Compte-rendu d’ouvrage

Des esthétiques fort ordinaires (Cahiers d’Ethnologie de la France, 2004, 19)

À propos de NAHOUM-GRAPPE Véronique & VINVENT Odile (dir.), 2004, Le goût des belles choses, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme (Cahiers d’Ethnologie de la France, numéro 19), 294 p.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Ce dix-neuvième volume des « Cahiers d’Ethnologie de la France » [1] fait écho à un numéro de la revue Terrain, publié en 1999 et intitulé « Le beau ». Il est le résultat d’un travail collectif, engagé à la même époque, visant à approfondir le champ d’une ethnologie de la relation esthétique. Les seize contributions qui composent ce volume ont pour objectif de répondre à un même programme, aussi simple qu’ambitieux : avancer quelques éléments en faveur d’une ethnologie du beau, de ce qui plait, qui dépasserait les limites formelles de la sociologie du goût de Bourdieu. Construits autour de données de terrain de première main, ces articles répondent au commentaire d’introduction de Véronique Nahoum-Grappe : « l’énigme du jugement de qualité du point de vue de l’ethnologie tient à la possibilité matérielle et organique d’expérimenter une situation ; alors que la question du regard esthétique sur l’œuvre d’art est d’emblée posée culturellement, collectivement et historiquement. » (7)

Saisir le beau en train de se faire

Ainsi défini, le projet mobilisateur de la mission à l’ethnologie entendait mettre sur le devant de la scène la part de subjectivité des acteurs culturels, leurs capacités d’innovation et de mobilisation de savoir-faire esthétiques idoines, et ce dans les moindres recoins du quotidien. Divers par leurs sujets, les regards développés dans ce recueil sont, pour la plupart, d’excellente facture, attentifs à souligner les passions les plus ordinaires, à les décrire et à leur donner forme au sein de pratiques plus larges. « Plaisir », « beau », « esthétique », aucune de ces catégories — imposées pour l’essentiel par la narration des informateurs — ne semble vouée à rester figée. Tout au contraire, elles se fabriquent, s’imaginent et se transforment au gré des expériences, en mobilisant ressources biographiques et expertises esthétiques.

Prenant parti de cette double diversité de thématique et de terrain, trois axes divisent ces contributions en autant de chapitres. « Styles de l’objet, signes du lieu » met en avant la complexité des enchevêtrements de style, jouant sur des échelles spatiales différentes. « L’objet à l’épreuve. Expériences et construction du goût » tente de dépasser l’état de description précédent pour risquer quelques arguments en faveur du rôle de l’expérimentation. Agencer entre elles des gammes esthétiques parfois radicalement opposées (comment prolonger après le retour de vacances, les sensations capturées au cours de ce séjour ?) demande de maîtriser certains savoirs et savoir-faire, et de les mettre à l’épreuve, c’est-à-dire d’y goûter, et, comme pour tout bon plat, d’en partager le jugement. Enfin, « Dans le face à face : les scènes » traite du goût admirable, du beau tel qu’il est de bon ton de le reconnaître, en soulignant les relations nécessaires à ces accords (et désaccords), entre les producteurs et les spectateurs.

Malgré cette organisation générale, l’ensemble donne parfois l’impression de manquer son sujet, si tant est que le titre de l’ouvrage en soit le programme. Car, si au fur et à mesure des lectures, des éléments d’analyse entrent en résonance — importance des narrations autobiographiques, du legs familial et de sa mobilisation réflexive, des constructions de l’exotique ou de l’authentique, etc. — pour l’essentiel le travail de réflexion synthétique est laissé à l’imagination du lecteur. L’absence de conclusion, et la nature même des avant-propos et introduction, suggérant plus que ne proposant une orientation de recherche claire, y sont certainement pour beaucoup.

Aussi, on ne trouvera pas, ou peu, de définition, de mise en perspectives conceptuelle ou de vue d’ensemble théorique. Certainement, est-ce volontaire. A souhait, et on ne peut qu’acquiescer, une attention pointue au concret et au commun a été encouragée pour éviter toute déréalisation de la question. Implicitement, il semble que le point de départ du projet ait été le suivant : il n’y a de beau que de choses énoncées telles, fabriquées en vue de l’être. En conséquence de quoi, pour saisir le constant travail du jugement en train de se faire, l’ethnologue ne doit pas hésiter « à redescendre vers le bas », et contre un poussiéreux volume d’histoire de l’art, préférer comme informateur l’enfant qui, contraint et endimanché, s’ennuie au musée.

Une impossible théorisation du goût en dehors des marges bourdieusiennes ?

Malheureusement, à trop laisser parler le terrain, les repères deviennent flous, ne donnant que faiblement prise à un retour « vers le haut » — de l’ethnographie à l’anthropologie, pour reprendre la classique distinction lévistraussienne — quand bien même partiel. Pourtant, par quelques réflexions ci et là jetées, il semble que la tâche de proposer une théorie générale du « goût des belles choses » — appelons-la ainsi faute de mieux — relève plus du complexe que de l’impossible.

Ainsi, un passage de l’introduction nous a paru particulièrement fécond pour entreprendre un cheminement dans cette direction. « L’ethnologie qui admet dans son champ le cadre matériel de la scène qu’elle traite résiste sans doute mieux au glissement métaphorique qu’impliquent des termes comme « regard » ou bien « perception » : le regard individuel est lié à l’existence de l’œil humain, ce miracle de la phylogenèse, alors que le « regard social » est une structure d’énoncés qui planent et dont on ne sait comment cela fonctionne ni sur quel mode de réalité cela existe... » (7)

A regret, on signalera ne trouver, dans cet ouvrage, qu’une seule contribution suivant explicitement ce programme (Hennion & Teil), pourtant déjà ébauché ailleurs, notamment dans les travaux d’Anne Sauvageot [2]. De manière à avancer quelques arguments dans cette direction, nous proposons de mettre en perspective l’article de Hennion et Teil à « Rapporter le désert à la maison. Quand le sable devient objet », de Anna Zisman, choisi pour sa précision ainsi que pour sa représentativité de l’ensemble de l’ouvrage.

Dans ce second texte, l’auteur rend compte des stratégies de production de l’authentique consécutives à un retour de voyage dans le désert mauritanien. « Très rapidement, la recherche a consisté à déterminer comment et pourquoi tel objet, rapporté d’un voyage lointain, retient notre attention, capte notre sensibilité esthétique, intègre notre culture, revendique son exotisme, se mêle à notre quotidien, cohabite avec les éléments de notre sphère privée dans la mise en scène de l’espace domestique — que chacun s’ingénie à personnaliser pour mieux se définir dans son propre milieu. » (165, note de bas de page)

Partant d’une expérience de voyage partagée par neuf collègues, Anna Zisman observe la mise en place de rapports originaux entre l’ici et l’ailleurs, autant d’appropriations et de mises en scène alimentant et répondant à des univers symboliques singuliers. En montrant les principaux rouages de cette mécanique patrimoniale — l’appel à l’« émotion pour concrétiser l’expérience » (171) — l’ethnologue engage avec le terrain un dialogue serré, où la narration et la subjectivité en mots des informateurs mettent à jour les liens émotionnels, matériels et représentationnels qui se créent dans la production des esthétiques ordinaires. Pertinent dans la relative synchronie de l’événement, le « goût pour » est négociation, stratégie dont l’historicité se résume dans l’analyse à l’idiosyncrasie des histoires de vies enrichies de la sorte. Du passé, paradoxalement, il est fait table rase, seul reste le jugement en tant que forme en train de se faire.

On pourrait se demander dès lors si, à trop chercher à se défaire d’un cadre analytique bourdieusien — l’habitus comme mode d’incorporation du passé structuré et disposition à agir constamment en acte — les chercheurs impliqués dans ce projet ne négligèrent pas trop rapidement le fil du passé, du lien, autrement dit des étapes de la transmission « d’une culture esthétique » ? Entre ces deux extrêmes — structure et acteur — n’y aurait-il pas moyen de rendre compte de certaines perpétuations, et de mieux saisir comment la mobilisation de l’émotion comme garant de l’authentique, renvoie à un apprentissage, une transmission de connaissances (sensibles) et de savoir-faire émotionnel ?

Une éducation de l’attention ?

Une proposition nous convie pourtant en ce sens. Suivant, comme aucun autre dans ce recueil, l’invitation « matérialiste » de Nahoum-Grappe, Antoine Hennion et Geneviève Teil proposent de muscler notre regard anthropologique en définissant le programme d’une « Sociologie de l’attention ». Prenant appui sur la dégustation du vin, soulignant tout le déploiement pragmatique nécessaire à sa tenue, ils nous invitent à mettre au centre de notre échafaudage analytique, l’engagement réflexif de l’expérience sensible. « Rien n’est donné, c’est en cela que le goût est toujours une attention : non pas sentir depuis ce qu’on connaît, mais se découvrir goûteur à travers le contact travaillé ou répété à ce qui n’était pas perçu. » (124)

Leur propos est celui d’une éducation de l’attention, on ajoutera « esthétique », travaillée au fur et à mesure des répétitions que nécessite chaque sphère d’activité. En mettant en avant ce moment de la rencontre entre le matériel et le représentationnel, il nous semble dès lors possible d’entendre le changement et la stabilité, en réunissant ces deux dynamiques temporelles dans l’acte d’appréciation hédonique et technique.

En guise de conclusion, nous ajouterons deux points aux arguments de ces derniers auteurs, pour lesquels nous renvoyons à l’article. D’une part, en ouvrant de la sorte l’analyse à la matérialité de l’acte, le corps prend place ni trop loin (sous le couvert de « symboles » a priori partagé) ni trop près (de la description de l’émotion comme ultime argument indépassable). D’autre part, cette perspective permettrait de donner une assise nouvelle pour une harmonisation conceptuelle qui, si elle ne doit pas étouffer les mots prononcés sur le terrain, devrait nous aider à instrumentaliser nos lectures, et à esquisser un mouvement du particulier vers le général. A l’heure où notre discipline est menacée dans ses statuts et sa visibilité, ne gagnerions nous pas ainsi en assise et assurance à oser un peu d’immodestie, et nous frotter aux autres disciplines s’étant déjà saisies de ces objets — de l’émotion à la perception —, sciences cognitives en tête ?

add_to_photos Notes

[1Une présentation succincte de l’ensemble de la collection est disponible sur le site de la revue Terrain : http://terrain.revues.org/index.html.

[2Dans « L’épreuve des sens — de l’action sociale à la réalité virtuelle », la sociologue fait le bilan programmatique de l’attention portée aux sens et à leur matérialité, au sein des sciences sociales. Elle propose, en le développant, un argument similaire : « L’environnement l’impose : il est temps ainsi pour le sociologue de tenter de construire une socio-écologie des sens, non plus seulement une sociologie du regard focalisée sur les régimes successifs du visible, mais une sociologie de la perception plaçant le matériau sensible au coeur de l’action et faisant de lui un agent actif de la construction de la réalité sociale » (Sauvageot, 2003 : 7).

library_books Bibliographie

Mission du patrimoine ethnologique. Revue Terrain. Site Internet de la revue Terrain, [en ligne]. http://terrain.revues.org/index.html (page consultée le 9 février 2005)

SAUVAGEOT Anne, 2003, L’épreuve des sens - de l’action sociale à la réalité virtuelle, Paris, PUF

Pour citer cet article :

Olivier Wathelet, 2006. « Des esthétiques fort ordinaires (Cahiers d’Ethnologie de la France, 2004, 19)  ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2006/Wathelet - consulté le 28.03.2024)
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