Cet ouvrage est difficilement classable dans la production académique en sciences sociales pour deux raisons. Pour sa forme, d’abord. Il s’agit d’un livre-entretien, construit autour de soixante-six questions courtes posées à Florence Weber par Julien Ténédos, réparties dans six chapitres de taille inégale. Pour son contenu, ensuite. Ce livre apparaît comme une parenthèse, un bilan dans l’œuvre de l’auteure, mais un bilan non définitif qui est dressé de façon honnête et pondérée et qui doit servir de point de départ à de nouvelles recherches sur l’économie domestique et plus précisément sur la notion du care (entendu dans les milieux médico-sociaux comme la prise en charge des personnes dépendantes).
Le livre s’ouvre en retraçant les étapes du parcours intellectuel et institutionnel de Florence Weber. Sa carrière débute à la fin des années 1970, à une époque où l’étude du monde rural était soit l’objet de l’anthropologie structurale, largement anhistorique et à visée universaliste, soit celui de l’ethnologie de la paysannerie, essentiellement folklorisante et peu propice à la réflexion scientifique. Ses premiers travaux sur la société paysanne sont donc d’abord motivés par une position critique vis-à-vis de ces traditions universitaires, mais aussi par un souci de replacer systématiquement ses propres observations dans leur contexte historique et par un refus du « grand partage » entre l’Occident et les Autres. Très tôt, Florence Weber est marquée par la posture morale qu’exige le travail ethnographique : rendre compte honnêtement de la vie des « indigènes » et traiter chacune de leur histoire avec neutralité. Cette moralité du chercheur (morale ordinaire) devient sa méthode (morale scientifique) et exige en retour une réflexion sur la place du chercheur en situation d’enquête.
On apprend ainsi que c’est presque par hasard, sous l’influence des enseignants de l’École Normale Supérieure (ENS), que Florence Weber constitue progressivement son objet de recherche. Du monde paysan, son intérêt bascule vers l’étude de la culture ouvrière (1989) puis de la parenté contemporaine (2005). Ses premières recherches sur le monde ouvrier portent sur le travail domestique avec en point de mire le jardinage (1998). Le chapitre 2 de L’économie domestique rappelle que cette pratique exclusivement masculine dérive de l’économie de subsistance développée par les classes populaires au XIXe siècle et qu’elle a connu un écho très favorable de la part du patronat (malgré la généralisation du salariat dans les années 1950-60). En promouvant les compétences domestiques des femmes à l’intérieur de la maison et les loisirs productifs (tel le jardinage) des hommes à l’extérieur de celle-ci, la bourgeoisie philanthropique a trouvé un moyen de moraliser et de stabiliser sa main-d’œuvre ouvrière (41-42).
Quels liens peuvent être tracés entre les premières études de Florence Weber sur « le travail à-côté » en milieu ouvrier et ses travaux actuels sur la parenté (47-54) ? Le livre-entretien de Julien Ténédos en révèle au moins trois : a) l’étude sur Montbard (1989) souligne l’importance de la dimension familiale des pratiques sociales dites « à-côtés » puisque « ni les hommes sans travail ni les hommes sans famille [n’y] participaient complètement » (44) ; b) la scène sociale particulière du « travail à-côté » est codifiée par des règles strictes qui encadrent les échanges selon deux logiques : celle de la réciprocité et celle d’une spirale sans début ni fin. Le premier cas correspond à une logique de don/contre-don ponctuel, le second à une logique de solidarité où le refus de rendre ou de recevoir peut conduire à l’exclusion [1]. Comme pour la parenté, ces différentes logiques d’échange sur la scène du « travail à-côté » sont donc commandées par l’appartenance ou non à certains collectifs ; enfin c) l’économie domestique contemporaine s’est scindée entre, d’une part, la production de biens à la marge de la sphère marchande (moins importante que dans le passé) et, de l’autre, le care (dont la part croît proportionnellement à l’augmentation de l’espérance de vie et des insuffisances de l’État social). Or, le care repose presque exclusivement sur des logiques familiales, ce qui a conduit l’auteure à partiellement réorienter ses thèmes de recherche.
Le don/contre-don, comme la spirale d’échange, impliquent que les indigènes calculent, évaluent et mesurent ce qu’ils produisent, donnent et reçoivent. La mise au jour de ces procédures est loin d’être évidente. La difficulté est liée au fait que les individus calculent différemment dans le quotidien de l’économie domestique et sur la scène marchande réglée par le droit. Dans le cas du jardinage, les ouvriers refusent par exemple de mesurer le temps passé à jardiner comme ils comptent le temps passé à travailler. De même, ils se montrent incapables d’évaluer la surface du lopin qu’ils cultivent avec autant de précision que la surface du jardin qu’ils louent (fixée par un contrat). L’économie domestique rappelle ainsi que plusieurs cadres d’évaluation coexistent selon que l’on se situe dans ou hors de la sphère du marché (78-80). L’apport de Florence Weber a été de révéler les insuffisances de la modélisation du calcul économique telles qu’elles apparaissent à la frontière de ces « scènes sociales », et de suggérer que chaque scène privilégie une façon particulière de compter et de mesurer (88-90).
L’entretien mené par Julien Ténédos suggère cependant que l’objectif final de Florence Weber reste la rationalité épistémique à des fins de modélisation économique (chapitre 4). La sociologie n’est pas seulement compréhensive, elle doit s’assurer une visée explicative et un dialogue avec les autres disciplines des sciences sociales. Weber affirme notamment que l’ethnologie permettrait, par exemple, d’enrichir les définitions du bien-être et de la perception des contraintes de la part des acteurs. Un rapprochement avec cette discipline permettrait également de mieux discerner l’atome de base de la modélisation : faut-il considérer que l’individu est bien l’élément premier du calcul économique ? Selon les scènes sociales, n’y a-t-il pas des situations où il serait plus logique (et plus juste) de prendre comme unité élémentaire le ménage, la maisonnée ou la lignée ? Evidemment, un tel rapprochement soulève de nombreuses difficultés : pour l’économiste qui doit accepter de donner un peu de "chair" à son Homo œconomicus, et pour l’ethnographe qui doit accepter de ne plus tendre à l’exhaustivité et de simplifier ses résultats pour permettre une généralisation nécessaire à la modélisation.
Pourquoi ce dialogue entre la sociologie et l’économie est-il aujourd’hui si nécessaire pour Florence Weber ? Parce que la question du care doit émerger sur le devant de la scène publique au moment des débats sur la refonte de l’État-providence. Après avoir tracé un bilan des changements intervenus dans la sphère de l’emploi (chapitre 5), L’économie domestique montre que la fin de la stabilité du travail salarié a conduit à fragiliser les solidarités familiales et à saper les fondements de l’État social. Dans ce contexte, et parallèlement à l’allongement de la durée de la vie qui accroît la dépendance des personnes âgées envers la société, un dialogue entre l’économie et la sociologie doit permettre de montrer l’importance et l’utilité des charges de famille dans le système de l’économie domestique. La collaboration de Florence Weber avec le Centre d’Études de l’Emploi (CEE) atteste de sa volonté de poursuivre la voie interdisciplinaire (chapitre 6) et de mener à son terme ses travaux, avec l’économiste Agnès Gramain, sur la question du care (voir par exemple Weber 2006).
Un livre d’entretien ne permet pas la même hiérarchisation des arguments qu’un livre classique. Le lecteur de cet ouvrage devra donc s’attendre à voir cohabiter anecdotes et problématiques scientifiques dans un même passage sans aucune transition. Mises à part ces quelques maladresses de construction (le chapitre 3, par exemple, dénote du reste de l’ouvrage en se centrant presque exclusivement sur une série de conseils méthodologiques et stratégiques pour les jeunes étudiants en ethnologie, laissant de côté le fil directeur du livre), somme toute peu gênantes, et les limites inhérentes au genre autobiographique (illusion rétrospective, sélectivité des thèmes abordés), L’économie domestique se présente comme un livre important. Il s’agit d’abord d’un bel exemple de réflexivité grâce auquel Julien Ténédos parvient à dévoiler le mode de construction et l’évolution des problématiques de recherche de Florence Weber. La découverte du monde académique relativement clos de la sociologie française, centré sur Paris et ses grandes écoles, et notamment sur l’ENS, est à ce titre particulièrement intéressante. Il s’agit ensuite (et surtout) d’une synthèse importante qui ouvre la voie à un programme d’échanges entre la sociologie et l’économie sur la question déterminante des liens entre structures familiales et emploi. Enfin, ce petit livre montre avec force l’importance spécifique de l’approche ethnographique qui, en complément à une approche statistique, permet une réflexion constante sur l’engagement et la distanciation du chercheur vis-à-vis de son terrain.