Un nouveau modèle de la parenté. À propos de La parenté de Laurent Barry

BARRY Laurent, 2008, La parenté, Paris, Gallimard, Edition Folio Essais

L’éditeur Gallimard a fait un pari courageux en publiant un gros ouvrage sur un sujet dont on dit volontiers, comme le remarque la quatrième de couverture, « qu’il n’y a plus rien à en dire ». Qu’on l’ouvre ! On y trouvera en effet, non pas un nième parcours érudit ou déconstructiviste à travers les concepts développés il y a 60 ans dans Les Structures Elémentaires de la Parenté de Lévi-Strauss (1947), mais un essai ambitieux qui propose de prendre le relais et de continuer le chemin de ce dernier, même si cela signifie forcément de s’éloigner de lui. La Parenté de Laurent Barry présente un modèle qui vise, pour la première fois, à rendre pleinement compte de l’universalité et de la variété des prohibitions matrimoniales, en s’appliquant, non seulement à certaines structures spécifiques (comme les « structures élémentaires »), mais à la totalité des systèmes matrimoniaux connus. Ceci concerne notamment les systèmes que le modèle lévi-straussien, basé sur l’idée d’alliances matrimoniales entre groupes de filiation exogames, n’a jamais pu intégrer : tels les systèmes « endogames » comme on les trouve dans le monde arabe ou dans l’ancienne Chine, où l’alliance matrimoniale se conclut au sein d’un même groupe de filiation au lieu de relier des groupes distincts, ou les systèmes « complexes », comme ils prévalent en Europe, où les groupes de filiation, s’ils existent, ne sont pas déterminants pour les interdits matrimoniaux. Il est important de mettre entre guillemets ces qualifications familières, afin de saisir l’originalité de ce livre, qui consiste justement à montrer que le mariage arabe est tout aussi « exogame » que les autres, et que les systèmes cognatiques de l’Europe ne sont pas plus « complexes » que les systèmes indiens ou australiens.

Si cette intégration, dans un modèle unifié, d’un vaste spectre de systèmes jusqu’à présent supposés incompatibles, s’inscrit toujours dans le projet lévi-straussien de comprendre les structures de parenté comme autant de variations d’un même principe, elle implique toutefois deux modifications radicales par rapport à la théorie classique, en ce que ce modèle unifié ne fait plus référence, ni à la filiation, ni à l’alliance. La thèse principale de ce livre consiste en effet à postuler que les prohibitions de l’inceste s’expliquent, partout et toujours, par un principe d’exogamie des groupes de parenté – mais que ces groupes de parenté ne coïncident pas forcément avec des groupes de filiation, et que ce principe d’exogamie ne remplit pas en premier lieu une fonction d’alliance.

Le modèle que propose ce livre part du constat que toutes les sociétés possèdent la notion d’une certaine relation entre individus qui les empêcherait d’avoir des rapports sexuels entre eux, et qui serait constituée et transmise par la génération. Si cette relation – la « parenté » au sens strict que l’auteur réserve à ce terme – se trouve souvent conceptualisée comme une sorte de « consubstantialité » entre les individus (qu’elle soit biologique, juridique ou spirituelle), la présence de telles représentations émiques n’est pas pour autant constitutive de la notion de la parenté. Comme le montrent les avatars de la parenté européenne dont ce livre développe l’histoire sur 200 pages, les conceptualisations de la parenté peuvent profondément changer même si son principe reste le même. Qu’on la conçoive en termes de positions terminologiques, d’identité spirituelle ou de patrimoine génétique partagé, le point essentiel est l’existence de prohibitions sexuelles qui, dans la conception de toutes les sociétés et quelle que soit leur rationalisation, se transmettent par voie généalogique, des parents aux enfants – avec pour conséquence que la portée et l’orientation de ces prohibitions dépend fondamentalement de la manière dont on conçoit les rôles relatifs des deux sexes dans cette transmission.

Les diverses combinaisons logiquement envisageables de ces rôles – transmission par les femmes, transmission par les hommes, transmission d’une partie par les femmes et d’une autre par les hommes, enfin transmission indifférenciée par les deux sexes – engendrent alors autant de différents systèmes d’interdits sexuels et matrimoniaux : entre parents utérins, entre parents agnatiques, entre parents parallèles ou entre parents cognatiques – bien entendu, non pas au sens où chaque système interdirait une autre partie des parents, mais où chaque système, interdisant toujours tous les parents, définit les « parents » d’une autre manière. Or, chacun de ces quatre systèmes d’interdits envers les « parents » circonscrit, en creux, quatre systèmes de préférences pour les « non-parents » les plus proches (en adoptant ainsi le principe du « mariage au plus proche » de Françoise Héritier) : si la parenté est utérine, les conjoints idéaux sont les agnats (comme dans les systèmes de « mariage arabe »), si elle est agnatique, on cherchera à épouser les utérins (comme dans l’ancienne Chine), si elle est parallèle, on préférera les croisés (la règle caractéristique des « structures élémentaires »), et si elle est cognatique, on se mariera là où le lien généalogique est distant ou simplement absent (comme c’est le trait caractéristique des « structures complexes »).

Délibérément détachée de toute considération de la morphologie sociale, cette nouvelle systématique des structures de parenté entraîne une profonde réorganisation du champ qui peut parfois surprendre : lorsque des sociétés fortement patrilinéaires qui préfèrent explicitement se marier au sein du patrilignage (comme les Peuls) figurent dans la même catégorie que des sociétés matrilinéaires réputées ne reconnaître ni pères ni maris (comme les Na), il n’y a vraiment plus de doute que la filiation et l’alliance ont cessé d’être des déterminantes de la « parenté » comme le conçoit l’auteur. De tels réaménagements seraient difficilement compréhensibles s’il s’agissait seulement de proposer une nouvelle systématique des structures de parenté, pour unifiée qu’elle soit, et non pas aussi une nouvelle manière de penser la parenté et de resituer la place que son étude peut occuper au sein des sciences sociales. Plutôt que de discuter en détail la validité empirique du modèle – que jugeront les spécialistes des sociétés sur lesquelles l’auteur appuie son argument [1] – nous allons donc brièvement considérer ses implications théoriques et méthodologiques.

Considérons d’abord l’émancipation de la « parenté » (kinship) par rapport à la « filiation » (descent), qui constitue en effet le fondement de la reconstruction qu’entreprend ce livre. Pour comprendre l’importance de cette distinction, il faut noter qu’il s’agit ici, pour l’auteur, non seulement de deux institutions sociales, mais de deux types de structure tout à fait différents : les « groupes de filiation » sont des classes disjointes qui articulent la société, les « groupes de parenté » sont des réseaux relationnels centrés autour d’un individu. Or, contrairement à ce que Lévi-Strauss avait pu remarquer pour le cas particulier des structures australiennes, la « méthode [sociocentrée] de classes » et la « méthode [égocentrée] de relations » ne sont pas en général interchangeables : si toute classe peut être définie en termes de relations, l’inverse n’est pas vrai. Le modèle proposé par l’auteur se distingue donc surtout par une approche radicalement relationnelle de la parenté. S’il est vrai que cette approche n’est pas en soi nouvelle, ce livre l’emploie pour la première fois avec conséquence sur l’ensemble des systèmes de parenté, y compris ceux qu’on aurait pensé reposer sans ambiguïté sur une charpente de groupes de filiation. Notons entre parenthèses que ce refus de s’appuyer sur la morphologie sociale a comme effet collatéral une revalorisation systématique des relations que la concentration sur les groupes de filiation – et le plus souvent de patrifiliation – avait toujours tendance à obscurcir : à savoir les relations qui passent par les femmes. Ce n’est pas par hasard que le premier type de parenté que discute ce livre est la parenté utérine, trop souvent reléguée à l’état d’une « filiation complémentaire ».

Outre la conception relationnelle de la « parenté » comme la conçoit l’auteur, il faut noter comme deuxième trait caractéristique sa conception strictement généalogique (contrairement, par exemple, à une conception terminologique). Cette insistance sur la possibilité de tracer entre les parents une chaîne continue qui, à son tour, passe entièrement par des parents, tient du principe que la parenté serait non seulement transmise mais constituée par la procréation (et dans certains cas aussi par les rapports sexuels en soi, ce qui permet d’étendre le modèle aux interdits matrimoniaux concernant les affins). Cette concentration sur la sexualité comme source et véhicule de la parenté est dans un sens le revers de la quasi-définition de la parenté par l’empêchement des rapports sexuels (plutôt que des mariages !) – la prohibition de l’inceste viserait ainsi surtout, pourrait-on dire, à éviter le mélange de deux flux originaires de la même source. Soulignons que l’auteur ne nous propose jamais cette idée comme « explication » de cette prohibition, se défendant à juste titre contre le reproche de substantialisme. Si ce schéma s’avère toutefois essentiel pour sa conception de la parenté, ce n’est pas tant au niveau idéologique (« évitement de l’identique »), qu’au niveau structurel : car si les seules relations qui comptent pour la définition de l’inceste sont celles qui composent la chaîne de parenté entre les partenaires potentiels, ceci revient à dire que des tiers ne sont concernés que dans la mesure où cette chaîne passe par eux, c’est-à-dire en tant que parents – jamais en tant qu’alliés. Si on n’épouse pas sa propre sœur, c’est parce qu’on est son frère et non pas parce qu’on veut « avoir un beau-frère » (comme l’avait jadis avancé le fameux informateur de Margaret Mead). L’alliance, tout comme la filiation, ne s’impose plus comme raison des choix matrimoniaux.

Une parenté indépendante de toute organisation juridique ou résidentielle, une parenté devenue « affaire interne » du couple, une parenté qui n’obéirait qu’à ses propres lois – voici le domaine que ce livre arpente et circonscrit, et dont il proclame l’autonomie par rapport aux autres structures sociales. On peut cependant se demander si cette autonomisation ne risque d’aboutir à un îlot souverain dont trop de ponts ont été coupés. En effet, un certain nombre de phénomènes matrimoniaux sont restés sur l’autre rive. Car si la théorie que propose ce livre permet de réduire à une formule unique les interdits matrimoniaux fondamentaux de l’ensemble des systèmes connus, elle n’explique pas pour autant l’ensemble des interdits et prescriptions qui façonnent les structures matrimoniales. Et elle ne prétend pas les expliquer – les traitant comme des effets « secondaires » dus à des principes d’ordre et des stratégies qui se « surimposeraient » aux effets de la parenté proprement dite. Or ces effets « secondaires » ne sont pas des moindres – on y trouve par exemple la distinction entre échange restreint et échange généralisé, jadis au centre des études sur la parenté. À part l’aspect quelque peu arbitraire de cette distinction – qu’est-ce qui permettrait, en Indonésie par exemple, de qualifier l’interdit de la cousine parallèle patrilatérale comme « original », celui de la cousine croisée patrilatérale comme « secondaire » ? – la séparation entre effets originaux et effets secondaires est problématique en soi. Car elle est contraire à l’esprit de l’approche intégratrice que ce livre propose, et qui constitue sa force. Si la parenté, séparée de la filiation, ne peut pas rendre compte de la totalité des pratiques matrimoniales, il faudra les relier de nouveau, non pas pour subordonner la parenté à la filiation, mais peut-être pour repenser la filiation même sur le modèle relationnel que l’auteur esquisse de la parenté.

La mise à distance de l’alliance a encore un aspect plus profond. Après tout, l’ancienne théorie de l’alliance voulait expliquer non seulement comment fonctionnent les systèmes de parenté, mais aussi à quoi ils servent. Tâche dont une théorie sociale ne peut pas se défaire, comme le fait l’auteur dans sa conclusion, en écartant des questions qualifiées de « métaphysiques ». S’il relève bien d’un désir « métaphysique » de vouloir repérer une volonté derrière le mouvement régulier des planètes, il est en revanche tout à fait légitime de vouloir connaître la raison de la régularité que présentent les choix matrimoniaux des humains. Car si on renonce à attaquer cette question explicitement – en considérant notamment les effets que les règles matrimoniales ont sur l’organisation sociale – on risque de céder la place aux rationalisations métaphysiques qu’offrent les populations elles-mêmes – que ce soit « l’échange des substances », « l’évitement de l’identique » ou autres. En fait, l’auteur même ne laisse aucun doute que la règle de l’exogamie, dont il démontre de façon convaincante l’universalité, a bien un sens : garantir la différence. Encore faudrait-il savoir en quoi cette différence consiste et pourquoi elle importe. Est-ce qu’il s’agit ici d’une différence entre substances qui ne doivent pas être identiques pour pouvoir se mélanger ? D’une différence entre sujets qui ne doivent pas fusionner pour pourvoir communiquer ? Ou bien d’une différence entre relations qui ne doivent pas coïncider pour pouvoir se combiner en construisant un espace social ?

Si nous insistons sur ces questions, c’est parce que ce livre nous permet de les poser d’une nouvelle façon. Plus encore que ses résultats remarquables, c’est sa perspective qui change le paradigme pour les études de parenté : non plus traiter une organisation sociale comme un système de classification, découpant une société en segments disjoints pour ensuite les relier par une chaîne d’échanges, mais reconstruire, du point de vue de l’individu concret, la topologie locale de l’environnement qui conditionne ses choix les plus fondamentaux. La parenté est un des rares domaines où cette approche égocentrée est réconciliable avec une ambition universaliste. Ce livre en est la preuve.

La Parenté de Laurent Barry nous propose un modèle cohérent, radical, excellemment argumenté, à chaque page incitant au débat. Aucun spécialiste du sujet ne pourra se passer d’une confrontation avec ses thèses. Mais il s’adresse à un public bien plus large. Quiconque s’intéresse aux phénomènes de parenté ne peut en effet que profiter d’un tel dialogue, dont ses propres pensées sortiront enrichies, approfondies et transformées. Il est à souhaiter que la communauté des anthropologues, sociologues et historiens suivra cette invitation, et que ce livre contribuera à relancer la réflexion collective dans ce champ particulier où s’exercent, comme en modèle, les concepts fondamentaux des sciences sociales.

add_to_photos Notes

[1Bien que conçu comme universel, le modèle présente une base empirique quelque peu inégale : l’Afrique et la Chine dominent les exemples des structures endogames, l’Europe occupe toute la présentation des structures complexes, et la discussion des structures élémentaires, illustrées par l’Inde de Sud, la Nouvelle-Guinée et encore une fois l’Afrique, fait le détour des terres classiques de ces systèmes que sont l’Australie et l’Indonésie. Mais surtout, on peut s’étonner sur l’absence quasi-totale des Amériques, compte tenue de la contribution remarquable des Américanistes (notamment en Amazonie) au progrès de la théorie de la parenté dans les dernières décennies. Etant donné l’orientation parfois très différente de leurs modèles par rapport à celui que propose le livre présent, il faut espérer que l’auteur prendra la prochaine occasion pour nouer le dialogue avec le Nouveau Monde.

Pour citer cet article :

Klaus Hamberger, 2009. « Un nouveau modèle de la parenté. À propos de La parenté de Laurent Barry  ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2009/Hamberger - consulté le 29.03.2024)
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