Musiques "populaires". Catégorisations et usages sociaux (revue Civilisations, 2006, LIII, 1-2)

LE MENESTREL Sara (éd.), 2006, Musiques "populaires". Catégorisations et usages sociaux (revue Civilisations, LIII, 1-2)

Édité par Sara Le Menestrel, ce numéro spécial de la revue Civilisations (publiée par l’Université libre de Bruxelles) rassemble essentiellement des contributions d’anthropologues et de sociologues sur les modes de catégorisation des musiques « populaires » [1], question centrale pour toute discipline qui réfléchit sur « la musique comme pratique sociale » (7). Dans une optique pluridisciplinaire mobilisant aussi l’histoire, les auteurs cherchent à questionner la notion de
« populaire » en musique et à en montrer les limites pour l’analyse. Une démarche qui fait donc réfléchir non seulement sur la musique, mais aussi sur les méthodes d’analyse de la musique en sciences sociales, même si l’entreprise reste parfois en deçà de ses ambitions théoriques.

Sara Le Menestrel rappelle en introduction les différentes études consacrées à la notion de « populaire » en musique, et définit l’arrière-plan théorique de l’ouvrage. Il s’agit de soumettre ce concept à un « regard critique » (7), pour appréhender les manipulations dont il est l’objet (dans les pratiques ainsi que dans les appréciations qu’il génère). Deux aspects importants sont soulignés : d’une part, la catégorie « musique populaire » n’est pas opératoire, car elle renvoie à un trop grand nombre de définitions selon les contextes. D’autre part, toujours selon l’auteure, la connotation négative du qualificatif « populaire » appliqué aux musiques a contribué à leur stigmatisation, tant au sein des mondes sociaux où elles sont pratiquées qu’en tant qu’objet d’analyse pour les chercheurs.

Pour clarifier ce que désigne la catégorie analytique de musique « populaire », Sara Le Menestrel l’oppose à celle de musique « traditionnelle » ou « de tradition orale » (8) en la rattachant aux « musiques inscrites dans la modernité » et issues de métissages. En resituant ainsi son propos par rapport aux musiques « traditionnelles », Le Menestrel dénonce le manque d’ouverture de certains ethnomusicologues, leur reprochant de valoriser l’authenticité des musiques, en refusant de reconnaître le caractère « transnational » de certaines d’entre elles. Tout au long de l’ouvrage, les musiques « populaires » analysées par les auteurs sont ainsi volontairement considérées comme « modernes ». Cette position brouille les pistes et n’explicite pas les processus de catégorisation (doit-on comprendre « moderne » en opposition avec des musiques « traditionnelles » qui seraient « non modernes » ?). Malgré ce flou, l’introduction de Sara Le Menestrel soulève nombre de questions primordiales pour l’étude des musiques, et souligne notamment l’importance d’analyser les différents stades et lieux de l’activité musicale, ainsi que les interactions entre genres musicaux (19).

C’est précisément sur les lieux sociaux de la musique que porte la contribution de Nicolas Puig, qui livre une analyse fine des perceptions d’un genre musical « populaire » en Egypte, le sha’abî. Musique stigmatisée et censurée (n’appartenant ni au genre savant ou « académique », ni au genre « populaire folklorisé »), le sha’abî s’insère pourtant dans un marché économique en expansion et correspond à une réalité socioculturelle géographiquement délimitée : une avenue du Caire. S’attachant à rendre compte des différents jugements portés sur cette musique, Puig explique comment les modes de catégorisation du « populaire » par les acteurs musicaux sont soumis à leur propre gestion « d’idéaux-types culturels » (36) et comment ils fluctuent selon la position sociale de ces acteurs. On peut déplorer que Puig passe rapidement sur les tensions entre musique « savante » et musique « populaire » dans ce contexte particulier, se bornant à dénoncer la supériorité régionale de la première. Comme il le note lui-même en décrivant la complexité de la construction sociale des modes musicaux dits « populaires », la question est irréductible à des oppositions rigides et mériterait d’être développée.

L’article suivant s’inscrit dans une perspective d’analyse diachronique. Kali Argyadaris, qui traite de la gestion de l’identité musicale « africaine » à Cuba, examine le rôle joué par les institutions et les intellectuels cubains dans le changement progressif du statut du répertoire musical de la santeria, rituel divinatoire d’origine yoruba. Ce dernier est en effet passé au cours du XXe siècle d’un statut exotique parfois dévalorisé à celui de musique savante, paradigme d’une tradition afro-cubaine. À travers une étude modèle des différents registres de jeu, des publics et des modes d’appréciation, qui combine perspectives anthropologique, historique et ethno-musicologique, l’auteur démontre comment la tradition est recréée, et comment la norme du traditionnel peut s’inverser.

La question de la contextualisation des critères de valorisation d’un répertoire se pose également dans un texte consacré au tango et aux tensions entre musique et danse. Christophe Aprill y analyse la qualification de « musique à danser » qui induit, selon lui, une catégorisation péjorative plaçant le tango à l’écart de la « haute culture musicale » (76). L’article manque de clarté, notamment du fait d’une argumentation trop généralisante, mais livre d’intéressantes pistes d’analyse pour les relations entre répertoire musical et répertoire chorégraphique, et pour la compréhension qu’en ont danseurs et musiciens. L’auteur évoque également la question de la rénovation d’une musique dans un univers contemporain globalisé (93), que l’on retrouve dans le texte d’Elisabeth Cunin sur les mécanismes de réappropriation musicale. S’intéressant aux processus de reterritorialisation du répertoire de la champeta entre Congo, Caraïbe colombienne et France, Cunin montre comment chaque lieu de production d’un même répertoire produit un discours différent, et comment le tracé des limites identitaires fluctue selon les représentations. Grâce à une ethnographie vivante et riche, elle démontre aussi qu’une « culture globalisée » n’est pas toujours synonyme de « culture dominante » (115), notamment lorsqu’elle est produite sur des marchés segmentés.

Sara Le Menestrel se penche sur les divisions sociales entre Cadiens et Créoles en Louisiane, et sur les modes de différenciation entre leurs musiques, malgré la tendance à l’inclusion revendiquée depuis une dizaine d’années. Sa contribution critique les catégories établies par les chercheurs, et analyse les différents tracés sociaux et identitaires, qui aboutissent à une conception « racialisée » des styles musicaux (129). Le Menestrel parvient ainsi à mettre en relief l’importance des interactions dans la négociation de l’identité. Comme Elizabeth Cunin, elle souligne le brouillage des revendications lorsque les musiciens pénètrent un univers commercial national ou international. Enfin, Anne Decoret Ahiha propose un historique de la perception des danses extra-occidentales en France. L’analyse des représentations de l’exotisme au XXe siècle lui permet de retracer la filiation entre une vision orientalisante de la danse du ventre et celle, globalisante, de la « world dance ». L’auteure revient également sur les travers de l’authenticité, tout en suggérant de concevoir le travail d’un artiste « d’ailleurs » en tant que « créativité singulière » (159).

Toutes les contributions réunies dans ce numéro de Civilisations mettent en avant la multiplicité des référents musicaux ainsi que la diversité des registres de discours et de performance, argumentant implicitement que la notion de « populaire » n’est pas opératoire en anthropologie et en sociologie. Bien que les auteurs traitent de sujets très différents, et selon des optiques variées, de nombreux points communs surgissent. Toutes les analyses soulignent notamment la complexité des phénomènes d’assimilation ou de réinterprétation des influences et des origines musicales, menant à des représentations contextuelles de « l’authenticité » ainsi qu’à des revendications identitaires en négociation. Cette convergence de vues montre bien que les procédés de hiérarchisation socio-musicale ne peuvent être appréhendés selon une optique taxinomique. C’est ici l’apport majeur de cet ouvrage qui se préoccupe essentiellement des interactions et des passages entre acteurs musicaux, et permet de repenser les oppositions habituellement érigées en principes dans l’analyse des répertoires.

Pourtant, à la lecture des contributions réunies par Sara Le Menestrel, il est malheureusement difficile de voir émerger une véritable analyse de la notion de « musique populaire ». S’ils parviennent effectivement à montrer que la notion recouvre des réalités différentes selon les contextes et les acteurs, les auteurs ne s’interrogent pas réellement sur le concept lui-même. Le « populaire » n’est pas discuté à la lumière des répertoires étudiés, exception faite de l’étude de Nicolas Puig. Plus généralement, l’ouvrage manque de références aux catégorisations locales inscrites dans les langues vernaculaires, et s’occupe plus des catégories établies a priori par les chercheurs. L’impression qui en résulte est qu’à trop vouloir déconstruire le « populaire » en musique, les auteurs esquivent les enjeux théoriques posés par la définition (certes toujours discutable) de la notion, alors même qu’ils n’hésitent pas à dénoncer, parfois non sans parti pris, la suprématie de la musique « savante », catégorie qui, elle, ne semble paradoxalement poser aucun problème.

En dépit de ces réserves, l’ouvrage illustre bien en fin de compte la question posée par Sara Le Menestrel en introduction (15-16) : « On peut ainsi se demander dans quelle mesure il ne serait pas moins problématique de s’en tenir aux catégories dont font usage les acteurs sociaux en analysant le sens dont elles sont investies, autrement dit à les considérer avant tout comme objet d’analyse sans mobiliser d’autres catégories musicales de notre fait comme outil d’analyse. » On ne peut qu’abonder dans ce sens : les catégories locales peuvent être analysées sans qu’il y ait besoin de recourir à d’autres catégories d’analyses, académiques, parfois arbitraires, et fonctionnant selon des critères incertains. Le « populaire » ne se construit pas toujours en antagonisme avec le « savant ». Bien souvent, la mise en place de traits distinctifs est effectuée par les acteurs eux-mêmes : c’est leur propre gestion de ces caractéristiques qui importe et qui nécessite d’être étudiée.

add_to_photos Notes

[1Nous ne traiterons pas ici de la note de lecture de Paul Schor sur la musique populaire américaine, ni de l’analyse de Xavier Luffin portant sur les généalogies d’Afrique musulmane et la revendication de l’arabité. Ces deux articles, tout à fait intéressants par ailleurs, se situent en effet en-dehors de la problématique générale des contributions rassemblées ici.

Pour citer cet article :

Ariane Zevaco, 2008. « Musiques "populaires". Catégorisations et usages sociaux (revue Civilisations, 2006, LIII, 1-2) ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2008/Zevaco - consulté le 19.03.2024)
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