Truies en salle « maternité » (.mov, 17,6 Mo) |
Truies en salle « gestantes » (.mov, 28,2 Mo) |
Porcs dans une case d’engraissement (.mov, 7,4 Mo) |
Introduction
La filière porcine industrielle française, particulièrement en Bretagne, doit aujourd’hui faire face à un déficit structurel de salariés d’élevage alors même que ses besoins en main d’œuvre s’accroissent du fait de la concentration des exploitations : départ de salariés expérimentés pour d’autres secteurs de production, turn over, déficit de stagiaires en formation. Les femmes, qui représentent actuellement environ un quart des salariés, semblent constituer le bataillon de réserve des travailleurs en production porcine [1]. On note une augmentation sensible du nombre des demandes d’emploi et des demandes de formation déposées par des femmes, issues ou non du milieu agricole [2]. La communication de filière [3] pour l’emploi en porcherie met fortement en avant des figures de femmes et valorise la relation maternelle entre femmes et porcelets. Nos résultats antérieurs ont mis en évidence que les femmes, dans le travail en élevage, étaient engagées dans une relation avec les animaux plus amicale que les hommes notamment en ce qui touche à la mort des animaux. Nous avons en effet montré, à partir d’un questionnaire proposé de visu à 197 éleveurs, que la relation affective envers les animaux en élevage renvoyait à deux grandes dimensions : l’amitié et le pouvoir. Les femmes participent significativement davantage de la dimension « amitié ». Elles font preuve de plus de compassion et d’empathie (Porcher, Cousson-Gélie & Dantzer, 2004). Plus largement, bien que les recherches sur ce thème soient encore insuffisantes, les femmes semblent avoir une relation spécifique aux animaux. De nombreux travaux montrent qu’elles sont plus investies dans la protection animale et davantage engagées que les hommes contre l’expérimentation animale (Herzog, 2001 ; Herzog, sous presse). Une activité sportive comme l’équitation est massivement pratiquée par des femmes, lesquelles auraient une relation avec les chevaux plus affective et plus conciliatrice que les hommes (Digard, 1995), ce qui fait craindre à certains auteurs une dérive sentimentale de ce sport (Tourre-Malen, 2006). La présence croissante des femmes dans les porcheries industrielles pourrait donc sembler paradoxale. Le travail en production porcine est en effet très exigeant physiquement et mentalement, notamment du fait de son caractère violent et mortifère [4]. Il implique une relation aux animaux affectivement dégradée.
La place croissante des femmes en production porcine industrielle ne va donc pas de soi et j’ai cherché à savoir si le rapport subjectif des femmes au travail en production porcine avait quelque chose de particulier, i.e. si elles avaient des manières spécifiques de tenir au travail. Cela à partir de l’hypothèse que, pour tenir au travail, elles s’appuient fortement, comme les hommes, sur des défenses viriles, a priori contradictoires avec l’inclination affectueuse envers les animaux qui, comme en témoignent les entretiens et comme nous le verrons plus loin, les a incitées à choisir ce métier.
Si le travail des femmes en élevage a fait l’objet de recherches, notamment dans les années 1980 (Salmona, 1976, 1994), on constate que le travail en systèmes industriels et a fortiori le travail des femmes dans ces systèmes est resté dans l’obscurité. L’enquête présentée ici a un caractère exploratoire. Elle visait, avant de proposer des protocoles de recherches auprès de groupes plus importants et mixtes, à consolider et préciser l’hypothèse d’une spécificité du travail des femmes en porcheries liée à la relation aux animaux.
Dans le cadre du programme « Porcherie verte » [5], j’ai conduit, en collaboration avec Catherine Pasquier (INRA SAD-APT) pour les entretiens, un travail d’enquêtes auprès de 13 femmes salariées travaillant dans des élevages bretons [6]. Toutes les femmes enquêtées, sauf une, ont une formation Bac+2 (BTS « Productions Animales » en majorité) ou plus, 53% sont d’origine agricole. Elles ont la trentaine, une ancienneté moyenne de 4 ans et travaillent, ou travaillaient, dans des exploitations qui ont 528 truies en moyenne. Les premiers contacts avec ces salariées nous ont été fournis par un centre de formation puis nous avons procédé par connaissances successives d’emplois de porcher occupés par des femmes. Toutes les femmes enquêtées travaillaient dans des élevages différents.
Pour les femmes enquêtées, plaisir et souffrance au travail reposent essentiellement sur la relation aux animaux, notamment aux porcelets. Les résultats d’enquêtes auprès de groupes plutôt masculins mettent au contraire en évidence une prépondérance de la technique dans le rapport aux animaux (Molinier & Porcher, 2006). Du fait de l’implication affective dans cette relation et du contenu contradictoire du travail, les défenses des femmes contre la souffrance semblent plus fragiles que celles des hommes, ce qui conduit une partie d’entre elles à quitter le métier. On notera que quatre des femmes enquêtées ont abandonné la production porcine dont trois ont quitté l’agriculture au profit de métiers de l’aide ou du soin (ambulancière, travailleuse social, aide-soignante). Ces exemples engagent à réfléchir à la transférabilité de compétences d’un métier (salariée d’élevage) à d’autres dans une perspective éventuelle de réorientations professionnelles.
Les hypothèses et analyses ci-dessous s’appuient sur les résultats de cette enquête mais aussi sur l’ensemble des résultats et matériaux de mes recherches auprès d’éleveurs et de salarié(e)s d’élevage (Porcher, 2002b ; 2003). Elles s’appuient également, bien que d’une manière plus difficile à quantifier ou à décrire, sur ma connaissance du terrain en tant que salariée et technicienne, antérieure à ma démarche de recherche.
La filière porcine industrielle n’est pas un milieu inoffensif. Je l’ai constaté de manière brutale en 1990, alors qu’après avoir fait de l’élevage avec des brebis durant quelques années, comme toute bonne néo-rurale qui se respecte, j’ai soudain été plongée, pour des raisons diverses, dans les porcheries bretonnes. Que ce contraste saisissant entre l’élevage et la production porcine industrielle soit à l’origine de ma démarche de recherche ne fait aucun doute pour moi, bien que, comme j’ai pu le relever par la suite chez de nombreux éleveurs, le travail en élevage conduise à des interrogations profondes sur notre relation aux animaux et à la vie en dehors même de toute opposition avec les systèmes industriels. Je ne me serais toutefois pas engagée dans un processus de recherche si ce que j’ai découvert dans les porcheries ne m’avait pas été cause de souffrance. Ainsi que l’écrit Proust, il faut une souffrance pour se mettre au travail (écrire). Je me suis mise au travail.
Souffrir, travailler sur la souffrance, engage. Peut-on travailler sur ce terrain sans souffrance préalable, peut-on faire de la sociologie dans les porcheries sans engagement, dans un sens ou un autre ? Que peut-on comprendre d’une relation -car c’est bien de la relation de travail aux animaux qu’il s’agit essentiellement dans les porcheries- sans mettre en jeu sa sensibilité, sa subjectivité (Porcher, 2005) ? Peut-on comprendre, du dehors, ce que cela veut dire travailler dans une porcherie sans avoir soi-même jamais travaillé dans une porcherie ? Qu’est-ce que la guerre pour quelqu’un qui n’a jamais vécu dans un pays en guerre ?
Ainsi que le remarque Bauman, la question est moins « qu’est-ce que la sociologie peut nous apprendre sur l’holocauste » que « qu’est-ce que l’holocauste nous apprend sur la sociologie » : « Leurs analyses (celle des historiens) démontraient sans le moindre doute possible que l’holocauste était une fenêtre plutôt qu’un tableau accroché au mur. En regardant par cette fenêtre, on jette un coup d’œil extraordinaire sur de nombreuses choses invisibles autrement. Et les choses que l’on voit sont de la plus grande importance, non seulement pour les auteurs, les victimes et les témoins du crime, mais pour tous ceux qui sont vivants aujourd’hui et espèrent l’être encore demain. Ce que je vis par cette fenêtre ne me plut pas du tout. Mais plus le spectacle était déprimant, plus j’étais convaincu que celui qui refusait de regarder le faisait à ses risques et périls » (Bauman, 2002 : 11). Qu’est-ce que les systèmes industriels nous apprennent sur nos pratiques en sociologie ? Que devons-nous changer de nos pratiques pour apprendre quelque chose sur les systèmes industriels ?
Dans un premier temps, j’analyserai la façon dont s’articulent, pour les ouvrières enquêtées, le rapport maternel aux animaux et les injonctions de virilité portées par l’organisation du travail via une assignation de genre et comment se construisent les stratégies défensives contre la souffrance. Dans un second temps, je mettrai l’accent sur la question de la reconnaissance et proposerai d’ajouter aux jugements de reconnaissance définis par Christophe Dejours un jugement spécifique de la relation de travail aux animaux que j’appelle « jugement du lien » [7].
« On est fière » : stratégies défensives et plaisir au travail
Face à la souffrance, i.e. pour ne pas souffrir, les travailleurs, individuellement et collectivement, construisent des défenses psychiques qui constituent un « blindage » permettant de tenir au travail [8]. Ces défenses reposent sur des représentations (le statut de l’animal comme « machine »), une sous-évaluation ou un refus d’admettre la difficulté des situations vécues (« il y a pire » ; « je ne vais pas me plaindre » ; « tout le monde souffre »), la promotion de la virilité et le déni de la peur (« je peux tout faire comme un homme »), la valorisation de la souffrance comme “preuve” du travail (« c’est pas pour les feignants »). Elles reposent également, collectivement, sur l’idéologie du secteur ou de la filière professionnelle (la “guerre économique”, la concurrence “naturelle” entre les travailleurs, l’“excellence” de la filière, le travail comme “challenge”,...).
La personne « blindée » ne souffre pas, elle est protégée de ce qui pourrait l’atteindre douloureusement. Elle peut travailler et retirer du plaisir de son travail. Ce blindage toutefois n’est pas à toute épreuve et de nombreux facteurs peuvent contribuer à le fissurer. Le travailleur doit alors faire face à ce qu’il préférait ne pas voir et ne pas savoir, à ce qui moralement lui pose problème. Si l’altération du « blindage » et le retour de la souffrance présente un risque pour la santé, car la souffrance est potentiellement un prélude à la maladie (par somatisation), elle permet de recouvrer la liberté de penser et d’agir dont le travailleur « blindé » est privé, car le blindage entrave la pensée autonome et l’action libre, i.e. non dictées par l’organisation du travail.
Les stratégies défensives contre la souffrance permettent aux personnes de tenir au travail et de préserver leur santé mais l’efficacité de ces défenses est en effet un frein à tout questionnement, notamment moral : « nécessaires à la protection de la santé mentale contre les effets délétères de la souffrance, les stratégies défensives peuvent aussi fonctionner comme un piège qui désensibilise contre ce qui fait souffrir. Et au-delà, elles permettent parfois de rendre tolérable la souffrance éthique, et non plus seulement psychique, si l’on entend par là la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement » (Dejours, 1998 : 40).
Maternités
Les salariées sont très souvent affectées à l’atelier « maternité ». Pour une majorité d’entre elles, la relation à la naissance et aux porcelets est un vecteur affirmé de plaisir au travail : « c’est ce qu’il y a de mieux les petits porcelets, moi, si je suis là dedans, c’est parce que j’aime bien les porcelets, à la mise bas, c’est super » (4) [9]. La spécificité maternelle des femmes est revendiquée par certaines : « Au niveau des mises bas, en maternité, on a plus l’instinct maternel ». D’autres au contraire revendiquent de pouvoir « tout faire » et de ne pas être cantonnées à ce rôle « féminin » : « avant j’aimais bien faire la maternité, et puis des fois, ça me gavait de faire la maternité, toutes les semaines, toutes les semaines, ma collègue quand elle fait les soins, elle me dit « j’en ai marre », des fois elle me dit « j’ai trop de petits », moi j’aime bien faire tout » (7). A l’appui de ce désir, elles affirment que de nombreux hommes ont eux aussi des compétences maternelles et que ce trait n’est pas naturellement propre aux femmes :
« Quelqu’un m’a dit un jour que j’aimais mes cochons, mais je crois que j’avais un côté maternel avec les animaux. Je pense que c’est une histoire de sensibilité. J’ai rencontré des porchers qui avaient cette sensibilité là et ils faisaient un travail merveilleux au niveau des maternités » (2).
La composante maternelle de la relation aux animaux est provoquée par la figure enfantine du porcelet (Fabre-Vassas, 1994), son caractère joueur, affectueux et communicatif. Les porcelets sont les « petits », voire les « bébés » et, au moins autant que les petits de la truie, ils sont ceux de la salariée, qu’il faut « sauver », nourrir, soigner, ou tuer, ce qui est alors quelquefois difficile, comme il est difficile d’accepter que les truies soient de « mauvaises mères » et écrasent leurs petits. La figure enfantine du porcelet participe du rapport d’empathie que les salariées ont avec les truies, elles se mettent “à leur place” dans cette fonction maternelle qui renvoie à leur propre expérience, parfois douloureuse, ce qui peut conduire à un regard auto-critique sur les pratiques de travail envers les « petits ». Ce rapport maternel peut prendre la figure d’un rapport parental au sein de la relation animaux-hommes-femmes, les hommes occupant la position répressive, revers de la position compréhensive des femmes :
« C’est pareil s’il y en a une qui ne veut pas avancer, si j’ai du mal à la faire avancer, c’est le patron qui arrive, c’est autre chose quoi, donc je lui dis avant : « méfie toi, c’est le patron qui arrive ». Je pense que, de toutes façons, avec le patron elles avancent tout de suite, des fois je gueule quand même, mais pas trop » (12).
Du fait de la place importante de la relation aux animaux dans le travail, les femmes enquêtées ont majoritairement une préférence pour les “petits” élevages. Parce que l’on peut y faire un travail moins répétitif, plus diversifié mais aussi parce que l’on peut prendre plus de temps avec les animaux et les traiter autrement. Pour la même raison, elles sont réceptives aux questions de “bien-être animal” et sont demandeuses, dans la mesure où n’est pas remise en cause leur fonction de soin, de ce qui peut améliorer les conditions de vie des animaux. Il faut noter en effet que ce désir de soin de la part des femmes est contraire au désir de liberté imputé aux animaux. Du fait de la dépendance extrême des animaux, le système industriel nécessite une constante relation de soins, inutile dans d’autres systèmes. Pour que le soin existe, il doit être rendu nécessaire. Une truie élevée en plein air n’a pas besoin d’assistance à la mise bas. Elle met bas et élève ses petits seule, le travailleur n’intervenant qu’en cas de problème. Cette relation distanciée aux animaux en élevage est très différente du rapport industriel invasif que connaissent les salariées.
Virilités
La virilité, en tant que norme, repose sur une péjoration de la sensibilité, de l’affectivité, un déni de la souffrance et de la peur, et sur une valorisation de la prise de risque et de la compétition (Dejours, 1993). L’injonction d’être viril dans le cadre du travail est également faite aux hommes, mais c’est le fait qu’elle soit à destination des femmes qui nous intéresse ici. L’emploi en production porcine offre aux femmes, du fait des défenses viriles collectives à l’œuvre dans la profession — ne pas être sensible, être courageux, être fort et endurant, pouvoir tuer, pouvoir charrier des cadavres, accepter le corps à corps avec les animaux...— un terrain d’affirmation de leur identité de travailleur à part entière. La reconnaissance est donc un enjeu primordial du travail pour les femmes : « moi j’avais un défi parce que celui qui était avant moi avait de très bons résultats en maternité, alors moi il ne fallait pas que ça se casse la gueule » (5).
Les femmes reçoivent dans les porcheries l’injonction de se comporter « comme des hommes » tout en valorisant leur « nature féminine », notamment maternelle. Dans le rapport à l’animal, et notamment dans ce qui a trait à la mort, cette double injonction est difficile à assumer pour la majorité d’entre elles. L’injonction virile sur le fond n’est toutefois pas remise en cause. Elle est acceptée, voire attendue, par un grand nombre de femmes puisque c’est sur le « tout faire comme les hommes » qu’elles appuient leur identité et leur fierté :
« Mes employeurs à l’embauche ils m’avaient dit : « OK, on veut bien t’embaucher, t’es une femme, mais bon pour nous, c’est pas un inconvénient, on est prêt à t’embaucher, mais sache qu’on ne fait pas plus de cadeau à une femme qu’à un homme ». Donc j’ai dit : « OK ça marche » (...), j’ai toujours fait le même travail, la manipulation du karcher, les heures de karcher que j’ai pu faire, je les ai faites jusqu’au bout au cours de ma grossesse. Même le prélèvement des verrats, c’est pareil, prélever un verrat quand vous êtes enceinte, c’est pas toujours facile, un verrat ou autre, un animal qui vous fait peur, vous êtes obligée de sauter vite fait au dessus de la cage, vous avez des ailes soudain bizarrement. Ca, c’est des choses qui me sont arrivées, enfin on en rigole, tout s’est toujours très bien passé, c’est pour ça que je peux me permettre de le voir comme ça » (8).
Le travail entraîne un gommage des différences entre hommes et femmes, au moins dans un premier temps, car si, pour réaliser le travail, les femmes se sentent à la hauteur et peuvent le prouver, elles sont plus réservées sur leur capacité à durer dans le métier : « Quand on voit une fille, les gens sont étonnés quelque part, ben, on est fière. Mais je ne ferai pas ça toute ma vie. Je connais une personne aussi qui fait des remplacements, pareil, et elle fera pas ça toute sa vie, parce qu’elle ne veut pas..., parce que certaines femmes d’éleveurs au bout d’un certain âge, elles sont usées. Elle ne veut pas finir comme ça » (6). Il faut noter également que l’effacement des différences passe par une indifférenciation des corps qui, féminins ou masculins, doivent être adaptés au travail : « il ne faut pas être fainéante, il ne faut pas avoir peur de se salir les mains, parce qu’on n’a pas les mains propres du matin au soir, ni les ongles, il n’est pas question d’avoir les ongles longs, et puis il faut quand même avoir un minimum de carrure, un minimum de force » (4). Le port de vêtements historiquement portés par des hommes (le bleu de travail) renforce cette indifférenciation et le primat du genre “masculin” dans le rapport au travail.
Les femmes, à leur corps défendant, sont également amenées à se conduire « comme les hommes » à cause de la pression productive :
« On n’a pas du tout la même vision de l’animal. Les gars c’est plus bourre dedans, et puis si t’avances pas, tu vas prendre un coup. Du coup, une fille va mettre plus de temps parce qu’elle ne va pas taper dessus. C’est plus doux. Des fois, moi je n’apprécie pas de taper dessus sans raisons quoi, mais c’est vrai que du coup, ils font ça en tant de temps, ben nous derrière on n’a pas le choix, il faut qu’on en fasse autant, donc t’avances pas tant pis, tu te prends ça, sinon c’est moi qui vais prendre derrière quoi. Partout c’est pareil, c’est pas uniquement là où je suis. Il y a ça à faire bon ben, on a l’habitude de faire ça en une demi heure, faut que ce soit fait en une demi heure, pas en trois quarts d’heure. Donc, par la force des choses on fait comme eux, moins fort mais on fait comme eux » (9).
Certaines femmes s’appuient sur leur « fragilité » pour déléguer aux hommes des tâches pénibles ou y sont contraintes en dépit de leur bonne volonté. Les femmes dans leur quête identitaire sont prises entre leur désir d’être capables de « tout faire », que ce « tout » inclue ou non les tâches de force, et la difficulté d’assumer un rapport insensible aux animaux, alors qu’elles tendent spontanément à une relation de conciliation :
« Je ne suis pas pour ça non plus, je suis plus du genre à les caresser qu’à les taper pour qu’elles avancent, des fois on nous dit : « allez dépêche toi, on n’a pas que ça à faire de caresser les bêtes ». Ben je suis d’accord, si en lui tapant dessus, elle fait encore plus demi tour, ça ne sert à rien quoi. Vaut mieux rester attendre qu’elle se décide à avancer » (12).
Si les bonnes relations entre salariés sont majoritairement décrites comme importantes dans le fait de tenir au travail, les relations entre femmes semblent elles aussi avoir un poids particulier. Les femmes travaillant en maternité forment ainsi souvent un couple au sein duquel elles se comprennent et se soutiennent mutuellement. Ce lien prend souvent davantage la forme d’une amitié virile que de ce qu’il est convenu de décrire conventionnellement des « amitiés féminines » : « je veux dire qu’on s’entend bien, et je me vois dans elle aussi, elle est comme moi, elle a un caractère fort, c’est pas la fille à se plaindre, à se morfondre, je veux dire, elle est comme moi, elle fonce » (8). Toutefois, ainsi que le remarque une salariée, contrairement aux hommes, c’est d’animaux que s’entretiennent les femmes bien davantage que de chiffres ; « on en parlait juste tout à l’heure (avec une collègue d’un autre élevage), je lui dis comment ça va tes cochons, et elle me dit, j’ai une truie qui est couchée. Nous, c’est plus sur ces choses là qu’on va parler, je pense que les gars, ça va être plus, je suis à tant de sevrés, j’ai un GMQ [10], nous, c’est plus des petits trucs » (11).
Cette question de la virilité, du « faire comme les hommes », dans le travail en élevage renvoie aux réflexions en cours sur la théorie/l’éthique féministe du care. Car si les femmes revendiquent dans le travail d’être des individus à part entière, comme le sont les hommes, cela ne signifie pas qu’elles acceptent ou revendiquent d’adopter le rapport au monde violent historiquement porté par les hommes. Le care, c’est-à-dire le soin porté à autrui, s’inscrit dans un rapport moral revendiqué aux autres et, dans le cas de l’élevage, plus largement aux animaux et à la nature, où la sensibilité, l’affectivité, l’attachement ont des places légitimes (Curry, 2002).
Le genre du travail en porcheries
Le travail en porcherie a, pour les femmes enquêtées, un caractère paradoxal dans la quête de reconnaissance. D’une part, parce que c’est un travail dur, habituellement masculin, il nourrit positivement l’identité, « on est fière », de l’autre, parce que c’est un travail d’ouvrier, alors que ces femmes ont un niveau de diplôme BAC+2, il est dévalorisant. Les femmes attendent autre chose, i.e. le plus souvent l’emploi de technicien qui correspond à leur formation.
L’emploi des femmes par les employeurs est fonction de deux types de représentations qui fondent le caractère sexué du travail (les femmes à la maternité, les hommes à la verraterie et l’engraissement). D’un côté, pour les employeurs, les femmes ont de plus grandes dispositions à travailler en maternité du fait de leurs qualités maternelles, supposées naturelles : « Dans le secteur des mises-bas, une femme, elle voit mieux le porcelet qui a un problème, naturellement les hommes sont plus attirés par la mécanique, par le matériel, ils sont peut-être moins animaliers, pas tous les hommes » (formateur), de l’autre, les femmes sont trop faibles et trop sensibles et ne sont pas fiables pour certains travaux : « je suis la première femme qu’ils embauchent, ils sont assez réservés là dessus, certains refusent parce qu’on n’est pas forcément à la hauteur au niveau du travail physique » (5).
Dans le réel du rapport de travail aux animaux, qui transcende les postes, le genre requis est « masculin ». Le terme « genre » définit le sexe social, c’est-à-dire tel qu’il est construit, comme norme, dès la naissance, par les institutions, la famille, et soi-même : « le genre est le dispositif par lequel le féminin et le masculin sont produits et normalisés en même temps que les formes interstitielles hormonales, chromosomiques, psychiques et performatives du genre » (Butler, 2006 : 59). Mais, ainsi que le souligne Judith Butler, puisque le genre est construit, il peut être déconstruit, en dehors même de la catégorie binaire du « féminin » et du « masculin ».
Peut-on penser que, comme le travail détermine la conscience, ainsi que l’écrivait Marx, le travail produise le genre ? Il se pourrait plutôt, parce que nous sommes ici dans le cadre d’un travail qui implique des animaux dans un rapport intersubjectif tout à fait particulier, sans aucun équivalent dans les rapports humains, que le genre transforme le travail parce qu’il est doté d’une forte puissance transgressive. L’organisation du travail en systèmes industriels impose un genre « masculin », i.e. normé. Mais, dans le travail réel, parce que le genre « masculin » est incompatible avec leur engagement dans la relation aux animaux, il est déconstruit par les ouvrières [11], non pas à partir de rien mais à partir de leur propre genre, lequel pré-existe et existe en dehors du travail.
Les femmes revendiquent par exemple d’être sensibles et viriles et de rendre la virilité positive pour une femme (ou pour un homme de genre « féminin »), i.e. être énergique, autonome, courageuse, forte... mais aussi tendre, compassionnelle, patiente.... Autrement dit, par petites touches, elles cherchent à transformer le travail. Elles revendiquent de « faire comme les hommes » mais elles ne font pourtant pas comme eux : elles tapent « moins fort », elles parlent des animaux au lieu de parler de chiffres, elles parlent aux animaux, elles répugnent à tuer... On constate néanmoins que, malgré leur désir de transformation du travail, la puissance de l’organisation prescrite du travail et les contradictions même du système industriel qui prétend élever les animaux alors qu’il impose aux travailleurs de les produire, les place plutôt devant l’alternative : rester ou partir.
Reconnaissance et jugement du lien
Le jugement du lien
Le caractère mortifère du travail fragilise les défenses des femmes fondées sur la compassion et la relation d’aide aux animaux, notamment lorsqu’elles ne mettent pas en œuvre des stratégies de carrière propres à préserver leur intégrité. Parce qu’elles sont engagées dans une impossible tentative de réparation des dommages que cause le système de production, elles sont davantage exposées à la souffrance mais plus à même aussi, précisément parce que le travail les fait souffrir, de renoncer à ce métier en dépit de ce qu’il peut apporter de positif (faire naître les petits, s’en occuper...).
La majorité des travailleurs perçoivent leur travail comme une mission dont la part la plus importante est de « nourrir les gens ». Cette mission a perdu de sa visibilité. Si nos concitoyens consomment en France les 26 millions de porcs que les éleveurs ont produit, ils ne leur en sont pas très reconnaissants. Les travailleurs sont accusés de polluer, de maltraiter les animaux et de produire un aliment douteux. La reconnaissance n’est donc pas au rendez vous du côté des consommateurs. Or, pour être positif pour l’identité, le travail doit être reconnu : il doit être bien fait (jugement de beauté reconnu par les pairs), il doit être utile (jugement d’utilité par les usagers). Ainsi que l’écrit Christophe Dejours : « La reconnaissance passe par la construction rigoureuse de jugements. Ces jugements portent sur le travail accompli. Ils sont proférés par des acteurs spécifiques, engagés directement dans la gestion collective de l’organisation du travail » (Dejours, 1993 :227).
Mais la dynamique de la reconnaissance dans le travail en élevage n’engage pas seulement des humains. Elle implique aussi les animaux. J’appelle ce type de reconnaissance « jugement du lien ». C’est la reconnaissance perçue par le travailleur comme étant donnée par les animaux. Elle porte davantage sur les moyens du travail que sur ses finalités. J’ai montré par ailleurs qu’en élevage cette reconnaissance s’inscrit dans un rapport de don dans lequel l’affectivité et la communication sont centrales (Porcher, 2002a). Il semble que le besoin de reconnaissance par les animaux soit beaucoup plus fort du côté des femmes.
Or pour les salariées enquêtées, du fait du contexte productif industriel refusant aux animaux la possibilité d’être actifs dans la relation de travail, le jugement du lien est faible. Les animaux ne disent pas merci, voire ils « sabotent » le travail :
« J’ai l’impression des fois qu’une truie, ce n’est pas très reconnaissant quand même. On les soigne tout ça. Je pense qu’elles doivent apprécier en maternité par exemple pour une fouille si un porcelet est coincé, elles doivent apprécier quand même, ça leur évite de pousser trop, de s’épuiser tout ça, mais je sais que j’ai vu des truies que j’ai aidées, qui avaient une patte coincée, quelque chose comme ça, elles s’en foutent hein, elles n’en ont rien à foutre de nous après. Une fois qu’elles sont reparties, c’est bon quoi. Est-ce qu’elles se rendent compte ? Je ne sais pas si elles se rendent compte qu’on est là aussi pour les soigner » (12) ;
« Il y en a qui vont en écraser impunément, comme ça, on se demande des fois si elles ne le font pas exprès, j’ai trop de cochons, c’est bon, je vais en enlever un ou deux parce que j’en ai trop, on se demande des fois (...) des fois je me dis que je préférerais être au sevrage ou ailleurs. Je l’ai dit plusieurs fois à mes patrons : « ça me dérange beaucoup parce que ça me bouffe de voir ces pauvres petits qui se font écraser » » (3).
Le « sabotage » du travail par la truie est difficile à vivre car il pénalise les résultats et porte de façon cuisante atteinte au pouvoir et à la bonne volonté du travailleur, même s’il peut perdre sa charge affective en étant naturalisé :
« Le technicien dit que dans la nature, pour la laie, le taux de vivants sur une portée, c’est peu, parce qu’elle ne fait pas attention. C’est aussi par rapport à ça qu’on est obligé de les garder en contention » (3).
Ce jugement du lien négatif dans les systèmes industriels, cette absence de reconnaissance du travail par l’animal, son refus évident de collaborer dans ce type de système sont causes de souffrance pour les femmes enquêtées qui fondent leur travail sur la relation de soin et qui ont besoin de la reconnaissance des animaux pour que leur travail ait un sens. De manière plus large, la majorité des éleveurs ont le désir d’être reconnu par leurs animaux, voire d’en être aimé (Porcher, 2002b). La relation de travail implique d’être au service des animaux et en conséquence de les reconnaître et d’en être reconnu, non pas de manière invisible comme un distributeur automatique d’aliments, mais visiblement, ouvertement (Honneth, 2004). C’est pourquoi tous les témoignages, dans les conduites des animaux, de cette reconnaissance sont éminemment appréciés : « ça fait plaisir de voir les animaux venir vers nous, gambader dans la prairie. Ca fait plaisir quand vous êtes tout seul et que vous amenez un grand troupeau, elles sont une quarantaine de truies, vous êtes tout seul et elles vous suivent, je trouve ça fabuleux, surprenant » dit un éleveur de porcs en plein air.
Les signes de la reconnaissance en systèmes industriels sont plus ambigus. D’une part parce que les animaux ont des comportements contraints et d’autre part parce que les salariés n’ont pas affectivement intérêt à trop reconnaître les animaux :
« C’est pas moi qui les met sur les quais (d’embarquement pour l’abattoir) parce que comme j’ai des affinités avec elles (les truies), je ne peux pas, j’ai du mal avec ça, mais bon s’il faut, j’en ai mises déjà sur le quai, mais je ne reste pas sinon, je ne dormirais pas. J’ai amené le verrat par contre, bon c’est des verrats souffleurs qu’on a pris de l’engraissement, c’est moi qui l’ai mis sur le quai parce qu’il était trop gros, il ne pouvait plus manœuvrer dans les couloirs, il ne pouvait plus faire le tour et tout, le patron me dit : « il part à la réforme » mais il n’était pas là pour le mettre. Ben là j’en ai pleuré, parce que j’avais l’habitude de travailler avec, super doux, il s’appelait Copain. Et là j’ai eu du mal, ça y est je pleure (elle pleure effectivement) » (12).
Ce « jugement du lien », revendiqué par les femmes, souligne la place de l’affectivité dans le travail. Peut-être davantage qu’une question de femmes, la question affective en élevage pourrait être, ainsi que nous l’avons suggéré plus haut, une question de genre. Si les femmes sont en effet légitimées et valorisées à se conduire « comme des hommes », à quel qualificatif doivent s’attendre les hommes qui se conduiraient « comme des femmes », i.e. qui afficheraient leur sensibilité, leur affection pour les animaux, leur refus de la violence... ?
Tuer, une habitude difficile à prendre
Pour les femmes, majoritairement, la tuerie des animaux est un travail difficile et elle se cantonne à l’assommage des « petits », soit parce que « l’habitude » est prise, soit pour être sûres que l’animal est tué sans souffrance. La tuerie des « gros » animaux (autres que les porcelets) est déléguée aux hommes :
« Au début, j’ai eu vraiment beaucoup de mal. Alors au début je demandais aux collègues et des fois j’avais l’impression que ça ne les touchait plus du tout, ils le faisaient, ils cognaient le porcelet, et des fois je voyais qu’il bougeait et je sais bien qu’il y a les nerfs, mais des fois je me demandais s’il était vraiment mort. Donc moi j’étais là, ça m’énervait de voir ça, et donc j’ai décidé de le faire moi-même quoi, pour, d’ailleurs ils rigolaient un peu de moi parce que je donnais plusieurs coups pour être vraiment sûre qu’il soit mort, je voulais qu’il souffre le moins possible et qu’il meure vite mais c’est vrai qu’il y a des choses qui sont pas... mais bon on s’y fait, enfin on s’y fait... » (14) ;
« Je ne les tue pas les porcelets, c’est très rare que j’en tue. Non mes petits, je n’arrive pas à les tuer. Non, je les laisse ou alors s’ils sont petits, je les tue dès la naissance, mais j’aime pas, je sais qu’il y en a..., moi je m’occupe des petits, des tout petits, je les aide au maximum, et c’est vrai qu’on arrive à les sevrer et je sais qu’il y en a dans certains élevages qui ne font pas ça. Enfin, il y en a une partie qui meure, mais il y en a une grande partie qui est sauvée. Mais j’aime pas les tuer » (10).
On notera que les formations à la production porcine, voire plus largement aux « productions animales », sont fondées, pour les hommes comme pour les femmes, sur une valorisation des valeurs viriles. Le déni de l’affectivité et la primauté de la rationalité économique sur les autres rationalités du travail, notamment relationnelles, la convocation du « courage » comme opposé à la « sensiblerie », la construction de l’animal d’élevage comme chose ou matière sont explicites dans la formation BTS « productions animales » :
« ... (le porcelet qu’on castre) il souffre, faut pas me dire le contraire, c’est pas parce que..., ma prof de production porcine, elle a essayé de me démontrer que le cochon n’avait pas mal quand je le castrais, parce que pendant que je le castrais elle lui fermait la bouche, donc c’est vrai que comme ça, il ne gueulait pas, mais je lui ai dit : « mais c’est pas possible, moi je me coupe, j’ai mal, forcément ». Donc c’est vrai que pour moi là-dessus... Là, il ne souffre peut être pas longtemps, on se coupe, ça va durer cinq minutes, mais bon c’est vrai que le fait de lui faire ça à vif, mais bon maintenant c’est passé tout ça, je n’y pense plus quand je le fais » (9).
« Personne ne disait : on fait souffrir les animaux »
Cette absence de reconnaissance a des effets sur la construction identitaire des travailleurs que l’on peut percevoir en écoutant les salariées enquêtées qui ont quitté le métier. Il ne s’agit dans notre enquête que de quatre personnes mais leur discours permet de confirmer l’intérêt d’enquêtes à mener auprès de ces travailleurs démissionnaires [12]. La décision de partir est prise progressivement et imperceptiblement jusqu’à ce qu’elle s’impose avec évidence. La relation dégradée envers les animaux n’est pas la seule cause de départ, ce n’est pas la raison affichée en premier lieu (qui est plutôt l’enfermement dans les bâtiments, la relation avec le patron, l’isolement qui sont des raisons qui comptent aussi effectivement...) mais elle en est la cause profonde. La personne ne se reconnaît pas, se sent « sale », « insensible », « se fait peur ».
Les défenses contre la souffrance ne s’effondrent pas brutalement mais progressivement. Sous l’influence de différents facteurs, intimes ou extérieurs au milieu de la production porcine, la salariée prend conscience de la contradiction où la place son travail entre ses sentiments, ses valeurs morales et ses pratiques concrètes. La résurgence de la sensibilité la met alors en contradiction avec ses collègues « blindés » et elle doit affronter sa sensibilité en ce qu’elle construit un fossé entre elle et les autres salariés, mais aussi, notamment pour les salariées non issues du milieu agricole, un fossé entre elle et le milieu agricole, ce qui conduit alors à chercher du travail, non pas dans d’autres systèmes de production (la majorité des salariés enquêtés sont convaincus, ainsi que le prétend la filière porcine industrielle depuis les années 1970, qu’il n’y a pas d’alternative au système porcin industriel) mais hors agriculture.
L’illégitimité de la sensibilité est d’autant plus forte que le travailleur ne se sent pas « éleveur », c’est-à-dire engagé dans un travail autonome appuyé sur des rationalités multiples. En tant que « salarié », son rapport à l’animal est perçu comme construit uniquement par la rationalité économique. Il existe néanmoins une butée de la sensibilité qui fait l’éleveur, salarié ou non, et le distingue de la « brute » ou du « sauvage » :
« Tuer les animaux, c’est surtout quand on est obligé, mais après (avec les collègues) on n’en parle pas, c’est des sujets un peu sensibles, et puis on sait que, ben on est des éleveurs, on n’est pas des..., c’est humain d’avoir du mal à tuer ses animaux » (11) ;
« Je suis devenue plus dure. Enfin pas plus dure mais je les regarde pas pareil. Les cochons la première année on les regarde quoi, le petit porcelet qui dort on le regarde quoi et puis maintenant il peut dormir, on s’en fout. Oui je suis un peu plus dure. Quelque part, tout le monde est comme ça. Au départ, on est un peu comme les citadins qui voient un cochon pour la première fois, puis bon, je ne suis pas éleveur, je suis salariée. Un cochon qui meurt, c’est embêtant, mais on ne va pas pleurer quoi . Même le caractère, il prend un coup. On ne se laisse plus aussi faire. Je sais que si je fais une erreur on ne me fera pas de cadeau » (6).
La souffrance qu’ont endurée les salariées avant d’être en mesure de prendre la décision de quitter le métier les met a posteriori dans une situation difficile quand il s’agit d’expliquer pourquoi elles sont parties : « je l’assume par des actes mais pas par la parole encore ». Il faut en effet faire un douloureux travail de remémoration, il faut que le temps passe, pour pouvoir assumer de se souvenir, notamment de se souvenir de sa violence d’alors dans le silence de l’acceptation collective de sa propre souffrance et de celle des animaux. Pour les salariées issus du milieu agricole d’autre part, reconnaître la violence du système est aussi un questionnement sur les origines, ce qui rend la rupture plus difficile encore.
Quitter son travail, abandonner son métier est une démarche très difficile. D’une part, parce qu’il est difficile de renoncer, ce qui oblige à faire face à l’échec, mais également parce qu’il faut retrouver un emploi à la hauteur non pas de ce qu’on quitte, mais de ce pourquoi on le quitte : la reconnaissance du lien, de la responsabilité, le respect de la vie. C’est pourquoi les salariées enquêtées qui ont quitté l’agriculture ont choisi des professions sociales ou médicales, ou pour celle qui est restée dans l’agriculture un travail avec les chevaux : « Le truc, c’est que je sais que je peux être utile aux autres. En porcherie, on est utile à qui ? » (6) ; « je peux pas soigner les animaux, je vais essayer de soigner les humains » (14).
Le travail réel en systèmes industriels conduit à une déception de la relation à l’animal. Les animaux sont rendus « cons », méchants ou dangereux, les truies écrasent « impunément » leurs petits, toute forme d’attachement est impossible : « (le comportement des mères), c’est ce qui m’a déçue dans la production. Je ne m’attendais pas à faire des caresses et des câlins, mais c’est un animal qui..., ils sont conditionnés, ils sont toujours enfermés, les mères quand elles sont dans les cages de mises bas, elles se couchent, elles se lèvent. Je ne vais pas me mettre à leur place, elles ne connaissent que ça, elles ne vont pas demander autre chose » (3). Cette relation décevante aux animaux est bien différente des représentations que peuvent avoir les salarié/e/s du rapport aux animaux construit historiquement par l’élevage ou dans d’autres systèmes de production. Très souvent, c’est la recherche de relations avec les animaux, l’affection pour les animaux, le désir de soins, le désir d’aider, de servir, i.e. le désir de faire de l’élevage qui ont motivé l’acceptation du travail. Les travailleurs voudraient faire de l’élevage, mais en systèmes industriels, ils ne peuvent pas ; ils sont juste sommés de produire. Or élever et produire, ce n’est pas du tout la même chose, et c’est ce dont témoignent les travailleurs qui quittent le métier.
Oter le blindage qui réprime la sensibilité, c’est laisser place à une pensée reliée (à soi-même, aux animaux, à “l’extérieur”). Le travailleur, femme ou homme, peut penser par lui-même et avoir du recul sur ses propres pratiques et sur le système dans son ensemble. C’est alors non seulement le fonctionnement politique du système qui est questionné mais aussi de façon philosophique le sens du travail du point de vue du rapport à la vie :
« Je voulais que ma vie ait du sens, le sens que j’y trouve, c’est d’être assez cohérente entre mes idées et mes actes, pour moi c’est vraiment important (...) finalement moi c’est vrai que je me posais pas mal de questions en me disant : est-ce que je me trompe, est-ce que j’en fais pas un peu trop, est-ce que je suis trop exigeante, et c’est là finalement que j’étais dans deux mondes (...) petit à petit c’est par les échanges que j’ai pu avoir que ça m’a amenée à prendre un peu de distance avec mon emploi » (2).
La souffrance des animaux, qui représente une cause de souffrance durable chez les salarié(e)s est difficile, sinon impossible, à exprimer dans les collectifs de travail. La sensibilité étant disqualifiée au profit du « courage », défini comme capacité à endurer la souffrance, dire que l’on souffre de la souffrance des animaux, c’est s’exposer à être disqualifié ou, pire, à ne pas être compris. Ainsi que l’exprime une salarié(e), « c’est de l’ordre de l’inentendable ». Si les critiques concernant la filière ou l’encadrement sont exprimées assez facilement sur le mode de la dérision ou de l’ironie, celles qui concernent la relation aux animaux sont difficiles, car elles prennent la forme d’une trahison. Le salarié(e) renonce au credo « interne » pour prendre position avec ceux de « l’extérieur » : « j’étais en désaccord mais il a fallu beaucoup de temps pour pouvoir oser se le dire ».
Conclusion
Cette recherche ouvre sur de nombreuses pistes susceptibles de nous aider à mieux cerner les enjeux identitaires et relationnels, pour les femmes comme pour les hommes, du travail dans les systèmes industriels, et au-delà à mieux comprendre les enjeux de la relation de travail avec les animaux en élevage. La question du genre, reliée à celle de l’intersubjectivité des relations entre humains et animaux, est sans doute prometteuse. La mise au jour d’un « jugement du lien » dans le travail qui serait porté par les animaux renvoie en effet dans les enquêtes réalisées en partie à la question du genre. Y a-t-il un genre du travail en élevage ? Qu’est-ce que tout cela change pour les animaux ?