« Pour le hors-la-loi du comité d’éthique, être contraint de parler de “sujets humains” au lieu de personnes peut apparaître comme de la torture intellectuelle. » Strathern (2006 : 533) [1].
Préambules
Cette contribution prend pour cadre une recherche doctorale consacrée aux représentations sociales des hémoglobinopathies héréditaires au Sultanat d’Oman, pays de la péninsule arabique [2]. L’Oman est une monarchie autoritaire [3] dont le chef d’État est le sultan Qabous bin Saïd Al-Saïd, souverain d’une population d’environ 2,4 millions de personnes. Depuis plusieurs siècles, l’Oman entretient des relations étroites avec le sous-continent indien et l’Afrique orientale, lieux d’implantation de nombreux comptoirs qui ont longtemps fait du pays une importante puissance régionale. A son accession au pouvoir en 1970, Qabous hérite pourtant d’un pays pauvre, isolé et sans infrastructures. Un vaste programme de modernisation est alors lancé, axé sur l’administration comme sur les domaines de la santé, de l’éducation, du commerce ou des voies de communication. Ceci induit un afflux massif de main d’œuvre, spécialement en provenance du sous-continent indien. L’Oman est aujourd’hui riche et d’une stabilité paradoxale : en effet, le sultanat est situé dans une zone de tensions internationales, et a été depuis 40 ans le théâtre de bouleversements économiques et sociaux exceptionnels.
En apparence très focalisé, le choix de travailler sur les maladies héréditaires du sang permet d’aborder une grande partie des enjeux sociaux omanais : il touche aussi bien à la parenté, aux relations de genres ou aux transferts de technologie qu’à la gestion politique de la santé. Par exemple, l’étroit lien entre les hémoglobinopathies et la question des origines, signalé par Lainé, Bonnet et al. (2004), remonte à l’époque de la médecine coloniale et à “l’ethnicisation” de ces pathologies. Des cartographies des mutations de l’hémoglobine sont en cours d’élaboration, en Oman comme dans de nombreux pays. Ainsi, des chercheurs en hématologie travaillant en Oman soulignent la présence dans le pays de mutations originellement décrites en Inde, et relient ceci aux importantes migrations depuis le Baloutchistan (Daar, et al., 1998). D’autres évoquent les liens du pays avec Zanzibar, l’Afrique et l’Asie mineure, en même temps que les haplotypes [4] « Bantu et Benin » présents dans la population (Rajab & Patton, 1997 ; Rajab, Patton & Modell, 2000). Dans un tel contexte de mise en évidence génétique de liens historiques socialement peu revendiqués, on comprendra le caractère sensible de cet objet de recherche. Celui-ci est d’ailleurs renforcé par la mise en cause (par le ministère de la Santé) de la consanguinité dans ces pathologies, dans un pays où 35% des couples sont constitués de cousins germains.
Péripéties
Péninsule arabique, Sultanat d’Oman, Mascate (capitale), ministère de la Santé. Nous sommes le lundi 28 novembre 2005, il est 13h30. Ce que je pressentais depuis quelques jours advient : mon autorisation de recherche fournie des mois auparavant par le ministère de la Santé omanais, la première pour un travail qualitatif, n’est subitement plus aussi solide. Près de quatre années de recherches dans le pays se sont écoulées, dont deux et demi consacrées à la santé, et maintenant, les choses se compliquent. On m’annonce que mon projet va être soumis à un comité d’éthique, le Research and Ethical Review Committee (RERC). Personne n’a jamais évoqué l’existence de ce comité devant moi. Je me dois de remplir un formulaire ad hoc d’une trentaine de pages que me donne un employé du ministère. Nous le survolons ensemble, et je constate immédiatement que ce document ne s’adresse pas à un chercheur en sciences sociales. J’essaie d’expliquer à mon interlocuteur que de nombreuses questions sont propres aux sciences de la vie expérimentales et que je ne pourrai y répondre. Il ne veut rien entendre et me conseille avec fermeté de remplir rapidement et exhaustivement ce dossier. D’ailleurs, dit-il, je devrais m’estimer heureuse, puisque le comité a décidé de me donner une réponse rapide, alors que d’ordinaire la délibération peut durer un an.
A partir de cet instant, et contre toute attente, la poursuite de ma recherche doctorale dépend de ce document et, plus spécialement, de ma capacité à le remplir selon les attentes de ce comité. Jusqu’alors, il faut bien admettre que, à l’instar de Bosk (2004 : 417), « je regardais le catalogue des horribles histoires de mes collègues en sciences sociales [à propos des comités d’éthique] avec un air détaché de perplexité ». Soudain, ce n’est plus le cas, et il me faut chercher des réponses : comment faire ? Pourquoi maintenant ? Cette dernière question me taraude, puisque mes recherches n’avaient pas été examinées d’aussi près avant cela. Interrogeant des médecins et des professionnels de santé çà et là, je n’apprends rien d’autre que l’existence de rumeurs quant à l’indélicatesse d’une équipe médicale européenne, qui serait accusée d’avoir pris de grandes libertés avec l’éthique dans sa gestion d’un essai clinique VIH [5] récemment mené dans le pays. Par ailleurs, la mention “draft” [6] présente sur toutes les pages de ce formulaire me mène à penser que je participe moi aussi à une sorte d’essai. La — légère — satisfaction de n’être — peut-être — pas directement visée par cette soudaine réglementation ne me délivre pas pour autant de la première question : comment m’y prendre ?
Il me faudra environ une semaine pour fournir le dossier rempli, mais jusqu’à la fin de mon séjour d’alors pour obtenir un avis du comité. On me demande de corriger certains points (voir plus loin). Je m’engage alors à fournir un dossier amendé dans les semaines qui suivent. Je le fais parvenir au ministère de la Santé omanais mi-février 2006, depuis la France. Plusieurs relances infructueuses me mènent jusqu’à début mai 2006, date à laquelle je reçois par courriel... un autre dossier à remplir. Il émane d’un autre comité du ministère de la Santé, et ressemble très fortement au premier. J’ai été informée il y a quelques temps du fait que l’accord du secrétaire d’État à la santé était attendu, mais il semble que d’autres composantes du ministère soient impliquées. J’arrive donc à Mascate début mai pour mon séjour de terrain suivant, toujours sans autorisation de recherche. Une fois sur place, je prends la mesure des discussions autour de mon dossier qui ont lieu au ministère, lesquelles n’aboutissent finalement que le 22 mai. A cette date, je reçois par courriel une copie d’une lettre visée par le ministère m’informant qu’« il n’existe pas d’objection » à ce que je poursuive ma recherche. Cependant, le parcours n’est pas terminé. L’accord de principe est bien là, mais je dois maintenant aller demander l’autorisation d’accès aux hôpitaux publics au Secrétaire d’État à la Santé en personne, ou plutôt lui transmettre un courrier dans ce but. Les choses se règlent finalement le 20 juin 2006. Tout cela a commencé il y a maintenant sept mois. Mon séjour se termine dans dix jours. J’attendrai mon retour à la fin du ramadan pour mettre les sésames à profit.
Durant mes études d’anthropologie et jusqu’à ce jour de novembre 2005, je pensais peu ou prou ce que décrit Fassin (2006 : 522) : dans la droite ligne d’une vision presque séculaire de notre discipline, je « considér[ais l’éthique] comme partie intégrante de l’anthropologue ou du sociologue, dont l’intégrité morale et la rigueur scientifique étaient des garanties suffisantes au respect de l’éthique ». Dans ce contexte, l’apparition dans ma sphère de recherche du nouvel élément constitué par ce RERC a d’abord été vécue, il me faut le dire, presque comme un outrage. Si, à la réflexion, le souci éthique du comité m’est évidemment apparu comme fondé, le problème de la compétence des lecteurs du dossier quant aux méthodes qualitatives et à la méthode anthropologique en particulier se posait de manière cruciale. Après avoir éclairé quelques spécificités locales, les parties qui suivent s’attachent à interroger ce “conflit de paradigmes” et ses conséquences.
Une culture biomédicale “éthiquement” (et bureaucratiquement) transmissible ?
Spécificités omanaises : un comité inattendu dans un contexte paradoxal
La relative absence dans le Sultanat d’une représentation précise des activités de l’anthropologue aurait pu constituer un atout. Contrairement à A. Doquet en pays dogon, je ne me suis pas vue signifier de limites dans les champs sociaux relevant de ma discipline. Il faut dire que si, au Mali, « le discours des anthropologues a provoqué puis entretenu la fascination de l’étranger pour la société dogon » (Doquet, 2002), il n’en est absolument rien en Oman, dont l’histoire est vierge de colonisations comme de missions ethnologiques d’envergure. Malheureusement dans le cadre de la confrontation avec les membres du RERC, ceci complique les choses.
On peut considérer l’administration centralisée et le système de santé omanais comme récemment créés, tant le hiatus quantitatif et qualitatif est important entre les années 1970 (début de l’utilisation de la rente pétrolière pour un développement rapide) et la période actuelle. L’adhésion à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) fait partie des premières décisions du sultan actuel lors de sa prise de pouvoir en 1970, et les autorités se conforment aux modèles prônés par l’organisation. D’ailleurs, le bureau local de l’OMS est situé dans l’enceinte même du ministère de la Santé. Le versant biomédical du système de santé est aujourd’hui matérialisé par un maillage dense de dispensaires, centres de santé et hôpitaux, dont des centres rompus aux technologies de pointe dans la capitale. Le secteur privé est très minoritaire, et prend en charge la majorité des 25% d’étrangers résidents, lesquels ne bénéficient plus de la gratuité des soins depuis plusieurs années. Il est à noter que d’après le classement OMS des systèmes de santé des États membres, le système omanais se trouve en première place pour la « performance d’après les effets sur le niveau de santé » et en huitième pour la « performance globale du système de santé » (Organisation Mondiale de la Santé, 2000 : 176). Les intérêts thématiques du ministère sont également en phase avec ceux de l’OMS [7]. L’accent est mis actuellement sur les addictions et sur ce qu’il est convenu d’appeler les non-communicable diseases, catégorie comprenant les pathologies héréditaires sur lesquelles je travaille. Mais cette constatation faite, on peut noter qu’à l’intérieur des thèmes valorisés par l’OMS, le gouvernement opère un choix politique : ainsi m’a-t-on suggéré, alors que mon dossier était en cours d’évaluation, qu’un travail sur le diabète (maladie non transmissible) ou le tabagisme (addiction) aurait reçu un accueil plus favorable, voire un soutien financier. Il ne m’a pas été dit mot des handicaps de l’enfant ou des opiacés, entrant pourtant dans les mêmes catégories.
Ainsi, la situation n’est pas si “bureaucratiquement correcte” en y regardant de plus près : il existe un paradoxe à l’instauration d’un comité d’éthique alors que le recours contentieux ou juridique individuel pour des patients existe mais n’est ni courant ni aisé. Par ailleurs, on peut constater une dualité de “cultures” face à la recherche, mais non pas comme ce que signale Fassin (2006 : 522) entre deux pays éloignés — la France et l’Afrique du Sud — mais au sein même des institutions omanaises : le RERC appartient au ministère de la Santé, et a donc compétence pour tous les hôpitaux publics. L’hôpital universitaire qui relève, lui, du ministère de l’Éducation, n’a pas jugé nécessaire d’évaluer mon projet de recherche. Il dispose pourtant également d’un comité d’éthique pour ses chercheurs. Le paradoxe est d’autant plus palpable quand on constate la présence des mêmes médecins, travaillant à temps partiel dans les deux institutions et qu’il m’était donc — jusqu’au 20 juin 2006 — permis de rencontrer dans une structure mais pas dans l’autre.
Les sciences sociales, quant à elles, sont parmi les parents pauvres de l’université omanaise. Très peu de recherches sociologiques sont menées, encore moins utilisant une réelle méthode ethnographique, et les étudiants se forment souvent à l’extérieur du pays dès le second cycle. Très pragmatiquement, il en va de ces disciplines comme du tourisme, en plein essor : les filières considérées comme rentables sont privilégiées (travail social...), et les jeunes femmes, majoritaires parmi les étudiants, sont intéressées mais se voient souvent interdire certaines activités par leurs familles (partir plusieurs nuits loin de chez elles, pour du terrain par exemple, ou bien mener des entretiens avec des inconnus du sexe opposé). L’université Sultan Qaboos, seule université publique du pays, vient de lancer la réactivation du Centre for Oman Studies, mais les moyens humains et matériels manquent pour lancer une formation de grande échelle aux sciences sociales, même s’il m’a été donné d’y enseigner ponctuellement la méthodologie de terrain.
Être “porteuse” des méthodes qualitatives dans ce contexte n’est pas simple : elles ne sont pas utilisées par les enquêteurs du ministère de la Santé, qui n’y ont pas été formés. Leur “évaluation” dans le cadre de ma recherche est pourtant tout à fait envisagée, d’autant plus que les résultats de mon travail semblent intéresser le ministère. Une des remarques principales suite à la première lecture de mon dossier a été la précision que le ministère de la Santé attendait la traduction anglaise intégrale de ma thèse. Cette sorte de contractualisation de la restitution était une des conditions sine qua non à la poursuite de mon travail. Par contre, la restitution aux informateurs eux-mêmes n’a pas été évoquée, signe supplémentaire du hiatus disciplinaire. On comprendra le caractère presque “jurisprudentiel” de ma recherche, dont le refus par le comité aurait pu impliquer une “terre anthropologique brûlée” pour de futurs collègues.
La « contamination culturelle des sciences de la vie »
Au-delà de quelques spécificités locales, cette expérience omanaise m’amène à des considérations plus générales, et en premier lieu à constater — en empruntant les mots de Fassin (2006 : 523) — une « contamination culturelle des sciences de la vie ». En effet, si le formulaire qu’il m’a été demandé de remplir peut prêter à sourire tant son inadéquation à la réalité d’une recherche anthropologique est grande [8], cette inadéquation provient de ce qu’il a été conçu pour d’autres disciplines, expérimentales, cliniques et médicales. Ainsi, le document évoque-t-il hypothèse de recherche, échantillonnage, étude pilote, contrôle qualité, collecte d’échantillons de tissus, matériel de laboratoire, matériel d’examen clinique, consentement éclairé par écrit, etc.
La présentation du formulaire aussi bien que les remarques qui m’ont été faites [9] montrent que ce comité se place non pas dans un rôle d’« avocat du patient » (Dixon-Woods, et al., 2007 : 797), mais plutôt en position d’émettre un jugement quant au bien fondé de la recherche et à sa “valeur scientifique”.
Cependant, une fois affirmé avec Hours & Selim (2000 : 118) que « les efforts pour produire une éthique globalisée, universelle, tendent à être aliénants et aliénés », une fois la réponse pirouette “not relevant for this study” usée jusqu’à la corde, au vu de ce formulaire, le problème reste entier. Certains auteurs y voient une aporie totale, telle Lederman (2006b : 489), pour qui « une réelle adéquation avec les comités d’éthique est impossible pour la recherche ethnographique (...) tant que les réglementations catégorisent tous les participants de la recherche comme des sujets humains nécessitant une protection spéciale. » D’apparence ”épistémologiquement correcte”, cette affirmation ne permet pas pour autant de régler la question, puisque les comités, aux États-Unis et ailleurs, n’ont pas (encore) fait peau neuve. Se pose alors le problème de la meilleure traduction possible de la réalité ethnographique et anthropologique. Si les membres du comité qui nous est assigné ne postulent pas l’inutilité de l’anthropologie, aux méthodes trop “floues” voire “négligentes” pour être constructives, il y a nécessité de pouvoir clairement transmettre sa méthodologie et sa problématique. Pour les jeunes chercheurs dont je suis, ce genre de situation oblige à clarifier ses idées par rapport à notre discipline, à ses méthodes, puisqu’il faut être capable de les expliciter, au besoin dans une, voire des, langues étrangères. La traduction est en effet indispensable car, comme le constate Lederman (2006b : 484), les « disciplines sont des ordres moraux » et construisent de véritables « cultures », au-delà même des techniques ou de l’épistémologie. Par exemple, dit-elle, les recherches en psychologie sociale aux États-Unis utilisent couramment la dissimulation d’une partie du protocole. Pour les anthropologues, il ne s’agit pas du tout d’un usage courant. Pour eux en revanche, la confidentialité fait partie des bases de la discipline. Pour autant, ces “évidences disciplinaires” ne franchissent que rarement les frontières académiquement définies. D’où l’intérêt, une fois devant un comité majoritairement biomédical, d’identifier lesquelles de ces évidences sont cruciales à la recherche mais mal connues et / ou comprises de nos interlocuteurs. Car « les anthropologues auront toujours des problèmes de petites tailles d’échantillons, de vérités médiées par la vie d’un seul individu, ou d’ouvertures fournies par des rencontres imprévues » (Sundar, 2006 : 536), et rencontreront la nécessité corollaire de les expliquer hors de leur champ disciplinaire.
L’une des évidences évoquées plus haut pourrait d’ailleurs être le caractère informel de l’ethnographie, si difficile à appréhender. Comme le dit Fassin (2006 : 523), « le terrain est partout » mais, on l’aura compris, le contrôle des comités divers peut le mettre en danger. Ainsi, le comité souhaitait-il initialement me voir limiter mon terrain au milieu hospitalier, circonscrit, alors que de nombreux entretiens devaient avoir lieu au domicile des malades... domiciles que je ne pouvais désigner, ne connaissant pas la liste de mes interlocuteurs préalablement à l’enquête. On touche ici à la différence fondamentale de l’anthropologie avec les sciences expérimentales : « “faire du terrain” veut dire se fondre dans des situations sociales en cours, qui n’ont pas été conçues par l’observateur » (Lederman, 2006a : 477). De même, le comité n’a eu de cesse, dans les premiers temps, de me demander mon “questionnaire”. Il m’a fallu attendre le moment de la première soumission de mon dossier pour expliquer que les thèmes centraux obtenus lors des entretiens exploratoires [10] constituaient mon guide d’entretien. A vrai dire, la situation même d’entretien ne semblait pas évoquer une méthode valable. Certes, on m’a parlé de focus groups, mais l’évocation d’entretiens au domicile des patients n’entrait pas dans ce cadre.
Certains, notamment parmi les auteurs du numéro d’American Ethnologist évoqué plus haut, considèrent qu’insister sur ce caractère informel peut discréditer la discipline. Pourtant, celle-ci pouvant être considérée comme « l’exploration des relations sociales au moyen de relations sociales » (Lederman, 2006c : 547), un minimum de ce caractère informel lui est consubstantiel ; il faut “juste”, je pense, être capable d’argumenter en sa faveur.
Évoquant la “contamination” du paradigme biomédical, je me dois de décrire plus précisément la partie éthique du formulaire [11]. Comme pour de nombreuses autres rubriques, elle s’est avérée presque entièrement inadaptée au cas de ma recherche. Ses items inadéquats sont : usage de substances pharmacologiques, usage de radiations ionisantes, interventions invasives, prélèvements de tissus, effets secondaires. Seules deux questions concernant les “sujets vulnérables” (enfants, femmes enceintes...) et le mode de sauvegarde de la confidentialité résonnaient pertinemment avec ma méthodologie de recherche. La question du consentement éclairé, elle, a fait l’objet d’un développement annexe, avec l’explication de son statut problématique au sein d’une étude anthropologique. Compte tenu du caractère localement pionnier de mon dossier, il serait légitime de penser que les prochaines recherches qualitatives ne seront pas abordées de la même manière par le comité, et que le formulaire sera adapté aux sciences sociales dans le futur. Rien n’est moins sûr cependant, comme le montrent les écrits du forum American Ethnologist cité plus haut ; en effet, bien que travaillant dans une société où comités d’éthique comme méthode anthropologique ont une visibilité sociale supérieure, les anthropologues nord-américains n’en soulèvent pas moins les inadéquations répétées du système.
Du consentement “éclairé”
Une des annexes du dossier du RERC consistait en un formulaire prédéfini de consentement éclairé. Cette version était en l’état totalement inutilisable dans le cadre de ma recherche. Elle avait pour but de montrer que les “sujets” avaient compris que les substances administrées pouvaient induire des effets inattendus, et qu’ils avaient compris quels prélèvements étaient nécessaires. Aussi en ai-je proposé un autre, plus réaliste [12]. Il s’agissait surtout, en fournissant en anglais et en arabe un document très différent de celui qu’on m’avait transmis, de montrer la profonde différence de protocole entre mon travail et les recherches cliniques concernées par le formulaire. Pourtant ce formulaire de consentement, même adapté à une enquête anthropologique, était quasiment impossible à utiliser sur le terrain, et après quelques tentatives, je n’en ai donc pas fait usage. D’abord, son emploi systématique nie la réalité de l’interaction ethnographique, dans laquelle la marge de manœuvre des informateurs potentiels pour refuser cette interaction est immense. Après avoir été dûment informés qu’ils en ont le droit, les informateurs ont la liberté de ne pas répondre, de ne pas laisser l’anthropologue participer à leurs activités, ou de refuser oralement. Ensuite, dans le contexte omanais, une prise de contact impliquant ce formulaire est totalement déplacée. En effet, un document écrit, qui plus est mentionnant le ministère de la Santé [13], évoque immédiatement le gouvernement. Cela est d’autant plus vrai dans un État-providence mais policier tel que celui-là, où toute initiative individuelle de recherche est déjà soupçonnée d’être influencée par les autorités. Comment expliquer ce document aux nombreux informateurs me donnant rendez-vous loin de leur lieu d’habitation ou de travail, ou dans un lieu public, pour plus de confidentialité certes, mais également pour que le formalisme et l’aspect officiel soient moindres qu’à l’hôpital ? Par ailleurs, de nombreux informateurs sont illettrés, et malgré une volonté de simplification, le formulaire aborde des points n’ayant pas de signification précise pour beaucoup des Omanais rencontrés (le secret professionnel notamment). Concilier intelligibilité du document pour la plupart des informateurs et des “standards” convenables pour le comité était impossible. Dans ces conditions, il m’apparaît que le formulaire n’est plus qu’un “parapluie” pour le chercheur, et non pas un contrat entre deux individus, faisant sens pour chacun d’eux.
Ainsi, cette proposition de formulaire de consentement n’annulait en rien le profond malaise provoqué chez moi par ce document. De plus, le comité demandait que je fournisse extemporanément avec le dossier de soumission de mon projet l’intégralité des formulaires remplis par les participants à ma recherche à venir. Compte tenu du caractère inductif des recherches anthropologiques, il m’était bien évidemment impossible d’accéder à une telle demande, puisque la liste de mes informateurs futurs m’était totalement inconnue ! Quand bien même l’aurais-je connue, l’incertitude quant à l’usage qui en serait fait m’aurait retenue de la communiquer. Il se serait agi d’une rupture de la confidentialité à laquelle je m’étais engagée envers mes informateurs. Les risques de cette rupture ne sont pas simples à évaluer. Au regard de ce que m’ont dit craindre les personnes rencontrées, il est possible de citer :
- La divulgation d’un diagnostic inconnu du reste de la famille ou de l’autre membre du couple, dont les conséquences s’évaluent en termes de fiançailles annulées, divorce, discriminations diverses vis-à-vis du malade ou de ses descendants.
- La divulgation d’un diagnostic ignoré de l’employeur, pouvant induire pressions diverses et même licenciement.
- Une prise en charge altérée dans les institutions de soins, si le recoupement peut être fait entre le nom de la personne et certains propos très critiques par rapport aux soins.
- De manière générale, les risques de stigmatisation induits d’une part par la représentation de dépendance aux opiacés associée aux crises douloureuses de la drépanocytose, d’autre part par la culpabilisation sociale des parents d’enfants malades. En effet, il est fréquemment considéré qu’un problème de santé chez un enfant est la conséquence d’un péché commis par l’un des parents.
- Enfin, la plupart des entretiens avec des malades (et quelques-uns avec des soignants) évoquant la genèse du système de santé et comportant une critique relativement virulente de son fonctionnement actuel, on peut imaginer que le risque politique n’est pas nul.
Certaines de ces conséquences — décrites ici non à partir d’observations attestées mais en extrapolant à partir d’éléments issus d’autres contextes — peuvent paraître exagérées, mais il est nécessaire de garder à l’esprit la petite taille de la société omanaise et l’intensité des réseaux familiaux et de clientélisme qui la traversent. En un mot : tout se sait, et l’anthropologue doit en tenir compte dans l’évaluation des risques encourus par ses informateurs.
Je pense avoir fait admettre au comité l’idée d’un consentement oral de l’informateur après exposé en arabe et / ou en anglais des tenants et aboutissants de la recherche. Cette procédure est d’ailleurs conforme aux recommandations de l’article 22 de la déclaration d’Helsinki [14]. Mais au-delà de l’inadéquation à ce contexte politique, le modèle du consentement éclairé écrit paraît inadapté au regard de la discipline elle-même : tout d’abord, « la pratique du consentement éclairé suppose qu’un anthropologue sait précisément ce sur quoi il ou elle va faire porter sa recherche » (Kelly, 2003 : 190), ce qui, il faut le dire, est loin d’être toujours le cas et surtout contraire à l’épistémologie inductive de l’anthropologie. D’autre part, le consentement éclairé conçu dans les modèles d’essais cliniques place l’informateur et le chercheur dans une situation de don / réception stricte. Or, comme le souligne Kelly (2003 : 189), la disparité des deux couples médecin / sujet de recherche et anthropologue / informateur est grande : si sujet comme informateur, en signant, autorisent médecin et anthropologue à procéder aux recherches présentées, l’informateur, lui, « est également déjà en position d’expert [15]. C’est lui, et non l’anthropologue, qui est le dépositaire de l’information » (Kelly, 2003 : 189). Quand bien même le contexte social et politique la permettrait, la signature d’un consentement paraît difficilement pouvoir engager l’informateur et l’anthropologue pour l’intégralité du processus de recherche, dont, d’ailleurs, la durée n’est pas toujours connue.
Lorsqu’il y a impossibilité d’utiliser un document écrit, pour des raisons politiques ou des raisons d’intelligibilité par les informateurs, l’absence de consentement formel opposable qui en découle n’est aucunement une liberté offerte au chercheur. Il s’agit au contraire d’un motif d’attention redoublée quant aux implications de sa recherche, puisqu’il se trouve dans un contexte délicat pour lui comme pour ses informateurs (Joubert & Beaucage, 1984 : 119).
De l’opportunité d’un code de déontologie pour les anthropologues
Déplacée aux yeux de certains, la question de l’opportunité d’un code de déontologie se pose pourtant de manière pragmatique au chercheur isolé sommé de fournir des gages de fiabilité et de bonne moralité. Sous la pression de l’urgence, j’ai transmis au comité une copie du code proposé par l’American Anthropological Association (AAA) (American Anthropological Association, 2006). Cependant, je suis bien consciente que « disposer d’un code éthique est une nécessité dans l’épistémologie populaire du professionnalisme » (Pels, 1999 : 102). Si l’on considère qu’un code, pour avoir un sens, se doit d’être doublé d’une instance internationale dotée du pouvoir de le faire respecter, alors me réclamer de l’AAA n’était que de pure forme. Pourtant, dans les conditions spécifiques du terrain en Oman, combinant une méconnaissance des pratiques des sciences sociales et de la France, un tel document permet déjà de justifier d’un souci éthique dans mes recherches, ainsi que de montrer que les chercheurs français s’inscrivent dans un réseau scientifique international. Par ailleurs, ce code ne peut être totalement renié dès lors que l’on dispose d’un soupçon de conscience de sa responsabilité professionnelle en tant qu’anthropologue. Ce texte souffre d’une formulation très générale — il s’agit plus de grandes orientations que d’un code —, mais il a le mérite d’aborder clairement des points importants de la discipline, parmi lesquels : le caractère souvent imprévisible des recherches de terrain, la justification possible d’une implication personnelle et / ou d’une application des résultats sur le terrain, une approche nuancée et réaliste du consentement éclairé, ainsi que la responsabilité envers la discipline dans son ensemble et envers les collègues qui travailleront sur le même terrain dans l’avenir. Se réclamer de ce code dans un processus de demande d’autorisation de recherche me semble donc pragmatique et épistémologiquement cohérent.
Toutefois, le mode de production de connaissances de l’anthropologie étant réellement spécifique, il est possible qu’un code vraiment adapté à la discipline et aux situations de terrain ne soit de toute manière pas intelligible par les personnes extérieures. Je n’ai aucunement la prétention d’épuiser le sujet.
Cette expérience m’amène à penser qu’à l’avenir, tout anthropologue ou presque passera par la confrontation plus ou moins attendue avec des comités plus ou moins bienveillants. La plupart d’entre eux ne rendent pas publiques leurs délibérations, empêchant une meilleure compréhension de leurs critères de jugement. Les chercheurs ont besoin d’outils mutualisés pour présenter leurs travaux. Peut-être un code commun ne fait-il idéalement pas partie de ceux-ci, mais la nécessité d’une réflexion collective, notamment pour les anthropologues travaillant sur la santé, est plus qu’évidente.
Précision de l’autorisation de recherche vs réalité du terrain
Le sésame tant attendu et obtenu après sept mois d’attente est finalement à double tranchant. En effet, la lettre d’accord stipule que « le comité n’a aucune objection à la réalisation de l’étude telle qu’elle est décrite dans le protocole qui lui a été soumis ». Or, on l’a vu plus haut, la rédaction même de ce protocole a été très influencée par ce comité. Si rien dans mes réponses n’est mensonger, aucune place dans le formulaire n’est laissée à la féconde réalité de la démarche inductive et de l’imprévu inhérents à une recherche anthropologique. Selon le comité, tous les paramètres de recherche se devaient d’être connus par avance. Ainsi, il m’a été difficile de faire admettre l’importance des entretiens au domicile des patients. Ce besoin méthodologique posait problème car il n’était pas géographiquement situable au moment de la soumission du protocole, et on lui aurait préféré le choix d’un nombre fini de lieux de soins. Il m’a d’ailleurs été demandé d’énumérer très précisément les établissements hospitaliers où je souhaitais me rendre. La liste que j’ai fournie initialement incluait la possibilité de pousser les observations plus loin dans l’intérieur du pays, afin d’appréhender la réalité des diagnostics dans des milieux où les soins sont moins accessibles ; ceci ne m’a pas été accordé. Il m’a donc fallu recentrer mon activité en milieu hospitalier sur la région de la capitale. Il m’est difficile de connaître la raison réelle de cette restriction. Au premier abord, on peut penser qu’il s’agit de garder l’anthropologue sous surveillance dans une zone circonscrite. Néanmoins, une explication sinon différente du moins complémentaire est possible : comme mon arrivée dans chaque hôpital de la capitale a “nécessité” une lettre du Secrétaire d’État à la Santé demandant au directeur de la structure de me laisser mener ma recherche, il en aurait sans doute été de même ailleurs dans le pays. Or, je l’ai bien compris pendant la phase de négociation, assumer la réalisation d’une recherche en sciences sociales dont les tenants et aboutissants n’apparaissent pas clairement aux non-spécialistes peut rapidement devenir inconfortable pour les responsables administratifs. Il est donc envisageable que la volonté de restriction “contractuelle” de mon rayon d’action ait aussi eu pour but de limiter cet inconfort.
Si l’on peut envisager de passer outre ce type de restrictions, une mise en pratique dans le contexte omanais est malaisée. Tout d’abord, ma recherche est intriquée au réseau constitué par les structures de soins dans le pays. Ce réseau, suivant le modèle OMS, fonctionne de manière pyramidale et chacun, en cas de doute, en réfère immédiatement à plusieurs de ses supérieurs. Ainsi, une demande d’autorisation de recherche ne peut être négociée au niveau d’une structure de soins, mais se doit de remonter systématiquement jusqu’au ministère, ou au moins à la direction des services de santé concernée, au niveau du gouvernorat [16]. Lors d’une recherche précédente portant sur l’échographie obstétricale dans le pays [17], j’ai ainsi dû remonter la chaîne de décision jusqu’au directeur des services de santé, pour accéder officiellement à une clinique dont je connaissais personnellement la directrice et l’administratrice, qui m’avaient déjà laissée travailler sur place.
Certes, de petits aménagements avec le protocole de recherche prévu sont possibles, mais, cette recherche n’étant pas encore achevée, je n’en mesure par encore l’impact de ces aménagements. En tout état de cause, la discordance entre la recherche anthropologique “sur le papier”, telle que présentée aux comités de type biomédical, et la recherche réelle, au déroulement partiellement imprévisible, est un fardeau pour l’anthropologue. Ce hiatus, dans un contexte de méconnaissance des méthodes anthropologiques, peut facilement passer pour une malhonnêteté du chercheur. Bien que chaque recherche soit spécifique, notamment du fait du contexte politique dans lequel elle se déroule, il importe à mon sens de réduire ce hiatus. Cependant, augmenter la congruence entre le déroulement de la recherche a priori et a posteriori ne doit pas se faire au prix d’une perte de substance de cette recherche elle-même. C’est là tout le difficile équilibre dont je ne sais pas encore, à l’heure où j’écris, s’il m’a été donné de l’atteindre.
Conclusion
Devoir couler sa recherche dans les rubriques de ce formulaire n’est pas si anecdotique qu’il y paraît. Il ne s’agit pas seulement d’un obstacle bureaucratique passager. Passer au filtre des rubriques prédéterminées a conféré à mon travail une inconsistance qui m’a inquiétée quelques temps. Plus sérieusement, ces événements auront montré si besoin était l’étendue du contrôle politique inhérent au fonctionnement de ce comité, dimension présente chez ses homologues de par le monde. Ce point nécessiterait d’ailleurs un développement spécifique pour lequel l’espace me manque ici. D’autre part, ce processus aura entraîné une salutaire interrogation sur les aspects fondamentaux de mon travail, ainsi qu’une réflexion sur l’éthique qui a certainement été plus fructueuse dans ce contexte — celui d’une expérience personnelle — qu’elle ne l’aurait été dans un cadre seulement théorique.
La stratégie à adopter dans ce genre de cas ne m’apparaît pas encore nettement. Hannigan & Allen (2003 : 693) considèrent qu’elle implique de « souligner les similarités entre recherche qualitative et quantitative plutôt que de souligner leurs différences supposées. » Certes, ceci peut sembler pertinent et amène sûrement davantage d’acceptations de dossiers par les comités, mais ne fait que peu progresser la connaissance de l’anthropologie par ces instances. De nombreux chercheurs américains, confrontés quotidiennement aux IRB (Institutional Review Boards, comités d’évaluation de la recherche) de leurs universités, cherchent à s’engager dans ceux-ci. Sans doute ceci est-il une voie porteuse, afin de tenter d’enrayer la domination biomédicale — exprimée par la contamination évoquée plus haut — dans le fonctionnement des comités comme dans celui du milieu de la recherche. En effet, on peut se demander dans quelle mesure les décisions de ces comités influent sur les thématiques de recherche futures (voir les thèmes de recherche que l’on m’avait “conseillés”). Peut-être cette implication permettrait-elle également un souci éthique plus approfondi et pertinemment ciblé, pour éviter que certains processus d’évaluation ne se muent en querelles opposant les tenants de l’induction à ceux de la déduction. De toute manière, cet effort se devrait d’être initié dans diverses régions du monde, puisque comme l’explique Fassin (2006 : 523), les nombreux projets rejetés par des comités des pays du Sud font parfois les frais d’une lutte pour la légitimité et d’un jeu de pouvoirs Nord / Sud.
Enfin, quelle que soit notre position face à ces comités et à leur pression normative, nous ne pouvons dorénavant plus nous inscrire dans la posture, certes « pragmatique » mais bien « cynique » déjà décrite et dénoncée par Copans (1993 : 25) : « on apprend à marcher en marchant, on apprend à faire du terrain en faisant du terrain, et on apprend à être éthique sur le terrain en faisant du terrain de manière éthique ». Une telle démarche d’enseignement de l’éthique professionnelle ne paraît plus aujourd’hui suffisante et se doit d’être formalisée. Il est possible que la survie de la discipline dans certains champs sociaux en dépende.