociation de mon embauche à l’usine, à l’entraîneur lorsque j’ai demandé à être licencié du FCF, je les ai ensuite progressivement dévoilées lors des têtes à têtes personnalisés. Jouant de mes attaches familiales et de mon ancienne participation aux activités du club (lorsque, plus de dix ans auparavant, j’y jouais enfant et adolescent) pour m’intégrer, j’ai ainsi effectivement pu apparaître comme avançant masqué pour celui ou celle que je ne mettais pas dans la confidence. En agissant de la sorte, je donnais bien évidemment prise aux commérages : au bout d’un moment, ce n’était plus moi qui annonçais l’enquête, mais tel ou tel qui venait (éventuellement) me voir pour en savoir plus, comme le fit François lors de cette soirée festive du FCF.

Dévoiler et analyser l’histoire de ce surnom “d’œil de Moscou” a pour but de « constituer en objet d’enquête le statut de l’enquête, de ses conditions et de ses conséquences dans la vie publique » (Céfaï, 2003 : 615). L’accusation d’espionnage renvoie à la concurrence pour la représentation du groupe résidentiel que suscite l’ethnographe par sa seule présence. Qui est le porte-parole du groupe ? Un indigène ou l’ethnographe ? Les deux parties entrent-elles nécessairement en concurrences, et dans quelles conditions ? Comment rendre compte de la diversité interne au groupe enquêté, des représentations potentiellement différentes qu’ont d’elles-mêmes l’une ou l’autre de ses fractions ? En analysant les positions sociales de chacun des protagonistes de la scène retranscrite plus haut au sein de l’espace villageois (François, Sylvain et moi-même), il s’agit de saisir les enjeux mouvants de la mise en scène d’une « image sociale » (Avanza, Laferté, 2005) d’un groupe ouvrier. Une posture réflexive, loin de constituer un détour égotiste, paraît essentielle à une juste restitution des résultats d’enquête, tant ces derniers sont dépendants de la manière dont ils sont produits, c’est-à-dire du type de relations entretenues entre enquêteur et enquêtés, tous situés dans les interactions [2]. C’est à partir ces interactions que l’ethnographe sera amené à livrer une image publique du groupe.

Positions locales et concurrence de représentations

François, un pilier du club de football

François, l’auteur de la boutade, est ouvrier maçon dans une entreprise du village. Il est, à 35 ans, le plus ancien joueur de l’équipe première du club (qui compte, selon les saisons, entre deux et quatre équipes seniors engagées dans un championnat amateur, soit entre 30 et 55 licenciés environ dont moins de la moitié résident à Foulange). François joue en « A » depuis en 1978, année de l’accession de l’équipe en promotion de ligue (premier échelon du niveau régional). Il avait alors 16 ans, et comme la plupart des jeunes du village, son histoire familiale était marquée par l’appartenance à l’usine de cuisinières Ribot. Son père, tchécoslovaque, arriva nouveau-né à Foulange dans l’entre-deux-guerres, lorsque son propre père trouva à se faire embaucher comme mouleur chez Ribot. Adulte il fit toute sa carrière d’ouvrier spécialisé (OS) dans cette même entreprise, épousant une fille des environs, femme de ménage à l’usine. Le couple eut quatre enfants, put accéder à la propriété à la fin des années 1960 lorsque la municipalité agrandit les zones pavillonnaires de Foulange. La fille et le garçon aînés bénéficièrent ensuite de l’insertion des parents à l’usine pour y trouver un emploi dès la sortie de l’école : elle travaille comme « employée aux écritures » pendant deux ans avant de se marier à 19 ans et de quitter les environs ; le frère de François est OS quelques temps, puis part lui aussi se marier et travailler à une trentaine de kilomètres de Foulange. Mais à la fin des années 1970, l’usine, rachetée par un grand groupe industriel qui désinvestit progressivement le site, n’embauche plus. Ne pouvant bénéficier comme ses aînés d’un « pied à l’étrier » permettant d’accéder au monde du travail, François se tourne vers le bâtiment. Après son CAP il est embauché par l’entreprise de maçonnerie installée à quelques pas du pavillon des parents. En 1981, l’usine Ribot est fermée, les 220 salariés restants (ils étaient 340 en 1972, 275 en 1979) sont licenciés. La CGT occupe l’usine pendant huit mois afin que tous les chômeurs soient réembauchés, sans succès [3]. Le père de François, à 57 ans, est mis en préretraite, sa mère reste deux ans au chômage, elle finira par retrouver du travail, comme femme de ménage chez des particuliers. La plupart des jeunes de la génération de François quittent les environs, et ce n’est que très progressivement que l’arrivée de deux nouvelles PME redynamisera le marché de l’emploi industriel local (une PME qui reprend la production de cuisinières et une câblerie automobile sont créées en 1982 et 1984, mais n’embauchent massivement qu’au début des années 1990).

Retenons de cette rapide chronique la place singulière de François dans sa génération. Il bénéfice aujourd’hui d’une forte légitimité locale (fils et petit-fils d’ouvrier d’usine), et ce d’autant plus qu’il est le seul de sa fratrie resté dans l’espace villageois (sa sœur cadette a migré, comme les aînés), perpétuant l’implantation du patronyme. De plus, François est entré rapidement et de manière pérenne sur le marché du travail local à un moment où ce dernier se fermait drastiquement pour les familles ouvrières des environs. S’il n’habite plus Foulange aujourd’hui (lui et sa femme ont fait construire un pavillon à 8 kilomètres), il est au moins deux soirs par semaine et tous les dimanche dans le village de son enfance pour satisfaire sa passion du football. Cette passion, il la justifie autant par le sport que par la sociabilité populaire qui règne dans le club. Lors d’un pot qui suit l’entraînement, il démontre un soir son attachement au FCF : « Ceux qui se la jouent, les grosses têtes, il n’y en a jamais eu, elles n’ont pas leur place ici ! Ou s’il y en a eu, elles ne sont pas restées longtemps ! » Au vu de sa compétence footballistique (et pour la réaffirmer), il avoue : « moi, ça m’aurait intéressé de jouer plus haut. Simplement au niveau foot. Mais plus haut, il n’y a pas cette ambiance... Tu ne retrouves pas ça... ».

Avec le temps, François est ainsi devenu un pilier du club, d’autant qu’il est le dernier joueur à avoir fait partie de la génération qui a marqué l’histoire du FCF et a fait sa réputation dans l’espace sportif régional (victoire en coupe départementale, accession en promotion de ligue en 1978). Bref, que ce soit François qui m’interpelle et plaisante sur mon statut d’espion n’est pas étonnant. Parce qu’il est l’un des plus légitimes représentants du groupe des footballeurs, j’aurais dû m’assurer de son soutien, et, parce que je ne l’ai pas fait, il me rappelle gentiment à l’ordre. Du fait de mon intériorisation des normes de l’appartenance locale, c’est d’abord sur ce registre de l’appartenance que j’ai joué en voulant faire accepter ma présence dans le groupe actuel des footballeurs. Mais parce que mon appartenance est douteuse (ma faible endurance à l’effort physique fait que l’on m’a relégué en équipe C), parce que je suis appelé à produire moi aussi une image du groupe, savante celle-ci (écrire un « truc »), je me présente comme un concurrent dans une lutte pour sa représentation. C’est l’anthropologue qui donne à voir le groupe avec la force de la « science », du savoir légitime, et les enquêtés sont « à la merci de la manière dont nous les représentons une fois finie la vie à leurs côtés » (Scheper-Hughes, 2000 : 133). Et ce, d’autant que cette représentation s’effectue sur une scène beaucoup plus large que l’espace des réputations micro-régionales, celle d’un univers savant associé pour les indigènes à celui de l’Etat, des administrations (auquel je renvoie en outre en réalisant l’enquête grâce au financement de ma bourse par l’INRA). Voici une première explication de ce à quoi François fait référence : « l’œil de Moscou », c’est celui des puissants, des dominants, d’univers sociaux distants et inconnus.

Un intellectuel « du coin » en milieu populaire

Redoutant cette association trop abrupte avec les milieux du savoir et de l’Etat, je mis en avant mes origines locales tout au long de l’enquête. Justifiant ma présence par mon appartenance à certains réseaux, je n’informais mes interlocuteurs de ses motivations réelles que dans un cadre familier, une fois établi un rapport interpersonnel de confiance [4]. Afin de donner à ma démarche plus de chances d’être comprise et acceptée, je la faisais préférentiellement connaître dans le cadre d’un tête à tête ou d’une réunion entre amis (« par en bas »), non de manière par trop publique. Comme nombre de sociologues ou d’anthropologues, je me présentais sur le terrain en mettant plus volontiers en avant un statut autre que celui d’enquêteur, à savoir ici celui d’étudiant [5]. Ce qui ne veut pas dire que j’avançais masqué : en relisant mes journaux de terrain plusieurs années après l’enquête, j’observe en effet que je parlais en réalité souvent de mon travail (de sa démarche, de son état d’avancement, des « découvertes » réalisées, notamment dans les archives municipales, tout aussi bien que de son cadre : ce qu’est une thèse, ce qu’elle offre comme perspectives professionnelles) aux enquêtés. Progressivement, je fus connu comme étant un « spécialiste » du village, que l’on interrogeait à l’occasion sur tel ou tel événement historique.

Mais une telle perception, acquise dans la durée, n’allait pas de soi. Si je suis un « enfant du pays » dans la mesure où j’ai été élevé dans les environs du village, où j’y ai été scolarisé jusqu’à l’âge de 15 ans (notamment dans le collège du chef lieu de canton, également fréquenté par les enfants de Foulange), où j’y ai été membre d’associations de sport et de loisirs, y avais-je réellement un avenir ? Mes parents se sont fixés à la fin des années 1960 dans cette campagne populaire de Bourgogne, éloignée des grands centres urbains, au hasard de la nomination de mon père, éducateur spécialisé, dans un « centre de l’enfance inadaptée ». Ma mère s’installa ensuite en tant qu’infirmière libérale dans le canton. Ces pratiques professionnelles d’assistance aux classes populaires, conjuguées aux origines extra-locales de ma parentèle, contribuaient ainsi fortement à me donner une position particulière au sein de l’espace social enfantin de cette campagne paupérisée. Comme tous les enfants de professions libérales, de salariés de l’Etat ou des collectivités territoriales, j’avais intériorisé la nécessité de partir étudier en ville afin de réaliser une ascension sociale attendue. Je n’avais pas d’avenir professionnel assuré « dans le coin », ma place n’était pas là, tandis que les enfants d’ouvriers envisageaient bien souvent leur avenir dans ce même environnement rural, dans des emplois d’ouvriers de l’industrie mais aussi de l’agriculture ou de l’artisanat. Beaucoup comptaient ainsi s’insérer sur les bases et les acquis de leur position sociale d’origine, sans partir bien loin. Me voir revenir à Foulange après des études parisiennes a sans doute eu, pour ceux qui me connaissaient, quelque chose de choquant (mon avenir est ailleurs ; j’importe avec moi une nette domination scolaire ; je viens les enquêter). Ce retour a pu susciter de la méfiance à mon égard, mais il convient de ne pas en surestimer l’ampleur : c’est dans la pratique, dans les interactions quotidiennes, que se façonnent les relations d’enquête. Je pus ainsi éveiller de la curiosité et de l’intérêt auprès des membres les plus légitimes du monde ouvrier local. Ainsi avec Sébastien, fils de cafetier, ancien coéquipier des équipes de jeunes du FCF, scolarisé en même temps que moi au collège. Il est aujourd’hui ouvrier qualifié dans l’une des deux usines du village, élu au conseil municipal (dont il est le benjamin) et membre du comité des fêtes du club de football. Je l’ai côtoyé à l’usine en tant que manœuvre saisonnier, et l’ai alors informé de ma démarche d’enquête. Lorsqu’il me voit à une soirée « moules frites » organisée par le club en début de saison, il m’accueille à bras ouverts : « C’est super que tu sois là, que tu vois comment on sait s’amuser ».

Les blagues relatives à la motivation de ma présence à Foulange - une « thèse de sociologie » - furent cependant récurrentes, notamment au café ou dans les vestiaires du stade de football, lieux masculins où la forte familiarité autorise et provoque la moquerie ; espaces de loisirs où ma présence était sans doute également la moins comprise, puisque j’étais là pour réaliser des « choses sérieuses » associées à un univers social dominant, pas pour « m’amuser ». Ainsi ce joueur d’une quarantaine d’années, me demandant en cours de saison devant plusieurs coéquipiers : « Alors ta prothèse, ça avance ? » Le jeu de mot visait tout autant à jouer du mot « thèse », à le familiariser, qu’à se moquer de mon niveau de jeu au football... Dans les vestiaires ou au bistrot, scènes sociales masculines privilégiées de réaffirmation de ce qu’Olivier Schwartz (1998 : 28) nomme « l’altérité positive » des classes dominées, mon corps d’intellectuel trop peu endurant à l’effort physique offrait l’occasion de démontrer la légitimité d’un style de vie populaire, la supériorité des valeurs de force, de virilité. Important au sein même de l’entre soi masculin une forme d’imposition culturelle / scolaire, la blague avait pour fonction de rétablir un équilibre que ma présence d’ethnographe perturbait.

« Eux » et « nous », intellectuels et classes populaires : malgré ces oppositions structurelles sans cesse réactivées, la distance des champs qui entrent en contact n’est pas figée. Selon la période historique au cours de laquelle se déroule l’enquête ethnographique, cette distance peut être plus ou moins difficile à franchir, et s’exprimer diversement ; une ethnographie de ce groupe de footballeurs qui aurait eu lieu dans les années 1970 lorsque la classe ouvrière locale possédait encore une assise forte et de nombreux alliés (petits commerçants, cadres de l’usine, instituteurs et employés de la fonction publique [6]) n’aurait vraisemblablement pas abouti à une relation d’enquête de même nature. La manière de penser la différence ne se manifeste donc pas, pour des membres issus d’un même milieu social, de façon identique selon le contexte de leur socialisation enfantine comme de leur entrée dans la vie active. Concurrent pour François, je ne fus ainsi pas du tout perçu de la même manière par les plus jeunes hommes du village, notamment ceux avec qui j’entrai dans des relations amicales plus poussées. Ainsi de Sylvain, 23 ans, avec qui je suis venu au repas du club de football.

Un surnom qui ne « prend » pas

Il importe de prendre toute la mesure du caractère institué du groupe à l’intérieur duquel ma présence peut ainsi être moquée. Dans le cas de « l’œil de Moscou » comme dans celui de la « prothèse », la vanne est exprimée devant (et pour) une assistance, même restreinte. Et c’est bien le rôle du club de football que d’offrir un cadre institutionnel à l’affirmation de goûts et de styles de vie conformes à un ethos populaire. Plus globalement, si une telle institution dotée de représentants légitimés par le groupe résidentiel donne de ce dernier une image respectable et exportable, elle lui offre dans le même temps un cadre de protection relativement stable et efficace pour ceux qui en reconnaissent l’autorité symbolique. Au contraire, un groupe de pairs, basé sur des relations affinitaires, n’a pas la même fonction sociale, on ne s’y joue pas les uns des autres de la même manière. Dans un tel groupe, peu institué, il s’agit de réaffirmer sa proximité mutuelle afin de se distinguer collectivement au sein de l’espace local.

C’est avec les membres d’un groupe de pairs que j’entretiens des relations amicales au moment de cette soirée du FCF. Relations qui se nouent lors de soirées chez ceux d’entre eux qui possèdent un logement indépendant, mais également lors de moments publics : pendant ce buffet de juin 1997, je dînerai par exemple « à la table de Sylvain ». C’est ce dernier qui est à mes côtés lorsque François m’interpelle. Si Sylvain réutilisera « l’œil de Moscou » pour me surnommer dans le cadre de tête à têtes, il ne le fera pas devant témoin : le surnom ne prend pas. Avant de s’intéresser à la réaction de Sylvain, situons-le dans l’espace et le temps villageois.

Un autochtone représentant illégitime...

En 1997, Sylvain est marié depuis quatre ans à une jeune Portugaise, Suzanne, fille d’un travailleur immigré venu en France en 1973 pour travailler chez Ribot - le père de Suzanne intégra rapidement, en tant que manœuvre, l’entreprise de maçonnerie qui a également embauché François. Le couple et ses trois enfants vivent dans un pavillon loué à l’OPHLM, Suzanne est « en contrat » (CDD) dans la câblerie du village, Sylvain est peintre en bâtiment chez un artisan des environs de Foulange. Fils d’un chef d’équipe de l’usine Ribot, il appartient comme François à une « dynastie ouvrière ». C’est son arrière-grand-père paternel qui est venu, à la fin du XIX° siècle, travailler à l’usine Ribot de Foulange depuis la proche Saône-et-Loire industrielle (un bourg minier sous l’influence économique d’Autun et de Montceau-les-Mines, dont est d’ailleurs également originaire la mère de Sylvain). Tandis que le grand-père de Sylvain était monteur à l’usine, le fils unique de celui-ci bénéficia du système de promotion intergénérationnelle propre au paternalisme : il devint chef d’équipe dans l’atelier de montage de cuisinières et bénéficia, comme ses parents, d’un logement au loyer modique dans les cités ouvrières. Marié en 1954, il eut neuf enfants entre 1955 et 1974. Si quatre des cinq filles travaillèrent quelque temps dans l’atelier de montage (entre la sortie du système scolaire et un mariage qui fut pour toutes synonyme de migration), aucun des cinq garçons ne travailla dans l’industrie villageoise du vivant de leur père. Vraisemblablement élevés dans une volonté de sortir de la servitude paternaliste [7], la répugnance des fils à intégrer l’usine fut redoublée par la crise cardiaque fatale de leur père sur son lieu de travail en 1980, un an avant le licenciement collectif. Sylvain, benjamin de la fratrie, avait alors six ans. Au-delà du drame familial, la disparition du père signifia pour Sylvain et ses frères l’absence de médiation lors de l’entrée sur le marché du travail. Tandis que François a bénéficié de l’inscription de son père dans les réseaux d’activité villageois (mais également d’un oncle maternel magasinier à l’usine Ribot), Sylvain a dû compter sur lui-même pour se faire une réputation de « bon ouvrier » au centre professionnel, puis une place chez un artisan. Il n’a pas pu être porté par un réseau familial. Vivant, enfant, dans une certaine précarité matérielle et affective, il sera guetté adolescent par la délinquance (petits vols dans le village, qui lui font connaître une garde à vue à 15 ans). Il franchit alors les frontières de l’espace conforme de la moralité populaire villageoise. Sylvain accepte mal cette stigmatisation, qui le conduit à plusieurs reprises jusqu’à plus de 25 ans à se mettre « en quête de respect » (pour reprendre la formule de Philippe Bourgois, 2001) sous des formes très diverses : dans des bagarres nocturnes au café où il joue le rôle de « leader » de la bande issue de sa classe d’âge, aussi bien que dans ses efforts pour intégrer, malgré la perpétuation d’une vie festive intense, les formes de respectabilité populaire que procurent le mariage et la procréation précoce et nombreuse (Sylvain et Suzanne, sa femme, ont trois enfants en 1997, ils sont alors respectivement âgés de 23 et 20 ans) [8].

Contrairement à François, représentant accrédité de l’image (néanmoins vieillissante) des « cuisinières », Sylvain se situe donc beaucoup plus en marge des critères de légitimité villageoise. Mais cette situation n’est pas uniquement le fait d’un héritage familial spécifique et d’une position singulière dans l’espace villageois. Elle tient également des caractéristiques générationnelles propres à une classe d’âge distanciée de son groupe d’origine.

Membre d’une classe d’âge précarisée

Né en 1974, Sylvain fait partie de la dernière génération massive d’enfants d’ouvriers locaux : la commune atteint, avec près de 1000 habitants, son maximum de population au recensement de 1975 (de 1990 à 2005, elle en compte à peine plus de 600) ; la sédentarisation partielle des dernières vagues de travailleurs immigrés, arrivés dans les années 1960 du Portugal et du Maghreb, donne notamment naissance aux ultimes familles nombreuses. 1974 a ainsi vu la naissance de 25 enfants dans la commune, tous issus de familles ouvrières. Lors d’un entretien avec Sylvain et Djellal, l’un de ses amis d’enfance, nous utilisons des photos de classe pour solliciter le souvenir et évaluer le devenir des « 74 », comme ils s’appellent. Le bilan est éloquent : la moitié ont quitté le village avec leurs parents dans les années de crise, et parmi ceux dont les deux interviewés connaissent le devenir (et qui sont en majorité des garçons...), les déclassements sont nombreux. Cinq des garçons sont OS dans l’industrie locale (dont trois, avec Djellal, après une période de chômage ; deux frères fils d’un contremaître Ribot ont étudié trois et cinq années à l’université avant de revenir chez leurs parents et postuler à l’usine) ; un autre accumule les séjours en prison ; Hervé, cousin de Sylvain, est manœuvre en scierie et d’autres sont au chômage. Seuls deux fils d’ouvriers qualifiés (OQ), dont Sylvain, sont eux-mêmes devenus OQ de l’artisanat, et trois ont quitté la condition ouvrière en même temps qu’ils s’urbanisaient (pompier professionnel, employé en comptabilité, professeur en lycée technique). Dans ce contexte de précarisation, seule la migration urbaine offre à présent de réelles opportunités d’ascension sociale, et ce sont en réalité ceux dotés du plus fort capital d’autochtonie qui sont le plus susceptibles de s’intégrer sur le marché du travail urbain (Renahy et al., 2003). Les générations qui entrent sur le marché du travail dans les années 1990 n’ont le choix qu’entre mobilité résidentielle (et professionnelle) et précarité, la sédentarité a perdu ses vertus positives en même temps que disparaissaient les opportunités d’ascension sociale intergénérationnelle propres au système d’emploi industriel. Ceux qui restent dans l’espace villageois ont tendance à se distancier des générations précédentes, en adoptant notamment un style de vie déviant (de l’ordre d’une logique de « bande » ou de « bohème populaire » selon les polarités définies par Mauger, 1994), en repoussant l’installation en couple et la procréation (Sylvain et Suzanne constituent une exception au sein de leur classe d’âge). Fragilisés, ils deviennent perméables à certaines conduites « à risque ». En 1998 et 1999, quatre morts brutales ont ainsi endeuillé l’entourage amical immédiat de Sylvain.

Dans une telle situation de fragilité sociale, c’est une reconnaissance sociale à laquelle souhaitent accéder les nouvelles classes d’âges issues du monde ouvrier local, qui se situe bien en amont d’un désir de représenter le groupe résidentiel. Je ne prendrai conscience de cette évolution que tardivement dans l’enquête. Il me faudra alors décentrer un regard ethnographique volontiers aveuglé par les représentations construites encore à l’œuvre dans l’espace local, mais qui ne sont que l’héritage vieillissant d’un passé révolu, que seules quelques « bonnes volontés » comme François ou Sébastien rendent encore vivace. Elle entraîne également une modification du comportement de l’enquêteur : quand un groupe ne se dit pas ou plus, on ne peut plus se contenter d’écouter ses porte-parole, il faut entrer dans une familiarité suffisamment forte pour pouvoir restituer des logiques collectives qui ne se disent pas comme telles.

De la participation à la coopération

L’accusation d’espionnage de François fait sens pour Sylvain (qui rit et répète « œil de Moscou ») : elle paraît mettre en mots certaines de ses interrogations concernant l’étrangeté de ma présence. Alors qu’une solide amitié se noue entre nous, il comprend mal ma démarche d’ethnographe qui renvoie à un univers estudiantin et intellectuel très peu connu de lui. Sylvain me connaît de longue date, puisque enfant je jouais au football au FCF dans la même équipe que l’un de ses frères, et qu’adolescents nous nous connaissions « de vue » (un ami, fils d’ouvrier des environs de Foulange, entre avec moi à l’université ; Sylvain fréquente à cette période la petite sœur de celui-ci). Cette connaissance pratique antérieure fonde notre relation, je représente pour Sylvain l’accès à un univers dominant, tant du fait de mon statut d’étudiant que de celui de mes parents qui occupent (encore au moment de l’enquête) des fonctions d’encadrement des classes populaires dans les environs (le centre d’éducation spécialisée du canton voisin dans lequel travaille mon père reçoit en internat certains enfants d’ouvriers de Foulange).

Me fréquenter, m’ouvrir à son réseau familial et amical, constitue donc pour Sylvain un relatif décloisonnement de son horizon social. Je représente pour lui et sa femme Suzanne quelqu’un « de bien », de « sérieux », de « stable ». Notre relation amicale s’établit progressivement sur cette base, et, sans m’en rendre compte, se met en place entre le couple et moi (mais aussi avec ma compagne enseignante, qui entre petit à petit dans la relation) un rapport de protection, d’écoute, de conseil, une présence amicale dans les moments festifs comme dans les « coups durs » (deuils répétés, instabilité professionnelle de Sylvain, crises conjugales ou familiales). Dans ce contexte, c’est avant tout mon statut social qu’il faut prendre en compte pour comprendre cette relation. Mon univers social est inconnu de Sylvain, et sa curiosité à l’égard de mon travail est avant tout liée à son cadre formalisé : ce que sont une thèse, une bourse de thèse (et sa rémunération : alors que je suis toujours étudiant, je suis « aussi bien payé » que Sylvain, salarié du bâtiment depuis ses 18 ans, et qui a réussi à négocier un salaire mensuel de 10 % plus élevé que le SMIC en devenant chef d’équipe), un jury, les débouchés qui s’ouvrent à moi dans la fonction publique...

Malgré l’attirance de Sylvain à mon égard, François paraît avoir mis en mots l’étonnement ou la méfiance de Sylvain pour ce qu’il perçoit parfois chez moi comme relevant d’une curiosité impétueuse, d’un « double jeu » (ami/enquêteur). Ainsi, à quelques reprises dans les mois qui suivront la scène de la soirée du FCF, Sylvain me dénomme lui-même « œil de Moscou » en riant lorsque je le questionne sur tels ou tels liens de parenté villageois, sur la profession d’un voisin, ou lorsque je rappelle à sa mémoire une scène dont il était avec moi le témoin ou l’acteur, qu’il a oubliée ou qu’il considère comme relevant de l’anecdote, de l’insignifiance (« tu te rappelles de ça ? »). Pour lui, qui n’a par exemple pas de pratique de lecture régulière, la rédaction d’une « thèse sur Foulange » est quelque chose d’incongru, qu’il associe à l’espace villageois légitime, auquel il n’a pas accès : la mairie et ses archives, l’usine et ses cadres, les personnalités du monde ouvrier local que j’interviewe et que Sylvain ne fréquente pas. Lui, orphelin de père, élevé dans la précarité par une mère âgée et médicalisée pour « dépression » depuis plus de vingt ans, qui est connu pour quelques « bêtises » d’adolescent et pour avoir certaines « mauvaises fréquentations », ne dispose pas d’une réputation des plus honorables. Pour prendre l’exemple de la pratique du football et en comparaison avec François, Sylvain joue alors en équipe B, n’étant qu’à l’occasion remplaçant en équipe A. Il n’est pas assidu à l’entraînement et ne peut de toute façon prétendre devenir un pilier du club.

Sylvain n’utilisera « l’œil de Moscou » que rarement, et jamais en présence de témoins : il tient trop à moi, aux espoirs de reconnaissance symbolique qu’il place dans notre relation. De mon côté, alors que ce surnom me provoque et dérange un peu, il me faudra beaucoup de temps pour comprendre ce qui se joue entre nous. En ai-je alors les moyens ? Je suis d’une part pris dans un contexte académique où je dois faire mes preuves (je ne dispose pas de capital intellectuel hérité), et qui me pousse indirectement à mettre en avant ce que « mon » terrain possède de plus légitime, de plus construit, de plus ancré historiquement (les « dynasties ouvrières », le paternalisme industriel et son devenir dans les nouvelles PME, le pouvoir socialisateur d’un club de football [9]). D’autre part, l’accusation d’espionnage de certains enquêtés fait écho au malaise que j’éprouve à analyser les itinéraires d’anciens membres de ma classe d’âge fréquentés au collège du canton ou dans les équipes de jeunes du FCF. Mon regard d’ethnographe sera biaisé par cette hantise de la trahison, du vol, de ce que Schwartz (1990) nomme le « cynisme » de l’ethnologue. Dès lors, si j’utilise l’accueil de Sylvain et Suzanne comme un moyen de m’intégrer à l’espace local, je ne dirai presque rien d’eux et de leurs réseaux familiaux et amicaux dans ma thèse. Ce n’est que parce que cette relation privilégiée avec le couple et ses proches se pérennise au-delà, que le décès du cousin de Sylvain, Hervé, me touche personnellement et questionne le sens de ma démarche scientifique, que je m’intéresse à eux pour eux-mêmes et trouve une distance à l’objet qui me semble « juste » (Bensa, 2006). Alors seulement je prendrai réellement conscience de la position illégitime de cette génération dans l’espace local représenté, et de l’intérêt à analyser les raisons de cette illégitimité. En 2002 et 2003 je reprends l’enquête et réalise plusieurs entretiens avec Sylvain et ses proches. Ayant adopté cette posture réflexive, j’accepte la « coopération » [10] avec ces enquêtés-là, je reprends mes carnets de terrain des années de thèse et en déniche les passages que je considérais alors comme trop « intimes » (crises du couple, travail au noir, consommation de cannabis...). Je passe aussi beaucoup de temps avec eux à parler de leur situation sociale, des raisons structurelles de leurs difficultés professionnelles, et de l’importance de dévoiler leur souffrance sociale dans l’espace public. Récemment enfin, c’est Sylvain que j’invite à m’accompagner lors d’une interview radiophonique. Je l’intronise alors représentant de la « communauté villageoise » [11], et son appréhension à « passer à la radio » (il dort très mal les nuits précédentes, Suzanne et lui me préviennent à plusieurs reprises de son inquiétude, de sa peur « de ne pas savoir quoi dire », son front ruisselle de sueur dans le studio d’enregistrement) n’a d’égal que sa fierté de devenir digne, lui aussi, d’accéder à un espace de parole légitime. Mais cette prise de parole se réalise uniquement sur le mode du témoignage, pas sur celui de porte-parole. Tout au long de l’interview, Sylvain fait état de son histoire personnelle, de son expérience, mais s’efface et me laisse la parole dès qu’il s’agit de donner sens à son parcours.

Monde villageois, monde ouvrier : la fin d’une homologie

Dans un village où la majorité des actifs de la commune ont été salariés d’une même entreprise industrielle du dernier quart du XIX° siècle à 1981, l’homologie entre Foulange et le monde ouvrier avait fini par être naturalisée. Dans la France des années 1970, dans un contexte d’affaiblissement des référents professionnels, une mise en représentation intense de l’appartenance territoriale autour de symboles régionaux a émergé (Chamboredon et al., 1984-1985). A Foulange, la production symbolique d’une unité villageoise autour de référents industriels s’est réalisée au moment même où l’extinction progressive de la mono industrie locale et de ses pratiques paternalistes de sédentarisation de la main-d’œuvre aboutirent à une profonde crise de reproduction d’un monde ouvrier singulier dans un espace rural avant tout agricole. Il est ainsi fort significatif que, lorsque la dynastie patronale Ribot céda son entreprise à un groupe industriel en 1972, émergèrent, dans les années qui suivirent, figurations et mises en scène de la localité. La crainte d’une disparition de toute fonction économique de Foulange conduisit à la production d’une image sociale de « cité industrielle » où résidait une « population laborieuse », dans le champ politique (élus lors des négociations successives de reprise de l’entreprise), dans le champ médiatique (venue de nombreux journalistes régionaux et nationaux sur le site), dans les univers érudit (édition d’un ouvrage sur l’histoire du village par un instituteur et apparition d’une chorale et d’une association de « poésie d’ici » au début des années 1980), mais aussi sportif : la génération qui fit les succès et la réputation du club dans les années 1970 portait le surnom de « cuisinières » dans le championnat amateur régional, surnom qui renvoyait à la production de l’usine locale alors même que les ouvriers d’usine étaient devenus minoritaires parmi les licenciés du club (Renahy, 2001).

C’est cette représentation de la localité basée sur une figuration du monde ouvrier que porte en 1997 François, dernier joueur actif de l’épopée des « cuisinières ». Si cette représentation a toujours cours au moment de l’enquête, elle s’essouffle du fait de l’écoulement du temps des générations et de la profonde reconfiguration du mode de recrutement des salariés de l’industrie, qui entérine la dissociation des scènes professionnelles et résidentielles : seul un tiers des 220 salariés des deux usines actuelles réside à Foulange en 2002, contre deux tiers ou plus dans les décennies 1960-1980. La réindustrialisation de la commune dans les années 1990 s’effectue sans influer réellement sa démographie, et le village est aujourd’hui autant peuplé de ménages dont le chef est retraité que de ménages d’ouvriers : les jeunes actifs qui ne sont pas originaires de Foulange ne viennent pas s’y installer ; ceux qui en sont originaires le quittent massivement. En ce qui concerne les jeunes sédentaires qui ont pu être enquêtés au cours des années 1990, les cadres de socialisation populaire apparaissent aujourd’hui caduques. Les enfants d’ouvriers de l’industrie se sont qualifiés dans d’autres secteurs sans bien souvent pouvoir bénéficier d’une reconnaissance sociale équivalente à celle connue par leurs pères au moment de l’entrée dans la vie active, les logiques de l’honneur professionnel n’ont pu se transmettre que de manière parcellaire dans un contexte de désyndicalisation et de diversification massive des professions (Renahy, 2005).

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la référence que fait François à « Moscou » lorsqu’il m’interpelle. Sans surinterpréter la boutade (employée dans le langage courant pour désigner toute pratique assimilable à de l’espionnage ou à de la surveillance), on ne peut non plus faire abstraction de son sens premier, qui renvoie au communisme centralisé de l’époque soviétique. Il faut donc la replacer dans son contexte d’énonciation : la CGT et le PCF ont connu une profonde perte de crédibilité suite à l’occupation de l’usine du village en 1981. Après celle-ci, ni le syndicat ni le parti ne disposeront de section dans le village. La plupart des militants CGT n’ont pu retrouver du travail dans l’espace local, accusés d’avoir fait venir des délégués départementaux « qui ne connaissaient rien » aux spécificités de l’industrie et de la main-d’œuvre locales [12], qui importaient une vision classiste par trop anonymisée, allant à l’encontre des logiques de domination personnalisée en place avec l’usine paternaliste Ribot, et partiellement réactivées dans les nouvelles PME. La perte de crédit des syndicats et partis porteurs d’un messianisme politique fut donc à Foulange rapide et brutale. François avait 19 ans lorsqu’il fut le témoin des événements, du chômage puis de la migration forcée d’un certain nombre des membres de sa génération. La place que François occupe dans le temps des générations villageoises est également particulière en ce que lui et ses pairs inaugurent, parallèlement à une très nette obturation du marché du travail industriel, un nouveau rapport à la politique. En contrecoup du licenciement collectif, de l’occupation pendant huit mois de l’usine (qui aboutit à ce que les militants CGT soient accusés du vol des stocks de cuisinières), de la lente reprise avec l’arrivée de PME en 1982 et 1984 qui n’embauchent que quelques dizaines d’ouvriers licenciés, le pouvoir municipal en place (apparenté PS) sort de la crise rasséréné. Les syndicalistes quittent le village ou restent chômeurs : le pôle d’identification ouvrière qu’ils représentaient disparaît avec l’ancienne usine. En ce sens, François représente la génération charnière de la « dyssocialisation » qui s’est opérée au sein de la classe ouvrière à cette période (Chauvel, 2001), lorsque les inégalités sociales se sont reconstituées - ici, à partir de la fin d’un marché du travail endogène qui déstructure des lignées ouvrières stabilisées - en même temps que les « représentations constituées et discours organisés » (ibid.) sur ces inégalités se sont effondrés. En dehors de la construction symbolique d’une image sociale sur les terrains de football, ni François, ni aucun ouvrier n’est plus en mesure de représenter les intérêts du monde ouvrier local. Après cette génération charnière, les enfants du village qui sont en âge d’entrer sur le marché du travail le feront de manière beaucoup moins encadrée, ce qui aura pour conséquence de perturber les représentations construites du groupe résidentiel et de « l’espace des styles de vies conformes » (Mauger, 1994) de cette campagne populaire.

Par rapport à la période faste de la mono-industrie Ribot, par rapport également aux années qui ont immédiatement suivi le licenciement collectif de 1981 (Renahy et al., 2005), les différentes scènes sociales sont aujourd’hui parcellisées, les groupes professionnels, familiaux et affinitaires étant dépendants d’autres localités, plus ou moins proches. Bien que les espaces de fréquentation se distendent de l’espace résidentiel, ce dernier constitue toujours un référent dans les discours, sur la base du souvenir des années 1970, ou lorsque sont mises en avant les nouvelles fonctions économiques des entreprises locales (entreprises qui « font vivre beaucoup de gens dans les environs » ou que, « dans le coin », on ne trouve pas « en dehors de Foulange »). Il n’en demeure pas moins que la référence au village est en crise, et que les jeunes générations d’autochtones ne se l’approprient pas, peu ou marginalement (pour les très rares autochtones qui entrent à l’usine en effectuant une ascension sociale). C’est ce contexte de pénurie de représentants locaux qui rend pour partie possible cette enquête ethnographique, ou qui du moins en oriente les résultats et fait de moi un porte-parole.

Conclusion : « un village comme un autre »

Si j’avais été accueilli au sein du réseau de François, il eût été possible que le surnom d’ « œil de Moscou » se pérennise. Mais parce que j’apporte avec moi une domination symbolique dangereuse pour les tenants d’un mode de représentation locale en crise, ce n’est pas parmi les héritiers institués et vieillissants de l’ordre social autochtone que je suis préférentiellement accueilli, mais au sein d’un groupe « d’outsiders » à cet ordre, d’une génération qui ne se dit plus, craintive et fragilisée par la précarité. Il faut ensuite un long travail de réflexivité pour comprendre ce que les modalités de cette intégration signifient, ce que le groupe d’amis qui m’accueille attend de moi. Alors seulement, mes informateurs les plus proches deviennent des enquêtés, ou, dit autrement, « un rapport de domination se transforme en rapport de communication » (Naepels, 1998 :189). Devenu ami, c’est-à-dire étant dans une certaine mesure passé du côté du privé, il m’est alors seulement possible de recueillir des mots et d’observer des pratiques illégitimes, qui seraient passées inaperçues sinon.

Les données ainsi recueillies sur cette génération de jeunes villageois donnent à voir un groupe résidentiel qui perd pied face à l’évolution de l’économie industrielle contemporaine. Les critères de légitimité autochtone, bâtis sur l’enracinement des lignées familiales qui contribuait à organiser un marché du travail localisé, tendent aujourd’hui à ne plus faire sens. Tandis que les héritiers de l’ancien ordre territorial ont tendance à ne pas résider au village lorsqu’ils accèdent tardivement à un logement indépendant (et que, numériquement faibles, ils laissent leurs places en usine à une main-d’œuvre qualifiée urbaine), les membres sédentaires des nouvelles générations entrent dans la vie active sur un mode précaire et accèdent difficilement à une reconnaissance sociale. Ils développent dès lors un mode de vie à l’écart des institutions forgées par leurs aînés, tandis que ces institutions (un club de football, mais aussi une société de chasse, une chorale, un centre de sapeurs-pompiers volontaires...) peinent à renouveler leurs effectifs. Ainsi en 2004, les trois équipes du FCF ont-elles terminé chacune dernière de leur championnat respectif, rétrogradant toutes d’une division. Le club tente d’enrayer la chute vertigineuse du nombre de ses licenciés en ouvrant largement son recrutement à un « marché des transferts amateurs » micro-régional, où il joue de sa réputation passée pour attirer de bons joueurs des clubs environnants. Amené récemment à commenter la chute des équipes du club, un ancien coéquipier me fit ce commentaire : « on est redevenu un village comme un autre ». Autrement dit, tout ce qui faisait la singularité de Foulange dans l’espace local tend à disparaître, à savoir un univers ouvrier qui, en marge du paternalisme, s’était ménagé des marges d’autonomie. L’entité symbolique villageoise s’éteint progressivement en tant que cadre de reproduction d’un monde ouvrier localisé. Son seul avenir est à présent d’être positionnée dans les espaces de loisirs ou dans le champ économique (l’entreprise de cuisinières assure ainsi sa réussite actuelle en commercialisant une gamme de luxe dénommée « Foulange ») : loin, donc, des groupes primaires précarisés de Sylvain et de ses pairs.

add_to_photos Notes

[1Nous avons pu montrer ailleurs (Renahy, 2001) l’importance du FCF dans la représentation de l’espace villageois ; tous les noms propres sont fictifs.

[2Parmi les nombreux écrits aujourd’hui disponibles sur cette question, citons Mauger (1991), Weber (1989, 2001), Noiriel et Weber (1990) ou encore Céfaï (2003), qui indique notamment l’ancienneté et la pérennité de la démarche dans les travaux anthropologiques et sociologiques anglo-saxons.

[3Cette occupation d’usine et la perte de crédibilité du syndicat CGT qui s’ensuit sont analysées dans Renahy, 2005, chapitre 7.

[4A propos de sa recherche par observation participante sur les danseurs contemporains, P.-E. Sorignet (2006) parle de « position à demi-dévoilée », qui a notamment l’avantage de « faire varier la définition implicite de la relation d’enquête ».

[5Cette posture paraît en fait courante bien qu’encore rarement explicitée. Elle correspond à un jeu sur une double reconnaissance possible de l’enquêteur par les enquêtés : il est observateur mais aussi étudiant (on sait toutes les portes qu’ouvre ce statut sur le terrain), enseignant, collègue de travail, compagnon de loisirs, ami, ancienne connaissance, etc. Sa non-explicitation renvoie à son caractère intime : parce que les ethnographes sont susceptibles de s’impliquer de manière forte dans le milieu qu’ils enquêtent, et parce qu’ensuite ils se trouvent confrontés lors de la diffusion de leurs résultats au regard régulateur des pairs, ils font peu état de leur mode d’entrée et de présence sur le terrain (évoquant la « pudeur » face au risque d’inflation du « je » méthodologique, comme dirait J.-P. Olivier de Sardan, 2000). Cette question, difficile à traiter (F. Weber, 1991, rappelle la « frontière incertaine entre ethnologie et littérature » qu’empruntent les journaux d’ethnographes publiés), mériterait pourtant une réflexion à part entière, tant elle nous paraît ne pas se restreindre à la seule auto-analyse mais conditionner dans un même mouvement la place de l’enquêteur sur son terrain et celle de l’intellectuel dans son univers scientifique.

[6Sur l’évolution de la composition sociale des membres du FCF, cf. Renahy, 2001.

[7Les éléments récoltés sur le père de Sylvain donnent à penser que, de par sa position générationnelle notamment, il était dans une attitude de résistance au paternalisme telle que celle analysée par J.-P. Terrail (1990 : 135) : « l’histoire des lignées qui s’intègrent dans [l’univers paternaliste] est celle d’un accès croissant de leurs représentants, au fil des générations, aux présupposés d’une émancipation individuelle de son emprise ».

[8Sur ce point, je me permets de renvoyer à Renahy (2005 : 208-215).

[9Cette posture légitimiste me paraît en effet avoir partiellement guidé la rédaction de ma thèse (Renahy, 1999). Il faudra toute la sérénité que procure l’obtention d’un poste dans le contexte du marché actuel de la recherche française, mais aussi toute l’insistance de chercheurs familiers des classes populaires contemporaines pour que je prenne de la distance par rapport à cette attitude.

[10« L’activité d’enquêter (...) est bien une forme de coopération, à laquelle participent “enquêteurs” et “informateurs”, dans des jeux d’interaction au cœur desquels émerge une réflexivité de concert. La réflexivité se joue dans les intervalles de la relation entre enquêteurs et enquêtés » (Céfaï, 2003 : 526).

[11C’est la posture que prend Sylvain au début de l’interview, en présentant de suite « son » village après avoir décliné son identité. Du point de vue du chercheur, il faudrait par ailleurs interroger le fait que j’ai été, comme de nombreux sociologues aujourd’hui, directement sollicité par les médias, sans passer par les voies plus anciennes du conseil aux partis ou syndicats.

[12Ironie de l’histoire : ils furent ainsi accusés des mêmes maux que le groupe Paris-Rhône (devenu rapidement après le rachat du site de Foulange membre du groupe Ferodo, puis Valéo) qui dirigea l’usine entre 1972 et 1981 depuis Lyon, avec des chefs « qu’on ne voyait jamais » et une direction centralisée, qui vendit sans scrupules les logements des cités ouvrières à leurs occupants avant de les débaucher de leur emploi trois ans plus tard... Sur la posture des dominés dans une logique de personnalisation des rapports de domination, cf. Sigaud, 1996.

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Pour citer cet article :

Nicolas Renahy, 2006. « « L’œil de Moscou » Devenir porte-parole d’un groupe illégitime ». ethnographiques.org, Numéro 11 - octobre 2006 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2006/Renahy - consulté le 28.03.2024)
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