Avec ce livre d’une lecture fort agréable, Josiane Massard-Vincent nous emmène au cœur de l’univers intime des pubs anglais. Derrière les portes et les façades de ces lieux emblématiques de la culture britannique, l’ethnologue française s’est attardée de longues heures. Elle dépeint par petites touches les menus évènements qui s’y déroulent au fil des heures et des jours, si bien que l’expérience sensible et la connaissance empirique des lieux se conjuguent et donnent lieu à une description ethnographique tout en finesse.
Pour dévoiler et restituer le quotidien partagé de ces « lieux du boire » et de leur « variante insulaire », l’auteure a choisi d’enquêter à partir d’un gros bourg rural du Derbyshire et de focaliser son attention sur quelques établissements en particulier. Ce choix permet, d’une part, de rendre compte du fort ancrage local des pubs et des cheminements quotidiens de la clientèle et, d’autre part, de repérer la nature variable des liens sociaux qui s’y nouent, de même que le caractère hétérogène de la clientèle et les rythmes de fréquentation. Une observation « flottante » — reflet d’une matière ethnographique mouvante et complexe — garantit la meilleure restitution possible de ces fluctuations quotidiennes, sans que le regard de l’ethnologue ne dévoile de manière trop intrusive ces bribes de vie sociale qui se jouent à huis clos et possèdent leurs parts d’ombre.
Le temps est le prisme par lequel Josiane Massard-Vincent a choisi de rendre compte de la manière dont la société britannique façonne, pense et fait usage des espaces collectifs du boire. Le pub apparaît en effet comme une institution à la confluence de plusieurs temporalités qui scandent la vie des individus et de la collectivité : celle, longue, de l’histoire, celle, cyclique et régulière, du calendrier civil, et enfin celle, plus singulière, des vies individuelles (introduction). Le pub apparaît donc comme une pièce maîtresse de la temporalité sociale britannique, car il permet d’en apprécier le déroulement et les rythmes, d’en marquer le tempo au travers d’une expérience partagée et souvent ritualisée de la consommation de boisson.
Vieux de douze siècles, les public drinking houses sont à la fois les produits et les témoins privilégiés des transformations économiques et sociales de l’Angleterre. À l’aube du XXIème siècle, la bière au houblon ale est préférée à la soupe de céréales fermentée de l’époque médiévale (p. 18-19). De même, la brasserie n’est plus l’affaire des fidèles d’une paroisse (qui l’occupaient notamment lors des célébrations du cycle agricole) ou des artisans spécialisés ; elle appartient désormais à de puissants groupes financiers du secteur agro-alimentaire ou à des fonds de pension (p. 30). Que les pubs se parent d’une esthétique architecturale chargée de référence au passé et se remplissent d’objets ostentatoires symbolisant la ruralité et ses traditions (aristocratie terrienne et agriculture non mécanisée), ne suffit donc pas à retracer leurs temporalités. Selon l’auteure, les signes contemporains du passé ne sauraient être mis en scène sans avoir déjà disparu. C’est plutôt dans l’usage sociologique des lieux que Massard-Vincent va chercher les indices discrets d’une forme de permanence, au demeurant plus culturelle qu’historique (chapitre 2).
De l’époque lointaine où la bière brassée était servie à domicile et où le buveur était comme invité dans l’univers familial de son hôte, les pubs gardent l’esprit tout en ayant évolué vers un modèle de sociabilité à tendance masculine qui rompt avec la sphère domestique et sa tonalité à dominante féminine. La relation de proximité et de connivence souvent maternante ou paternaliste établie entre les couples de tenanciers et leurs clients, la constance et la régularité avec laquelle les habitués s’approprient les lieux, la manière codifiée dont ils s’y comportent et échangent entre eux, les qualités de confort, de protection et de familiarité associées aux pubs sont autant de facteurs qui révèlent un territoire et un temps collectif singuliers. Ceux-ci appartiennent à la fois à la sphère publique et privée, ou plutôt à une sorte “d’entre-deux de l’entre soi", « un havre à l’écart du monde extérieur — celui, commun de la rue, du voisinage et du travail, et celui privé des liens familiaux » (p. 64). Sans doute faut-il comprendre par public que le pub est un territoire « en commun », peut-être même « privé » ou « communautaire » par opposition à ce qui relève de l’initiative ou de l’autorité de l’Etat (en Angleterre, Public school s’oppose à State school).
Le pub est en effet ce que les buveurs en font. Ce sont eux qui prennent généralement l’initiative de l’organisation du temps de la sociabilité ludique si prisée en Angleterre — quiz, boules, billard, fléchettes. Ces moments de jeux scandent les jours ordinaires et leur retour hebdomadaire, marquent les moments d’effervescence collective et activent les liens sociaux à l’échelle de la localité. Le pub est également le lieu où se marquent les moments singuliers du cycle de la vie et les seuils où l’on change de statut (enterrement de vie de garçon, mariage, départ à la retraite, baptême...). Évoluant à côté et en parallèle des rituels religieux, le pub prend ainsi en charge la dimension festive et « païenne » du rite de passage et son officialisation au sein du groupe des parents, voisins, amis et connaissances. Le pub renvoie donc à une temporalité rituelle à laquelle il fait écho et qu’il amplifie. En relation avec d’autres institutions de la société comme l’Etat ou l’Eglise, il en « incorpore la chronologie » (p. 84) ; il célèbre les commémorations nationales comme le Jubilé d’Or de la Reine, annonce les fêtes calendaires comme le Mothers’ Day de la liturgie anglicane, ou encore suit les carnavals locaux.
Toutes les échelles sociales et temporelles se mêlent donc en ce lieu auquel Massard-Vincent prête un pouvoir structurant comparable à celui d’une autre institution de poids en Angleterre, l’Eglise. Sans doute l’Eglise comme le pub sont-ils, en milieu rural, deux espaces de sociabilité qui organisent chacun à leur manière, sans être tout à fait indépendants, le comput local. Sans doute également faut-il reconnaître que, en Angleterre, la séparation entre le sacré et le profane, entre le religieux et le social n’est pas tranchée et que les deux domaines sont souvent mêlés (chapitre 5). En témoigne la figure du pasteur qui appartient aux deux mondes et évolue sans peine entre l’un et l’autre. Pour gagner en pertinence, ce rapprochement aurait cependant peut-être mérité de plus amples explications. En effet, si l’ethnographie fine de l’auteure permet de bien mesurer l’importance du pub (et celui de l’Eglise), elle est moins explicite en ce qui concerne la nature des liens et les différences qui se nouent entre ces deux institutions.
Mais telle n’était pas l’ambition première de l’auteure qui a préféré nous livrer dans ce livre une ethnographie détaillée des lieux du boire, en veillant simplement à mettre le pub « en résonance avec d’autres sphères de la vie locale » (p. 104). Le propos principal était surtout de décrire le temps quotidien et singulier des pubs, un temps difficile à observer dont Josiane Massard-Vincent a su se saisir avec succès, restituant à la fois sa dimension sensible et sa dimension sociologique pour le plus grand plaisir du lecteur.