Introduction
L’Italie a fourni 10% des migrations internationales entre la bataille de Waterloo (1815) et la Première Guerre Mondiale (Gabaccia, 2000). Vingt-six millions de migrants ont quitté leur pays depuis l’unification du royaume d’Italie (1861), dont sept entre 1945 et 1975. Ce phénomène a intéressé l’ensemble de la Péninsule. Cependant, décrire la migration comme « nationale » reste difficile. La formation tardive d’un État unitaire, la présence d’un fort régionalisme (campanilismo), l’existence de traditions, de langues et de situations socio-économiques différentes laissent peu de place à un sentiment d’appartenance nationale (Levi, 1979). Les migrations italiennes ont été le résultat de départs de villages, de régions, de villes avant même d’être une manifestation de type national. Ce n’est pas accidentel si le mot italien pour exprimer la nationalité est cittadinanza, qui manifeste, à l’origine, le lien entre l’individu et la ville (città) et non avec la nation. Le terme pluriel — les migrations italiennes — a été adopté dans cette contribution afin de mettre en évidence cet aspect de « l’immigration italienne » en France, qui peut aider à comprendre les processus migratoires, les liens avec le lieu d’origine, ainsi que l’insertion dans les pays d’immigration.
L’analyse des circonstances dans lesquelles la migration a eu lieu révèle le poids de chaque événement (familial, économique, politique) sur le projet migratoire, en même temps qu’elle souligne la marge de manœuvre de l’individu. L’attention se focalisera alors ici principalement sur les individus, leurs réseaux et l’utilisation qu’ils en font, afin de comprendre de quelle façon la trajectoire migratoire se construit, s’articule avec les relations familiales et sociales, et évolue selon les contraintes (économiques) dans les lieux d’émigration et d’immigration. La dimension processuelle, dynamique et historique du phénomène migratoire a été privilégiée afin de montrer les tâtonnements, les incertitudes et les revirements de trajectoires individuelles certes, mais insérées dans un lacis de relations qui partent du village d’origine pour s’étendre au niveau international. Pour ce faire, le travail d’analyse s’est concentré sur deux groupes de migrants d’origine italienne : les Piémontais et les Siciliens. 150 entretiens approfondis ont été effectués auprès de migrants issus de ces deux groupes ainsi qu’avec des membres de leurs familles restés en Italie [1]. Les associations françaises d’immigrés ont été la voie d’entrée sur le terrain. Le risque de la méthode était de ne rencontrer que des personnes affichant une appartenance identitaire bien déterminée et dont le discours sur leur parcours aurait pu être différent de celui des migrants ayant acquis la nationalité française et ne faisant pas partie d’une association d’immigrés. Afin d’éviter cet écueil, d’autres migrants des deux régions, non intégrés au milieu associatif migratoire, ont été rencontrés grâce à une radio qui propose une émission destinée à un public d’origine italienne et à la mission catholique marseillaise.
Pourquoi choisir deux groupes régionaux ? Peu de travaux sur l’immigration italienne en France abordent une dimension autre que nationale, faisant tout au plus une différenciation entre immigrés du nord de la Péninsule et Méridionaux (Martini, 2003 ; Grilli, 2003 ; Sportiello, 1983). Caractériser le groupe du point de vue de l’appartenance régionale peut sembler arbitraire, sachant que les filières migratoires se constituent souvent sur une base familiale ou très locale (le village, la vallée, la province). Cependant, la distinction entre Piémontais et Siciliens, exprimée spontanément par les migrants au cours de l’enquête, se justifie [2] dans la mesure où la présence massive des Piémontais à Marseille remonte à la seconde moitié du XIXème siècle, tandis que les Siciliens sont arrivés pour la plupart après la Seconde Guerre Mondiale. Notre hypothèse de départ est que l’ancienneté de la présence d’un groupe de migrants dans le pays d’immigration peut déterminer des modes d’insertion différents et des stratégies de visibilité de la réussite sociale diverses pour les nouveaux arrivés — ici relevée à travers l’accès à la propriété immobilière.
La présence transalpine en Provence est attestée depuis l’époque moderne (Fontaine, 1990). Marseille devient l’une des destinations les plus prisées des migrants italiens à partir du milieu du XIXème siècle (Temime, 1995). Les “ Italiens ” sont, en effet, le groupe d’étrangers le plus important à Marseille jusqu’en 1955 : leur nombre est de 25 000 sur un total de 50 000 étrangers recensés en 1954 (Temime, 1990). Cependant, leur présence est destinée à décroître, ainsi que leur origine régionale à se modifier : les migrants du Nord de la Péninsule sont moins nombreux et ceux du Sud arrivent en masse après 1946. Cela est dû à l’essor économique, bouleversant la société italienne dès les années cinquante, mais ne s’étendant pas à l’ensemble du pays. Le Mezzogiorno reste à l’écart de cette prospérité et continue à fournir des migrants jusqu’au milieu des années 1960. Nous tenterons donc de montrer la spécificité de ces deux groupes [3], dans la reconstruction des parcours migratoires et des trajectoires résidentielles, leur rapport à l’espace d’origine et au lieu d’immigration, le rôle des individus et les circonstances dans lesquelles ce processus de mobilité se détermine. D’autre part, on essaiera de comprendre la stratégie d’accès à la propriété immobilière, en tant que symbole de la réussite, ainsi que le choix du lieu où l’asseoir. Pour ce faire, nous effectuerons d’abord une reconstruction des trajectoires sociales de deux migrants [4], puis décrirons le rôle des réseaux migratoires dans le processus d’insertion de ces derniers. Il s’agira ensuite, à partir de ces éléments, de comprendre quelles sont les ressources (relationnelles, économiques, etc.) activées lors du départ pour l’étranger et de l’installation en France, puis quel est l’espace investi symboliquement et matériellement pour la réalisation du projet d’accès à la propriété immobilière. Le logement nous a semblé un indicateur intéressant du processus de mobilité sociale : il est également l’élément central du projet migratoire dans le récit des migrants. Les deux migrants dont il va être question s’établissent dans une ville dont le parc immobilier est saturé : en 1946, 12 000 familles sont en attente d’une habitation à Marseille (Temime, 1990).
De l’Italie à la France : le rôle des liens sociaux dans les parcours de deux migrants
L’interprétation du phénomène migratoire en termes de déracinement, de perte de repères, de « dissolution de liens traditionnels », a souvent caractérisé les études sur l’immigration (Sayad, 1999 ; Noiriel, 1992). De plus, dans cette perspective, les migrants seraient portés à se regrouper, afin de se protéger des agressions autochtones, dans des « quartiers-ghettos » (Noiriel, 1992) mettant en évidence l’aspect paupérisé et hétéronome de la migration [5]. Or, le déplacement d’un pays à un autre n’est pas toujours une perte ou une rupture de liens, puisque c’est souvent grâce à ces liens que le migrant est en mesure de partir de son village, comme d’atteindre le lieu d’immigration (Grieco, 1987 ; Piselli, 1981 ; Tarrius, 1992, 2000). Et c’est encore grâce aux rapports développés en ce lieu qu’il peut entrer sur le marché du travail et éventuellement se déplacer ultérieurement sur le plan professionnel et géographique (Granovetter, 1974 ; Tarrius, 2000). Dans l’analyse, l’attention s’est donc focalisée sur ces liens qui permettent la connexion entre des espaces éloignés, insérant les migrants dans des circuits migratoires internationaux (Tarrius, 1992). La période d’installation à Marseille des deux migrants est celle de l’arrivée de la dernière vague d’immigration italienne en France (de 1946 à 1974). C’est l’époque de la reconstruction de l’après-guerre, de l’essor économique, mais également du déficit démographique qui doit être comblé par la main d’œuvre étrangère (Schor, 1996). Malgré les accords franco-italiens de 1946 et de 1955 prévoyant l’entrée de plusieurs milliers de travailleurs italiens (Spire, 2003), les migrants transalpins clandestins restent majoritaires : en 1955, l’ONI (Office National de l’Immigration) enregistre 14.000 nouveaux travailleurs italiens, contre 40.713 départs à destination de la France comptabilisés la même année par l’Institut de statistique italien ISTAT. Cette condition de clandestinité initiale est présente dans les deux parcours ici analysés.
Du Piémont à la Provence : partir, s’insérer...Rester ?
L’analyse du parcours de Filippo, migrant piémontais, nous aidera à comprendre comment le projet de départ est toujours réactualisé au gré des événements et des opportunités. D’autre part, nous examinerons le rôle que le réseau piémontais, anciennement et durablement installé à Marseille, a joué dans sa trajectoire.
En 1947, Filippo quitte son village d’origine, au pied des Alpes, pour s’installer à Turin chez sa sœur et son beau-frère. Il n’est pas satisfait de ses conditions de travail et décide, deux ans plus tard, de demander à sa tante qui vit à Cuneo (petite ville industrielle du Piémont) de le loger : un ami qui travaille dans une entreprise de matériel mécanique lui a dit que son patron cherchait du personnel. Le salaire réel n’est que la moitié de celui que ce dernier lui avait promis. Aussi, Filippo décide en 1951 de partir pour Marseille où un ami d’enfance s’est installé chez son oncle paternel, maraîcher à Saint-Jean du Désert dans le 12ème arrondissement. Il lui a trouvé un travail comme journalier auprès de son patron dans le même arrondissement [6].
Au début, Filippo partage une chambre avec cet ami dans la maison que son oncle a construite quelques années après son arrivée en France. Mais, rapidement, il cherche un autre logement. La période à laquelle Filippo arrive à Marseille n’est pas des plus propices : le manque de logements est criant suite aux destructions de la guerre, le vieillissement et l’insalubrité caractérisent une large part du parc immobilier (Roncayolo, 1996 : 237). Filippo habite en alternance dans un abri de fortune, un cabanon dépourvu d’eau et de chauffage où son patron entrepose les outils de travail, et, pendant les jours d’hiver les plus froids, chez d’autres familles d’immigrés venant de la même vallée que lui et connaissant sa famille. Pendant « deux longues années », il n’arrive pas à trouver un logement individuel : « Pourtant, je travaillais par ci, par là, mais la pénurie d’appartements... C’était la crise et moi, je commençais à dire que si ça continuait, je rentrais en Italie...Mes copains étaient dans la même situation. Heureusement que les plus vieux étaient là pour nous dépanner quand il faisait trop froid pour rester dans le cabanon ». Et c’est grâce à un de ces « vieux » que Filippo trouve un abri. En effet, un migrant piémontais, ami d’enfance de son père, lui propose de le loger dans un cabanon désaffecté sur un terrain qu’il vient d’acheter dans le 14ème arrondissement (Sainte-Marthe), où il prévoit d’élever des vaches pour la production laitière. Filippo, lorsque sa situation administrative sera régularisée, pourra s’occuper des vaches et réaménager le cabanon : l’errance se termine et une autre phase de sa trajectoire s’amorce. Dans un premier temps, Filippo travaille la semaine pour son « bienfaiteur » dans la construction des étables destinées à accueillir les bovins. La fin de la semaine, il fait des travaux de maçonnerie (non déclarés) pour une entreprise où un de ses amis piémontais est employé, afin d’économiser et de réaliser son projet : devenir l’associé de son patron et racheter le cabanon pour le transformer en logement « avec tous les conforts, l’eau, le gaz et l’électricité » et y faire venir sa future femme restée au Piémont.
Le projet migratoire et son évolution : devenir propriétaire ici ou là-bas ?
De 1954 à 1962, Filippo enchaîne les deux activités sans répit, tout en aidant économiquement ses parents restés dans le village d’origine. Ce sont les années les plus difficiles, marquées par une grande incertitude quant à la réussite : « J’étais pas parti pour rester en France. Dans le village j’avais ma fiancée, mes parents et ma sœur. J’ai toujours pensé revenir un jour... J’avais peur qu’elle (sa fiancée) n’accepte pas de venir et tout ça je le faisais pour nous, parce que j’avais la possibilité de devenir propriétaire de terre car cet ami de mon père m’aimait comme son fils ». Finalement en 1963, une fois le cabanon transformé en maison, Filippo se marie dans son village d’origine et ramène sa femme à Marseille où ils travaillent ensemble dans l’exploitation. Ils auront deux enfants et resteront dans leur maison [7].
Filippo n’a jamais arrêté d’aider sa famille restée au Piémont. En 1970, grâce aux versements qu’il envoie depuis son départ à sa famille, son père termine de rembourser le prêt pour l’achat de leur maison. Ce bien immobilier ira en héritage à Filippo après la mort de ses parents, sans que les autres enfants ne s’y opposent car elle était considérée comme la maison de Filippo : « De toute façon, quand on y allait [chez ses parents] on avait notre chambre, parce que je voulais me garder la possibilité de revenir un jour, on sait jamais... ». Désormais, il passe cinq mois de l’année dans la maison parentale (de mai à septembre) où il a fêté tous les événements importants de sa famille (baptêmes, mariages des deux enfants, départ à la retraite...). Ses enfants s’y rendent avec leurs familles pendant les vacances d’hiver et d’été [8].
La trajectoire de ce migrant a partie liée avec les relations personnelles et est tracée à partir de ces dernières. Les relations personnelles fournissent le support matériel en termes d’accueil et d’informations sur les offres d’emploi, essentiel à l’insertion du nouvel arrivant qui essaie de minimiser les risques de se retrouver sans travail. Filippo entre sur le marché du travail par la petite porte des embauches peu ou pas qualifiées, selon le mode de fonctionnement du marché du travail secondaire (Martini, 2003). Ce n’est pas un épisode rare dans le parcours des migrants que d’accepter des activités peu rémunérées ou non déclarées. Pour une grande majorité des migrants rencontrés, cela n’était généralement pas définitif, il s’agissait du premier pas vers un emploi mieux payé et plus stable. Ce passage coïncide souvent avec le mariage et l’entrée dans une phase du cycle de vie où l’on assume de nouvelles responsabilités (c’est le cas de Filippo) [9]. Cependant, la position atteinte est fortement influencée par l’entourage d’origine et par les relations établies en terre d’accueil. En effet, la recherche du travail et d’un logement reste ancrée dans le milieu social d’appartenance qui a servi de point de référence : la qualité des emplois accessibles aux migrants ainsi que le type de logement en dépendent largement. Dans le cas de Filippo, la précarité des abris qu’il occupe est commune aux autres migrants arrivés depuis peu de temps et en situation irrégulière. Cette instabilité est également professionnelle : Filippo travaille « par ci par là ». Toutefois, la solidarité manifestée par les migrants plus anciens, arrivés avant ou pendant la Seconde Guerre Mondiale, lui permet de se soustraire aux aléas liés à la période de première installation, d’une part au moyen de l’hébergement procuré pendant l’hiver, d’autre part en l’aidant à trouver une situation professionnelle moins précaire. Cette entraide gratuite, notée à propos du groupe des Piémontais, ne caractérise pas les relations des Siciliens.
La mobilité à grande échelle d’un migrant sicilien
Il est intéressant de suivre le parcours d’un migrant sicilien et de le comparer avec celui de Filippo, afin d’analyser les différences dans le mode de fonctionnement du réseau migratoire sicilien à Marseille, plus récent que le réseau piémontais, et dans les stratégies de visibilité de la réussite.
En 1957 Salvatore, fils de paysans siciliens originaires d’un village situé à l’intérieur de la Sicile, décide de partir avec un ami pour Milan, où ce dernier a un cousin qui travaille dans une entreprise mécanique. Il s’installe dans un hôtel (indiqué par le cousin de son ami) où beaucoup de co-régionaux sont présents.
Salvatore ne connaît personne dans la métropole. Mais grâce aux ouvriers originaires de la même région qu’il rencontre à l’hôtel, il trouve du travail dans une entreprise de mécanique. Le salaire n’est pas très élevé, l’activité n’est pas déclarée et Salvatore attend surtout de son patron qu’il le mette en règle. Il attend six mois, mais le patron repousse sans cesse ce moment. Par l’intermédiaire d’un collègue de travail, lui aussi Sicilien, Salvatore apprend qu’une grande société métallurgique allemande cherche des ouvriers spécialisés [10]. Il décide de partir pour Stuttgart avec son collègue. Les conditions de travail dans les hauts-fourneaux sont très difficiles. Salvatore est presque sur le point de tout quitter pour rentrer en Sicile, quand une connaissance de son village d’origine rencontrée sur place lui propose de partir avec lui à Gardanne, près de Marseille, où l’oncle de ce dernier, mineur, et sa femme pourraient les loger temporairement dans leur appartement de trois pièces. De plus, cet oncle leur a proposé d’être embauchés à la mine. Pour Salvatore c’est « la manne venue du ciel », car cela représente le travail en règle et l’accès aux « papiers ».
Pendant deux ans, Salvatore travaille à la mine sur le rythme des 3-8. Il loue et partage sa chambre avec un mineur qui travaille dans une autre équipe. Mais des problèmes de santé liés aux conditions de travail et au logement insalubre l’obligent à chercher un autre emploi et un autre logement. Il connaît une famille de Siciliens originaire de son village (la femme est une amie d’enfance de sa mère) qui habite dans le 14ème arrondissement de Marseille. Le chef de famille est maçon et lui propose de travailler dans la même entreprise que lui car son patron a besoin de main d’œuvre. Salvatore est hébergé dans un premier temps chez eux. Il cherche rapidement un logement indépendant. Il trouve une chambre sans eau courante à Endoume [11], grâce à un collègue de travail, lui aussi sicilien. Il y reste un an, toujours dans l’attente d’un autre logement plus confortable et plus grand. Dans la même rue, Salvatore rencontre une autre famille de Siciliens, dont des amis louent une chambre avec salle de bain (commune à plusieurs locataires, puisque cette famille a construit trois chambres et une salle de bain au fond du jardin) dans leur maison située dans le 13ème arrondissement de Marseille. Salvatore paie chaque mois l’équivalent d’un tiers du loyer de la chambre à la famille d’Endoume, en contrepartie de l’information transmise. Le propriétaire de son nouveau logement est également maçon, il a construit lui-même sa maison et suggère à Salvatore de commencer à économiser afin d’acheter un terrain et d’y construire une maison.
Le village d’origine comme unique scène de la réussite ?
Dans le parcours de ce migrant, le choix du lieu où rendre visible l’ascension sociale ne se pose pas. C’est une évidence pour Salvatore, ainsi que pour bon nombre de Siciliens rencontrés, qu’il faut acquérir une maison dans le village d’origine pour que la réussite soit effective. La priorité de Salvatore n’est donc pas l’accès à la propriété en France. Son projet prévoit l’achat d’un grand appartement pour ses parents et sa future famille dans ce village, sur le cours principal. Salvatore sera maçon pour le reste de sa vie professionnelle. Il se marie en Sicile avec une fille de son village — la meilleure amie de sa sœur — qui s’installe avec lui dans la chambre en location à Marseille. Après la naissance du deuxième enfant, Salvatore réussit à obtenir un logement en HLM, à la cité de la Castellane (16ème arrondissement). Son parcours résidentiel en pays d’immigration s’achève ici. Néanmoins, il réussit à acheter, dans son village d’origine, un appartement de 200m2 qu’il restructure et rénove pendant quatre ans au cours de ses congés. Salvatore et sa femme se rendent de moins en moins en Sicile à cause de l’âge et de la distance. Leur appartement en location à Marseille est rempli des photos de leur luxueuse et inoccupée résidence sicilienne.
Ce n’est pas le manque de travail dans son village de Sicile (il était journalier comme ses parents et ses frères) qui pousse Salvatore à partir vers le Nord de l’Italie, mais l’éventuelle possibilité d’obtenir un meilleur salaire. Dans le projet de Salvatore, peu importe le lieu : entre Milan, Stuttgart ou Gardanne, la préférence de Salvatore concerne les conditions de travail et non le territoire. Dans toutes ces destinations il est entouré par des ouvriers dont l’origine est commune et qui lui permettent d’obtenir d’autres informations sur des marchés de l’emploi dans d’autres pays. Mais si le mouvement erratique de ce migrant d’un emploi à un autre, commun à beaucoup d’autres Siciliens, lui permet d’améliorer ses conditions de travail, il ne favorise pas pour autant une capitalisation des expériences professionnelles, utile à une carrière ascendante.
Des circuits d’insertion différents : à chaque migrant son réseau
Les parcours décrits sont marqués par une forte mobilité, la multiplication des contacts dans les lieux d’installation et la circulation des informations concernant les offres d’emploi. Ces dernières changent en quantité selon le réseau du migrant, mais aussi en “qualité”. En d’autres termes, toutes les opportunités ne sont pas ouvertes à tout le monde. Les relations construites sur le lieu d’immigration canalisent la trajectoire professionnelle du migrant dans un circuit bien déterminé. Les Piémontais et les Siciliens utilisent des filières d’insertion différentes qui ne se croisent que rarement.
Ce qui transparaît d’une première analyse est que le réseau piémontais est plus étendu au niveau vertical : il atteint des milieux socioprofessionnels diversifiés. Parmi les Piémontais, il y a des journaliers, des maçons, des ouvriers spécialisés, mais également des maraîchers propriétaires, des petits commerçants, des petits entrepreneurs : ils peuvent mobiliser des ressources sociales et économiques plus importantes que celles du groupe des Siciliens. Par conséquent, les migrants de ce groupe échappent plus facilement (ou plus rapidement) aux aléas de la recherche d’un logement et d’un emploi et sont soumis à une mobilité géographique et résidentielle moins importante que les Méridionaux. Une des explications possibles pourrait être l’ancienneté de leur présence dans la région : les échanges entre le Piémont, la Provence et Marseille sont attestés dès le XVème siècle (Fontaine, 1990 ; Temime, 1990). Un « savoir-circuler » (Tarrius, 2000) lie ces migrants au Sud-est de la France, dessinant un territoire au sein duquel « les personnes développent leurs liens, échangent et circulent constamment » (Rosental, 1999 : 53). Ces échanges sont favorisés par la proximité linguistique entre le Provençal et le dialecte piémontais (tous deux appartenant à la langue d’oc) (Bouvier, 2003 ; Pasquini, 2000).
La localisation de ce réseau de Piémontais, dans les quartiers au Nord de Marseille, est à replacer dans le contexte économique et social de la période d’après-guerre. Il s’agit d’arrondissements à faible densité urbaine, où l’activité agricole est très présente, d’un espace peu convoité par les Marseillais, dans lequel les migrants ont pu réaliser leur projet d’accès à la propriété immobilière et, pour certains, à l’activité économique indépendante (Sirna, 2006). Effectivement, les trajectoires de Piémontais semblent souvent être caractérisées par une mobilité finalisée et cohérente. En revanche, les parcours des Siciliens apparaissent déterminés par des événements contingents, ou plutôt liés au salaire. Le parcours de Salvatore est marqué par de nombreux déplacements avant et après son installation à Marseille : à chaque changement sa situation s’améliore, sans pour autant parvenir à la stabilité économique de Filippo. Mais quelles sont les dynamiques de formation des réseaux sociaux de ces deux migrants en ville ?
Anciens et nouveaux migrants : le rôle de la stabilité du réseau dans la trajectoire migratoire
Les migrants ne s’insèrent pas dans une société urbaine abstraite. Leur installation, ainsi qu’en amont la décision de partir, leur insertion professionnelle et leur parcours résidentiel s’effectuent à l’intérieur de cercles sociaux [12]. Les migrants contribuent, à part entière, à les constituer et, en même temps, sont conditionnés par eux. Ces réseaux sont en effet le cadre leur permettant de s’installer, en même temps qu’ils circonscrivent l’espace des opportunités. Ainsi les logiques divergentes des trajectoires peuvent-elles être explicitées par la composition des filières relationnelles. Ces dernières décrivent les milieux que les migrants traversent dans la ville, qui peuvent être considérés comme des scènes sociales séparées offrant des opportunités et des ressources différentes et coexistant les unes à côté des autres. Les individus tendent à régler leurs attentes sur celles des personnes qu’ils côtoient. Le milieu dont on fait partie détermine les horizons et modèle les perceptions des possibilités ouvertes, concourant à définir quels sont les objectifs désirables et perçus comme accessibles [13]. L’insertion dans un réseau de co-régionaux homogène par sa composition sociale, en relation avec les milieux professionnels peu ou pas spécialisés, peut induire un manque de mobilité professionnelle ascendante (ce qui peut signifier, par ailleurs, une forte mobilité géographique due à une stratégie salariale). Mais la dynamique d’insertion des nouveaux arrivés dans ces réseaux n’est pas pré-constituée [14]. Ce ne sont pas le hasard ou la chance qui les déterminent non plus. Il s’agit d’un processus dominé par des logiques sociales qui ne sont pas spécifiques à la migration (Bidart, 1997), mais qui, dans ce contexte, se manifestent encore plus clairement. Effectivement, tous ceux qui se déplacent d’un lieu à un autre, doivent faire face au problème de reconstruire sur place de nouvelles relations. Ces liens se concrétisent à partir d’individus — parents ou amis — qui constituent les repères (points d’appui) pour s’installer dans un lieu. Leurs liens sont des ponts qui conduisent à d’autres liens, selon la métaphore de Franco Ramella (Ramella, 2003), à d’autres individus appartenant au réseau social de la personne qui a servi de « point d’atterrissage ». La propriété transitive qui caractérise les relations amicales ou parentales agit dans cette direction : le point d’arrivée semble avoir un rôle décisif dans la constitution de nouveaux liens, même si ce n’est pas le seul (Ramella, 2003).
Deux autres éléments influencent le parcours d’insertion. Le premier est la continuité des relations, leur stabilité permettant d’en construire d’autres et de recomposer les anciennes, localisées dans le village d’origine. Le second facteur déterminant la trajectoire migratoire est le statut professionnel des membres du réseau : plus ces statuts sont hétérogènes, plus ils correspondent à une qualification professionnelle élevée, plus les migrants ont de possibilités d’accéder à des emplois qualifiés. Les réseaux de Piémontais restent fermés aux Siciliens et vice-versa. La forte endogamie régionale montre bien la structure de ces mondes sur une base régionale en tant que canal de recrutement professionnel et d’accès au logement. Une superposition entre appartenance régionale et sociale semble ainsi être à l’origine de l’insertion des migrants. Une des conséquences en est que plus la filière est développée, plus il est difficile d’en sortir : le migrant est inséré dès son arrivée dans le circuit, échappant ainsi à la solitude et à l’incertitude des premiers arrivants, mais, paradoxalement, il a moins d’opportunités que ces derniers de “ choisir ” ou de modifier sa trajectoire. Le milieu social laissé dans le village d’origine, il le retrouve dans le lieu d’accueil.
Les deux groupes n’ont pas les mêmes modes de fonctionnement : pour Filippo, migrant piémontais, la solidarité (gratuite et exclusive) des anciens a été fondamentale dans la réussite de son projet migratoire. L’ami d’enfance de son père lui propose un travail déclaré et un logement, certes à rénover, mais qui à terme sera à lui. Pour Salvatore, l’accès aux informations se paie, le voisin d’Endoume qui lui trouve un logement avec salle de bain n’hésite pas à lui demander une part du prix du loyer. Le Sicilien qui lui loue la chambre ne lui fait aucune réduction au nom de la même origine et, au moment de l’arrivée de la femme de Salvatore, il augmentera même le loyer. L’ancienneté de l’installation des migrants piémontais par rapport aux siciliens leur permet la mobilisation de ressources matérielles plus importantes : les Piémontais ont probablement moins besoin de stabiliser leur situation (l’ami d’enfance du père de Filippo est déjà propriétaire de la maison qu’il a construite avant la Seconde Guerre Mondiale, ce qui signifie qu’il avait émigré avant). En revanche, le groupe des Siciliens dont l’installation en France est plus récente (ayant toujours préféré des routes transocéaniques), n’a pas acquis cette stabilité professionnelle et résidentielle. Leur réseau n’est pas concentré dans une même zone de la ville : les immigrés rencontrés sont dispersés, dès leur arrivée à Marseille, autour des quartiers du centre-ville (Panier, Joliette), dans les quartiers plus au Nord (Belle de Mai dans le 3ème, le 12ème, le 14ème arrondissements) et dans la partie populaire des quartiers Sud (Endoume dans le 7ème). Deux facteurs déterminent cette dissémination : d’une part, l’incapacité à mobiliser des ressources sociales et économiques localisées à l’échelle du quartier, dont l’objet est la concentration résidentielle du groupe et la gestion d’un éventuel “parc immobilier” destiné aux co-régionaux ; d’autre part, la volonté affichée par tous les Siciliens rencontrés de se maintenir discrets, voire invisibles, face à une identité stigmatisante (le binôme Sicilien/mafioso étant toujours rappelé par les non Siciliens, Français et étrangers). Malgré cette dispersion dans la ville, les familles siciliennes essaient d’exercer deux formes de protection typiques des réseaux migratoires, la cooptation et le relais, autour des emplois et des accommodements résidentiels : cela « permet de fixer une sorte “d’adresse” pour les membres les plus mobiles du réseau » (Katuszewski, Ogien, 1978 : 90).
Le choix du lieu où concrétiser la réussite : proximité et distance à l’épreuve
Une autre différence entre les deux migrants concerne la réalisation du projet d’accès à la propriété, perçue comme moment suprême de la réussite, et le lieu où la concrétiser. Pour Filippo, cet espace est double : Marseille et le village d’origine. D’ailleurs, la migration s’inscrit dans un cycle de travail exercé dans un espace professionnel élargi à l’intérieur duquel Filippo se déplace très régulièrement grâce à la proximité des deux lieux (d’origine et d’immigration). Filippo et toute sa famille considèrent la maison piémontaise comme une résidence secondaire où passer les vacances. Un des facteurs explicatifs de cette attitude résulte également d’un ancrage spatial des migrants piémontais qui ne relève pas de frontières administratives : leur espace migratoire, ou « territoire circulatoire » (Tarrius, 2000) fait partie de l’aire culturelle occitane qui s’étend de l’Aquitaine jusqu’au Nord de l’Italie, traversant tout le Sud de la France (Pasquini, 2000).
Malgré le discours de Filippo sur le statut équivalent des deux lieux, une préférence peut être relevée : la scène sur laquelle la famille se réunit pour les événements importants est le village d’origine et non la maison marseillaise. Le fait d’être propriétaire en France comme en Italie, induit probablement une attitude plus détachée de ce Piémontais face à l’accès à la propriété par rapport au migrant sicilien, puisque la maison piémontaise n’est pas le seul symbole de la trajectoire ascendante de ce migrant : ici et là-bas, sa réussite est matériellement visible.
En revanche pour Salvatore, le manque de mobilité professionnelle ascendante, dû au caractère très homogène du réseau, l’empêche de devenir propriétaire dans les deux lieux et un choix s’impose. L’espace symboliquement investi de la réussite (Rosental, 1990) n’est pas pour ce dernier le lieu de vie, mais le village de Sicile. Pour les autres migrants siciliens rencontrés au cours de l’enquête, le village reste également la seule référence sociale, le seul lieu où la réussite doit être reconnue. Ainsi ceux qui, par leur travail à l’étranger, peuvent avoir une reconnaissance de leur nouveau statut, reviennent plus fréquemment et entretiennent des relations plus étroites avec leur village d’origine. En revanche, ceux qui ne se sont pas affranchis de leurs origines humbles, qui n’ont pas pu acheter une maison soit dans le village d’origine, soit dans le lieu d’installation, se considèrent en position d’échec et préfèrent ne pas parler du village d’origine [15]. Salvatore a 76 ans, vit avec sa femme dans un petit appartement de type F3 et ne sort presque plus car « la cité est remplie de voyous qui s’en fichent des personnes âgées », dit-il. Il rêve de pouvoir passer encore un séjour dans sa belle maison en Sicile, espérant que ses enfants ne la vendent pas après sa mort, car elle représente « les sacrifices d’une vie de travail ».
Conclusion
Margaret Grieco a montré dans son livre Keeping it in the family l’importance des liens de parenté dans la constitution des filières migratoires, qui résistent à la mobilité géographique et professionnelle caractéristique des sociétés industrielles contemporaines [16]. Le travail d’analyse des filières migratoires des deux migrants a confirmé l’existence d’un réseau d’aide parentale, mais a aussi révélé l’importance des liens secondaires. Nous avons voulu aussi mettre en évidence dans cet article le rôle des « liens faibles » (weak ties) dans l’accès au marché du travail (Granovetter, 1974). Les amis et les connaissances rencontrés dans le lieu d’immigration fournissent autant de portes d’entrée dans le monde du travail et peuvent parfois favoriser une mobilité professionnelle et géographique plus importante que l’aide fournie par le réseau parental (Tarrius, 2000). En effet, les migrants des deux groupes utilisent, en première instance, le support familial, mais accèdent, grâce aux contacts développés sur place, à d’autres informations sur le marché du travail et du logement.
Plusieurs facteurs interviennent ainsi dans la construction des trajectoires migratoires, à la fois dans le pays d’origine et dans le pays d’installation : la conjoncture économique, la teneur et la stabilité des liens familiaux, les relations de type secondaire, l’ancienneté et la structure du réseau migratoire. L’analyse « au ras du sol » (Revel, 1996) éclaire des mécanismes qui façonnent des parcours de migrants de même nationalité, mais pourtant divergents. Ainsi, cette catégorie “ migrant italien ” prend toute son ampleur, sa complexité et sa richesse, faisant apparaître la spécificité de chaque réseau, son ancrage urbain et le rôle de la permanence sur les trajectoires. La proximité du lieu d’origine et l’ancienneté de la présence du groupe de co-régionaux dans le pays d’accueil, pour les Piémontais, déterminent d’une part une capacité à mobiliser des ressources sociales et économiques plus importantes en termes d’opportunités d’hébergement et de recrutement professionnel et, d’autre part, des stratégies résidentielles basées sur la concentration et la proximité des membres du réseau. Cette stabilité leur permet l’investissement des deux lieux (d’émigration et d’immigration) pour la réalisation du projet d’accès à la propriété.
Pour les Siciliens, qui ne bénéficient pas de l’aide des Piémontais [2003), dans son étude (…)" id="nh2-17">17], l’installation plus récente à Marseille conduit à une monétarisation de la solidarité villageoise, à une difficulté plus importante à accéder aux logements non précaires, ainsi qu’à une plus forte mobilité résidentielle dans la ville [18]. De plus, cette « faiblesse » du réseau induit la nécessité de choisir un lieu, village d’origine ou pays d’immigration, où accéder à la propriété.
Tels sont les mécanismes investis dans le mouvement de personnes dans l’espace, qui suggèrent le rôle effectif des acteurs sociaux dans l’élaboration du projet migratoire, dans sa concrétisation (ici et/ou là-bas) et dans les formes que la solidarité prend au sein des différents groupes de migrants.