Introduction
Les métiers de centres d’appels sont considérés, tant dans l’opinion publique que dans les travaux de recherches, comme des métiers difficiles. Parmi les conditions de travail stressantes souvent décrites (Taylor & Bain, 1999 ; Buscatto, 2002), figure le fait de travailler dans un environnement bruyant (Planeau & Robinet, 2003) dû aux conversations simultanément menées au téléphone et aux bruits provoqués par l’usage des artefacts tels que clavier, souris et récepteur téléphonique. Nous sommes prudentes quant à une définition arrêtée a priori de « bruit », d’une part à cause de notre démarche empirique, qui veut que cette catégorisation émerge en situation, par les participants eux-mêmes, de leur point de vue. D’autre part, à cause de l’ambiguïté entourant la notion de « bruit » vu la contamination entre l’aspect informationnel du bruit et l’aspect énergétique. En effet, la représentation dominante est celle de la valeur chiffrée, et chacun parle du bruit avec les mots de cette représentation dominante, même si le sens qu’en donnent les participants n’a que peu à voir avec les décibels (Laroche & al., 2003 : 488).
Le « bruit » se définit-il uniquement et simplement comme un « son indésirable » (Laroche & al., 2003 : 480), « d’intensité variable, dépourvu d’harmonie, résultant de vibrations irrégulières », et donc nuisible ? Du point de vue informationnel et linguistique, il est ce qui altère ou perturbe la transmission d’un message, le « signal ». Il est le « parasite » de la communication, et donc le « problème » par excellence (Augoyard, 1989). En effet, le bruit constitue le facteur le plus préjudiciable de l’environnement intérieur des bureaux, en particulier des open offices (Keränen & al., 2007), dont l’écologie est proche de celle des centres d’appels. En open office, la source de bruit qui déconcentre le plus est le parler et les activités humaines (Helenius & al., 2007), appelé distractive speech noise.
Cependant, la relation entre « bruit » et « gêne », qui en découle, est complexe, faute d’outils capables d’obtenir une saisie directe de la gêne, et d’une définition du bruit autre que l’énergie acoustique des événements sonores (Laroche & al., 2003). De par cette complexité, ainsi que l’ambiguïté de la notion de bruit, ethnographier le « bruit » en centre d’appels se révèle être à la fois un défi, et une opportunité empirique. En adoptant un point de vue émique (Winkin, 1981), nous choisissons de prendre en compte la définition et l’interprétation qu’en donnent les téléopérateurs des deux centres d’appels, lorsqu’ils considèrent certaines conduites comme « bruyantes » ou lorsqu’ils produisent et infèrent en situation le sens des différentes « productions sonores » caractérisant l’activité de plateau.
Après avoir exposé la méthodologie et nos démarches de terrain respectives, notre article s’organisera en deux parties. La première présentera les différentes conceptions du « bruit ambiant », dépendant des points de vue et des acteurs, qui nous permettra de clarifier la notion de « bruit ». La seconde partie analysera en détail les expédients sonores mobilisés in situ par une équipe de téléopérateurs en action et leur pertinence en termes de ressources pour la coordination et la coopération sur les plateaux.
Approche théorique et méthodologie
Notre étude du « bruit » ou plus exactement des « occurrences sonores » (Thibaud, 1991), préserve le caractère émergent, contextuel et situé de cette production de « sons » sur les plateaux de centres d’appels. Nos deux approches ethnographiques s’inscrivent dans le courant des Workplace Studies (Heath et al, 2000). Ce courant, qui s’inspire des travaux en Computer Supported Cooperative Work (Travail Coopératif Assisté par Ordinateur), de l’approche de la cognition distribuée, de l’anthropologie des sciences et des technologies, ainsi que de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967 ; Emerson & Pollner, 2001), préconise l’étude naturaliste et détaillée des pratiques quotidiennes de coordination et de coopération dans des contextes de travail très technologisés. Etudiant principalement les « centres de coordination » (Suchman, 1997 ; Heath & Luff, 2002 ; Grosjean, 2005 ; Mondada, 2008 ; Fele, 2008) dont les caractéristiques essentielles définissent également, selon nous, les centres d’appels, les Workplace Studies ont démontré l’usage situé, contingent et social des nouvelles technologies ainsi que des nombreux autres artefacts — documents papier, affichages, outils. Elles ont souligné le partage et la mobilisation contingente et experte de la part des membres des équipes, d’un répertoire de « ressources sémiotiques » variées (prosodie de la voix, posture du corps, gestes, usage des artefacts...) (Goodwin, 2000) grâce auxquelles toute performance est rendue mutuellement audible, visible et intelligible aux autres, en leur permettant ainsi de coordonner leurs actions de manière séquentielle et de s’entraider. Nous inspirant de ces études, nous avons séjourné dans deux centres d’appels, pour réaliser une ethnographie des activités des téléopérateurs par prise de notes sur le vif propre à la branche de la « new ethnography » (Emerson, 1983 ; Emerson, Fretz & Shaw, 1995 ; 2001) ainsi qu’une ethnographie vidéo à la manière de la « branche vidéo de l’analyse de conversation » (ten Have, 1999). Le premier centre d’appels est situé en Espagne [1], le deuxième à l’île Maurice [2].
Nos deux ethnographies questionnent plus particulièrement la pertinence de la relation entre le travail en train de se faire et les « sons donnés à entendre » (Thibaud, 1991 : 64). Elles montrent que les membres d’une équipe en action s’orientent vers les multiples « productions sonores » comme étant « performatives ». Elles sont perçues davantage comme des ressources pour l’activité collaborative permettant aux téléopérateurs de rendre leurs activités mutuellement accessibles et compréhensibles aux collègues du plateau, que comme gêne. Entendre les « sons » permet l’intelligibilité réciproque des actions et des difficultés et besoins d’aide des uns et des autres, mais assure également, selon le modèle de la « cognition distribuée » (Hutchins, 1995 ; Conein, 2004), la circulation et le partage des informations indispensables au travail : les « expédients sonores » parviennent à émerger du bruit ambiant et à atteindre les destinataires appropriés.
1. Le « bruit ambiant » comme nuisance sonore ou comme synonyme d’activité ?
Avant de décrire et d’analyser dans le détail les occurrences spécifiques propres à la « culture sonore » (Thibaud & Odion, 1987) des centres d’appels, dans cette première partie de l’article, nous passerons en revue les diverses conceptions du « bruit ambiant » des plateaux téléphoniques, selon des points de vue différents : ergonome ou médecin du travail, ethnographe, supérieur hiérarchique, ou bien téléopérateur.
1.1 « Bruit » comme « nuisance sonore » en ergonomie et en médecine du travail
De nombreuses études concourent à affirmer que les activités du tertiaire, et plus particulièrement celles des centres d’appels, seraient désormais touchées par le problème de la nuisance sonore, au même titre que les secteurs traditionnels de l’industrie mécanique, de l’agro-alimentaire ou du BTP. L’enquête de l’INRS (Planeau & Robinet, 2003) place le bruit parmi les contraintes de travail spécifiques aux centres d’appels et parle des niveaux sonores trop élevés auxquels les téléopérateurs sont quotidiennement soumis. Le bruit ambiant sur les plateaux téléphoniques et le volume de réception dans les casques d’écoute, dû au nombre de conversations simultanées, peuvent s’avérer pénibles, voire dangereux. Les auteurs s’interrogent sur les conséquences et les dangers en terme de surdité professionnelle, de fatigues auditives, ou de fatigue chronique, contribuant à augmenter les erreurs, l’absentéisme et la rotation de l’emploi. Suite à ces constats, médecins du travail, ergonomes et ingénieurs acoustiques coopèrent à l’élaboration de fiches pratiques de prévention qui proposent une série de solutions et de recommandations, dont l’aménagement et la conception ergonomique des bureaux. Néanmoins, visant la correction acoustique des locaux, et n’intègrant que l’aspect nuisance sonore, sans essayer de resituer le « bruit ambiant » dans le contexte quotidien et contingent du travail, ces recommandations de l’INRS négligent la fonctionnalité des « conduites sonores » qui accompagnent l’activité de téléopérateurs travaillant « l’un à la portée d’écoute de l’autre » et qui assurent des prestations de service de qualité par la coordination, comme nous le démontrerons par la suite.
1.2 Bruit comme source d’étonnement pour l’ethnographe du travail
Les impressions rédigées lors de nos premières observations du travail dans les centres d’appels mentionnent l’étonnant « brouhaha animé » et constatent avec surprise l’intensité et la multiplicité des communications :
|
Puis, tout au long de notre présence sur les terrains respectifs, d’abord auditrices extérieures percevant une cacophonie déroutante, nous devenons des participantes capables de reconnaître des séquences d’actions incarnées, appropriées au cadre (Whalen & Zimmerman, 2005). Nous comprenons progressivement que le bruit ambiant est composé de plusieurs « productions sonores », organisées en avant- ou en arrière-plan des séquences d’actions. Vues de l’intérieur, celles-ci constituent des activités incarnées (ibid) accomplissant des actions utiles au travail collaboratif de l’équipe : ces conduites à première vue « tapageuses » ne correspondent ni à des « bruitages » ni à des « gesticulations privées de sens » (Quéré, 1990 : 102). D’abord étonnées par le bruit ambiant, nous nous y habituons peu à peu, acquérant en partie les connaissances et les compétences de membre (Emerson & Pollner, 2001) et structurons, le long de l’observation prolongée de l’activité du plateau, notre perceptibilité des différents bruits comme « sons pertinents et significatifs » pour la collaboration.
1.3 Visions antagonistes du bruit par la hiérarchie
L’encadrement des deux centres d’appels étudiés, envisage le « bruit », qui règne sur les plateaux, de façon différente, voire opposée. En effet, si dans le centre d’appel espagnol, la hiérarchie tend à assimiler le bruit à du bavardage improductif et distrayant, et essaye pour cela de le réduire et de l’éliminer ; dans le centre mauricien, la hiérarchie tend en revanche à le considérer comme synonyme d’activité et semble de ce fait l’encourager.
Bruit comme synonyme de bavardage improductif et distrayant
Au moment de l’observation dans le centre d’appels espagnol, l’ethnographe assiste aux discussions animées concernant le projet de réaménagement du plateau. Comme le montrent les notes de terrain, la nouvelle architecture, qui prévoit la disposition des boxes téléphoniques dans deux couloirs séparés ainsi que leur isolement acoustique par des cloisons fermées (« tabiques cerrados »), à la place des parois fines (« mamparillas »), est fortement critiquée :
|
Concha dénonce la chasse hiérarchique aux « cris » de l’équipe [3], tandis que la chef de service affirme que la réduction du « bruit ambiant », envisagé uniquement comme gêne acoustique nuisant au travail (Joseph, 1994 : 570) entraînera automatiquement une diminution du « stress » et confirme son intention de supprimer le bavardage joyeux, bruyant, improductif et distrayant (Boutet, 1998 ; Teiger, 1995) qui a lieu dans la partie du plateau en forme de place. Tandis que la hiérarchie rappelle et impose l’écriture silencieuse des informations, du point de vue des opératrices, ce « bruit terrible » n’est pas si dérangeant et fait plutôt partie de leur ambiance quotidienne de travail. Les opératrices restent convaincues de la nécessité de l’audibilité réciproque, garantie par l’architecture ouverte du plateau, pour le partage de l’information utile aux prestations de service, la réalisation collective des activités ainsi que la sociabilité d’une équipe soudée, qu’une architecture plus compartimentée risque justement d’éliminer :
|
La hiérarchie, veut convaincre les téléopératrices que la nouvelle architecture n’est pas synonyme de séparation, ni de réduction des contacts et d’autant moins une menace pour les relations amicales :
entre tabiques es perder las amistades ? »
|
L’affirmation humoristique de Concha, déclarant sa joie à travailler avec « moins de bruit », déclenche un débat joyeux et moqueur, thématisant la mise en danger de leurs rituels de sociabilité et de l’audibilité réciproque, garantie par l’architecture ouverte du plateau. Marimar cite un appel à l’aide typique qui risque désormais d’être entravé tandis que la hiérarchie riposte, en lui rappelant, d’un ton de reproche, l’utilisation des artefacts à sa disposition.
Tout en reconnaissant le « bruit » parfois épuisant qui règne sur « la place du village avec son petit marché » (d’après la hiérarchie trop propice à la convivialité et aux interpellations bruyantes entre coéquipiers) et qui les oblige à développer une « bonne ouïe » et parfois les dérange dans leur dialogue téléphonique avec l’usager, les téléopératrices apprécient le travail dans ce lieu ouvert, au lieu d’être confinées dans des bureaux séparés, chacune aux prises avec leur PC :
ça ne soit pas un lieu fermé »
|
L’architecture plus compartimentée, visant l’élimination du « bruit terrible et stressant », auquel pourtant les téléopératrices se disent habituées, risque ainsi de remettre en cause le partage d’un espace d’écoute réciproque propice à l’entraide (Heath & Luff, 1994 ; Joseph, 1994) et à la résolution collective, publique, rapide et efficace des requêtes des appelants (Goodwin, 1995 ; Goodwin & Goodwin, 1997), comme nous le verrons dans nos analyses (partie 2).
Bruit comme synonyme d’activité
Le bruit ne semble pas être une préoccupation dans le centre d’appels mauricien comme il peut l’être dans le centre d’appels espagnol. Du moins pas quand le bruit fait partie du travail de manière incarnée. Par exemple, en cas de panne informatique, les agents se déconnectent du Couplage Téléphonie Informatique, restent assis à leurs postes, et évitent de bavarder en attendant la réparation du bug. Le silence imposé est alors très marqué. La responsable de production nous a confié qu’elle reconnaissait la panne à l’oreille avant même de pénétrer le plateau. En effet, l’ambiance sonore distinctive est incarnée dans l’activité de travail des opérateurs, révèle le dynamisme et donc la performance : plus ils réussissent des ventes, plus l’ambiance sonore est importante. C’est pour cette raison que les superviseurs encouragent routinièrement les agents en leur criant à la cantonade qu’on ne les entend pas, ou que ce type de demande par écrit, du chef de plateau, fasse sens.
Ecrite en créole mauricien, l’instruction de cette fenêtre pop up apparaissant sur l’écran de chaque téléopérateur est sans détour : « faites donc un peu de bruit (tapage) sur ce plateau ». Séquentiellement, la réalisation du bruit serait l’action attendue après cette consigne. Or, aucun événement sonore particulier ne survient. De par l’orientation des participants qui ne produisent pas le deuxième tour projeté — un « bruit » — l’instruction ne doit pas être interprétée au sens littéral. De plus, le message est écrit, et donc silencieux, et non crié à la cantonade comme d’autres types d’instructions pourraient l’être (nous y reviendrons dans la partie 2.2). Pourquoi alors, de manière silencieuse, demander aux opérateurs de faire du bruit ? Pourquoi le bruit est-il connoté positivement par la hiérarchie qui, non seulement ne tente pas de l’empêcher, mais qui peut elle-même le produire et qui peut demander explicitement du bruit, comme dans cette instruction écrite ?
Nos ethnographies visent à comprendre comment émergent ces différentes catégorisations des « bruits » ou plutôt des « sons » produits par les membres d’une équipe en action et analysent de quelle manière les opérateurs espagnols et mauriciens mobilisent leur capacité à entendre et produire des « sons pertinents » pour la coordination et la coopération, dans une écologie de l’espace favorisant l’écoute et l’attention mutuelle. En effet, bien que de tailles différentes, les deux centres d’appels sont en open space. Les postes de travail sont à proximité (comme le démontrent le plan du plateau espagnol et les photos du plateau mauricien reportés ci-dessous), séparés par des cloisons basses et fines, permettant une accessibilité sonore (et parfois même visuelle) à l’activité des collègues.
2. Les expédients sonores de la coopération et de la coordination
Il s’agit maintenant d’analyser dans le détail les expédients communicationnels pour la réalisation conjointe des activités. De manière empirique, l’on verra que c’est grâce à l’attention flottante pratiquée par les co-présents qui savent tendre l’oreille (Joseph, 1994) aux actions sonores et publiques des autres, que les réponses adéquates peuvent être apportées, et que peut se réaliser cette production rapide d’aide entre téléopérateurs de centres d’appels. Tout coéquipier présent sur le plateau sait se laisser distraire et exercer une vigilance diffuse, en tendant l’oreille aux événements qui se déroulent dans son environnement de travail et son champ d’écoute périphérique plus ou mois proche. Mais il sait surtout surprendre les conduites sonores qui émergent des activités des autres, en ne percevant que celles qui sont pertinentes à l’identification du sens de leurs performances publiques (Mondada, 2003). L’« activité de signalement », ainsi que l’activité interprétative, se réalisent in situ, de façon conjointe et séquentielle (Quéré, 1990). Le participant qui semble modeler son action pour que les autres s’en aperçoivent (Heath & Joseph, 1995) ainsi que celui qui perçoit et saisit au vol le sens d’une conduite « donnée à entendre » (Thibaud, 1991), exploitent et transforment la manipulation des artefacts présents dans leur espace de travail, ainsi que les variations prosodiques de la voix, en « ressources sémiotiques et sonores » à partir desquelles construire l’intelligibilité réciproque de leurs actions (Goodwin, 2002).
2.1 Les annonces lancées à la cantonade
Parmi les « occurrences sonores » qui émergent au premier-plan du brouhaha sonore du plateau figurent les annonces à la cantonade. Dans le centre espagnol, elles sont proférées haut et fort par les téléopératrices afin de réaliser une actualisation circonstancielle et collective de l’information indispensable à la résolution des requêtes des appelants. Dans le centre mauricien, elles sont principalement énoncées par les responsables hiérarchiques afin d’organiser et/ou de modifier les activités du plateau.
Les annonces dans le centre d’appels espagnol
Les annonces à la cantonade visent à vérifier publiquement que tous les collègues maîtrisent une information ajournée : nombre d’informations changent et se renouvellent au rythme de la sortie des Journaux Officiels dont les résumés sont déposés chaque matin sur les bureaux. Pendant cette lecture, ainsi qu’au cours de la matinée, les téléopératrices, soucieuses d’une mise en commun de l’information, « lancent des annonces ». Les collègues chargés de la gestion des listings (résultats et notes aux concours publics), signalent haut et fort et à plusieurs reprises leur arrivée (« la liste des auxiliaires postaux est arrivée ! ») pour accroître davantage la portée auditive de leurs annonces. Puis, ils doublent souvent ces annonces de questions introduites par le marqueur verbal d’adresse collective (« ¡ oye ! »), indiquant explicitement qu’elles sont destinées à l’audience élargie des co-présents.
postales han salido ? »
|
Les téléopérateurs utilisent ces mêmes procédés pour signaler la sortie d’une nouvelle loi (« écoutez ! vous avez vu que la loi sur le prix du tabac est sortie ? ») ou la publication de nouveaux postes :
de la Comunidad de Madrid ? »
|
L’annonce reconfirmant l’arrivée des listes s’avère pertinente : deux collègues rendent visible qu’elles l’ignoraient en exprimant leur étonnement [4] alors que la seconde permet le partage d’une information supplémentaire : le nombre de postes proposés par le concours.
Devant maîtriser un nombre important de dates et d’adresses, les téléopératrices distribuent la cognition (Hutchins, 1995), ressassant à tour de rôle les délais pour la présentation d’un dossier de candidature ainsi que les changements d’adresses des organismes administratifs :
« ¡ el BOE lo van a trasladar, se lo llevan ! »
|
Le déménagement des locaux du J.O., qui quitte l’ancienne adresse (« Trafalgar »), est une information capitale car il est nécessaire de donner la bonne adresse aux usagers qu’elles orientent souvent vers cet organisme. Par le biais du deuxième constat ironique, survenu quelques jours après, Luisa reconfirme à voix haute la nouvelle du déménagement, comme pour s’assurer de la maîtrise de l’information chez les absents ou les distraits lors de la première annonce. Les « annonceurs » comptent sur les compétences d’attention flottante des potentiels auditeurs, créant habilement le partage d’un espace d’écoute réciproque (Heath & Joseph, 1995) pour l’actualisation des informations nécéssaires à leurs activités. Finalement la production redondante de ces proclamations lancées haut et fort à la cantonade (pourchassées par la hiérarchie qui incite plutôt l’écriture — silencieuse — de notes informatives) garantit une mise à jour collective, circonstancielle, efficace et rapide des informations récentes entre collègues en co-présence, assurant la qualité de l’information livrée aux usagers.
Les appels dans le centre d’appels mauricien
Comme dans le centre d’appels espagnol, les annonces à la cantonade dans ce centre de télémarketing permettent de diffuser une information rapidement, efficacement, de manière visible pour tous les participants en co-présence sur le plateau. Par contre, ces annonces sont produites, relayées ou amplifiées par des responsables hiérarchiques uniquement, de manière routinièrement organisée. En tant que « outloud », ces annonces sont des énoncés qui ne sont produits pour aucun récipiendaire en particulier, mais qui néanmoins sont disponibles pour tous les participants co-présents (Szymanski, 1999). Il s’agit le plus souvent d’instructions de changement de « log » : se déconnecter d’une campagne pour passer à une autre. Cette manipulation informatique nécessite que les téléopérateurs effectuent ce changement le plus rapidement possible, pour s’accorder avec leurs collègues ou le service informatique qui gère les fichiers clients des campagnes. Même si le plus souvent, le type d’activité reste la même, le changement de connexion peut impliquer que certains opérateurs seulement passent de la prospection à la « relance » des clients déjà prospectés. La photo ci-dessous est la capture d’écran de l’instruction que le superviseur écrit à certains opérateurs par messagerie instantanée, en les sélectionnant (case à gauche du nom).
Quelques secondes avant, l’assistant chef de plateau (ACP1) a fait le tour du plateau en adressant verbalement et individuellement l’instruction « quatre TA log B » à chacun des dix superviseurs. Cette instruction verbale est ensuite relayée par le superviseur à quatre téléopérateurs (appelés téléagents — TA — dans ce centre d’appels) par écrit et donc de manière silencieuse. Conçu pour des récipiendaires particuliers selon le principe de recipient-design (Schegloff, 1972 ; Goodwin, 1981), le relais de l’instruction est adressé uniquement aux quatre opérateurs sélectionnés de manière silencieuse et discriminante et n’est pas rendu disponible aux non-récipiendaires du message. Cette diffusion ciblée s’oppose ainsi aux annonces générales lancées à la cantonade (outlouds) sur le plateau. Ces annonces de changement de log sont alors relayées par plus de participants, et surtout de manière beaucoup plus sonore.
La transcription de cet extrait est probablement complexe à lire, due aux nombreux chevauchements entre les activités des différents participants et les engagements interactionnels multiples du superviseur [5]. L’extrait sonore pourrait s’avérer plus utile pour saisir le phénomène. Ainsi, la tâche de l’ethnographe-analyste est d’une part, d’entendre les différentes contributions des participants survenant en même temps ou en parallèle pour pouvoir les transcrire, et d’autre part, de rendre ces phénomènes audibles dans l’enregistrement, visibles et lisibles dans la transcription. Au-delà du fait que toutes ces conversations parallèles pourraient sembler une cacophonie à la première écoute (Whalen & Zimmerman, 2005), nous nous intéressons ici aux relais d’instruction de changement de log criées à la cantonade. L’instruction est d’abord énoncée par l’ACP1 (ligne 9). La superviseur 2 relaie cette information immédiatement à son équipe (lignes 11 et 12). En revanche, le superviseur 1 — sur qui notre ethnographie vidéo se focalise, engagé dans une interaction ouverte ligne 6, ne produit aucune orientation vers le fait qu’il aurait entendu l’instruction. Il traite la sommation qui suit (ligne 13) en criant ∆quoi :↑∆ (ligne 14), avec une intonation montante (↑) et un volume important (∆), en regardant en direction des ACP. Le premier semble lui répondre (inaudible, ligne 15). Ligne 17 >TOUT LE MONDE LOG B.< du deuxième ACP semble être à la fois une réponse au ∆quoi :↑∆ et une annonce à la cantonade destinée de manière générale à l’ensemble du plateau. Cette instruction est relayée de manière très sonore par le superviseur 1 aux lignes 19 et 21. Ces annonces criées par l’ACP 2 qui se déplace sur le plateau, et le superviseur 1, s’enchaînent rapidement des lignes 17 à 21. Chacun d’eux regardant dans une direction différente, l’on comprend qu’ils s’adressent à deux parties du plateau différentes, et donc des récipiendaires différents. Le relais de cette instruction est probablement redondante. Elle permet en tout cas, d’une part de s’assurer que tous ont entendu l’instruction et qu’ils vont l’exécuter, et d’autre part, crée de manière visible une activité commune pour l’équipe, désignée par TOUT LE MONDE. Ce relais de l’instruction semble routinisé pour les instructions de changements de log.
L’instruction est d’abord produite par le chef de plateau (CDP) ligne 1. L’instruction est répétée et relayée lignes 6 et 8 de la même manière que dans l’extrait précédent, mais le changement de log, s’effectuant en alternance (EN SHI:FT), ne concerne, cette fois, pas la totalité du plateau : l’équipe de Marie-Noëlle reste en log A (10 téléopérateurs sur 100). En répétant l’instruction adressée à cette superviseure de manière potentiellement audible pour tout le plateau (au lieu de se rapprocher d’elle physiquement) l’activité de son équipe, bien que particulière, est rendue visible de manière publique. La seule équipe en log A est malgré tout incluse dans l’activité d’ensemble, mais constitue une information pertinente pour les superviseurs et les responsables d’agence qui collaborent potentiellement avec l’équipe de Marie-Noëlle.
Donc, en termes de mise à disposition et de mise en visibilité de l’information pour le plateau, les stratégies sont les mêmes pour les deux centres d’appels, même si la différence est notable dans la manière dont les participants eux-mêmes conçoivent ces productions verbales. Alors que dans le centre espagnol, la hiérarchie tente d’éliminer les annonces à la cantonade produites par les téléopératrices, au profit d’une communication écrite et silencieuse, dans le centre mauricien, ce sont les responsables hiérarchiques qui les produisent et qui les relaient. En relayant les instructions des assistants ou du chef de plateau, les superviseurs accomplissent leur statut de superviseur en faisant le lien entre la hiérarchie et les opérateurs et en collaborant de manière visible.
2.2 Claquer des doigts ou claper des mains pour attirer l’attention
La sommation se définit comme une production visant à attirer l’attention d’un participant et ainsi ouvrir une interaction : interpeller quelqu’un, frapper à la porte, produire un bruit, le téléphone qui sonne (Schegloff, 1968 ; 1986) etc. Les sommations peuvent en effet prendre plusieurs formes, mais nous focaliserons l’analyse sur les deux types de sommations les plus courantes dans ce centre d’appels — les clacs de doigts et les claps de mains — et sur les types d’actions qu’elles accomplissent et le travail collaboratif qu’elles font émerger en situation. Ainsi, l’activité de sommation n’est pas intrinsèque aux items (verbaux ou sonores) qui la composent ; elle est produite par l’assemblage de propriétés qui sont générées de manière coopérative, et par le travail interactif de celui qui produit la sommation et de celui qui y répond. En cela, ce geste particulier ne constitue pas simplement une conduite corporelle. Par l’action qu’il accomplit, il a valeur de conduite articulée, bien que non verbale (Boutet, 2008).
Le clac de doigts ou le clap de mains est le plus souvent produit par un téléopérateur, à un moment spécifique de l’appel, et est conçu pour des récipiendaires particuliers, adressé à un supérieur hiérarchique, jamais à un collègue. La vente par correspondance est accomplie par un téléopérateur qui mène l’appel de prospection de bout en bout. La « validation » qui survient à la fin des appels est une étape importante et délicate en termes d’actions qui y sont accomplies, et d’engagement interactionnel avec le prospect. Le téléopérateur est idéalement perçu par le prospect à distance comme le seul interlocuteur dans une conversation téléphonique impliquant deux participants. Néanmoins, en regardant les données vidéo de l’intérieur, nous nous apercevons que la fin de ces conversations téléphoniques est complexe interactionnellement ; suite au processus interactionnel de sommation du superviseur, elle devient une conversation à trois. Afin d’attirer l’attention du superviseur, les téléopérateurs claquent des doigts. Interpellé par la sommation, le superviseur écoute au casque la fin de l’appel de l’opérateur en action et y contribue potentiellement par des soufflages.
Dans cet extrait, la téléopératrice recueille une dernière information, avant d’entamer la séquence de validation. La sommation prend la forme de 4 claquements de doigts successifs. Le premier (ligne 34) est produit de manière coordonnée au tour de parole de la téléopératrice : il survient juste à la fin de sa question (ligne 33). Au moment du deuxième claquement, le superviseur a déjà levé la tête et regarde la téléopératrice, et commence à lever le bras gauche. La fin de la sommation de l’opératrice — les troisième et quatrième claquements de doigts — survient en même temps que le geste pouce levé que son superviseur lui adresse (lignes 40 // 41). La production de la sommation est donc finement coordonnée, i) au sein des séquences d’actions — la sommation survient juste avant le début de la validation qui, selon les procédures, doit être écoutée par le superviseur, ii) avec la conduction du dialogue téléphonique avec laquelle elle est produite de manière parallèle et simultanée (elle survient à la fin de la dernière question de l’étape de prospection), et iii) avec la réponse du superviseur. Par le pouce levé, le superviseur lui signifie « ok » pour qu’il l’écoute.
Les implications de la sommation par claquements de doigts sont quelque peu différentes en termes d’action et d’organisation séquentielle de la conversation téléphonique en cours sur l’autre plateau, dont l’activité est la prise de rendez-vous : la sommation sert à attirer l’attention d’un responsable d’agence, et pas d’un superviseur comme dans l’extrait précédent. En « validant », le responsable d’agence confirme que le prospect a bien compris toutes les conditions de l’offre, annonce les pièces justificatives nécessaires, et c’est lui qui termine l’appel et fait la manipulation informatique pour valider la vente. Le prospect parle donc à deux interlocuteurs successivement, durant un même appel. Les responsables d’agences sont mobiles et se déplacent vers les postes des agents qui produisent ces sommations, afin de les relayer dans l’appel le plus rapidement possible en minimisant le temps d’attente entre les deux interlocuteurs. La téléopératrice est ici à la fin de sa partie d’appel où elle a « détecté l’intérêt du client » et a réuni les informations clients nécessaires et produit la sommation : 5 claquements de doigts successifs.
Dans cette séquence, la sommation est plus élaborée qu’une paire sommation-réponse. La « réponse » du responsable d’agence sous forme de son déplacement physique vers le poste de l’opératrice et la continuation de l’appel, est produite après deux amplifications successives de cette sommation, d’abord par le chef de plateau qui passe derrière l’opératrice (ligne 34), et ensuite par le superviseur de celle-ci qui est assis à côté d’elle, à la même marguerite. Le chef de plateau clape des mains, et le superviseur interpelle le responsable d’agence par son prénom. Sonores, ces amplifications de la sommation demeurent idéalement dans les « coulisses » (Goffman, 1973) du travail de plateau, c’est-à-dire, inaudibles pour le prospect à distance, mais se révèlent essentielles à la collaboration sur le plateau. Se trouvant hors champ au moment de la première sommation, il nous est impossible de savoir si le responsable d’agence a entendu et traité la sommation de l’opératrice. Par contre, le pointage du doigt du superviseur désignant l’opératrice (ligne 45), produit après l’interpellation « Mike » (ligne 42) permet de comprendre que le responsable d’agence a en tout cas entendu l’interpellation verbale. Il apparaît immédiatement dans le champ de la caméra (ligne 48) et se déplace vers le poste de l’opératrice. Il y arrive au moment exact où l’opératrice finit son tour. Le résultat de cette amplification de sommations, de plus en plus sonores, accomplies par des membres différents du plateau, est une couture invisible du travail collaboratif pour le prospect — ce dernier n’a pas d’attente entre les deux interlocuteurs — et une division organisationnelle du travail coordonnée.
Indépendamment du deuxième tour projeté, ces deux sommations rendent analysables les habiletés particulières des téléopératrices dans ces deux extraits, qui produisent les bruits des claquements ou des claps au « bon moment » ; le premier claquement — ainsi que les autres — survient ni trop tôt, ni trop tard. Par cette coordination fine entre la production des sommations et l’anticipation de la fin prévisible, soit de la séquence pour le premier extrait, soit de la fin de leur partie d’appel, s’agissant de l’amplification de la sommation ci-dessus, les deux téléopératrices montrent leur compréhension de l’action en cours. Elles rendent également visibles leur maîtrise d’une connaissance d’arrière-plan, d’un savoir pratique implicite acquis tout au long de l’accomplissement de leurs activités routinières et familières, qui est lié à l’expérience professionnelle, et qu’elles partagent avec les autres collègues. Partagées, ces pratiques routinières rendent possible cette fine coordination entre les membres, et ainsi une couture invisible du travail collaboratif et l’absence d’attente pour le client.
Le claquement de doigts ou le clap des mains n’est donc pas réductible à un simple bruit, bien que quand l’activité de plateau est intense, les claps et les clacs se succèdent et se mêlent dans une ambiance sonore particulière.
Ce son particulier émerge en situation comme étant une sommation, par l’orientation des participants qui y répondent adéquatement. Dans le premier cas, le superviseur produit le geste du pouce levé en retour, rendant visible que la demande d’être écoutée sera satisfaite. Dans le deuxième exemple, après la double amplification, le responsable d’agence se déplace pour prendre le relais dans l’appel. Par leur action, superviseur et responsable d’agence montrent leur compréhension de ce geste sonore particulier comme étant une sommation, et qui leur est adressée. En effet, le chef de plateau et le superviseur du deuxième exemple, en relayant et en amplifiant la sommation de l’opératrice, montrent qu’ils comprennent et qu’ils tiennent compte des contextes organisationnels particuliers de plateau. Ils ne prennent pas le relais dans l’appel bien qu’ils soient physiquement plus proches d’elle que le responsable d’agence.
2.3 Usage public, collectif et « sonore » des artefacts
Les téléopératrices du centre d’appel espagnol savent habilement exploiter et créer un espace d’écoute réciproque et parvenir ainsi à résoudre de façon conjointe les recherches d’information sur leurs ordinateurs. Alors que la hiérarchie prône une consultation individuelle, autonome et silencieuse des bases de données, d’après une vision abstraite et déterministe de l’Interaction Homme-Machine (Zucchermaglio & Alby, 2005), nos téléopératrices font plutôt un usage public, collectif et sonore de leurs PC. L’activité de chacune étant à la portée d’écoute des autres, le geste du pianotage sur le clavier de la part d’une opératrice (engagée dans une recherche d’information sur sa console), produit un son qui peut parvenir aux oreilles d’une voisine. Cette émission sonore résulte de l’activité liée à l’usage du clavier et traduit ainsi l’état de l’activité de l’émetteur : le son comme indice (Thibaud, 1991). Par conséquent, la réalisation de la tâche apparemment individuelle [6], acquiert ainsi les traits d’une performance publique (Garfinkel, 1967 ; Goffman, 1973) accessible aux co-présents qui peuvent en effet surprendre et se laisser distraire (Heath & Luff, 1994) par le « bruit d’un pianotage », surtout si celui-ci est réitéré. Comme le montrent nos notes de terrain, dès qu’une opératrice pianote à plusieurs reprises et ostensiblement sur les touches de son clavier, et exprime à voix haute, juste avant ou juste après, son étonnement, surgit aussitôt en réponse la suggestion d’une collègue, soufflant une piste de recherche pertinente et appropriée à son activité. L’auditrice montre donc son interprétation de cet indice sonore témoignant de l’insuccès d’une recherche informatique, et se sent ainsi incitée à intervenir pour donner un coup de main :
|
frénétique des touches du clavier
|
La collègue, qui apporte promptement une suggestion pertinente à l’activité de sa compagne, n’entend donc pas une « simple succession de bruitages et d’étonnements » (Quéré, 1990) ». En adoptant la méthode documentaire d’interprétation (Garfinkel, 1967), elle perçoit et interprète le soufflement et le geste du pianotage réitéré sur les touches du clavier ainsi que la prosodie étonnée et interrogative des propos verbaux, qui, tout en épousant la forme d’une parole pour soi ou tout en s’adressant à l’usager à l’autre bout du fil, sont exprimés à voix haute et de ce fait, peuvent être entendus des pairs (Heath & Luff, 1994), comme des « indices auditifs » (Goodwin, 1995) et « sonores », émergeant de l’activité de l’autre et signalant ses difficultés. Surprenant ce qu’elle perçoit comme étant un « comportement de parade » (Grosjean 2005), la collègue suggère promptement le support d’information à consulter [7], ou bien la donnée pertinente à taper sur le clavier [8] pour que sa compagne parvienne à ouvrir la fenêtre où visualiser les informations requises par l’appelant.
Les notes de terrain montrent que le pianotage réitéré (accompagné de l’expression à voix haute de l’étonnement) émerge comme une production sonore pertinente et signifiante vers laquelle s’orientent les co-présents (Mondada, 2003). La récurrence d’aides de ce type suggère que les opératrices jouent sur le caractère publique de leurs actions, exploitent et créent un espace d’écoute réciproque et semblent tenir compte des compétences d’attention flottante et d’interprétation des co-présents. Parfois, la téléopératrice en difficulté tapote les doigts sur son bureau. Dans tous les cas, le sens du « geste sonore » émerge à l’intérieur d’un « champ doté de sens » (Zucchermaglio & Alby, 2005), qui permet une connaissance tacite et partagée d’un répertoire de sons conventionnels, à partir desquels les membres d’une équipe en action publicisent leurs activités, attirent l’attention, signalent et interprètent leurs difficultés.
2.4 Expression à voix haute d’un doute ou d’une argumentation
De la même manière, dès que les téléopératrices, penchées sur leurs consoles, expriment à voix haute un doute concernant tel code à taper sur le clavier, ou qu’elles élèvent soudain la voix, alors qu’elles sont en train de conduire le dialogue téléphonique (en adoptant un ton étonné, en accentuant les mots clefs qui résument la requête de l’usager, ou bien en argumentant d’un ton agacé auprès d’un interlocuteur insistant) les collègues co-présentes interviennent aussitôt pour les aider. Nos notes de terrain montrent en effet que toute expression à voix haute d’un doute de la part des unes, parvient à déclencher et à solliciter la co-participation des autres (Heath & Luff, 1994 : 535), capables de surprendre ces changements prosodiques soudains, sachant les interpréter en tant qu’indices sonores de difficulté :
|
Le monologue douteux, est rendu publique et attire l’attention et le regard d’un auditeur qui interprète ces indices verbaux, prosodiques et corporels comme traduisant l’activité problématique dans laquelle sa collègue est engagée, et l’incitent à lui suggérer une solution [9].
Comme nous l’avons déjà démontré (cf 2.3) la recherche sur les PC loin d’être individuelle, est donc publiquement et conjointement accomplie. Il arrive également souvent que, pendant la conversation téléphonique avec l’appelant, les téléopératrices haussent soudain la voix et adoptent une prosodie étonnée, encourageant ainsi les co-présents, témoins de ces comportements de parade (Grosjean, 2005), à intervenir aussitôt pour souffler leurs suggestions :
|
|
Dans les deux cas, la reformulation de la requête de l’appelant, énoncée à voix haute sur un ton étonné, permet aux téléopératrices de s’assurer d’avoir bien compris la demande de leur interlocuteur. Mais, par sa prosodie particulière (volume élevé de la voix, intonation interrogative très montante et étonnée), cette reformulation parvient simultanément à attirer l’attention [10] des collègues, en leur fournissant des informations sur la nature et les conditions de l’activité en cours, et en leur permettant de surprendre les mots pertinents à l’identification des requêtes des usagers. Comme c’était également le cas dans le centre d’appel mauricien (cf. 2.2), les opératrices espagnoles parviennent habilement, en coulisses (Goffman, 1973) à l’insu de leur interlocuteur à l’autre bout du fil, à mener une « conversation à trois », propice à la résolution collective des requêtes des appelants.
De même, dès que les téléopératrices menant la conversation téléphonique, élèvent brusquement la voix, alors qu’elles sont en train d’argumenter d’un ton agacé pour essayer de calmer ou de convaincre un appelant mécontent et/ou insistant, et rendent ainsi accessibles et audibles leurs propos, adressés à l’interlocuteur à l’autre bout du fil, aussitôt les co-présents, tels de véritables souffleurs leur lancent une suggestion en vue de les aider à se défaire de l’appelant enquiquinant :
|
|
L’émission à voix haute d’un étonnement ou d’une argumentation ainsi que le pianotage répété et ostensible sur le clavier, pendant que les téléopératrices sont au téléphone avec l’usager ou consultent leurs consoles, réalisent donc une publicisation parallèle de leurs difficultés. Loin d’être de simples vociférations ou des manipulations d’artefacts réductibles à du « bruit » inutile et gênant pour l’activité, ces conduites attirent l’attention des co-présents — y compris les soufflages à voix haute qu’elles déclenchent — et produisent des indices sonores significatifs et pertinents. Emergeant du bruit ambiant, ces indices soutiennent et permettent la réalisation rapide, efficace et collective des recherches informatiques ainsi que des prestations de service. D’ailleurs, l’utilisation immédiate, lors de la communication avec l’usager, de l’information soufflée par les collègues, montre que ces suggestions promptement lancées contribuent à mener une conversation téléphonique « auditivement compétente » (Whalen, Whalen & Henderson, 2002 ; Licoppe & Relieu, 2005).
2.5 Soufflages à voix haute
Les téléopératrices du centre d’appel espagnol ainsi que les superviseurs du centre d’appel mauricien ont l’habitude de souffler haut et fort des informations adressées aux téléopérateurs en ligne avec l’usager / client, afin de complémenter ou rectifier l’information qui est donnée à l’appelant.
Soufflages lancés aux téléopératrices en ligne avec l’usager
Dans le centre espagnol, nous l’avons dit, grâce à l’écologie ouverte du plateau, tout co-équipier peut entendre par hasard (Joseph, 1994 ; Heath & Luff, 1994) les conversations des collègues avec l’appelant. S’apercevant d’une erreur dans la livraison de l’information, même si ces derniers ne semblent pas publiciser leurs difficultés, il a la légitimité d’intervenir pour leur souffler à voix haute l’information correcte et ajournée :
cosas ya han llegado ! »
|
Manuel intervient immédiatement pour corriger Marcela et la mettre au courant. En énonçant haut et fort l’information actualisée, il veut se faire entendre de celle qui, étant au téléphone avec l’usager, a son canal auditif déjà occupé [11]. Sans préambule ni précision explicite du destinataire ni du nom du concours, il lance son interpellation économique, en comptant sur la compétence de sa collègue à comprendre qu’elle est la destinataire de la remarque. Marcela va en effet reprendre immédiatement l’information véhiculée par ce soufflage pertinent, pour informer correctement son usager [12]. Cette collaboration efficace montre encore une fois que les compétences d’attention flottante et d’écoute sont pertinentes à la compréhension de l’action en cours de l’autre (Heath et al., 2002 ; Mondada, 2003). Ce type de corrections est très fréquent :
|
Comme dans l’exemple précédent, l’intrusion soudaine d’une collègue pour corriger l’information désuète que sa voisine est en train de livrer au téléphone est volontairement lancée haut et fort afin de se faire entendre de celle qui est en ligne avec l’appelant. Cette dernière comprend et intègre immédiatement dans son dialogue téléphonique l’information ajournée ainsi soufflée.
Nos notes montrent que le coéquipier qui est écouté puis corrigé ne perçoit pas cette interruption comme un élément perturbateur pour son activité ni comme étant inappropriée. Les collègues ont la légitimité d’épier les activités des autres, sans qu’on les traite d’espions, de curieux et d’indiscrets (Heath & Joseph, 1995 ; Zucchermaglio & Alby, 2005 : 119), et peuvent faire des intrusions soudaines en apportant des informations pertinentes et utiles à la prestation téléphonique en cours d’un collègue. C’est la « possibilité d’écouter et de contrôler sur un mode périphérique les activités en cours » qui « leur permet de filtrer les informations et choisir quand c’est le cas d’intervenir » (Zucchermaglio & Alby, 2005). La qualité de l’information offerte aux usagers est donc le fruit d’une collaboration efficace entre coéquipiers « dont chacun est occupé à des tâches propres tout en restant subtilement attentif au niveau plus collectif de l’action, dans lequel il peut s’immiscer si les circonstances s’y prêtent » (Grosjean & Lacoste, 1999 : 24).
Tous ces soufflages lancés à voix haute, au lieu de correspondre à des « nuisances sonores » gênant les conversations téléphoniques en cours ou la face (Goffman, 1973) de celui qui est aidé, s’avèrent au contraire utiles et assurent l’exactitude de l’information livrée aux usagers et par conséquent la qualité du service.
Souffler à voix haute pendant la double écoute
Dans le centre d’appels mauricien, la double écoute de la séquence de validation (cf 2.2) par le superviseur du plateau de vente par correspondance, mène souvent à du soufflage. Comme dans le centre espagnol, le soufflage sert à rectifier ou complémenter une information que l’opératrice donne au client. La double écoute ainsi que le soufflage sont considérés par les agents de ce centre d’appels moins comme de la surveillance que comme gage de qualité de gestion de l’appel in situ, à travers la collaboration entre superviseur et agents. Nous nous intéressons ici à la manière dont le soufflage est accompli par le superviseur. Comme la médiation de la double écoute par l’outil informatique, l’outil comporte aussi la fonctionnalité « soufflage » qui permet aux superviseurs de communiquer verbalement à travers les micro-casques avec l’opérateur qu’ils sont en train d’écouter. Néanmoins, les superviseurs n’utilisent jamais cette fonctionnalité. Alors qu’ils écoutent la conversation téléphonique au casque, ils soufflent sans médiation.
De ce fait, quand les téléopérateurs en action se trouvent au fond de la salle, à plusieurs mètres de distance du superviseur, ce dernier élève la voix. Le soufflage est alors accompli à un volume élevé, audible pour toute l’équipe et pas seulement pour l’opérateur à qui ce soufflage est adressé. Le soufflage est très situé : les répliques soufflées par le superviseur sont répétées par l’opérateur en action qui intègre les éléments d’information à son discours en temps réel. Cependant, les stratégies consistant à rassurer le prospect, à répéter les pièces importantes ou encore à s’assurer qu’il sera disponible pour être rappelé par le service client, sont quant à elles, récurrentes. Le fait que le soufflage de ces éléments récurrents mais essentiels à la relation client soit audible pour toute l’équipe, d’une part, constitue de manière ad hoc une sorte de formation de l’équipe, et d’autre part, participe d’une dynamique de travail d’équipe, où le superviseur est vu et entendu comme étant en train de coacher les membres de son équipe. Par conséquent, les participants ne s’orientent pas vers le soufflage comme étant source de bruit, c’est-à-dire gênante pour la conversation en cours. Au contraire, c’est quand le volume du soufflage n’est pas suffisamment important que l’interaction devient potentiellement problématique.
Afin de situer temporellement cette séquence qu’il nous est impossible de restituer dans son intégralité faute de place, le soufflage commence 9 lignes après la fin de la sommation de l’opératrice traitée plus haut (cf. 2.2), pendant lesquelles elle a récapitulé les conditions de l’offre, avant d’annoncer le rappel par le service clientèle. En commençant cette séquence d’annonce, elle prend sa respiration de manière sonore HHH et hausse le volume ainsi que le ton. Ce mécanisme de décalage d’amplitude (Goldberg, 1978) indiqué par « ∆ » pour le volume et « ↑ » pour l’intonation, marque l’absence de lien entre le nouvel énoncé et l’énoncé précédent. Il est adressé à la prospecte — pour bien mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un nouvel élément d’information important — mais également au superviseur. Ce haussement de ton et de volume attire l’attention du superviseur, qui était engagé dans une double activité. Il était penché sur son bureau et écrivait, et au moment où elle hausse le volume, il se redresse. Debout, regardant l’opératrice, il commence à souffler [°trente minutes.° Le volume bas et le ton calme sur lesquels il énonce ce premier soufflage ligne 58 sont marqués dans la transcription par « ° ». Il répète l’information ligne 60 en s’orientant vers le fait que l’opératrice n’aurait pas bien compris le soufflage : il monte l’intonation et met l’accent sur « trente ». C’est après la répétition de l’information à un volume plus important que l’opératrice l’intègre à sa conversation (ligne 61). Ce n’est donc pas le fait d’entendre les sommations ou les soufflages de manière trop sonore, donc potentiellement comme des « bruits », qui perturberait l’activité en cours, mais le fait de ne pas entendre les instructions et les soufflages essentiels au travail coopératif.
Conclusion
De nombreuses recherches sur les centres d’appels se sont intéressées à la manière dont le travail est organisé, contrôlé et surveillé à travers la technologie et un modus operandi tayloriste (Taylor & Bain, 1999 ; Buscatto, 2002) [13]. Dans ces usines des temps modernes, les nouveaux esclaves de la téléopération seraient soumis à la « taylorisation du langage » (Boutet, 1998) et au « néotaylorisme informatique » (Lutz, 1992). En effet c’est une vision néotaylorienne que tente d’imposer la hiérarchie du centre espagnol : l’activité langagière étant réductible à du bavardage bruyant, improductif et distrayant (Boutet, 1998), elle recommande de privilégier l’écriture silencieuse pour la circulation d’information. Elle considère également que les postes sont munis de tous les artefacts indispensables à une résolution individuelle des requêtes posées par les appelants. Or, il existe un écart entre le travail silencieux et individuel ainsi prescrit et le travail réel tel qu’il est collectivement accompli, comme nous l’avons décrit in situ.
Nous nous sommes intéressées aux pratiques stipulées conceptuellement comme « bruyantes » — soit dans le sens commun de « bruit » en termes de valeur indicielle, ou du point de vue de la hiérarchie espagnole — pour examiner de manière empirique comment elles émergeaient dans l’ordonnancement d’action, et comment les participants eux-mêmes les catégorisaient. Qu’il s’agisse des annonces lancées à la cantonade, des sommations ou des soufflages sonores, du bruit des artefacts en cours d’utilisation, ou de l’expression à voix haute de l’étonnement, nous avons montré que toutes ces productions sonores (Thibaud, 1991) attirent l’attention et sont reconnaissables par les participants eux-mêmes comme des ressources pour la collaboration et la coopération. En effet, en interrogeant, de l’intérieur et de manière située, les actions qu’accomplissent ces productions sonores, celles-ci se révèlent essentielles à la gestion collaborative des tâches ainsi qu’à l’efficacité et à la qualité des prestations de service. Notre article a montré que bien que le bruit ambiant soit parfois incommodant pour la concentration, nécessitant de tendre davantage l’oreille, il ne constituait pas simplement une gêne. Toutes ces pratiques coopératives contribuent certes au bruit ambiant, mais ne sont pas réductibles à lui. La coordination et la coopération en centre d’appels impliquent des compétences expertes d’écoute et de mise en visibilité des différentes occurrences sonores. En cela, ces pratiques collaboratives sont très semblables à celles qui caractérisent le travail collectif dans les « Centres de Coordination » (Suchman, 1997 ; Heath & Luff, 2002 ; Grosjean, 2005 ; Fele, 2008). Notamment par cette compétence d’écoute flottante, finement coordonnée à sa propre activité et à celle des autres, et au savoir professionnel (Goodwin, 1994) permettant de distinguer et reconnaître les sons pertinents, le travail en centre d’appels se révèle plus complexe qu’une suite répétitive d’actions individuelles.