« ... aucun objet et aucune plante
ne peuvent faire ce que n’importe quel animal peut faire :
nous voir, et nous faire comprendre que nous sommes vus »
J-C. Bailly, Le versant animal
Introduction
Depuis longtemps les sciences sociales étudient les rapports hommes-animaux. Toutefois, pour les aborder, elles restent bien souvent cloisonnées dans l’idée que la connaissance des animaux doit demeurer une tâche réservée aux sciences de la vie. Pour le chercheur en sciences sociales, c’est effectivement moins l’animal pour lui-même que son utilisation par l’homme qui est intéressante. L’animal n’est bon à penser que parce qu’il est conçu comme support de représentations et de culture humaine. Il nous enseigne sur les hommes, mais on ne cherche pas à en apprendre sur lui, sur ce qu’il est en tant qu’animal. D’où son absence quasi-totale des descriptions empiriques en sociologie et en anthropologie. « En tant qu’anthropologue, déclare à ce propos J-P. Digard (2003 : 34), les animaux ne me concernent que dans la mesure où l’homme, mon objet, s’intéresse à eux et où, en retour, ils m’apparaissent comme des révélateurs de l’homme ». Il est vrai que l’anthropologie a pour objet l’humain, mais cela annonce-t-il l’obligation de nous focaliser uniquement sur celui-ci ? Pour ces chercheurs, l’animal n’est intéressant que parce qu’il reflète l’homme. Certes. Mais prenons garde à cette posture ! A force de contempler notre propre reflet, nous finirons par trop nous pencher et nous noyer...
Ainsi, nous pensons qu’il est aujourd’hui fondamental d’ouvrir notre regard à d’autres êtres afin de les étudier aux côtés de l’humain. L’homme est loin d’être un solitaire, des chercheurs comme P. Descola (2005) nous l’enseignent bien. Il s’associe à d’autres êtres, des « existants », et forme avec eux des liens interspécifiques très variés. Les animaux sont de ces existants qui, selon nous, ne peuvent laisser l’anthropologue indifférent. Seulement voilà : si l’idée de les prendre en compte, de les observer et de les étudier en sciences sociales est déjà depuis quelques années avancée [1], il semble que le « passage à l’acte » fasse encore exception.
C’est de ce constat que découle notre projet méthodologique et épistémologique. Nous souhaitons en effet considérer non seulement ces associations humanimales entre l’homme et l’animal (Vicart, 2005), mais aussi prendre au sérieux ce dernier dans ce qu’il a à nous apprendre de lui, aussi bien que nous le faisons pour l’humain. Cet article sera, d’une certaine manière, notre « passage à l’acte » : nous voulons proposer un exercice visant à répondre concrètement à cette idée d’observer et de décrire des animaux en sciences sociales. Pour ce faire, nous ne pouvons pas nous contenter d’appliquer aux animaux, par différents moyens de projection, les méthodes classiques destinées à la saisie descriptive des êtres humains. Quels déplacements devons-nous donc opérer ?
La démarche adoptée sera en fait la suivante : proposer une phénoménographie telle que la définit A. Piette [2] (2007), qui, de surcroît, serait équitable. Cette « phénoménographie équitable », dont le « style » s’inspire de la phénoménologie de Merleau-Ponty, consisterait concrètement à observer, décrire et comparer des hommes et des animaux dans des situations variées. Pour cela, elle vise à décrire l’homme et l’animal tels qu’ils se présentent à nous en décalant notre regard pour lire autrement ce qui se passe dans la situation. Cela signifie que nous devons mettre en suspens les catégories et contenus pré-donnés pour observer et décrire simplement le mode d’apparaître de ces êtres. N. Depraz (2006) appelle cela une « attitude d’ouverture » face à la situation, où le sens n’est pas donné par des préjugés. Cette attitude implique au contraire de laisser ouvertes toutes les portes de l’existence des êtres, existence qui nous apparait dans sa « fraicheur native ». Concrètement, il s’agit de porter une attention, disons, « naïve » à ce qui advient et à la continuité de l’être « en train de se faire » de l’homme et de l’animal. Dans une situation quotidienne, il s’agit de mettre en œuvre la possibilité de se faire surprendre par l’imprévisible et d’« ouvrir nos habitudes sédimentées à l’inattendu » (Depraz, 2006). Autrement dit, c’est adopter une attitude réceptive qui puisse nous laisser voir l’homme et l’animal dans des modes de présence autres que ceux les plus convenus (acteur rationnel, intéressé, vigilant, etc.). La phénoménographie équitable se caractérise donc par un appel à la description minutieuse bien plus qu’à l’explication synthétisante.
Pour illustrer le versant descriptif de cette démarche, nous proposons ainsi un exercice méthodologique de phénoménographie équitable [3] par le biais de deux extraits tirés de nos carnets de notes remplis lors de nos observations de terrain. Ces extraits relatent deux situations différentes, ayant toutefois le point commun de présenter deux instants lors desquels notre regard s’est vu croiser celui d’un animal. La première description concerne une femelle macaque japonais que nous avons rencontrée en forêt, à la réserve de Kintzheim. La suivante concerne notre chienne, Moksha, qui vit depuis six ans dans notre famille. Deux situations de rencontre différentes, dans deux espaces différents, à deux moments différents, avec deux animaux différents... A travers ces deux descriptions, nous attirons l’attention du lecteur sur l’intérêt qu’il peut y avoir de comparer les êtres humain, simiesque et canin.
Regard croisé avec l’être singe
Mercredi 13 juin 2007, forêt de Kintzheim, 15 heures
Assise sur un banc du parc de la Montagne aux singes, je suis en train de décrire sur mon journal le comportement de deux jeunes macaques qui s’épouillent au loin. Soudain, je perçois un mouvement sur ma gauche. Je tourne la tête et vois une femelle macaque adulte qui vient de s’asseoir sur une pierre en bas du banc où je me trouve pour attraper des morceaux de pop corn sur le sol. Sa présence me fait sursauter, je sens mon cœur se soulever. La femelle macaque tend brusquement son corps comme si, elle aussi, était prise d’un sursaut. Elle me fixe des yeux, ces derniers étant bien ouverts. Elle ne cherche plus à ramasser le pop corn. L’une de ses mains est appuyée au sol, lui servant à soulever légèrement son arrière-train, comme si elle s’apprêtait à fuir dans la seconde. Je deviens aussitôt mal à l’aise. La proximité de ce singe m’inquiète, 50 cm nous séparent. Je commence à paniquer, je ne suis pas habituée à être aussi près d’un singe. Que dois-je faire ? Je me souviens que J. Goodall racontait dans l’un de ses ouvrages que si un singe se mettait à la fixer, elle faisait alors semblant de manger de l’herbe en baissant les yeux au sol, pour marquer sa soumission et surtout sa courtoisie. Je détourne donc le regard de la femelle macaque. Je glisse le fessier sur le banc pour m’éloigner un peu d’elle. Par un mouvement réfléchi, je plaque d’une main mon cahier de notes contre mon ventre, et de l’autre main, fais discrètement semblant de porter quelque chose à ma bouche. La femelle macaque ne bouge pas et continue à me fixer du regard, la main droite posée à plat au sol pour prendre appui. Ses paupières clignent très vite. Va-t-elle fuir ou va-t-elle me sauter dessus ? J’angoisse tout en continuant de mâcher l’herbe virtuelle que je porte doucement à ma bouche. J’entends mon cœur battre plus fort. Je sens peser sur moi le regard scrutateur de la femelle. Je réfléchis à chacun de mes mouvements pour qu’ils ne soient pas brusques. J’amortis mes gestes et continue de me baisser un peu faisant mine de ramasser une graine. Je mâche le plus silencieusement possible en scrutant mes pieds. Discrètement, je cherche tout de même à relever les yeux vers la femelle macaque pour voir ce qui se passe de son côté. Du coin de l’œil, je fais attention à ses mouvements de peur qu’elle ne me « saute dessus ». Je vois qu’elle a en fait repris son activité de départ : son bras qui était tendu il y a quelques instants est à présent en train de gratter le sol pour chercher des graines. Elle les porte à sa bouche, les pince avec les lèvres et les mâche d’un mouvement régulier en observant autour d’elle d’un regard « fragmenté ». Ses yeux clignent toujours très vite. Elle lève plusieurs fois la tête et dirige son regard « en phare » vers moi. Ses yeux font nerveusement des va-et-vient entre le sol et ma présence. Je sens que cette dernière est pour elle une donnée gênante, tout comme la sienne est pour moi inquiétante. J’ai chaud. Mes mains sont un peu tremblantes et lâchent le stylo que je tenais en même temps que le cahier de notes plaqué contre mon ventre. Par réflexe, je tente brusquement de le rattraper au vol. La femelle macaque lève aussitôt son train arrière et se place face à moi. Elle se lève sur ses pattes et me fixe des yeux, ceux-ci étant encore plus grands ouverts, laissant apparaître la partie blanche, disons plutôt jaunâtre, qui entoure la pupille de l’œil. A cet instant, cela ne fait aucun doute, c’est bien moi qui suis le spectre concerné par ce regard expressif qui se précise et devient plus directionnel. Ses deux mains sont posées au sol, le corps appuyé dessus, comme prêt à bondir sur moi. Ses traits faciaux sont maintenant tirés vers l’arrière faisant apparaître des plis sur son front. Sa bouche entrouverte commence à former un « o » avec les lèvres. Les dents apparaissent un peu. J’ai appris dans les livres d’éthologie que cette « grimace » connote la menace. Je suis très tendue. Je me surprends même à contrôler les mouvements de ma respiration de peur, pensai-je à cet instant, qu’ils soient trop brusques et interprétés par la femelle comme des tentatives d’attaque de ma part. En fait, j’ai vraiment peur, cette femelle macaque me semble imprévisible. Je rebaisse la tête et les yeux pour ne pas la fixer et je réfléchis déjà de quel côté m’échapper le plus rapidement au cas où elle se jetterait sur moi.
Dans l’un de ses ouvrages, le primatologue Franz De Waal (2005 : 11) évoque le premier contact oculaire établi avec un singe. « C’est à ce moment, dit-il, que nos vies ont changé, à ce moment que nous avons voulu en savoir plus sur ces créatures avec lesquelles nous avons instantanément ressenti une parenté ». Il est vrai, en témoigne la description ci-dessus, que le regard simiesque ne laisse pas le chercheur indifférent. Chez F. De Waal, croiser le regard d’un singe est émouvant, touchant voire même poétique. Chez nous, il s’est avéré devenir source d’inquiétude et de crispation.
En effet, dans cette situation de rencontre de quelques minutes à peine entre la femelle macaque et nous, on peut tâter sans difficulté le trouble et la tension instaurés par le contact oculaire interspécifique. Ce regard croisé a, il est vrai, immédiatement changé nos modes de présence respectifs. Pour la femelle macaque, nos yeux posés sur elle sont devenus ceux d’une présence troublante, voire même menaçante. La proximité entre nos deux corps rapprochés est venue contrarier son activité. Elle adopte alors par alternance une position spécifique marquant sa vigilance à notre égard, ses traits faciaux se mettent à exprimer cette tension ressentie et par conséquent deviennent tirés. De notre côté, ce même croisement de regard est également venu introduire une tension dans notre manière d’être. Alors que nous étions paisiblement assise sur le banc en train de prendre des notes, l’arrivée de ce singe détourne notre attention et nous surprend. Notre sursaut marque le début d’un moment critique, où la fluidité des circonstances est mise en doute, se traduisant par la montée émotionnelle et le changement de modalité de notre présence.
Angoissée par l’imprévisibilité de sa conduite qui ne nous est pas familière (« Je commence à paniquer car je ne suis pas habituée à être aussi près d’un singe »), nous nous sommes en quelque sorte mise sur le qui-vive, prête à quitter en courant le banc et par la même occasion, à nous dégager de cette relation tendue avec elle. Nous cherchions des appuis pour continuer d’être présente sans courir le risque d’un conflit. Nous nous sommes alors faîte enrôler dans le monde des relations simiesques par cette petite femelle macaque : nous voilà en train de simuler, de façon un peu grotesque, la mastication de végétaux. De la même façon que Shirley Strum (1995), spécialiste des babouins, déclare que ceux-ci « font de la politique » pour souligner que leurs liens sont précaires et réclament d’être constamment entretenus, négociés, mis à l’épreuve et confirmés, à cet instant de regard croisé avec la femelle macaque, il nous semble que nous-mêmes sommes en train de faire de la politique avec elle. Effectivement, nous nous soumettons à elle en baissant nos yeux, nous nous écartons de sa présence et, comme elle, nous choisissons l’activité de mastiquer. Notre lien social s’aménage dans l’immédiateté de la situation, en même temps que nos positions se hiérarchisent au sein de cette activité sociale de base. Comment à cet instant ne pas penser au récit de J. Favret-Saada sur l’activité de sorcellerie ? Celle-ci raconte en effet, comment elle s’est fait « prendre » dans l’affaire de la sorcellerie qu’elle compare à un « temps de guerre » rempli d’enjeux, dans lequel il faut être pris pour en saisir la logique, où les mots et les gestes sont significatifs à tel point que, dit-elle, « un innocent "comment allez-vous ?" accompagné d’une poignée de main devient une déclaration de guerre » (1977 : 44). Et, toujours selon l’auteure, pour accéder à ce noyau pertinent de la sorcellerie, il faut savoir manipuler les armes que sont la parole, le regard et le toucher. C’est donc une activité pleine de sens qu’on ne peut pas approcher si l’on reste à l’extérieur. Et pour y pénétrer il faut, ajoute-t-elle, accepter d’y tenir une place, celle que les autres, les sorciers, les magiciens, les envoûtés, nous attribuent. De la même façon que J. Favret-Saada, nous nous sommes laissée prendre dans cette relation significative avec la femelle macaque en nous laissant attribuer le rôle qu’elle nous a conféré, celui d’une « présence menaçante » dont nous nous sommes sentie contrainte, par une obligation partagée, de négocier les gestes pour éviter le conflit. De même, tel qu’on peut l’observer dans la description, notre entrée dans l’interaction pertinente avec cette petite macaque s’effectue par la manipulation des « armes simiesques » que sont le regard, les mimiques et les jeux de proximité.
En réalité, l’arrivée de la présence (pour nous inquiétante) du singe se pose comme une anormalité contingente qui retient notre attention et nous appelle à nous détourner de notre activité de prise de notes, pour nous concentrer sur une nouvelle activité aussi importante, si ce n’est plus, dans la situation présente : la gestion de l’interaction avec l’être singe. Le mode distrait que nous tenions initialement lorsque nous prenions des notes sur notre journal ne paraît plus ajusté aux circonstances nouvelles qu’impose l’arrivée du macaque, ce qui, du fait, nous pousse à basculer dans un autre régime d’action où les principales postures sont celles de l’attention et de la tension. On peut ainsi supposer que, pour nous, la présence simiesque n’est pas neutre, elle introduit au contraire une nouvelle donnée dans la situation sur laquelle nous ne pouvons fermer les yeux et nous oblige à modifier notre engagement. Nous n’aurions pas pu faire comme si celle-ci n’était pas là, nous n’aurions pas pu l’oublier : elle est la cible pertinente de notre attention. Sa présence ne peut être pour nous un détail anodin sur lequel on balaie des yeux sans vraiment faire attention. Ainsi, notre comportement de détachement évoqué dans la description, lorsque nous baissons la tête et les yeux pour sortir la femelle macaque de notre champ d’attention, pour ensuite donner l’air d’être occupée à mastiquer des végétaux, est en réalité plus un exercice stratégique de « faire semblant » que le fait d’une véritable distraction. Par ce comportement d’indifférence intentionnellement construit, nous fournissions à la femelle macaque des informations sur notre présence inscrite dans une activité gestuelle parallèle qu’elle pouvait reconnaître (la recherche de graines), afin de lui indiquer l’absence chez nous de mauvaise intention à son égard. Plus précisément, il s’agissait pour nous de mettre en œuvre une « stratégie préventive » au sens qu’en donne E. Goffman (1974), servant à éviter les menaces pour l’interaction. Contrôler notre regard, notre respiration et la lenteur de nos gestes, faisait également partie de cette stratégie corporelle qui se voulait minimiser les aspects indésirables de notre présence, pour maintenir une sorte d’équilibre dans cette relation précaire avec l’animal devenue trop problématique. Et apparemment, notre ruse fonctionne : la femelle macaque se retrouve apaisée pour un temps, malgré la persistance de ses comportements de suspicion à notre égard. Ainsi nous la voyons réajuster sa conduite et se remettre à gratter le sol de ses ongles pour trouver des graines et les mastiquer [4]. De notre côté, nous cherchions à découvrir, en lançant quelques regards discrets vers elle, si les signaux que nous venions d’envoyer par le biais de cette simulation lui avaient ainsi permis de relâcher son attention à notre égard : nous aussi étions à ce moment là concentrée et suspicieuse envers elle. La femelle macaque scrutait minutieusement chacun de nos gestes tandis que nous réfléchissions à chacune de nos respirations. A l’affût du moindre détail, tout mouvement devenait signe pour elle comme pour nous. Ces regards scrutateurs et soutenus devenaient pour nous deux les seules ressources permettant de s’ajuster à ce contexte incertain. Tels les acteurs décrits dans les théories interactionnistes, tricotant « sur le tas » leur socialité grâce aux indices gestuels et corporels détectés et interprétés chez le partenaire, la femelle et nous, nous cherchions à capter des indices, une mimique, un regard, un geste issus de nos corps respectifs, les seuls repères instables sur lesquels nous pouvions fragilement nous appuyer pour continuer d’agir. En réalité, nous n’avions pas d’autres appuis que ces deux corps, le sien et le nôtre, pour négocier cette relation de coprésence immédiate. Bref, entre nous deux se constituait un lien social sans objet, par conséquent complexe, en déduirait B. Latour (1994), du fait de l’obligation d’embrasser simultanément un grand nombre de variables, puisque « chaque action de chaque acteur se trouve interférée par les autres, et que l’accès aux buts se trouve médié par une incessante négociation ». Dans cette situation, sommes-nous devenue un peu singe ?
Être avec un macaque, être regardée et perçue par lui comme une présence perturbatrice et offensante, nous a ainsi placée dans une relation sociale tendue avec l’animal dans laquelle notre manière d’être était crispée. Alors que cette crispation de l’être est « ordinaire » ou du moins fréquente pour le macaque (Grundmann & Ruoso, 2002), elle est difficilement tolérable dans la durée pour nous, êtres humains. Nous recherchions d’ailleurs les moyens d’y échapper (« je réfléchis déjà de quel côté m’en aller le plus rapidement au cas où elle se jetterait sur moi »). Chaque changement de posture devient une épreuve qui suppose une évaluation des mouvements de la part de chacun, allant du coup d’œil de surveillance au regard focalisé. Comme l’a d’ailleurs sur ce point montré D. Sudnow (1972), ce regard focalisé permet aux individus de trouver les ressources suffisantes pour réduire l’incertitude qui pèse sur le comportement d’autrui [5]. Mais les écarts produits par un mouvement brusque, comme celui de rattraper le stylo au vol, ne sont pas tolérés et réclament d’être résorbés par l’adoption d’une nouvelle posture de soumission : nous baissons les yeux et contrôlons nos gestes. L’intranquillité dans laquelle nous nous trouvons, plongés face à l’imprévisibilité de nos actes en chaîne, nous fait prendre conscience de l’enjeu social dans lequel nos corps sont réciproquement liés, enjeu que nous devons respectivement négocier sur la base d’agencements de l’agir à partir d’un répertoire de comportements élémentaires de la vie sociale (Kaufmann & Clément, 2003), que nous mobilisons plus ou moins inconsciemment pour désambiguïser nos actes, et ainsi réduire tant bien que mal l’incertitude de sens qui pèse sur cette interaction. Croiser le regard d’un macaque japonais nous conduit ainsi progressivement à la critique d’une sociologie sans objet : celle des courants interactionnistes qui, on le voit, s’appliquent beaucoup mieux à l’analyse de l’interaction non marquée avec un singe, dont la compréhension reste liée à un strict enjeu de sens, qu’à l’analyse des interactions avec d’autres humains, ces dernières étant largement stabilisées par diverses extériorités.
Par ailleurs, c’est peut être ici que nous pourrions situer la limite entre lien social et attachement. En effet, la construction de ce lien social entre la femelle macaque et nous, ne tient scrupuleusement que par notre travail respectif d’acteurs vigilants et suppose que chacun de nous compose pour lui-même la totalité dans laquelle il se situe (Latour, 1994). C’est pourquoi ce lien social tissé avec l’animal non familier demeure fragile, non sécurisé, donc relativement angoissant, car dépourvu de moyens formels ou informels pour garantir la confiance : il reste inscrit dans la simultanéité de l’espace et le temps des corps en coprésence, mis à nu, entiers, non disloqués. Il ne possède donc aucune partition, aucun « opérateur de réduction » (Latour, 1994) issu de situations précédentes, qui permettrait aux partenaires de s’y référer « ensemble » en cas de litige, et par la même occasion de se détendre, de se relâcher et de déborder. Etre avec la présence étrangère d’un singe au cœur d’une situation non équipée, ne permet pas de parler d’attachement au sens où nous voulons l’entendre : être avec ne veut pas forcément dire être ensemble.
Regard croisé avec l’être chien
Mercredi 31 octobre 2007, chez moi, 12 heures [6] :
Il est midi. Je me dirige vers la cuisine où je mets une casserole d’eau à bouillir. J’ouvre le placard pour prendre un couvercle de casserole. C’est aussi le placard où se trouvent les croquettes de Moksha [ma chienne]. Elle est dans le salon. Elle reconnaît le bruit du placard « à croquettes », se lève et se dirige vers la cuisine. Elle stoppe son avancée au niveau de la porte. Elle reste immobile. Par habitude, je perçois sa présence mais je ne la regarde pas. Cependant, je lui parle « Tiens une Momok » dis-je d’une petite voix en continuant de couper les courgettes en rondelles pour les plonger dans l’eau. Je m’essuie les mains sur le torchon. Moksha suit des yeux chacun de mes mouvements avec un « air attentif » : son cou est souple et droit, ses oreilles sont dressées, ses yeux écarquillés, le regard attentif. Je plonge les rondelles de courgettes dans la casserole d’eau bouillante. Les éclaboussures me brûlent un peu. Je grimace et pousse un « aïe ». Au son de ma voix, Moksha dresse un peu plus les oreilles et penche un peu la tête sur le côté. Ses pattes restent immobiles. Je cherche des yeux le torchon pour m’essuyer les mains et croise soudain ceux de Moksha. Je ne me serais peut-être pas arrêtée sur elle si, à la croisée de ce regard, Moksha n’avait pas spontanément baissé un peu les oreilles, relevé légèrement les sourcils et frétillé de la queue. J’oublie alors le torchon que je cherchais et me tourne face à Moksha. Je souris tout en frottant les mains humides sur mon pantalon. Moksha s’approche doucement de moi en continuant à remuer de la queue. Je lui parle d’une voix infantile « Alors mémère, qu’est ce que tu as ? ». Plus elle s’approche de moi et plus ses oreilles se plaquent légèrement sur le crâne, tournées vers l’avant. Son regard fixe toujours le mien. Puis, elle glisse son museau entre mes genoux et frétille toujours de la queue. Je continue de lui parler tout en abaissant mon tronc légèrement au dessus d’elle. Je lui masse le dos et dit « Oh ça fait du bien ça hein ? Dis, Momok, hein ? Ca fait du bien ça les massages. Dis coquine ! ». Quand le son de ma voix cesse, la queue de Moksha ne frétille plus. Quand je reprends la parole, sa queue reprend le mouvement et la chienne s’agite un peu. Quand je diminue la pression exercée par mes doigts sur son dos que je suis en train de masser, Moksha redresse son corps et secoue un peu le museau entre mes genoux, elle s’agite encore un peu. Du coup, je reprends le massage le long de sa colonne vertébrale. Moksha relâche alors la queue et s’immobilise.
Dans cette position courbée, je commence à avoir mal au dos. Je me relève un peu, jette un coup d’œil vers la casserole d’eau et écoute une seconde si je l’entends frémir de nouveau. Je ne bouge pas les jambes, mais d’une main je soulève le couvercle : l’ébullition n’a pas encore repris. Moksha sort la tête de mes genoux et me regarde les yeux bien ronds et les oreilles dressées. Je lui souris et lui dit « qu’est ce qu’il y a ? ». Elle s’écarte un peu de moi, remue de la queue un peu plus fort et se lèche une fois les babines. Ses yeux alternent entre mon visage et mes mains. Je répète en souriant encore un peu plus « Qu’est-ce qu’il y a, gourmande ? ». Cela dit, j’ai déjà deviné « ce qu’il y a » pour elle. La chienne se recule encore un peu puis s’assoit face à moi. Une fois dans cette position assise, elle dresse un peu plus les oreilles, relève les sourcils et fixe d’un regard pesant mon visage. Ses expressions me font comprendre qu’elle s’assied automatiquement pour recevoir de la nourriture en récompense. Je m’accroupis en rigolant et lui dis « Non, non, c’est pas pour toi, morveuse. De toute façon t’aime pas les courgettes ». Accroupie devant elle, je lui souris en faisant des petits bruits de bouche. Elle abaisse ses oreilles et ferme un peu les yeux, penche sa tête vers l’arrière. Je reconnais cet air habituel qui « m’invite » à la caresser, à lui faire un câlin. En tout cas, c’est ce que je crois à cet instant en la voyant. Je m’approche alors un peu plus d’elle, entoure mes bras autour de son cou. Elle vient poser son museau dans le pli de ma nuque, sous mes cheveux. J’entends son souffle régulier dans le creux de mon oreille. Je colle ma joue contre le côté droit de sa face. J’aime cet endroit bien doux, bien chaud, petit espace de réconfort. Je l’embrasse et me replace. Mes bras sont toujours autour d’elle. Je sens que sa respiration change et qu’elle bouge un peu la tête, son cou se redresse : elle renifle mes cheveux puis reprend une respiration normale en reposant le museau dans le cou. Elle reste assise, la tête coincée dans le creux de ma nuque, immobile. Je suis tranquille, je regarde mon doigt qui caresse la ligne dessinée par une touffe de poils sans penser à quelque chose de précis. Quelques idées me passent tout de même par la tête : « demain en courses, il faudra que je pense à acheter du vinaigre ! ».
Ma joue contre la face de Moksha place mon nez au niveau de son oreille. Je reconnais son odeur, une odeur de chien pas très propre, qui gênerait certainement une personne étrangère mais qui, de mon côté, ne me pose aucune gêne. Je l’apprécie même. Soudain, les jambes ankylosées, je perds l’équilibre sous le poids de la chienne appuyée sur moi et me retrouve sur les fesses. Moksha se lève aussitôt. Sa queue ne remue pas et son corps reste droit, immobile. Elle me regarde fixement mais n’a pas l’« air » apeuré. Je lui souris et dis d’une petite voix « Bah alors, tu me pousses ! ». Elle baisse légèrement les oreilles, se met à haleter et s’avance un peu vers moi en frétillant de la queue. Elle s’agite. Elle cherche à me lécher le visage. Je la repousse d’une main contre son poitrail pour essayer de me remettre debout. Le poignet de l’autre bras, qui appuie sur le sol, me fait souffrir. Je tente de la calmer avec une voix plus grave « Non non Mok c’est tout ». Elle se recule, s’immobilise en me regardant. Je grimace en me relevant car le poignet est engourdi et j’ai des fourmis dans les pieds. Je remue plusieurs fois les jambes en poussant un « Ahhh ! » d’inconfort et observe, agacée, les poils blancs de Moksha laissés sur mon pantalon noir. Je le frotte nerveusement. Mes mouvements la font s’agiter un peu. Elle suit des yeux tous mes gestes. Quelques secondes plus tard, elle ne frétille plus de la queue et m’observe avec des yeux ronds. L’espace d’une seconde, je recroise son regard. Elle fait un battement de queue. Cette fois-ci, mes yeux ne restent pas posés sur les siens : je me lave les mains. La queue de la chienne se relâche, s’immobilise à nouveau. J’entends le bouillonnement de l’eau dans la casserole qui progresse. Je me tourne vers cette dernière et touille les courgettes avec une fourchette. Je ne fais plus attention à Moksha. Cependant, je sais qu’elle n’est pas loin et je prends en compte sa présence dans mes déplacements, en faisant machinalement attention de ne pas lui marcher dessus. Après quelques secondes à fixer mes mouvements, elle fixe des yeux le sol, les oreilles un peu levées, la truffe concentrée sur quelques miettes qu’elle se met à lécher.
Brefs instants de rencontre entre une chienne et sa maîtresse. Des regards échangés, quelques-uns interpellent, d’autres moins. Le vétérinaire serait sans doute le premier à accorder que l’indifférence est la pire chose qu’on puisse infliger au chien, celui-ci étant très sensible à notre regard et à sa profondeur, il peut souffrir de notre manque d’attention. Des travaux récents en éthologie ont effectivement montré combien le regard du chien s’était sophistiqué au cours de son évolution auprès de l’homme. Les découvertes éthologiques vont toutes dans le même sens : le chien comprend les yeux du maître. Il comprend, contrairement à la plupart des autres animaux, que ce regard humain porté sur lui n’est pas une menace mais au contraire le signe d’une attention, d’une ouverture à l’interaction. C’est ce qui fait dire à B. Hare et M. Tomasello (2002) que le chien possède un « tempérament social » qui résulte du long processus de domestication. Au fil des siècles, le chien aurait effectivement acquis, en chassant avec l’humain, la capacité à comprendre ce dernier et à se faire comprendre de lui. Mais cette compréhension ne s’arrête pas là. Lorsqu’on analyse la description ci-dessus, on voit en effet combien le chien peut être un acteur compétent dans l’interaction avec la personne. Ce statut interactionnel, selon nous, ne lui vient pas seulement d’un « tempérament social », qui finalement ne suppose que l’intervention d’une dimension biologique à agir avec l’homme, mais aussi d’un apprentissage quotidien dans sa cohabitation familière avec le maître.
Il est vrai que le chien domestique vit dans un univers humain, où son rythme de vie (sommeil, sortie, alimentation, etc.) se coordonne à celui de la famille humaine. Le chien fait vite siens les repères spatio-temporels marqués par le maître et s’habitue facilement aux équipements et aux routines de ce dernier (« Elle [la chienne] reconnaît le bruit du placard « à croquettes » »). De plus, cet animal est soumis à un dressage plus ou moins intense qui le soumet aux attentes humaines. Par le biais de ce dressage, le chien apprend à associer à des sons prononcés un acte auquel il doit répondre par un comportement particulier. C’est de cette façon que, dans sa forme idéale, le dressage devient un ensemble de dispositifs par lequel l’homme parvient à maîtriser les comportements du chien, afin que ces derniers soient reconnus sous une forme générale et deviennent par conséquent prévisibles. On peut comprendre l’importance de tels dispositifs si l’on se souvient, dans la première description, combien la communication avec un animal ne disposant ni du langage parlé ni de capacités sociocognitives similaires à celles de l’être humain pour partager des savoirs et des règles et s’y référer en cas de litige, peut être difficile à gérer. De plus, le dressage aiderait à centraliser l’attention de l’animal sur son maître ou sur une cible désignée par ce dernier, en lui faisant adopter des postures attentionnelles le rendant presque toujours disponible à agir. On le voit, dans l’extrait ci-dessus, le regard de Moksha est presque continuellement focalisé sur notre présence (« Son regard fixe toujours le mien » ; « Moksha suit des yeux chacun de mes mouvements avec un « air attentif » ; etc., ») et sa vigilance approche parfois l’obsession paranoïaque (« « La chienne se recule (...) relève les sourcils et fixe d’un regard pesant mon visage »).
Toutefois, bien qu’il soit en premier lieu compris comme un acte autoritaire de l’humain sur le chien, le dressage n’est pas qu’une simple charge pesant sur ce dernier. On s’aperçoit en effet que Moksha ne reste pas passive face à lui. Elle se montre, au contraire, capable de le mobiliser dans son action sans que nous lui en faisions la demande : « elle s’assied automatiquement pour recevoir de la nourriture en récompense ». Nous percevons ce geste canin accompagné d’un regard orienté, comme l’expression d’une intention de l’animal dirigée vers nous [7]. La chienne sait s’y prendre avec nous pour nous faire comprendre ses préférences, pas uniquement en appliquant ces comportements automatisés, mais en saisissant au bon moment les appuis du dressage dans les situations qui l’intéressent. Pour comprendre cette utilisation spontanée et adaptée par la chienne d’un comportement normalement prescrit par l’homme, doit-on continuer d’évoquer les notions d’empreinte (Lorenz ; 1970) ou d’apprentissage réflexe du type « stimulus-réponse », chères à l’éthologie classique pour expliquer l’acquisition de connaissances chez les animaux ? De toute évidence, il semblerait que Moksha possède ici une connaissance intuitive de la situation, intériorisée sous la forme de dispositions tacites, qui ne relèverait ni de l’empreinte ni d’un apprentissage réflexe, mais du fruit de l’habitude et de l’expérience pratique. Ainsi, on devine le rôle tenu par le dressage familier dans l’interaction entre l’homme et le chien : il aiderait à instaurer entre eux un ensemble de routines pratiques, permettant, d’une certaine façon, d’économiser les efforts cognitifs. C’est pourquoi, contrairement à l’interaction non équipée avec la femelle macaque, dans celle avec Moksha, nous ne sommes plus concentrée sur nos propres mouvements, nous ne réfléchissons plus à quelle tactique employer pour échapper au conflit et ne soupçonnons plus l’animal dans ses moindres gestes. Le dressage pourrait, dès lors, nous tranquilliser, dans la mesure où il ne consiste pas simplement en un amoncellement de savoirs objectifs (commandes de dressage, règles éthologiques, etc.) mais se réalise aussi à travers la familiarité à l’être canin, laquelle suppose, selon L. Thévenot (1994), une minutieuse exploration pratique, ainsi que l’habituation progressive aux particularités de la « chose » en question. De même, contrairement à la manière d’être de la femelle macaque, celle de Moksha semble également moins tendue, moins fragmentée, bien que les micro-mouvements incessants des oreilles et des yeux laissent tout de même entrevoir une certaine tension liée à la recherche d’informations dans l’intonation de notre voix et sur notre corps.
Aussi, la familiarité que nous avons tissée avec Moksha pendant toutes ces années, nous permet de ne pas être inquiétée par cette présence animale. « Par habitude je perçois sa présence mais je ne la regarde pas », écrivions-nous d’ailleurs. La présence canine est donc ici un détail pour nous, humaine, qui plus est, maîtresse. Son arrivée dans la pièce, une fois perçue, ne provoque pas de changement dans notre activité : « je lui parle « Tiens une Momok » dis-je d’une petite voix en continuant de couper les courgettes (...) ». La présence domestique mais surtout familière du chien n’introduit pas d’urgence ni d’enjeu de compétition dans la situation, ce qui nous autorise à simplement la pressentir, la deviner, tel un soupçon qui traverse cet instant ordinaire : « je ne fais plus attention à Moksha. Cependant, je sais qu’elle n’est pas loin et je prends en compte sa présence dans mes déplacements, en faisant machinalement attention de ne pas lui marcher dessus ». C’est ainsi que Moksha devient présente sur le mode anecdotique, une « présence-absence » dont on sait qu’elle est là, pas loin et qu’il ne faut pas lui marcher dessus, mais qui n’attire pas pour autant notre attention. De même, le regard canin plutôt insistant ne rend pas la situation embarrassante, ni même menaçante. Ce mode anecdotique est ce qui fait, selon nous, la spécificité de la présence du chien familier, à l’inverse du singe rencontré dans la forêt qui nous est « étranger ».
Mais si la familiarité et l’habitude que nous avons avec Moksha nous aident à oublier doucement qu’elle est bien là, elles nous permettent aussi de rentrer dans une interaction qui se caractérise par un attachement humanimal. Ce dernier suppose une compréhension immédiate des attitudes de la chienne, dont la plupart ne sont pas liées aux traits généraux de son espèce mais à son individualité. En effet, dans notre extrait, ce n’est pas n’importe quel chien dont nous reconnaissons les expressions et les « airs ». C’est Moksha, chienne prénommée, que nous authentifions dans ses particularités et dont nous percevons la face comme un « visage » (Armengaud, 1982). Cette reconnaissance affective ne serait pas possible avec un chien inconnu. Et pour Moksha, nous ne sommes pas une étrangère, elle nous connaît et nous reconnaît, à sa manière. Elle n’est, de ce fait, ni méfiante ni agressive avec nous, et ne s’engage pas dans une recherche poussée d’information olfactive à notre égard. Au contraire, elle se laisse « manipuler » de tout son corps, don de son être inoffensif qu’elle nous fait et qui, lorsqu’on y réfléchit bien fait de sa vie la fragilité d’une porcelaine. Cette confiance, elle l’a, en partie, acquise lorsqu’elle était encore un chiot, pendant les différents stades de son développement, comme nous l’enseignent les éthologues [8]. Mais notre longue proximité familière et affective a fait le reste. Nous aimons Moksha et Moksha dans sa manière de se comporter, en recherchant le soin et le contact avec nous, paraît nous indiquer ce même sentiment.
La familiarité entre Moksha et nous devient l’élément essentiel d’une expérience perceptive commune qui, d’emblée nous fait entrer dans une interaction où nous reconnaissons Moksha non pas comme un « Il » ou un « Ça », mais comme un « Tu » (Buber, 1969). La distinction anthropomorphique nous permettant de reconnaître ses propres « airs », ses humeurs, ses envies ainsi que la multiplicité de ses regards (pétillant, attristé, souffrant, inquiet...) qu’elle a d’ailleurs appris à mobiliser comme ressources pragmatiques [9], nous laisse entrevoir le fait que, pour nous, comme le décrit bien Vicki Hearne, « il y a quelqu’un, là, à l’intérieur » (cité par Haraway, 2003 : 52). Etre avec Moksha paraît, de ce fait, une expression insuffisante : nous sommes ensemble. Nous comptons sur elle et sur sa capacité à s’ajuster dans l’interaction. Grâce à ses capacités cognitives et visuelles, nous savons implicitement que son regard et le nôtre peuvent converger vers un même objet (qui peut être un couvercle de casserole, une balle ou bien une commande de dressage, etc.) lequel devient alors une cible d’attention partagée, une ressource commune qui, par conséquent, peut nous faire agir « ensemble » dans une même direction, sans pour autant que nos deux paires d’yeux se sollicitent explicitement [10].
De plus, contrairement à ce qui se passe dans l’interaction avec la femelle macaque, ici, nous parlons à la chienne et nos intonations de voix la font bouger, notre regard la fait agir en manifestant sa « préférence pour l’accord ». Celle-ci, notent V. Despret et J. Porcher (2007 : 59) « ... se traduit dans toutes ces situations dans lesquelles les animaux "jouent le jeu" et manifestent qu’ils ont appris ce qui compte pour entrer dans le tissu de relations de la communauté humaine : la capacité à s’accorder aux autres, de manifester des préférences, d’influencer et d’être influencé, de devenir sensible au fait que quelque chose importe pour les humains ».
Bien que nous reconnaissions Moksha comme « Tu », cela ne signifie pas que nous poussions l’analogie avec la personne humaine jusqu’au bout. Ici, nous ne devenons pas chien et Moksha ne devient pas homme. Nous conservons chacune notre point de vue sur l’instant. Nous ne nous attendons pas à ce que Moksha nous réponde « humainement ». Elle nous « parle » à sa façon et, malgré les malentendus inhérents à toute relation interspécifique, nous semblons nous comprendre. Les paroles que nous lui adressons servent en fait à nous « attacher » à Moksha et attacher Moksha à nous, à tendre le lien humanimal qui nous unit le temps d’un court moment. Car, effectivement, l’interaction avec un chien demeure très brève. Le chien reste un animal aimé et soumis, auquel on est attaché mais dont la présence n’implique pas toutes les exigences de réciprocité liée à la présence humaine. Au contraire, sa présence n’arborant pas d’enjeu, elle reste de ce fait non significative et non pertinente par rapport à l’activité humaine principale et se situe donc la plupart du temps en marge de celle-ci. C’est pourquoi, l’échange avec Moksha reste situé en deçà de toute justification et se réalise avec un état de conscience relâché (« Je suis tranquille, je regarde mon doigt qui caresse la ligne dessinée par une touffe de poils sans penser à quelque chose de précis »), ce qui suggère qu’il peut se dissoudre aussi rapidement qu’il a commencé. On interagit avec elle lorsque la situation est en fait suffisamment stable et routinière pour que l’on puisse, le temps d’un instant, se permettre un léger relâchement d’attention par rapport à l’activité principale que nous étions en train de faire. Un simple regard furtif lancé vers l’enjeu de cette activité suffit à s’assurer que la situation est bien stabilisée et se déroule dans un flux régulier : « [je] jette un coup d’œil vers la casserole d’eau et écoute une seconde si je l’entends frémir de nouveau ». La faible indétermination circonstancielle du moment, rendue possible par les dispositifs, autorise alors l’être humain à saisir le monde sur un mode distrait, c’est-à-dire à disperser son attention pour s’intéresser aux détails. Parmi eux, il y a Moksha. Sa manière d’être suppliante et attentive à nous, et le fait qu’elle soit neutre et qu’elle n’implique pas d’enjeu interactionnel, fait de la chienne une « présence détail » privilégiée pour nous attirer vers la latéralité, dans cet espace-temporel de la distraction affective et ludique, « où ne rien faire [n’est] pas synonyme d’ennui, mais de paix » [11].
Ce moment de relâchement caractéristique de l’être humain en mode mineur (Piette, 1992) peut effectivement se lire dans notre façon d’être paisible et heureux avec le chien. Alors que la femelle macaque semble avoir conféré à notre manière d’être un « effet d’animalité » caractérisé par l’inquiétude (Burgat, 2006) et la recherche de sens dans l’accomplissement de l’interaction, la chienne, au contraire, par sa présence familière qui nous touche paisiblement, semble lui conférer un « effet d’humanité » en favorisant le relâchement et la quiétude. En effet, à l’opposé de l’angoisse et de la tension exprimées dans notre façon d’être présente avec la femelle macaque, la relation avec Moksha nous plonge dans un « bonheur tiède ». Tiède, parce que, justement, ce bonheur inscrit dans l’expression de notre manière d’être tranquille et heureuse avec la chienne, ne s’exprime pas par des tensions ni par des passions ferventes. Tiède, aussi, parce qu’il ne suppose pas de nous une implication entière dans cette interaction humanimale.
Eloigné de toute urgence et de tout enjeu de sens, les écarts n’ont alors pas besoin d’être résorbés : dans l’extrait, nous perdons l’équilibre et tombons sur les fesses, mais ce changement brutal de posture ne suppose pas que nous devions résoudre cet écart de conduite. Même si la chienne nous observe fixement après ce mouvement brusque, elle n’adopte pas soudainement une posture qui exprimerait la peur ou la menace. Au contraire, Moksha s’agite « gaiement », sans doute parce que, de son point de vue canin, elle perçoit cette position « fesses à terre » ajoutée à la petite voix que nous prenons, comme un comportement de jeu. Mais il y a ici quiproquo : nous ne jouons pas, nous tombons ! C’est un peu comme si, dès lors, notre familiarité avec Moksha lui faisait interpréter chacun de nos gestes comme un « appel docile » plutôt que comme une menace. Comme si, malgré ces petits « ac-crocs », à l’ordinaire assez fréquents, la familiarité maintenait toujours entre nous, un attachement humanimal paisible et vivant. Ainsi, il apparaît que pendant ce moment d’aparté avec Moksha, la tolérance devient une condition pragmatique fondamentale à la tranquillité de l’interaction (Breviglieri, 1997), car elle autorise une marge de manœuvre aussi bien à l’animal qu’à l’humain. Cette marge de manœuvre « donne la chance » (Rowell & Rowell, 1993) au chien de faire ce qui l’intéresse et donc d’exprimer certaines de ses préférences, ce qui, du fait, contribue à lui faire prendre des « airs » encore plus expressifs. Ces derniers deviennent alors pour nous des indices témoignant de la « fantaisie » de Moksha, dont la reconnaissance, essentiellement proprioceptive, singularise notre rapport avec elle, de façon à le rendre non transposable à un autre chien. Ces indices canins (principalement kinesthésiques, mais aussi tactiles, olfactifs, auditifs...) ressentis et perçus par impression et intuition, du fait même de poser diffusément notre attention sur eux, deviennent pour nous de petits appuis qui ne réclament pas de gros efforts de concentration pour les « lire », ce qui, d’emblée, favorise leur inscription spontanée dans la continuité de notre activité significative sans pour autant venir la heurter. Ces détails canins qui nous affleurent nous font percevoir la présence de Moksha sous une modalité allusive, vaporeuse, douce, discrète donc facilement admissible. Tolérance à l’égard des gestes, des regards focalisés mais aussi des odeurs, à tel point que « je reconnais l’odeur de Moksha, une odeur de chien pas très propre, qui gênerait certainement une personne étrangère mais qui, de mon côté, ne me pose aucune gêne ».
A la vitesse d’un regard croisé pendant lequel la tolérance parvient à s’installer, celle-ci peut faiblir en quelques secondes : « Je remue plusieurs fois les jambes en poussant un « Ahhh ! » d’inconfort et observe, agacée, les poils blancs de Moksha laissés sur mon pantalon noir. Je le frotte nerveusement » [12]. Peu à peu, notre retour vers l’activité principale (la cuisson des courgettes) réclame notre détachement de Moksha qui, on le voit dans l’extrait, peut se traduire par le retour inconfortable vers la position de départ (debout devant le fourneau), laissant en plan l’animal, replongé à l’état de présence-absence jusqu’au prochain surgissement.
Conclusion
La prise en compte des êtres non humains en sciences sociales a connu, ces dernières années, un nouvel essor, notamment en sociologie pragmatique et en sociologie des sciences dont le souci fut de « renoncer de manière définitive au "grand partage" » (Chateauraynaud, 1991 : 460), celui entre le monde des hommes et le monde des choses. Les travaux de B. Latour sont, sur ce point, éclairants lorsqu’ils révèlent l’importance de considérer l’effet réel des non humains dans la constitution des activités humaines [1989)." id="nh3-13">13]. En outre, dans l’un de ces articles (Latour, 2000), il illustre sa pensée en faisant appel à un exemple bien choisi : celui de l’homme et de la cigarette. Il montre en effet que pour la sociologie classique, la proposition « l’homme fume la cigarette » évoque la maîtrise et l’autonomie de l’individu par rapport aux « artefacts », tandis que la proposition « la cigarette fume l’homme » suggère que le sujet est ici déterminé par la société et ses objets. B. Latour souhaite alors s’émanciper de ces deux versions classiques en sociologie pour en proposer une nouvelle qui, cette fois-ci, distribue les actions entre les différents êtres : « la cigarette fait fumer l’homme ». Le « faire faire » est un type d’attachement qui, selon l’auteur, permet de donner une place symétrique à l’objet —qu’il nomme à ce propos « faitiche ». Dans cette perspective, « fumer » ne signifie pas que l’homme ait une « action sur » la cigarette. Pour B. Latour, cela n’a pas de sens. Mais en revanche, « fumer » signifie pour lui que la cigarette et l’homme sont attachés par « des liens qui font exister, liens vidés de tout idéal de détermination, de toute théologie de la création ex nihilo » (2000 : 194).
Pour accorder une valeur empirique aux non humains, la démarche de B. Latour est devenue pour nous nécessaire, mais en ce qui concerne les animaux, elle ne nous paraît pas suffisante. Certes, elle permet d’offrir aux animaux une position symétrique dans l’attachement en considérant que ceux-ci « font faire » des choses aux humains, mais n’a-t-elle pas tendance à oublier le fait que les animaux, contrairement aux objets inertes, « font » aussi des choses par eux-mêmes en dehors de ces attachements ? Les animaux ne sont pas que les « porte-paroles » serviles auxquels les hommes délèguent une part d’action dans l’élaboration de leurs activités d’expertise ou de découverte (Houdart, 2002). En tant qu’êtres vivants dotés d’aptitudes sociocognitives aujourd’hui bien démontrées, les animaux explorent et accordent du sens au monde [14], ils agissent avec d’autres êtres qu’ils côtoient. Tout simplement, ils existent dans et en dehors de leur relation et contact avec l’homme, ce qui n’est pas le cas pour la cigarette : elle a besoin de ce dernier et de ses compétences variées pour être active, et ne peut exister en dehors de ces attaches avec lui.
A l’évidence, cette anthropologie symétrique ne peut coïncider parfaitement avec notre projet d’étudier côte à côte les hommes et les animaux dans la recherche (et pas seulement dans l’activité). Même si B. Latour projette de s’intéresser aux non humains en leur accordant une place symétrique dans l’élaboration d’un fait (par exemple la science), il ne les regarde pas avec un intérêt équitable, c’est-à-dire en mobilisant une méthodologie concrète qui permettrait d’en apprendre autant sur l’humain que sur le non humain, même en dehors de leur contact réciproque. Le partage des connaissances entre l’homme et l’animal n’est donc pas assuré par la symétrisation de leur position dans l’attachement. En effet, dans la démarche symétrique, l’être non humain est intéressant pour le chercheur parce qu’il « fait faire » aux hommes, et non parce qu’il « est », tout simplement dans ses modes d’existence. Sorti de ce rôle utile et efficace (donc contraignant) de « faitiche » qu’il occupe au cœur des épreuves dans lesquelles il est inséré par les hommes, l’animal perd tout intérêt aux yeux du sociologue. Prendre au sérieux l’animal dans ses attachements avec l’homme, c’est-à-dire uniquement dans des situations de temps fort où se joue un enjeu de sens pour les acteurs humains, c’est effectivement le voir lorsque sa présence est pertinente pour ces derniers. Celle-ci devient dans ce cas une « circonstance particulière » avec laquelle les hommes doivent composer leur engagement dans la situation. Elle devient donc, pour cela, l’objet d’un régime d’action (Boltanski et Thévenot, 1991), c’est-à-dire l’objet d’une reconnaissance, d’une qualification, d’un jugement et d’un traitement par les hommes en relation à une quelconque « grandeur » (Boltanski et Thévenot, 1991), qui implique du même coup sa saisie au sein de dispositifs exigeants et donc souvent claustrants pour l’animal, dans la mesure où ceux-ci viennent cadrer et contraindre son comportement pour l’ajuster — souvent par conditionnement — aux exigences que réclame l’ordre d’une situation.
C’est ici que repose l’enjeu fondamental d’une phénoménographie équitable. Il s’agit pour le phénoménographe de ne pas regarder uniquement les animaux lorsqu’ils sont placés au cœur des activités significatives dans lesquelles ils jouent un rôle de stabilisateur des relations entre humains, ni seulement quand ils surgissent par eux-mêmes dans ces activités sous la forme d’aléas insolites et autres « incidences » perturbatrices poussant les personnes à réajuster leurs savoirs et leurs savoir-faire (Brunois, 2005). En prenant pour critère méthodologique de ne plus uniquement focaliser notre attention sur le « noyau dur » de la situation — son enjeu de sens et de pertinence —, il devient possible de considérer la présence animale également lorsqu’elle n’est pas introduite dans ces cadres rigides. Au contraire, la phénoménographie permet le déplacement de notre attention de ces points de focalisation habituels, et nous aide à observer et décrire de façon serrée ce qui se passe aussi en périphérie de l’activité principale d’une situation. Cela signifie que notre focale vise et l’activité des « hommes entre eux » soutenue par l’action des animaux, et les petits instants anodins de coprésence et autres parenthèses, telles que celles ouvertes avec notre chienne Moksha [15], et enfin, les situations où, par exemple, l’animal se trouve seul. Un tel déplacement du regard implique, dès lors, l’affinement de notre langage de description qui, désormais, privilégie moins les régimes d’action [16] que les modes d’être et de présence en situation.
C’est sur ce point crucial que l’équité [17] peut alors être prétendue comme condition fondamentale de la démarche phénoménographique. Cette dernière est effectivement équitable au sens où elle permet de stipuler l’hypothèse d’une pluralité des modes d’être et de présence chez les animaux que l’on peut, dès lors, suivre dans leur « dynamique ontologique ». La phénoménographie équitable aide ainsi à ne pas figer la présence des animaux dans des qualifications, certes plurielles mais étroites puisque anthropocentriques, attribuées par les êtres humains lorsqu’ils mobilisent celle-ci dans leurs activités significatives. C’est pourquoi, la description des modes d’être permet, contrairement à celle des régimes d’action, d’accorder la chance aux animaux de s’exprimer différemment et d’être par conséquent intéressants aux yeux du phénoménographe. Grâce à une description fine, il devient dorénavant possible de travailler côte à côte ces différents modes de présence de l’homme et de l’animal, ainsi que le répertoire de leurs modes d’être-ensemble, ce que ne permet pas le modèle des régimes d’action de l’homme sur (ou à l’égard de) l’animal, proposé par la sociologie pragmatique [18] qui, rappelons-le, se concentre essentiellement sur un répertoire de moments de « disputes en justice » et d’« accord justifiable », et travaille donc davantage sur les compétences — humaines car morales — de critique et de justification. Pourtant, l’animal poursuit son chemin, si l’on peut dire, à travers et en dehors de ses rencontres avec l’homme, en déployant une gamme variée de modes de présence et d’être qui, certes passent par eux, mais ne se réduisent pas aux états plus ou moins confinés dans lesquels les acteurs humains les saisissent en situation d’épreuve ou simplement d’usage. La phénoménographie permet ainsi d’arriver à une démarche scientifique non seulement symétrique mais surtout équitable, dans la mesure où elle propose de suivre les êtres humains et animaux dans la pluralité de leur mode d’existence et par conséquent, de ne pas seulement s’arrêter sur les moments (clefs) où les seconds sont utiles à la mobilisation des compétences des premiers.
Ainsi, nous avons voulu montrer à travers cet article comment, grâce à une phénoménographie équitable, on pouvait tenter d’approcher et d’explorer par l’analyse quelques cas de déclinaisons d’existence : les conjugaisons aux modes simiesque, canin et humain du verbe être dans ses déploiements possibles en situations de regards croisés. Grâce à cette description de l’« être » et de la « présence » dans la pluralité de leurs états plutôt que de l’ « avoir » et du « faire (faire) », l’animal peut, de cette façon, devenir pour le chercheur en sciences sociales l’objet d’une attention — mais aussi d’une connaissance — semblable à celle portée vers l’être humain. Parce qu’ils dépendent des capacités sociocognitives liées à l’espèce, ces modes d’être humains, canins et simiesques demeurent par ailleurs irréductibles entre eux, rendant de ce fait possible une comparaison en termes qualitatifs et non quantitatifs. A l’évidence, une telle approche existentielle comparative entre les êtres vient dégager de nouvelles pistes d’analyse en sciences sociales qui, selon nous, s’avèreraient prometteuses. Aussi, croire que l’anthropologie peut fonder sa compréhension de l’homme aux côtés de celle d’autres êtres non humains, ne serait désormais plus une idée à avancer mais bel et bien une certitude à exercer.