HAUMONT Bernard et Alain MOREL (dir.), 2005, La société des voisins. Partager un habitat collectif

HAUMONT Bernard et Alain MOREL (dir.), 2005, La société des voisins. Partager un habitat collectif, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.

La société des voisins fait suite à une consultation de recherche sur les espaces intermédiaires visant à mieux définir et comprendre les effets de la « résidentialisation », entendue comme la reconfiguration de ces lieux par une privatisation de l’espace public. Les espaces intermédiaires sont ces endroits situés « entre le logement privé et l’espace public » (Arlot : XI) tels les cours, les escaliers, les paliers, les couloirs ou les seuils. L’ambition première de l’ouvrage est de répondre, par un foisonnement d’exemples et de situations — pas moins de dix-sept contributions —, à la question de savoir ce qui se joue dans les situations de cohabitation. La démarche se veut pluridisciplinaire, alliant histoire, sociologie et ethnographie pour décrire et comprendre ces espaces de l’« entre-deux » (Haumont : XXIII). Si l’ambivalence domine pour qualifier les relations entre cohabitants, la résidentialisation se polarisant entre une « éthique de l’ordre » et une « éthique du vivre ensemble » (Morel : 18), c’est au final l’affirmation selon laquelle l’hétérogénéité de la population « produit un effet de radicalisation du processus de différenciation » (Ibid. : 19). La recherche dirigée par Bernard Haumont et Alain Morel s’inspire d’un constat heuristique : alors que les définitions de la notion « d’espace intermédiaire » foisonnent, comme en témoignent ses reformulations successives au gré des différents courants d’analyse (objets de la première partie de l’ouvrage : Histoire et critique des concepts par Claudio Secci, Estelle Thibault et Christian Moley), les liens entre ces lieux et les espaces privés et publics ont longtemps été oubliés. La société des voisins vient donc combler ce vide.

Les descriptions de la deuxième partie (Les incertitudes de la résidentialisation) et de la troisième partie (La vie en résidence : ordre, calme et urbanité) sont nombreuses et invitent le lecteur à suivre par des exemples précis les vicissitudes de ces espaces aux fonctions multiples : lieux de conflits, espaces de socialisation, ou d’appropriation collective, de délaissement, etc. Toutefois, l’ouvrage ne contient aucune mise en perspective des situations de résidentialisation évoquées, et les redites, dans des contextes certes différents, rendent la lecture parfois ennuyeuse. Lorsque enfin le lecteur découvre les manières dont ces espaces de cohabitation sont vécus in situ par les individus qui les occupent (p. 109), les descriptions ethnographiques alternent alors avec une anthropologie sensorielle, soit la mise en perspective des univers sonores et olfactifs, pour manifester le caractère communautaire de l’habitat collectif sans en exclure pour autant les particularismes. Mais, là encore, les textes ne donnent lieu à aucune discussion générale sur les enjeux de ces espaces intermédiaires.

C’est avec l’examen des pratiques de cohabitation (quatrième partie intitulée : Les pratiques de cohabitation à l’épreuve de la civilité) que l’ouvrage est le plus convaincant, comme l’illustre le texte d’Olivier Zeller qui plonge le lecteur dans le Lyon de l’Ancien régime (p. 187). L’approche historique permet de mettre au jour les modifications des modes d’habiter de l’époque par l’imbrication entre la rue et le bâti. A partir de ce modèle d’habitat et des pratiques conflictuelles qu’il génère, l’auteur nous représente la vie dans ces logements collectifs avant l’apparition du modèle de l’immeuble bourgeois par le refoulement des classes populaires et le rejet des domestiques hors de l’espace familial.

Toujours dans la perspective des pratiques, le texte de Hervé Paris (p. 209) illustre comment la rue et le quartier sont marqués par les débordements de l’espace privé, par l’ambiance et la tonalité que leur insufflent les habitants. Les espaces intermédiaires sont dès lors signifiés non par leur statut ou leur morphologie, mais par leur ambivalence entre expression personnelle et communion. La figure de l’autre est ainsi construite par le collectif. Les espaces communs permettent une articulation entre des mondes sociaux différents. C’est donc le « régime de civilités qui permet le vivre ensemble » (Paris : 230). Le voyage se poursuit avec l’ethnographie de Philippe Bonnin qui décrit l’intimité d’un immeuble parisien, où les espaces intermédiaires nous renseigne sur les « liens distendus et les affrontements changeants de nos sociétés » (p. 231). Le caractère « d’entre-deux » de ces lieux est exemplifié par la figure ambivalente du concierge, à la fois protecteur vis-à-vis de l’extérieur (espace public) et régulateur à l’intérieur (vie des habitants de l’immeuble). La contribution de Ahmed Boubeker (p. 255) s’attache aussi à la richesse des pratiques, mais en inversant la perspective habituelle du contrôle et de la gestion des lieux « conflictuels », par l’illustration des fonctions intégratives. L’auteur s’oppose au qualificatif de « quartier-ghetto », image publique habituellement véhiculée à propos de la place du Pont à Lyon et de la ZUP (Zone d’urbanisation prioritaire) de Vaulx-en-Velin, et interroge le rôle des lieux face aux trajectoires de ses habitants. Ce texte prend le contre-pied des discours clichés sur les quartiers où la population immigrée est importante. Il montre que ces espaces, marqués par le style propre à leurs populations, inscrivent dans la ville une diversité de parcours à partir de ces « seuils ». « Etre à la fois “d’ici et d’ailleurs” en connotant des espaces relais de références qui servent de repères spatiaux et chronologique à des parcours individuels et à des itinéraires collectifs (Boubeker : 270) ». Cette fonction intégrative de l’espace, ici espace relais que sont les deux quartiers vers la ville et la citoyenneté, devrait conduire à mieux penser certains projets d’aménagement.

L’ouvrage s’achève sur plusieurs études de cas suggérant que l’appropriation des espaces communs se formule parfois sous la forme de « transgressions » (L’appropriation des espaces communs : transgressions, conflits et négociation). Le premier exemple de cette cinquième partie est celui d’un squat genevois étudié par Marc Breviglieri et Luca Pattaroni. On y découvre que les parties communes de l’habitat s’avèrent être des lieux singuliers où se joue le militantisme. Ces espaces sont de véritables « arènes publiques » (p. 285) d’évaluation de l’autre, soumis à la vigilance collective mêlant implication individuelle et repli privatif. De manière très intéressante, les auteurs montrent en quoi cette alternance est nécessaire à la préservation de l’engagement militant et à l’émergence du politique. Puis, c’est l’analyse de deux ensembles résidentiels (Honorat : 291) situés à proximité l’un de l’autre dont l’auteur compare la gestion respective des parties communes telles que les caves et les conceptions radicalement différentes qui s’y rattachent. D’un côté la copropriété est mise à mal par l’état de délabrement de ses caves, de l’autre, ce même espace fait « figure de site incontournable à ne pas manquer [...]. Elle reflète les qualités morales supposées de ses habitants » (p. 298). Ensuite, la problématique posée par Noria Boukhoza examine l’espace à travers l’étude des rapports de genre au sein d’un immeuble habité par une population « d’origine maghrébine ». L’introduction de la thématique du genre et de l’usage différentiel des espaces en fonction de la culture manifeste les inversions culturelles que peuvent générer les politiques publiques d’aménagement des lieux. Ainsi, la visibilité des filles est effective à l’extérieur du quartier (ville) alors que les garçons ont une visibilité dominante à l’intérieur. Cette distinction devient un facteur de conflits. Enfin, la dernière partie se termine par la contribution de Dominique Lefrançois qui souligne l’originalité et la pertinence de l’étude du rôle de la voiture comme point d’intersection entre privé et public. L’attention portée au véhicule (à travers notamment le bricolage et la surveillance) témoigne de son rôle comme vecteur des sociabilités entre habitants (p. 321).

Si l’on relève partout l’homogénéité des morphologies architecturales, La société des voisins propose des études de cas qui n’intéresseront pas que les spécialistes : les concepteurs d’espaces résidentiels y trouveront également de nombreux éléments de réflexion leur permettant de mieux comprendre les habitats qu’ils nous imposent. Car, on l’aura compris, la diversité des modes d’habiter, corrélée à la diversité des manières d’être et de penser échappe à toute tentative d’appréhension uniformisée. Partant de ce constat, l’ouvrage dirigé par Bernard Haumont et Alain Morel aurait sans doute gagné à confronter les points de vue en proposant des parties de synthèse et de discussion. Le caractère parcellaire, du fait de la multiplicité des textes proposés, rend la lecture parfois rébarbative et n’aide pas à explorer pleinement les différentes pistes d’analyses. Hormis quelques textes, le lecteur voit peu vivre ces « voisins » qui s’effacent au fil des chapitres par la redondance des descriptions de lieux et de configurations des espaces étudiés.

Pour citer cet article :

Marie-Luce Gélard, 2008. « HAUMONT Bernard et Alain MOREL (dir.), 2005, La société des voisins. Partager un habitat collectif ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2008/Gelard - consulté le 28.03.2024)
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