Dans le kaléidoscope de l’islam confrérique sénégalais, très étudié, manquait à l’actif des chercheurs en sciences sociales l’étude d’une branche du mouridisme : la communauté des Baay Faal. Charlotte Pezeril vient briser le silence ; elle offre un éclairage anthropologique de cette communauté qui relève du soufisme mais qui est pensée et animée exclusivement par des Sénégalais, et n’a donc aucune affiliation avec les turuq (confréries) étrangères du Maghreb ou du reste du monde musulman. Né du mouridisme fondé par Amadou Bamba au dix-neuvième siècle, le bayefallisme constitue aux yeux des autres adeptes musulmans une énigme en ce que le défaut de la pratique de la prière et du jeûne ou la consommation de l’alcool n’y sont pas systématiquement stigmatisés et n’entraînent pas l’exclusion automatique du groupe. Les Baay Faal s’inspirent de Cheikh Ibrahima Fall (1858-1930) considéré comme le disciple par excellence du fondateur de la confrérie des Mourides.
Anthropologue française ayant passé les quinze premières années de sa vie à Dakar avant de regagner son pays d’origine, Charlotte Pezeril propose, à travers cet ouvrage issu de sa thèse, une approche totalisatrice de la communauté, qu’elle ancre dans des processus historiques, pour en offrir une lecture fine et vivante. Du contexte économique et politique colonial à l’aventure des Baay Faal dans la globalisation, l’auteure balaye différentes périodes de l’histoire de la communauté grâce à une parfaite connaissance des références scientifiques sur l’Islam soufi, le Sénégal et le mouridisme. L’anthropologue restitue son odyssée dans cet univers en quatre parties : elle présente d’abord le cadre de l’enquête (I) avant de faire la genèse de cette communauté marginale (II) ; cette sociologie historique éclaire subséquemment « l’expérience Baay Faal » (127) (III) ; enfin, le livre dévoile les logiques qui renouvellent et questionnent l’économie politique de cette autre face du mouridisme (IV).
Consciente des débats qui traversent la discipline anthropologique à propos de ses méthodes et de ses objets, l’auteure explicite les conditions qui lui permettent de réaliser son étude, car l’enquête est avant tout une relation sociale, et de l’intelligence de cette dernière dépend en partie la réception des analyses produites par le chercheur. Plutôt que de réaliser une monographie ancrée dans un lieu unique, Charlotte Pezeril s’adosse à des cercles d’enquête, « c’est dire des groupes d’inter-connaissance avec lesquels se sont instaurés des relations durables » (22). Les cercles d’enquête sont définis à partir des lieux suivants : l’île de Ngor (près de Dakar), le village de Ndem (dans la région de Diourbel), un quartier de Mbacké-Palène (une ville proche de Touba) , le village de Touba Fall (à l’Ouest de Touba). Charlotte Pezeril prête une grande attention à la contextualisation des discours et des actions et explicite son rapport à l’objet d’étude : il se nourrit des souvenirs d’enfance de l’auteure à Dakar — des catégorisations imparfaites produites dans un milieu intellectuel et aisé faisaient alors des Baay Faal des « voyous », des « fumeurs de yamba (cannabis) » ou encore des « profiteurs » — ; il s’affine au cours d’un parcours universitaire, et surtout, un séjour au Sénégal en 1997 et se précise avec la rencontre d’une jeune femme qui se présente alors comme une Mouride. Pendant cinq ans, de 1997 à 2002, Pezeril réalise plusieurs enquêtes de terrain chez les Baay Faal, au sein de la société wolof. Cependant, elle est porteuse de deux caractéristiques qui ne sont pas sans conséquence dans un milieu wolof « foncièrement différentialiste » (33) : elle est d’abord une femme, et elle est aussi une tubaab, c’est-à-dire une blanche. Son genre est un obstacle pour accéder à la hiérarchie de la communauté, alors que sa couleur de peau lui confère un statut d’hôte, voire une certaine supériorité, tout en l’obligeant à constamment justifier sa présence. Sur le terrain, Pezeril se présente comme historienne, ce qui paraît plus neutre aux enquêtés que l’affichage sociologique ou anthropologique. Elle s’adjoint les services d’un « associé sur le terrain », c’est-à-dire un « accompagnateur, traducteur, négociateur à l’occasion, informateur parfois, et ami par-dessus tout » (36) avec lequel elle est mieux à même d’affronter les exigences parfois déroutantes des enquêtes hors de Dakar. Elle est d’ailleurs exclue d’un des sites de vie des Baay Fall. Même auprès des femmes, il est difficile d’obtenir des entretiens. L’auteure parle à certains moments de « déroute », de « solitude ».
Les sources externes produites par les administrateurs coloniaux ne mentionnent les Baay Faal qu’au début des années 1950. Pourtant, l’existence de ces derniers est avérée depuis au moins le début du vingtième siècle, et ce sont les sources internes à la communauté qui aident l’auteure à la reconstituer. Plusieurs explications sont mobilisées pour expliquer le succès de la confrérie mouride : des facteurs politiques (crise du système wolof et conquête coloniale), des facteurs économiques (la culture et la commercialisation de l’arachide). Cependant, la dimension mystico-religieuse a souvent été négligée, notamment « l’importance accordée au travail et à l’action dans l’itinéraire religieux mouride » (68). Durant l’exil d’Amadou Bamba (1895-1902), l’action de ses lieutenants, et en particulier, celle de Cheikh Ibrahima Fall qui est « dans l’historiographie mouride [...] l’exemple parfait et achevé du disciple » (77), va être déterminante en participant activement à la fabrication des normes du mouridisme. Et il n’est pas besoin d’exagérer son origine sociale ceddo (groupe de guerriers réputés païens et buveurs d’alcool) pour expliquer sa popularité exceptionnelle dans la mesure où son père était un marabout qadir (groupe religieux soufi dont les membres sont connus pour leur détachement, leur urbanité et leur science). Sa richesse et les alliances matrimoniales qu’il noue avec les familles les plus influentes nourrissent son charisme : « il représente en quelque sorte cette alliance opérée historiquement entre le pouvoir religieux naissant et le pouvoir politique traditionnel désormais mis à mal par la colonisation française » (86).
Cheikh Ibrahima Fall instaure la tarbiyya qui signifie l’abandon confiant à l’enseignement du maître. C’est par l’action que le disciple mérite du maître, ce qui ne signifie pas qu’il renonce à la connaissance, surtout celle du Coran. L’amalgame est entretenu et amplifié par l’absence de jeûne et de prière, conduisant à la marginalisation des Baay Faal par les autres musulmans. Cependant, ils acquièrent progressivement une visibilité avec l’instauration du « khalifat général », c’est-à-dire l’institutionnalisation et la perpétuation du charisme du fondateur. S’élabore également une présentation de soi particulière (vêtement, ceinture, dreadlocks, pilon, etc.) et le regroupement des membres de la communauté dans un certain nombre de villes et de villages. La gouvernance des Baay Faal se structure en conséquence : à la tête du groupe se trouve un guide ou « khalife général » issu de la famille de Cheikh Ibrahima Fall : d’abord ses fils (à tour de rôle suivant le principe de séniorité), puis ses petits-fils depuis presque un quart de siècle. Ce responsable moral et religieux est secondé par des jawriñ — des figures choisies et promues suivant leur dévouement et leurs aptitudes — qui veillent sur des quartiers, des groupes lignagers, des daaras (écoles où sont admises des ndongo, c’est-à-dire des élèves qui s’initient à « la voie ») ou des dairas (regroupement de citadins sur la base de l’appartenance à une même communauté religieuse). Cette visibilité ne va pas sans contrepartie : la stigmatisation s’accentue même si leur fonction et leur engagement les rendent indispensables aux Mourides dans leur ensemble.
Charlotte Pezeril explicite le contenu de la voie Baay Faal. L’organisation véhicule une philosophie religieuse précise encadrant un parcours bien défini. Ce cheminement s’adosse à la soumission sans « hésitation ni murmure » (128) au marabout, c’est-à-dire au guide. Il s’enracine dans une mystique de l’action qui se décline à travers le travail et le don, et se densifie par la pratique du sikar (l’évocation permanente du nom de Dieu). Adeptes de « la discipline du dedans », les Baay Faal recherchent la haqiqa (« la réalité, le sens profond ») qui prime sur l’application inconditionnelle des règles. Certains de la dimension de leur foi, ils n’en érigent pas moins la bienveillance, la générosité, la patience et la tolérance (yërmande) au rang de vertus cardinales. De plus, « la voie » sublime les épreuves assimilées à un « cadeau divin » (145) en ce qu’elles offrent l’opportunité aux aspirants de prouver leur confiance à Dieu. Elle prône tout à la fois une ascèse, un détachement vis-à-vis des contingences et un souci de l’agir. Cette « expérience Baay Faal » (127) se transmet et se vit généralement dans le cadre d’une daara qui socialise ses jeunes disciples autour d’un marabout ou de son représentant. Elle peut avoir un autre cadre, la daaira (en milieu rural comme en milieu urbain) qui associe des disciples adultes sous l’égide d’un responsable. Ces structures sont essentiellement masculines, admettant cependant le rôle de certaines femmes jugées charismatiques, comme Sokhna Magat Diop (187). S’ajoutant aux fêtes partagées par tous les musulmans sénégalais (le sacrifice du mouton ou la fin du mois de Ramadan), des rites collectifs comme le sikar et le maajal (demande d’aumône) permettent d’affirmer l’identité du groupe. La vie dans ces organisations implique également la réalisation de travaux communautaires au service du marabout et de la hiérarchie en général. Pezeril démontre de manière convaincante que cet engagement des disciples au service des autres ne peut s’analyser sous l’angle du don/contre-don ; il est érigé en « nécessité mystique » (220) : pour les Baay Faal, c’est en se donnant aux autres sans contrepartie qu’on progresse dans la voie.
L’actualité de cette « expérience mystique » tourne aujourd’hui autour de deux défis majeurs : l’institutionnalisation de « la voie » et le contexte économique national et international. La communauté Baay Faal s’étend et, s’adossant au mouvement mouride, elle s’internationalise par la migration. Elle s’enrichit ainsi de plusieurs profils dont l’auteure propose une typologie : le bayefallisme traditionnel des disciples ayant adhéré par héritage et respect des institutions ; le bayefallisme virtuose-mystique qui correspond à la trajectoire idéalisée par tous les Baay Faal et exprime une sagesse et un détachement vis-à-vis des choses de ce monde ; le bayefallisme partiel-distancié qui renvoie aux parcours compliqués et difficiles de jeunes citadins intégrant des daaras en milieu rural ; enfin le bayefallisme stratégique-symbolique, incarné par des individus — rencontrés pour la plupart en ville — qui se perçoivent comme une communauté de frères mais ne sont pas attachés de façon solennelle à un marabout. Mais cette diversification du recrutement pose des problèmes à la communauté : certains jeunes s’en réclamant n’ont pas prêté le serment d’allégeance et restent très distants vis-à-vis des espaces de socialisation (on les retrouve surtout dans des regroupements informels en milieu urbain, célibataires et fumeurs de yamba). Nonobstant, et parallèlement à cet état de fait, s’affirme une universalisation des idéaux de la communauté (253). Dès lors, qui est Baay Faal ? Qui est « Baay-Faux » ? Ce jeu de mots populaire au Sénégal révèle l’ampleur des débats actuels sur ce qui caractérise l’appartenance au groupe. La hiérarchie, devenue polyphonique, n’apporte pas de réponse tranchée à la question des frontières de la communauté : le transfert du commandement à la génération des petits-fils de Cheikh Ibrahima Fall, de même que l’émergence de figures charismatiques externes à la famille du fondateur, multiplient les sources de pouvoir. Cependant, de 1984 à 2006, le khalife Sérigne Modou Aminata Fall s’efforce de recentrer le mouvement depuis le haut en réaffirmant la soumission aux Mourides et en proposant un recadrage normatif.
Ainsi Charlotte Pezeril atteint son objectif et parvient à sortir les Baay Faal du silence scientifique. Une immersion dans la communauté et une distance critique produisent un portrait anthropologique plus nuancé de cette confrérie que le tableau dressé par les représentations populaires sénégalaises. L’empirisme de la démarche ne néglige pas la mise en question raisonnée des connaissances encyclopédiques disponibles sur les Mourides, ces autres frères des Baay Faal. A ce titre, le lecteur appréciera la discussion approfondie des concepts, des méthodes, des enquêtes et des positionnements scientifiques relatifs aux Mourides, de même que le dialogue noué aussi bien avec des spécialistes confirmés (Jean Copans, Cruise O’Brien) qu’avec les chercheurs de la nouvelle génération (Cheikh Anta Babou, Cheikh Guèye, Jean-François Havard et Xavier Audrain).
On regrettera toutefois le manque d’éléments ethnographiques sur le cœur de la hiérarchie ainsi que sur les femmes et les enfants de la communauté (en dehors de données de seconde main recomposées à partir de documentaires ou d’entretiens avec les disciples). Il manque surtout à Islam, mysticisme et marginalité une description et une analyse des Baay Faal en migration internationale. Pour un ouvrage qui traite de la globalisation et de la façon dont celle-ci interroge la communauté, l’intégration d’une telle ethnographie aurait donné une autre dimension à un travail déjà remarquable. Charlotte Pezeril ne consacre en effet que quelques pages à la question. Sans porter un réel préjudice à Islam, mysticisme et marginalité, ces remarques appellent un deuxième tome. En attendant, on ne peut que recommander la lecture du livre de Charlotte Pezeril dont les qualités analytiques s’appuient sur le respect de la population étudiée, la sympathie fonctionnant ici comme un véritable instrument de connaissance — ce qu’un Sénégalais sénégalisant ne peut qu’apprécier !