« Il y a dans la nature et il subsiste dans l’homme un mouvement qui toujours excède les limites » (Georges Bataille, cité par Jan Fabre, 2007. Le Temps Emprunté, Arles : Actes Sud)
Introduction
Dans le cadre de ma thèse en danse, je développe un projet de recherche chorégraphique intitulé Immersive Theatre. Il comporte plusieurs modules. Ce projet expérimente et théorise les possibilités d’amplification de la présence de la danse, en relation à un modèle de perception basé sur l’immersion.
Cet article porte sur le module Immersive Theatre #2. Ce module explore la dimension sonore de la danse, la dimension corporelle du son et la dimension sonore du corps. C’est dans le croisement de ces dimensions que je cherche à faire émerger un corps qui ne soit pas réduit au corps du danseur défini par la peau. J’expérimente les possibles combinaisons entre ces deux pôles pour construire une corporéité multisensorielle et multidimensionnelle, qui constitue un environnement sensoriel, dans lequel le spectateur puisse être immergé.
Ma démarche se positionne à l’articulation entre recherche théorique et recherche pratique. C’est un constant va-et-vient entre les lectures théoriques et l’expérimentation en studio. Le projet est né du désir d’interroger la perception, et ses implications esthétiques et performatives en danse. D’une part, j’ai amorcé une recontextualisation de la perception, dans la culture occidentale, dans ses pratiques artistiques et ses explications théoriques afin d’élargir ma compréhension du phénomène sonore, dans différents contextes historiques et culturels, et d’enrichir ma proposition chorégraphique. Dans un premier temps, je me suis beaucoup appuyée sur la lecture des travaux de Murray Schafer (1977). La notion de « paysage sonore » qu’il développe m’a semblé un terrain approprié en rapport à mes questionnements car il aborde le phénomène sonore comme une construction socioculturelle, proposant des caractérisations de l’environnement sonore et de l’organisation de la perception auditive, à travers une lecture historique de pratiques culturelles. Ainsi il envisage la relation entre la musique, le paysage sonore et les mutations des habitudes perceptives. Il articule une pratique artistique avec une pratique perceptive à l’intérieur d’un espace-temps socioculturel [1]. Ce qui m’intéresse dans ses travaux est aussi la description qu’il propose du paysage sonore contemporain comme étant dépourvu de l’organisation perspectiviste, impliquant une écoute non focalisée, et organisée comme des tissus. Le phénomène sonore comme terrain de créativité.
Un autre ouvrage m’a été très utile pour aborder l’articulation entre le phénomène perceptif et l’expérience esthétique et musicale. Il s’agit d’une publication de l’IRCAM intitulée « Espaces » (1994). Ce travail de contextualisation du phénomène sonore et auditif, naviguant entre une anthropologie de la perception, et les considérations émergeant de la recherche musicale au XXème siècle, a nourri la recherche artistique et la tentative d’une écriture performative de ce phénomène.
La partie pratique de la recherche a donné lieu jusqu’à ce jour à deux phases de travail [2]. J’ai réalisé une première phase de laboratoire qui visait à comprendre le fonctionnement général de l’appareil sensoriel, et ses implications esthétiques par rapport à la danse. Je me suis intéressée à la dimension sonore en danse en tant que matériel perceptif : saisir certaines qualités de la perception auditive, dans la situation particulière d’une matière dansée. Quel son fait la danse ? Comment est-elle perçue à travers l’audition uniquement ? Qu’est-ce qui est perçu et qu’est-ce qui n’est pas perçu, qu’est-ce qui est exclu de la perception ? Comment est-ce perçu et ressenti ?
La dimension spatiale et kinesthésique de la perception auditive
En sondant le son de la danse, je voulais envisager en quoi la dimension sonore pourrait permettre de créer un espace de perception de la danse amplifié. Un des exercices réalisé au cours de la première série de laboratoires consistait en un binôme : une personne assise les yeux fermés, l’autre personne improvise autour de la première. Plusieurs éléments avaient été énoncés pour guider l’improvisation : extérioriser la respiration, jouer sur la totalité de l’espace autour de la personne assise (360 degrés). Le type d’espace à explorer était circulaire. La personne assise avec les yeux fermés tenait en sa main une vidéo caméra qui enregistrait pendant l’exercice. La consigne était de chercher à suivre, et à saisir à travers la caméra, la personne qui improvise. Le recours à l’enregistrement vidéo était un instrument pour accéder directement à ce que la personne aux yeux fermés pouvait percevoir de la présence de la danseuse, et d’où elle percevait cette présence, sans la voir. Cela permettait de ne pas se baser uniquement sur une description verbale après l’exercice d’improvisation de ce qui avait été perçu.
Le résultat a été très clair. Les images filmées ne perdent à aucun moment la présence de la danseuse, même dans les moments où celle-ci s’écartait de la personne assise ou venait se placer derrière elle. Ainsi il se dégageait un espace de perception à 360 degrés, où le sujet serait à l’intérieur de cet espace. Dans les entretiens réalisés à la suite de l’exercice, le lexique utilisé suggérait qu’elles n’avaient pas saisi la présence de la danseuse seulement en tant qu’elles l’avaient entendu, mais également en tant qu’elles l’avaient sentie (« I felt the dancer behind me, or when she was coming closer from me »). Deux dimensions émergent pour caractériser la perception auditive de cette présence dansante : l’une est celle de la dimension spatiale et l’autre est celle d’une dimension que je qualifierais de kinesthésique.
Pour parvenir à ces observations, il fut nécessaire d’isoler l’ouïe par rapport à la vue. En effet, avant de réaliser cet exercice de la caméra, j’avais proposé un autre travail pour explorer le rapport à l’espace de la perception auditive. Les cinq étudiantes étaient sur la scène du théâtre où nous travaillions à Roehampton University, face à l’auditorium. Elles devaient reproduire avec leurs mains des rythmes très simples que j’effectuais devant elles avec des claves, instruments de bois que l’on frappe l’un sur l’autre. Dans cet exercice, elles avaient les yeux ouverts. Tant que je restais devant elles, elles reproduisaient sans aucune difficulté les rythmes proposés. Petit à petit, je commençais à tourner autour d’elles ; de fait je sortais de leur champ visuel et elles se trouvaient donc dans la situation où elles reproduisaient les rythmes uniquement par rapport à ce qu’elles avaient entendu. Or à ce moment de l’exercice, elles perdaient les rythmes et avaient beaucoup plus de difficultés à les reproduire. Le résultat de ces exercices allait dans le sens des analyses des vingt dernières années menées en neurosciences notamment sur l’organisation de la perception, et sur la relation entre vision et ouïe (Berthoz, 1997).
Il ressort de ces exercices que dans la relation entre la vision et l’ouïe, la première tendrait à déterminer plus fortement la perception. La vision définit un espace de perception plus réduit que dans le cas de la perception auditive : par rapport au sujet percevant, il s’agit d’un espace frontal et non pas multidimensionnel [3]. J’ai retenu de ces laboratoires deux directions de recherche dans la perspective d’une écriture performative : le potentiel multidimensionnel et multisensoriel contenu dans la dimension sonore.
Ces premières considérations ont débouché sur une seconde phase en studio en 2008-09 [4], avec le musicien [5] et moi-même comme danseuse. Cet article est un compte-rendu articulé du travail mené au cours de cette seconde phase ; son analyse a permis d’aborder la dernière phase de création en 2009-10.
Deux niveaux de question se posaient pour aborder la seconde phase de recherche : comment cette dimension sonore peut être une source pour l’écriture d’une corporéité amplifiée ? Comment la dimension sonore de la perception pourra participer d’un rapport immersif à la danse ?
Immersive Theatre #2 : le dispositif
Le dispositif mis en place est constitué d’une captation par microphones des sons générés par le geste dansé, qui sont amplifiés en temps réel par le musicien. Dans le projet initial, cette amplification comprend également la spatialisation.
Fiches techniques
Le signal
Le signal est au cœur du dispositif d’Immersive Theatre #2. Le dispositif ici présenté ne travaille qu’avec des sons en temps réel, il n’inclut pas de sons pré-enregistrés. Aussi le signal, dans ce cas, est constitué des sons générés par le corps-performer. La possibilité d’amplification des sons dépend essentiellement de la qualité du signal généré par le corps-performer, qui se mesure en termes d’enveloppe temporelle, de fréquence et de bruits. Sans un bon signal, ce dispositif ne peut pas fonctionner.
Exemple de rupture du dispositif au cours des répétitions : je sais avoir évolué dans la séquence, qui dure environ 10 minutes, en ne donnant qu’à 3 reprises un signal sonore par ma danse. Le reste du temps, ma danse était une danse qui ne générait pas de son. En conséquence, la majeure partie de la séquence aurait dû se retrouver dans le silence. Or, le son était présent, amplifié, composé et diffusé. Cela pose un double problème, qui engage à la fois la responsabilité de la danseuse et du musicien. En effet, dès lors que la danseuse n’évolue plus dans une danse sonore, elle rend le dispositif impuissant, et ne permet plus au musicien de développer par l’amplification la dimension sonore de la danse. Elle ne lui donne aucun signal, il n’a pas de matière à traiter. De même, dès lors que le musicien compense par des ressources techniques l’absence de signal provenant de la danse, il compose en accompagnement de la danse, et non plus de manière incarnée et en extension de la matière sonore de la danse. Pour soutenir dans tous les instants le dispositif, la danseuse et le musicien ont la responsabilité de ne pas s’éloigner de la matérialité sonore. Cela permet également de se contraindre réciproquement à demeurer dans la proposition chorégraphique.
Le signal généré par la danseuse doit être suffisamment fort, net et distinct. Ainsi, la séquence intitulée « freeze » commence par une prise de son en temps réel. Dans cette prise de son, la danseuse se situe en face d’un microphone qui lui arrive à la hauteur du sternum. Elle va émettre trois types de son l’un après l’autre : un râle percussif, une percussion de sa main sur le sternum, une percussion du pied sur le sol. Chacun de ces trois types de son doit être très net, et tout à fait distinct du précédent et du suivant. Cela est décisif pour que la matière sonore de la séquence soit fragmentée, explosive, saccadée. Chacun des sons ne doit être ni trop court, ni trop long, ni ne doit être mou et confus. Aussi, la qualité du signal généré renvoie également à la qualité du geste. Avant d’être une exigence pour le signal, c’est donc une exigence par rapport à l’état de présence du corps-performer. L’exigence du signal devient alors une ressource pour nourrir la présence du corps-performer.
Les microphones
L’élément technologique entre en compte dans la source du signal et dans la manière dont il devra être organisé. Les microphones, selon leur typologie et les paramétrages qui leur sont appliqués, auront une incidence sur le corps-performer et les sons qu’il devra générer, et plus largement sur l’écriture même de la corporéité.
Typologie de microphones :
Il existe plusieurs types de microphones dont les principales distinctions concernent la directivité. Ainsi il y a les microphones omnidirectionnels, les microphones uni et bi-directionnels, et les microphones cardioïdes ou hyper-cardioïdes.
- Les microphones omnidirectionnels n’ont en théorie pas de direction particulière ; ils répondent de manière identique quelle que soit l’orientation de la source par rapport au micro. Ce sont des microphones appropriés pour un rendu de proximité net et propre dans la mesure où ils sont relativement insensibles aux bruits environnants, types bruit de contact, bruit de souffle.
- Les microphones uni et bi-directionnels possèdent une ou deux faces ; ils répondent à des signaux émis face à la membrane. Dans le cas où la source serait située latéralement par rapport à la membrane, celle-ci ne recevra aucune pression ; le signal transmis sera donc nul.
- Les microphones cardioïdes ou hyper-cardioïdes ont une zone de sensibilité en forme de cœur. Ils appartiennent à la famille des microphones unidirectionnels. Contrairement aux microphones omnidirectionnels, ils sont très sensibles aux bruits de contacts, bruits de souffle et plosives (consonne – P,T,B notamment- dont l’émission s’accompagne de masses d’air et se traduisent par un bruit parasite sourd). Ils favorisent les sons émis dans l’axe avant du micro.
Ainsi, le type de microphone utilisé nécessitera une certaine orientation du corps-performer pour générer un signal approprié à l’effet appliqué. La donnée technologique vient déterminer l’espace du corps-performer et l’espace de la danse.
Pour la performance présentée en mars 2009 au Mamac à Nice, six microphones étaient utilisés : deux cardioïdes, deux omnidirectionnels, deux unidirectionnels. La séquence intitulée « toc » commençait en face d’un micro cardioïde. Dans cette séquence, le signal émis est en soi relativement bas. Il doit donc être fait dans une bonne orientation par rapport au microphone, situé à hauteur du gosier de la danseuse, pour garder toute sa force. Le corps de la danseuse prendra plusieurs positions et orientations, la danseuse pourra se placer sur les côtés ou à l’arrière du micro, mais la source sonore de cette séquence (le gosier) devra toujours demeurer dans l’axe avant du microphone. Le type de microphone et son emplacement délimitent un point autour duquel le corps-performer se déploiera. Il faut toutefois préciser que quelque soit la directivité du microphone, et l’axe d’incidence des sons, ceux-ci sont tout de même captés, mais de façon plus ou moins atténuée.
Les paramétrages
Le signal dépend premièrement de la qualité du son généré par la danseuse, et, deuxièmement, des paramétrages des microphones. Il est possible de diminuer ou accentuer le niveau de captation des microphones. Dans le premier cas, seuls des signaux très hauts et distincts seront captés et pourront donc être amplifiés. Dans le deuxième cas, même des signaux très faibles peuvent être captés. L’inconvénient de ce second paramétrage est qu’il capte également tous les bruits résiduels environnants (une soufflerie, les bruits de la rue, le non silence d’une salle…).
L’amplification des sons en temps réel ?
Les effets
Le traitement en temps réel consiste à trouver les paramétrages pour naviguer dans différentes possibilités qualitatives. Les possibilités de traitement du son sont nombreuses. Dans le dispositif présent, cinq effets sont utilisés pour amplifier le son généré par la danse : le shuffle, le delay, le grain delay, le freeze, le résonateur, chacun possédant des caractéristiques qualitatives spécifiques.
L’effet appelé résonateur donne au son quand cet effet lui est appliqué une qualité cristalline et aquatique ; c’est une qualité fluide. Cet effet est très sensible : un signal même moindre le stimule immédiatement. Il y a deux niveaux de possibilités de paramétrage sur le résonateur, le nombre de filtres et la hauteur. Un filtre est un circuit électronique dont le rôle est de supprimer une partie de la bande de fréquences. L’étendue du nombre de filtres pour l’effet résonateur se déploie de 2 à 64. Moins il y a de filtres appliqués au signal, moins il y a de sons et moins le son diffusé a de texture. L’autre possibilité de modification de l’effet est la hauteur : le son diffusé sera plus ou moins aigu. Pour cela il s’agit de déplacer dans la fenêtre d’analyse du signal la zone d’application de l’effet de manière latérale, et de la réduire ou de l’élargir. Ainsi en jouant avec ces deux niveaux (fréquence et hauteur), l’amplification suscitera un son très cristallin, granuleux, léger ou un son en revanche grave, rocailleux, étendu. Les possibilités varieront du bruit du ruisseau, à la vague de l’océan.
Pour pouvoir donner plus de corps et d’épaisseur au traitement du résonateur, le musicien joue également avec le delay. Le delay permet d’étendre en temps et quantité sonore l’amplification apportée par le résonateur. Le delay a une marge d’autonomie car l’application de l’effet delay sur le son le fait durer plus longtemps. Ainsi, le musicien peut utiliser ces plages de temps plus longues pour apporter des changements aux paramétrages du résonateur. Les changements qu’il effectue dans ce relais entre delay et résonateur sont des changements de fréquence qui conduisent le son de l’effet cristallin à cet effet rocailleux.
Le shuffle permet de créer une nappe sonore à partir d’une somme de signaux. Ainsi dans la séquence vocale, le shuffle permet de pousser le passage des voix respirées, qui a une qualité fragmentée, à la voix continue. Il permet ensuite de gonfler la voix continue émise par le performer et de la faire habiter tout l’espace et le temps, alors que le corps du performer disparaîtra peu à peu.
La spatialisation
Par rapport au projet initial, le dispositif d’amplification du son serait complet à travers un travail incluant la spatialisation en temps réel. La spatialisation consiste à reproduire un (ou plusieurs) sons dans un espace tridimensionnel. Cela a pu être expérimenté seulement une fois, je reviendrai plus loin sur cette expérience et ses implications.
Les sons générés par le geste dansé ?
La recherche du mouvement est guidée par la nécessité d’être dans une gestuelle qui génère du son. Cette nécessité a conduit à identifier diverses sources de son provenant du corps dansant : le son généré par le corps (voix, respiration, gosier) et le son généré par le contact d’une partie du corps sur une autre ou d’une partie du corps sur un élément extérieur, selon deux dynamiques différentes : percussion et glissement.
Les sons générés par le corps
Les trois types de sons générés par le corps l’engagent de manière tout à fait distincte, dans son organisation et dans la relation au geste. La voix est un son, ou ensemble de sons, produits par le larynx quand les cordes vocales entrent en vibration. En revanche, le son guttural est associé au gosier ; « le coup de gosier » est l’émission d’un son en un seul effort. Tous deux sont utilisés dans Immersive Theatre #2 comme un accompagnement, une ponctuation d’un geste non sonore ; ils viennent soutenir des déplacements du corps. Le son guttural produit une sorte de « toc » . Ce son, net et sec, est issu d’un geste intérieur, invisible, un claquement interne de la gorge.
La respiration a une implication distincte de ces deux types de son. En effet plus qu’elle n’accompagne le geste, elle le stimule et le suscite. Le geste est engendré par l’inspiration et l’expiration. De plus, la respiration est extériorisée ; devenant clairement sonore, elle se rapproche d’une qualité vocale. Dans d’autres moments, la respiration est sollicitée comme un râle, auquel cas la respiration-râle accompagne le déplacement du corps ou d’une partie du corps.
Les sons générés par le contact
Le son généré par le contact d’une partie du corps sur une autre ou d’une partie du corps sur un élément extérieur se décline selon deux dynamiques différentes : percussion et glissement. Le son correspondant au glissement est concentré essentiellement sur l’espace du sol, à travers les possibilités de glissement des appuis des pieds sur le sol lorsque le corps-performer est debout, des appuis des mains lorsque le corps-performer est debout mais replié sur le bassin, ou à travers les possibilités de glissement de l’ensemble du corps lorsque le corps-performer est au sol.
Le son peut être également généré par le glissement de la main sur une autre partie du corps. Ainsi dans la présentation de la première étape de travail réalisée à Bruxelles [6] en août 2008, cette séquence débutait par un glissement circulaire de la main droite partant de l’épaule gauche, descendant le bras gauche et étant relayé en continue par la main gauche qui remontait le bras droit jusqu’à l’épaule. Dans un troisième glissement circulaire, l’espace du corps-performer s’ouvrait sur la droite par le bras droit, générant un glissement du pied droit sur le sol qui entraînait l’ensemble du corps dans une rotation de 180 degrés.
Les sons — percussion et glissement — sont dans les deux cas générés par le contact d’une partie du corps mais ils peuvent correspondre à des qualités absolument différentes et opposées.
Au cours de la phase de recherche à Bruxelles, le musicien et moi-même avons essayé les différents effets d’amplification appliqués à chaque type de son, au cours de séances d’improvisations dansées. Ces séances étaient toutes filmées et visionnées au fur et à mesure. Le visionnage a permis d’identifier des relations entre le geste et le son qui transformaient la perception du corps dansant. Cela a débouché sur une grille de correspondance entre les sons générés par le geste dansé et les effets appliqués.
La recherche de correspondance entre les qualités sonores du corps-performer et les qualités sonores du corps-son a guidé la sélection du matériel et l’articulation présentée dans le tableau ci-dessus.
Structure : quatre états sensuels
Une fois ces associations identifiées, le travail a consisté à faire émerger les qualités spécifiques au corps-performer et au corps-son. Cela a conduit à déterminer quatre états sensuels sur lesquels s’articulent l’écriture de la pièce : guttural, percussif, vocal, glissé.
Le guttural renvoie à un son émis dans la gorge, par un clappement. C’est un son qui provient du gosier. L’expression « coup de gosier » exprime justement une émission d’un son en seul effort. Dans la structure établie, cette qualité est nommée la partie du « toc ». Elle s’appuie sur l’inspiration et l’expiration, dans une présence très tenue et épurée. L’inspiration conduit au déplacement d’une partie du corps dans une suspension. Le toc correspond au déclenchement de l’expiration et au relâchement de la partie du corps qui était suspendue. C’est comme si la bulle du corps amplifiée dans l’inspiration se dégonflait, piquée par le coup de gosier. Ce « toc » vient ponctuer des gestes visibles mais insonores. Ce chiasme entre le visible/silencieux et le sonore/invisible suscite une sensation d’épaisseur du geste proposé, un espace-temps qui sera ensuite distordu ou élargi dans les effets appliqués par l’amplification.
Le percussif renvoie à une qualité « frappée ». La percussion est définie comme le choc d’un corps contre un autre corps. Dans le cas de la performance au Mamac, il y a deux types de percussion. Il y a un travail de choc d’une partie du corps contre une autre partie du corps. Ainsi, afin de donner au musicien le signal original pour la séquence, la danseuse percute son sternum de sa main droite. Également dans la seconde partie de cette séquence la danseuse percute ses cuisses et ses avant-bras avec ses mains. Mais la percussion est également conjuguée comme un choc d’une partie du corps vers l’espace extérieur ou comme un choc d’un corps extérieur vers une partie du corps de la danseuse. Le verbe « percuter » renvoie à un phénomène de l’ordre de l’explosion. « Percuter » se définit comme heurter, en explosant. Cette déterminante sonore nourrit la gestuelle et le corps-performer. Dans cette séquence des percussions, le corps est fragmenté et le geste est explosé dans l’espace, sans détermination de direction ni de trajectoire. Dans la première partie de la séquence, les percussions sont concentrées essentiellement dans le râle. Le râle est un son guttural qui provient des bronches. Mais il est engagé ici de manière percussive, le râle est effectué selon une énergie de percussion : il consiste en un choc, dans l’expiration, des bronches sur le reste du corps qui entraîne un déplacement de celui-ci. Au cours de la séquence, le choc donné va être plus ou moins fort, concentrant ou amplifiant l’espace du geste, propulsant le corps dans un espace plus ou moins élargi. La danseuse jette des bouts de corps dans l’espace, participant du morcellement du corps-performer dans l’espace. Dans la deuxième partie de la séquence, les percussions sont plus concentrées sur le principe du choc d’une partie du corps sur une autre partie du corps. Le corps demeure fragmenté mais dans une gestuelle angulaire, nette et sèche.
- Extrait sonore, Mamac Immersive Percussion.
La qualité vocale est conjuguée selon deux modalités différentes : la respiration et la voix. Comme cela a déjà été illustré précédemment, la respiration est poussée jusqu’à une résonance vocale. Elle initie et porte le geste d’une partie du corps spécifique, dans l’inspiration et dans l’expiration. Il y a une relation entre les qualités de cette respiration vocale et le geste du corps. Par exemple, dans une inspiration tendant vers les aigus, le geste associé sera plutôt porté vers le haut et léger. Alors qu’une expiration grave génèrera plutôt un geste descendant, ample, soutenu et pesant. Cela nécessite un travail sur la respiration afin d’extérioriser un son qui porte. Aussi c’est une séquence qui requiert une temporalité étirée. Cet étirement est renforcé et achevé dans le passage de la respiration vocale à la voix continue, évoquée ci-dessus (effets schuffle).
La voix continue devient un son unique, une ligne tendue dans un temps extrêmement lent comme le corps-performer qui se déplace dans une marche très tenue. La voix subsiste dans l’absence du corps visible et peu à peu la voix se tait, laissant la scène vide mais suspendue encore un instant au fantôme de cette présence qui vient de traverser l’espace.
La quatrième qualité explorée est nommée « glissement » ou « glissé ». Le « glissement » renvoie à un bruit. Au sens figuré, le « glissement » renvoie également à « l’action de tendre insensiblement à quelque chose ». Dans la séquence des glissements, la qualité recherchée est la continuité et la circularité.
J’ai présenté ici les différents niveaux constitutifs du dispositif de la performance. Cela représente le matériel premier pour déployer la présence corporelle de la danse à l’articulation entre geste et son. Comment alors articuler ce dispositif initial à l’intérieur des différents états retenus pour laisser émerger une corporéité amplifiée ? Quelles modalités d’écriture pour que cette présence corporelle débouche sur un environnement sensoriel ?
Immersive Theatre #2 : les espaces et le temps
Les ESPACEs
Dans Immersive Theatre #2 apparaissent divers espaces : espaces physiques et espaces perceptifs, espaces fixes et espaces mouvants. Au fur et à mesure des expérimentations, la dimension temporelle, dans un premier temps négligée, est apparue comme un élément fondamental dans la perception. Elle contribue aussi bien à l’écriture du corps dansant qu’à l’organisation de l’expérience perceptive du spectateur.
Les lieux de la performance
Un premier élément déterminant concerne les lieux de la performance : en situation théâtrale ou non. Ainsi, l’organisation de ces espaces constitutifs du dispositif peut être modifiée selon les contextes de diffusion. Premier exemple, le schéma du lieu pour la présentation aux Summer Studios de Bruxelles (août 2008) :
Deuxième exemple, la présentation au Festival Inside/Off [7] (Janvier 2009). Le lieu est organisé comme une petite salle théâtrale traditionnelle ; il est entièrement noir, il possède un espace scénique et un espace gradin pour le public, il est rectangulaire. Dans l’espace scénique, nous avons défini un espace de captation délimité par 4 microphones, un espace de visibilité, éclairant seulement 2 des 4 microphones ; au-delà de cet espace, il y a l’espace du public, frontal. L’espace de diffusion du son est tourné vers le public, il englobe une partie de l’espace scénique et l’espace du public.
Autre exemple, autre situation, la présentation au Musée d’Art Contemporain de Nice (MAMAC - mars 2009) [8] :
Le lieu dans lequel est effectuée la performance a une forme hexagonale et est coupé en deux parties (2/3-1/3) par un mur. Le dispositif est composé de 10 enceintes réparties circulairement dans l’espace. L’espace de captation est délimité dans l’espace 2/3, par 6 microphones sur pieds. Il y a deux musiciens, l’un pour le traitement en temps réel, l’autre pour la spatialisation. Ils sont situés au pied du mur de séparation, face à l’espace de captation dans lequel évolue le corps-performer. Il n’y a pas dans cette configuration un espace de visibilité et un espace d’invisibilité ; l’ensemble de la salle est éclairé, seul l’espace correspondant à celui des captations a une lumière renforcée. L’espace de diffusion du son immerge le public en l’encerclant mais ne se confond pas avec l’espace de captation.
En analysant les différents contextes performatifs expérimentés, il se dégage plusieurs espaces : l’espace du lieu, l’espace de captation, l’espace de diffusion, l’espace du public, l’espace du visible, l’espace de l’invisible, l’espace acoustique. Certains de ces espaces peuvent se superposer ou peuvent se recouper. Ainsi dans le dispositif du Mamac, l’espace de diffusion correspond à l’espace du public, alors que dans l’installation à Turin, l’espace de captation recoupe l’espace de visibilité — l’espace éclairé et l’espace d’invisibilité. Ainsi l’espace comme catégorie devient un élément pour l’écriture de la corporéité, dans un jeu de construction et de déconstruction, de déplacement.
L’espace scénographique : espace de captation et espace de la danse
Quelle que soit l’installation (scène théâtrale ou non, microphones suspendus ou sur pieds), les microphones font partie intégrante de l’espace de la danse. La contrainte technique de leur présence a été intégrée comme parti pris à l’espace scénographique et de fait ils contribuent également à l’espace chorégraphique.
- Exemple de la présentation au Festival Inside/Off (Turin) : les quatre micros suspendus. Dans les situations théâtrales, les microphones sont suspendus. Dans le cas de la présentation à Turin, les deux microphones avant étaient dans la zone éclairée, les deux microphones arrière étaient dans la zone obscure. Ainsi, le spectateur n’en perçoit que deux. Les hauteurs varient : dans la lumière, le microphone plus avant est à hauteur de bouche, le second microphone est à hauteur de sternum ; dans l’obscurité, le microphone latéral est au-dessus de la tête de la danseuse, le microphone central est à hauteur de cuisse. Ces hauteurs ont une incidence sur la prise de son et la position de la danseuse par rapport aux microphones. Le microphone non visible à hauteur des cuisses permet essentiellement une captation des sons au sol (les glissements et pas) et des percussions sur les jambes. Le microphone éclairé situé à hauteur de sternum est celui désigné pour la prise de son du début de la séquence « percussive » : le râle, percussion sternum, percussion sol. C’est également ce micro qui est utilisé au début de la séquence successive « vocale », pour la partie des respirations vocales. Ainsi, l’espace de captation détermine en partie l’espace de la danse.
Concernant les microphones dans la zone éclairée, ces différences de hauteur ont également une incidence visuelle pour le spectateur ; ils participent directement de la construction de l’espace scénographique. Comment alors cet espace scénographique peut-il contribuer à déplacer la perception du spectateur, et à créer une situation d’immersion pour le spectateur ?
- Exemple de la présentation du Mamac : les six micros sur pieds. Compte tenu des contraintes techniques du lieu, il n’était pas possible de suspendre les microphones ; ceux-ci ont donc été mis sur pieds. Cela a permis de délimiter des espaces : à l’intérieur du rectangle créé par les microphones sur pieds, l’espace de la danseuse, et de part et d’autre de cet espace, l’espace du public. Les deux autres faces du rectangle étaient fermées par la présence de deux murs ; les deux musiciens se situaient sur l’un des côtés. Toutefois, il y avait une grande proximité entre espace de la danseuse et espace du public qui se situaient à seulement cinquante centimètres des pieds de micro. Dans cette configuration, l’espace de captation correspond à l’espace de la danseuse. Il détermine un rectangle, sur un plan vertical et orthogonal. C’est la proposition initiale qui s’applique aux deux premières séquences : « gutturale » et « percussive ». Au cours de la troisième séquence, le plan de l’espace de captation va s’incliner, passant sur un plan horizontal, et changer de direction, passant sur un plan diagonal. Il entraîne avec lui l’espace de la danseuse. En effet, à la fin des respirations vocales, c’est-à-dire dans la transition vers la voix continue, la danseuse accompagne cette voix ténue par un abaissement lent et continu d’un premier microphone sur le sol. Elle se relève, poursuit avec la voix continue dans une marche très lente en descendant la rangée des micros. Elle arrive au troisième microphone qu’elle va à son tour abaisser sur le sol. Ainsi de suite, jusqu’à ce que les quatre microphones situés aux angles du rectangle soient tous couchés au sol. La séquence vocale s’achève ainsi, la danseuse est assise au sol les jambes étendues devant elle. Elle se tait, alors que peu à peu la nappe sonore disparaît. Commence alors la quatrième et dernière séquence du « glissé ». De par la nature du « glissé » et de l’effet résonateur qui lui correspond, cette séquence engage essentiellement l’espace horizontal au sol, pour le glissement des pieds sur le sol, des mains sur le sol ou de l’ensemble du corps. Dans cette dernière séquence, la danseuse est principalement sur le plan horizontal, créant parfois des remontées sur le plan vertical dans lesquelles elle se rapproche des deux microphones omnidirectionnels restés debout, avant de se fondre à nouveau au sol [9].
Dans cet exemple, il y a un double changement de l’espace, du vertical à l’horizontal, de l’orthogonal à la diagonale. Ce changement engage à la fois l’espace de captation et l’espace de la danseuse et par conséquent l’espace du corps-performer. L’espace de captation, qui dans un premier temps définissait l’espace de la danseuse, est à son tour déterminé par l’espace de la danseuse. Il y a un déplacement de l’espace scénographique sur un autre ordre spatial. Cela implique également un changement de relation par rapport à l’espace du public. Il n’est plus dans un rapport frontal à l’espace de la danseuse mais dans un rapport oblique ; il n’est plus au-dessous de l’espace de la danseuse mais à la même hauteur : au sol. Ces changements spatiaux engagent la perception du spectateur dans un déplacement et une mobilité.
L’espace de diffusion - l’espace de la danse
Le dispositif d’amplification du son est complété par une spatialisation en temps réel [10]. La spatialisation consiste à reproduire un (ou plusieurs) sons dans un espace tridimensionnel. Cet espace tridimensionnel repose pour autant sur une configuration spatiale physique, c’est-à-dire l’emplacement des enceintes.
La spatialisation a été expérimentée une seule fois, dans le cadre de la performance du Mamac en mars 2009. La spatialisation se caractérise par un espace et par un temps, comme le geste chorégraphique. Cet espace et ce temps vont s’associer aux qualités des sons amplifiés et à l’espace-temps du corps performer. Lors de la performance au Mamac la spatialisation venait essentiellement soutenir ou compléter l’énergie générée par le corps-performer. L’organisation de la spatialisation réclame de déterminer quel est le point référent central. Dans l’installation du Mamac, le point référent était l’emplacement des musiciens, c’est-à-dire au centre de la salle qui correspondait au centre du dispositif. À partir de ce point se dessinaient un devant/un derrière, une gauche/une droite. Ainsi, la spatialisation était organisée en termes de centre et de périphéries, d’éloignement et de rapprochement. En raison de l’organisation de l’espace au Mamac, l’éloignement peut renvoyer simultanément à un rapprochement. Le public étant situé de part et d’autre de l’espace de captation, lorsque le son se déplace de la droite vers la gauche, il s’approche du public à gauche mais s’éloigne dans le même temps du public à droite. En revanche, le déplacement du son entre le devant et le derrière est effectif de manière univoque pour l’ensemble du public puisque public-gauche et public-droit sont réunis devant le point central.
Le musicien qui active la spatialisation dialogue autant avec l’autre musicien et les sons amplifiés qu’avec le corps-performer. La spatialisation ouvre un troisième niveau qui enrichit la relation entre le son et le geste et élargit la présence corporelle. L’espace de diffusion contient en soi l’espace de la danse et l’espace du public. La spatialisation offre la possibilité, conceptuellement au moins, d’amplifier la présence de la danse jusqu’à confondre espace de la danse et espace du public. C’est un des chantiers principaux à reprendre lors de la phase finale de recherche.
Temps et temporalité
Dans l’écriture de la présence corporelle, la dimension temporelle compte autant que la dimension spatiale. Ainsi, les quatre distinctions structurelles (guttural, percussif, vocal, glissé) constituent en réalité des espaces-temps. Sur la définition de ces espaces-temps repose la possibilité d’engendrer un environnement sensoriel. Le temps est une catégorie qui permet de stimuler une perception différente. Ainsi, dans Immersive Theatre #2, la temporalité dominante est une temporalité dilatée, très lente et microscopique, qui pourra conduire le spectateur vers un autre état.
Corps-performer et corps-son, corporéité
Comme je l’ai exposé dans la grille, chaque état renvoie à une correspondance qualitative entre le geste et le son. Mais le principe de relation entre le geste et le son permet de donner une présence à chaque état. La relation repose sur le principe du feedback, principe d’intéraction et de réinjection de l’un à l’autre. Comment est défini ce principe dans le dispositif d’Immersive Theatre #2 ? Comment ce principe soutient la construction d’une corporéité ? L’écriture de la corporéité s’articule à travers ces états car ils contiennent la matière corporelle du performer et du son. De geste et de son l’on passe à un corps-performer et un corps-son dont la rencontre génère une corporéité amplifiée. À partir des expérimentations réalisées, je citerai trois modalités de relation entre le corps-performer et le corps-son.
Relation Vibratile : exemple de « la voix continue ».
La troisième séquence intitulée « vocale », initiée par les respirations vocales, se transforme vers la voix continue. La voix de la danseuse se transforme peu à peu en une note unique, continue, qui est gonflée, prolongée et amplifiée dans l’espace par le traitement du son en temps réel. La condition première pour assurer la création de cette nappe sonore à travers l’effet du shuffle est que la danseuse trouve la limpidité et netteté de sa voix. Mais ensuite l’amplification génère des vibrations qui résonnent dans le corps-performer. Ces vibrations l’envahissent et régénèrent ainsi la voix de la danseuse. Au fur et à mesure que la nappe sonore se développe, les deux sources (la voix de la danseuse et l’amplification) s’entrelacent et ne font plus qu’une. Il n’y a pas de linéarité causale entre l’une et l’autre ; elles interagissent à jeu égal. La relation passe d’un plan linéaire et bi-dimensionnel à un plan circulaire et phénoménologique, dans lequel se développe une organicité vibratoire.
- Extrait sonore, Mamac Immersive Voix.
Le CORPS À CORPS : exemple de la séquence « percussive » et la spatialisation
J’ai décrit précédemment comment j’ai pu ressentir dans certaines situations une impulsion donnée par le son qui s’insinue en moi, dans mon corps et générait une gestuelle particulière. Le son intervient dans la danse, à la manière d’un danseur. Il génère à son tour du geste.
C’est le cas par exemple dans la séquence « percussive ». Cette séquence commence sans amplification, par la prise de son du signal — râle, percussion du sternum avec la main, percussion du pied au sol —, laissant entendre le matériau sonore brut du corps-performer. Ce signal est enregistré pour constituer une boucle que le musicien pourra traiter avec l’effet freeze. La danseuse poursuit un instant cette succession de sons, commençant à être déplacée sous l’effet percussif du râle et de la percussion de la main sur le sternum. À un certain point, le musicien envoie la boucle de sons, enregistrée et traitée, plusieurs fois de suite de manière sèche et brève. À partir de ce moment, la relation va s’inverser : du son comme input sur le corps-performer, le son constitue alors un corps. À plusieurs reprises, j’ai été manipulée par le son comme j’aurais pu l’être par un autre danseur, en ce sens que j’éprouvais une sensation corporelle et musculaire à son impact [11].
Cette sensation fut accentuée lorsque nous avons rajouté la spatialisation. Il se crée un choc d’un corps contre un autre. Dans cette séquence, caractérisée par une énergie percussive, il y a percussion de l’extérieur vers une partie du corps-performer. À travers la spatialisation, le son amplifié agit clairement comme un corps extérieur sur le corps de la danseuse. À chaque rebond de ces sons fragmentés, de droite à gauche de l’espace de captation, la danseuse située au milieu les reçoit. Le son ainsi jeté de part et d’autre de l’espace de la danse percute sur son trajet le corps-performer, le conduisant dans une nouvelle direction.
Il se crée ainsi un corps à corps entre le corps-son et le corps-performer. Celui-ci, poussé par l’amplification du son, continue à en générer. Ces sons correspondent à l’état sensuel qui se développe en lui au contact de ce corps-son ; ils sont simultanément captés et donc réinjectés dans la matière du corps-son. Et ainsi de suite. Il se crée une boucle interactive entre les deux corps, à travers laquelle se construit la danse.
Le son corps autonome : exemple du « résonateur »
Les paramétrages pour l’amplification offrent la possibilité d’isoler une boucle dans le signal qui sera enregistrée en temps réel et pourra être immédiatement utilisé de manière autonome par rapport au signal sonore fourni par le corps-performer. Cela permet au musicien de maintenir une présence sonore indépendamment du signal fourni par le corps-performer. Les effets shuffle, freeze et delay offrent cette possibilité. Cela amplifie les possibilités de jouer sur les absences/présences des deux corps.
- Extrait sonore, Mamac Immersive Glissement.
La séquence du résonateur associée au geste « glissé » est caractérisée par une temporalité continue, un espace relativement horizontal, une corporéité ronde et cristalline. Dans cette séquence, nous recherchons un jeu de relais entre le geste et le son, de façon à ce que la continuité ne soit jamais interrompue. Le corps-performer peut suspendre son geste mais ce ne sera pas un arrêt car le geste sera prolongé et poursuivi par le corps-son. Inversement le corps-son peut être un instant silencieux mais la danse ne sera pas interrompue car elle résonne à travers le geste du corps-performer. Jeu de relais dynamique de mobilité et immobilité des corps. Ce jeu de relais peut être renforcé par un jeu entre visible/invisible et sonore/silence. En effet, dans la mesure où le lieu de la performance le permet, le jeu de relais entre le geste et le son se réalise dans un double espace, l’espace du visible (espace éclairé) et l’espace de l’invisible (espace obscur). Le corps-son peut se déployer en l’absence visible du corps-performer, le corps-performer peut être visiblement présent en l’absence sonore du corps-son. De cette manière, la dimension sonore constitue un corps à part entière, distinct et autonome par rapport au corps-performer.
Conclusion : un ré-équilibrage des sens, l’écriture chorégraphique.
Voilà comment, en puisant dans la dimension sonore de la perception, j’ai tenté de dégager des clefs pour l’écriture d’une corporéité multisensorielle et multidimensionnelle. Le premier niveau que cette première phase de recherche a permis d’identifier est relatif à la dimension corporelle du geste et du son, à travers l’identification des correspondances entre les qualités corporelles et les qualités sonores. Elles définissent une plasticité commune, qu’il s’agira de modeler en jouant sur ces différentes qualités, dans un rapport allant de la synchronie à la désynchronie totale. Cela constitue un premier stade vers le développement d’une corporéité multisensorielle, c’est-à-dire une corporéité qui s’étende par-delà le corps physique du danseur. Le deuxième niveau est relatif aux spatialités, dans la relation au dispositif technologique et à la construction d’une corporéité multidimensionnelle. Cette dimension est beaucoup plus complexe que ce qui a été pour l’instant expérimenté, et en cela cette première phase de recherche demeure très schématique. J’ai pu identifier les différents espaces en jeu pour la création d’un environnement sensoriel qui tend à abolir la distance entre le sujet-spectateur et la présence de la danse, vers une expérience de l’immersion. Mais maintenant que ces espaces sont identifiés, il va falloir en saisir les différentes sous-catégories et déterminer des modalités de relation entre ces espaces qui permettent de se dégager des cadres perceptifs traditionnels.
Le dispositif d’Immersive Theatre #2 n’est donc pas encore abouti. Plusieurs questions sont encore en suspens, particulièrement par rapport aux modalités d’immersion du spectateur. Comment penser l’immersion ? Comment la concrétiser à l’intérieur d’une expérience esthétique ? Du point de vue du fonctionnement de la perception, le rapport entre la vision et l’ouïe peut être conflictuel. Cela implique d’inclure dans l’écriture chorégraphique un équilibrage entre la présence visible du corps dansant et sa présence audible. Pour cette raison, un travail de lumière et de scénographie va être initié. Le choix est celui de l’obscurité, une lumière très basse grâce à laquelle le corps-performer n’est visuellement perceptible que comme trace évanescente, fragile. De plus, la lumière devient un élément actif dans l’écriture de la corporéité en tant qu’elle définira des spatialités dans l’espace scénique : espaces éclairés, espaces obscurs à l’intérieur desquels le corps-performer naviguera. La danse se déroulera par-delà la visibilité. Elle sera présente à l’intérieur de la multiplicité des espaces du visible, de l’invisible, du sonore et du silence. Je cherche à créer des jeux de relais entre tous ces espaces et ces corps, corps-performer, corps-son [12].
Enfin, l’enjeu de cette recherche se resserre sur le questionnement des fondamentaux relatifs au corps, au corps dansant, à la perception et à l’expérience esthétique. Je souhaite m’inscrire plus fortement dans le champ des Performances Studies en ce qui concerne le lien entre les sens et l’expérience esthétique (Lepecki et Banes, 2007 ; Schechner, 2003), approfondir la relation entre des questionnements ethnologiques et des questionnements esthétiques, en plaçant au centre l’expérience performative et la corporéité, pour pouvoir envisager l’hypothèse suivante : les possibilités de déplacer la présence du corps de l’organisation pondérale à une organisation multisensorielle.