Introduction
La notion « d’interférence sonore » développée par E. Goffman bénéficie toujours d’un large écho au sein de la recherche sociologique. Pour l’auteur, il s’agit de « bruits qui envahissent et s’imposent comme si celui qui les produit exigeait un trop grand espace sonore. S’y apparente le fait de se parler d’une distance trop grande qu’il ne convient selon les normes en vigueur » (Goffman 1973 : 59). Cette définition est assez sommaire et on peut se demander si seuls les « bruits » humains sont concernés ou comment s’appliquent les énigmatiques « normes en vigueur ». On ne peut cependant pas trop reprocher à Goffman le caractère minimal de la notion. Celle-ci alimente un inventaire plus général des « modes de violation » des « territoires du moi ». Il peut s’agir de parler trop fort donc, mais également d’agressions physiques, de regards indiscrets, de souillures, de vols, etc. C’est en faisant un inventaire de ces offenses territoriales que l’auteur nous rapproche de certains principes normatifs de la vie quotidienne.
Dans cette orientation analytique, on peut s’accommoder du caractère succinct de la notion. Par contre, elle a été abondamment utilisée dans le champ sociologique (en particulier à propos des usages du téléphone mobile dans les lieux publics [1]), de façon autonome, et sans jamais vraiment évoluer. Dès lors qu’un bruit présente une intensité relativement forte, il est considéré comme une interférence, pour ceux qui n’en sont pas les auteurs ou qui n’appartiennent pas étroitement au foyer de production de la nuisance sonore (par exemple, se trouver à proximité d’un collectif discutant de façon animée). Ajoutons que les bruits « parasites » sont d’autant plus gênants que l’on entend s’engager dans une activité coopérative comme la conversation ou assister à une pièce de théâtre par exemple. Dans les deux cas, des bruits « extérieurs » à des cours particuliers d’activité en affectent le bon déroulement.
Les interférences sonores correspondent ainsi à l’une des acceptions basiques du « bruit », à savoir un son « non voulu » et « désagréable » ; elles sont également une « nuisance » au sens où leur perception n’a pas de répercussion sur la santé (dès lors nous n’évoquerons par l’abondante littérature consacrée aux effets traumatiques ou non traumatiques liés à l’exposition au bruit [2]). Si les interférences sonores se présentent comme des bruits mineurs, elles sont néanmoins problématiques socialement, et la plupart du temps, elles sont définies en référence à des seuils de tolérance, soit finalement selon leur intensité acoustique. Or, les mesures physiques s’avèrent insuffisantes pour faire le partage entre les bruits « normaux » et d’autres « gênants » à la perception. C’est pourquoi de nombreuses études de psychoacoustique mettent l’accent sur différentes variables telles que la nature du bruit [3], la durée d’exposition (e.g., Weinstein, 1982), la prévisibilité, l’environnement, les activités en cours, les possibilités de contrôle (e.g. Kryter, 1970), etc. Rentrent également en ligne de compte des facteurs physiologiques, psychologiques et psychosociaux [4]. Ces facteurs et la nature subjective de la perception du « bruit » rendent finalement peu opérante l’idée de niveaux fixes d’interférence sonore [5].
« Des réactions négatives se manifestent déjà à partir de 50 dB, et un niveau sonore de 60 à 65 dB dérange nettement plus de personnes qu’un niveau inférieur à 60 dB. Rien d’étonnant à cela puisque le volume normal d’une conversation se situe dans cette zone. Il en découle que les interférences acoustiques causent des problèmes de compréhension : plus moyen de parler normalement, que ce soit de vive voix ou au téléphone. Même l’écoute de la radio et de la télévision s’en trouve perturbée (...) l’importance des nuisances et des agressions sonores est souvent ressentie de façon subjective et dépend aussi bien de la nature du bruit que de l’état momentané de la personne concernée. (...) En réalité, les agressions sonores ne peuvent pas être mesurées par des moyens techniques usuels comme on le ferait pour constater la diminution de l’acuité auditive à l’aide d’un audiogramme. C’est pourquoi il faut effectuer des sondages auprès de nombreuses personnes exposées à différents niveaux sonores. » (Conzelmann-Auer, 1998).
La multiplication des « sondages », les expériences réalisées dans les laboratoires, et l’amélioration incontestable des techniques d’enquête, aboutissent toutefois à renforcer l’idée du caractère contingent, non généralisable et catégorisable de la perception humaine du bruit. Par exemple, celui généré par une machine ou le fond sonore d’un atelier peuvent être considérés comme une résultante normale de l’activité (et encore, cela dépend individuellement des tâches en cours), et une réelle source de nuisance pour des collaborateurs se trouvant dans un bureau voisin [6]. Il n’est pas vain de poursuivre et d’affiner sans cesse ces analyses montrant comment, dans des environnements particuliers, quelque source sonore revêt ou non un caractère gênant. L’une des conséquences communément admise est l’impossibilité de généraliser les résultats, non seulement en raison de différences physiologiques, de la nature subjective de la perception, mais aussi en vertu de la diversité des techniques d’enquête, des environnements, et des thématiques privilégiées (sécurité au travail, sommeil, stress, problèmes de compréhension, etc.). La multiplicité des facteurs rentrant en ligne de compte pour la perception et l’interprétation du bruit en tant que source de nuisance (et les formes que celle-ci peut prendre) explique cette difficulté.
On peut également interpréter cela comme un résultat, considérer comme légitime une étude « localisée » du bruit, et idéalement dans des environnements naturels. Les variables manipulées dans les laboratoires se prêtent mal à un tel déplacement (pour déterminer des « seuils de perception » selon différents masques par exemple [7]), tandis que les évaluations faites a posteriori (à l’aide de questionnaires) entretiennent un lien et une pertinence difficilement vérifiables quant aux façons dont est perçu le bruit en situation. C’est pourquoi nous analyserons des enregistrements de conversations téléphoniques et des films ethnographiques centrés sur des utilisateurs de mobile localisés dans des lieux publics [8]. Ces matériaux permettent d’accéder aux façons dont certains bruits sont pratiquement traité comme des interférences, non pas en raison de propriétés intrinsèques, mais selon les opérations et procédures qu’ils suscitent, dans la conversation à distance et dans des situations de co-présence publique. Nous montrerons ainsi comment des bruits courants (circulation automobile et ferroviaire, conversation de tiers, fonds sonores de café, etc.) et d’intensité variable (de 50 à 90dB) acquièrent le statut d’interférence d’un point de vue pratique, ce « statut » ne pouvant être déterminé en fonction de la nature des sources sonores, de leur intensité, durée, etc. Nous rejoignons sur ce point les études de psychoacoustique, tout en revendiquant une analyse basée sur le déroulement d’interactions réelles, où les participants confèrent au bruit des statuts reconnaissables, allant de l’interférence sonore à une ressource pour la conversation.
Dans un premier temps, nous examinerons comment certains bruits génèrent des gênes visibles, via des séquences de réparation initiées dans des conversations et au regard de techniques d’isolation phonique mises en œuvre par des téléphonistes dans des environnements publics. Ensuite, nous constaterons qu’un même bruit peut être successivement traité comme un élément perturbateur et un élément de situation contribuant à l’orientation de la conversation. Ce double traitement suggère une forme de latitude quant aux usages qui peuvent être faits du « bruit », et nous montrerons enfin que même lorsqu’il présente une intensité élevée, le bruit peut étroitement alimenter des développements thématiques. En somme, l’évaluation des « bruits » du quotidien peut être appréhendée depuis l’examen du cours organisé de séquences d’activité.
Des bruits comme interférence
Il est logique de commencer par l’étude de séquences au cours desquelles des personnes engagées dans une interaction conversationnelle distante, traitent le bruit comme un élément perturbateur. Lorsqu’on étudie un corpus de conversations téléphoniques, la manifestation la plus fréquente et simple d’une interférence sonore se présente sous la forme de suspension de tours de parole (éventuellement interrompus) occasionnant des reprises et/ou des répétitions. La transcription suivante montre comment un bruit de moto (représenté par des X plus ou moins grands pour figurer son intensité) peut justifier des séquences de réparation.
Transcription 1 : Moto.
Le vrombissement de la moto devient perceptible à la ligne 72, pendant que A est engagée dans un type particulier d’énoncé. Préalablement, les interlocutrices discutaient de la possibilité de se retrouver pour le déjeuner, mais A était incertaine quant à sa disponibilité. Elle déjeune déjà potentiellement avec une autre personne, et le premier tour de parole transcrit se présente comme le premier élément d’une alternative (si... si...). Son tour est interrompu, au moment précis où le bruit de moto devient plus important. Il s’agit de l’initiation d’une (auto-)réparation (Schegloff et al., 1977, Schegloff, 1979) réalisée au sein du tour affecté par le bruit, suivie d’un « silence » (inter-tour et relatif, l.75) pendant lequel le vrombissement atteint son volume maximum. Le bruit génère une interruption qui fait ensuite l’objet d’une hétéro-réparation réalisée par B. L’interjection appuyée introduite en l.78 pointe le caractère inaudible et/ou inachevé du segment précédent projette une répétition. Celle-ci est rapidement délivrée en l.72, tandis que l’intensité du bruit baisse. L’item « ouais:: : » de l.85 clôt les séquences marquées par des problèmes d’écoute, et A délivre la seconde partie de l’alternative (l.86), l’interférence s’étant à présent dissipée. Interruption, suspension, silence, demande de répétition, sont quelques-uns des procédés à partir desquels les conversants font face à certains bruits « envahissants » selon le mot de Goffman.
Ces procédures n’interviennent pas uniquement après l’apparition d’un bruit de grande intensité, pas plus qu’ils ne suscitent des tours de parole successifs visant à régler des problèmes d’écoute et de compréhension. Il n’est pas nécessaire qu’un bruit soit particulièrement fort ou que certains troubles aient marqué les séquences précédentes, pour qu’un des locuteurs qualifie, au sein d’un tour, son environnement sonore, qu’il sait, partagé. Il s’agit à nouveau d’auto-réparation pouvant être orientée rétrospectivement sur des bruits apparemment assez mineurs, tout en constituant une ressource prospective clarifiant les conditions d’une participation sujette à variation (un environnement sonore variable donc, mais ce peut être la co-présence publique, le départ/l’arrivée de connaissances, d’un agent de service, etc.). Cette seconde propriété (qui n’exclut pas la première) des auto-réparations mérite d’être développée avec l’analyse d’une autre conversation reçue par A dans une gare. Des bruits caractéristiques de cet environnement sont perceptibles sur l’enregistrement, et ils font l’objet de différents tours de parole, à chaque fois initiés par A (le locuteur directement exposé au bruit).
Transcription 2 : Auto-réparation.
L’auto-réparation est initiée à la ligne 28, à la suite d’un continuateur (« °hum° », l.25) de B encourageant A à poursuivre un développement thématique portant (vraiment) sur « la pluie et le beau temps ». Son tour est composé de trois « unités de construction de tour » (UCT, voir Sacks et al., 1974) se présentant de façon hiérarchisée : une excuse marque d’abord l’interruption du développement thématique en cours, puis elle est rapidement (micro-pause) complétée par la qualification de l’élément de contexte justifiant l’interruption (« y a du bruit »), affiné enfin par l’identification catégorielle de la source de nuisance (« locomotive ») localisée de façon relative par rapport au locuteur actuel (« juste à côté »). Selon A, le bruit de locomotive est suffisamment important pour qu’il soit « ici et maintenant » mis en relief dans la conversation. Le volume de ce bruit (un train en circulation) n’est toutefois pas très élevé, et il a débuté plus tôt (l.17). La durée d’exposition à ce bruit est peut-être une dimension contribuant à la formulation de la réparation, ainsi que d’autres bruits filtrant préalablement la conversation. Pendant l.15 notamment, un son important de décompression et deux craquements sont perceptibles pendant un tour de parole de A, sans occasionner de traitement particulier. Dès lors, si le type et/ou la durée d’une source potentielle de nuisance sonore peuvent occasionner des réparations, elles peuvent également se baser sur une somme de bruits hétérogènes et successifs. Le quasi imperceptible « °°hum hum°° » offre à A la possibilité de reprendre le développement thématique précédemment interrompu.
A saisit cette opportunité (l.33), mais un nouveau bruit, de turbine cette fois, apparaît pendant la délivrance de son tour (à partir de la seconde UCT). Cet évènement sonore est contingent et il convient de rappeler qu’au téléphone, les interlocuteurs ne disposent pas des mêmes ressources pour identifier les différentes sources acoustiques composant leur environnement sonore [9]. Cependant, la forme d’auto-localisation introduite lors de la réparation (l.28) favorise l’identification des bruits filtrant la conversation. Pendant l.34 et 36, le bruit de turbine va crescendo, et près d’une seconde avant qu’il atteigne son niveau sonore maximum, A interrompt son tour.
Cette vue spectrale de l’enregistrement permet de restituer de façon précise la conception du tour de parole de A relativement à la représentation graphique de l’interférence sonore. Celle-ci se matérialise par une barre oblique dont les pointillés marquent le début et l’atténuation. L’item « pluie/ » est interrompu pendant la phase montante de l’interférence, et un silence de plus de deux secondes succède, sans que B traite cette interruption. A attend que le volume du bruit soit moindre (qui monte toujours dans les aigus) avant de poursuivre son tour de parole. D’une certaine façon, A « laisse passer » l’interférence, tandis que B ne traite pas l’interruption et le silence comme un trouble. En disposant d’informations quant au lieu de réception de l’appel, il est plus à même de décrypter les évènements sonores et des façons dont ils sont pris en compte dans la structuration de la parole. Ces éléments suggèrent de doter ces séquences de réparation de vertus plus larges quant à la gestion de bruits précédant et/ou parasitant leur formulation. D’une part, elles peuvent revenir sur l’hétérogénéité des sources de bruit, sanctionner leur caractère répété et éventuellement leur durée, et localiser d’autre part la conversation pendante dans un monde sonore qui, une fois connu et éventuellement « réparé », facilite le travail interprétatif et les procédures permettant in fine de gérer des interférences.
Jusqu’à présent, des bruits isolés et traités comme des interférences ont été étudiés, alors que les sources de contamination peuvent se présenter de façon plus diffuse. On peut parler de « fonds sonores », composés d’une somme de bruits, plus ou moins reconnaissables, et exerçant une contrainte non moins grande pour les conversants. Les observations réalisées dans des lieux publics permettent de voir comment des fonds sonores importants suscitent différentes mesures d’isolation phonique, sans qu’on puisse en évaluer les effets en l’absence d’enregistrement des conversations. La « glose corporelle » (Goffman, 1973) des téléphonistes est néanmoins explicite comme en témoignent ces extraits de vidéos réalisés (le même jour) dans une brasserie particulièrement bruyante.
Plusieurs techniques de protection sont observables : la main « libre » peut être disposée de façon à créer une sorte d’entonnoir isolant la voix de l’environnement sonore ; elle peut aussi servir à boucher l’oreille « inutile » au profit de celle collée au mobile ; des orientations corporelles (vers un mur, une baie vitrée) permettent également de limiter le nombre et l’intensité des bruits captés par le microphone et elles contibuent conjointement à limiter l’accessibilité publique des « moitiés de conversation ». Souvent considérés comme étant à l’origine de nuisances sonores (duo conversation/sonnerie), les téléphonistes n’ont pas le monopole des « mauvaises manières » (Ling, 1998).
L’une des parades les plus efficaces consiste à s’éloigner physiquement des sources de contamination sonore. Le schéma suivant reproduit le déplacement d’un téléphoniste recevant un appel dans un café de quartier, moyennement fréquenté (une dizaine de clients) mais bruyant (en raison de l’activité de service et de conversations). Sur le schéma, les principaux foyers de nuisances sonores clignotent, et dès la réception de l’appel, le téléphoniste quitte la place qu’il occupait au comptoir. A ce stade, il est hasardeux d’associer l’initiation de ce déplacement à des problèmes d’écoute, l’engagement dans une conversation distante occasionnant souvent des modifications de l’orientation corporelle ou d’ancrages spatiaux sans qu’on puisse les rapporter à quelque élément de contexte proximal (se reporter à Morel, 2006, en particulier p.206-210).
Par contre, les deux zones où stationne successivement l’usager (dans le sas d’entrée puis dans l’arrière-salle) suggèrent qu’il cherche une place offrant un certain calme acoustique (une des qualités des « niches conversationnelles » dynamiquement créées du comportement territorial des téléphonistes relativement à l’organisation de la co-présence et la structuration de l’espace, Morel, 2002). Dans un premier temps, il s’isole en effet dans le sas d’entrée, qui est cependant ouvert sur un boulevard où la circulation est dense. L’exposition au bruit du trafic est certainement suffisante pour qu’il entreprenne un nouveau déplacement (après un peu plus de dix secondes de stationnement), qui le mène dans l’arrière-salle du café. Personne ne s’y trouve, et du point de vue de l’organisation de l’environnement, c’est bien l’un des endroits les plus calmes (la place ultime étant les toilettes [10]) où il termine sa conversation (pendant plus de deux minutes).
La forme d’occupation territoriale du téléphoniste peut conjointement reposer sur le caractère privé ou professionnel de certains développements. Cependant, dans la mesure où le déplacement est initié dès l’ouverture de la conversation et que l’individu stationne (le plus longuement) dans un espace bénéficiant d’un relatif calme phonique, l’évitement de bruits de fond préside vraisemblablement à ses choix d’ancrages spatiaux.
Nous l’avons vu, certains conversants restent exposés à des environnements bruyants. Bien qu’observés d’assez près (3-4 mètres), leurs propos sont généralement inaudibles, en raison de la somme des bruits et des différentes techniques d’isolation phonique. Dans ce cas, leurs contributions sont d’une certaine façon « noyées » dans le fond sonore, mais elles peuvent tout aussi bien l’alimenter de façon notable. Voici des vues spectrales de deux conversations téléphoniques, qui permettent en un coup d’œil d’apprécier le différentiel des bruits composant les enregistrements. Plus le spectre tire vers le rouge, plus les barres verticales sont hautes et larges, et plus les signaux sont forts et longs. Les courbes représentent de façon approximative le niveau maximal des fonds sonores.
Le contraste est assez saisissant. Le premier spectre correspond à l’enregistrement d’une conversation passée et reçue dans des environnements sonores relativement calmes. La courbe est bien plus basse que celle représentée sur le second graphique, et dont la couleur révèle une présence beaucoup plus importante de sources sonores sur l’enregistrement. Cependant, la courbe, les couleurs ou leur expression en hertz, ne nous disent pas grand chose sur les façons dont les conversants négocient leurs environnements sonores. On peut écouter un extrait de l’enregistrement (ci-dessous) ou considérer les barres verticales se trouvant au dessus de la courbe des fonds sonores. Ces barres s’expliquent par une tendance des locuteurs à parler fort pour favoriser l’intercompréhension. En dehors de quelques passages inaudibles (surtout liés aux variations du réseau), la technique est efficace puisque les locuteurs conviennent rapidement (32 secondes) d’un rappel pour organiser la soirée. Par contre, on peut faire remarquer que la technique du « parler fort » aggrave l’importance des fonds sonores des environnements respectifs des locuteurs...
Des bruits, entre gêne et ressource pour la conversation
Les analyses précédentes se distinguent des perceptions sociologiques traditionnelles des interférences sonores, pour les appréhender depuis le cours organisé de conversations distantes ou au regard de certaines investigations menées localement (orientations corporelles, déplacements, etc.). Ce régime descriptif attire l’attention sur une série de procédures proximales/distales à partir desquelles l’interférence sonore est traduite, et peut-être surtout surmontée, en actes. Il est en effet évident que certains bruits revêtent une dimension gênante du point de vue du déroulement des séquences d’action, tout en constituant à chaque fois une tâche à résoudre. On peut à présent faire un pas supplémentaire dans l’appréciation de ces bruits relativement imposants, au statut ambivalent. C’est-à-dire qu’un bruit peut tour à tour susciter des séquences leur conférant un statut d’interférence puis faire l’objet d’autres usages conversationnels. Quitte à présenter un nombre réduit de transcriptions, prenons le cas d’un traitement humoristique d’un bruit humain impressionnant (compte tenu de son auteur), ayant préalablement fait l’objet d’un tour de parole soulignant son caractère puissant. Il ne s’agit pas de X, qui est une personne dont on perçoit des bribes de parole « en passant » pendant que B parle (l.38), mais de Y, un bébé au cri singulier
Transcription 3 : Le bébé pleure.
Dans la mesure où les différents locuteurs ne partagent pas les mêmes régimes d’activité, leurs contributions verbales se « chevauchent », et elles rendent difficile la lecture de la transcription. Le mieux est de se concentrer sur le cri du bébé (Y) qui chevauche conjointement l.38 de B et l.40 de X. Lorsqu’il devient perceptible (l.42), il est déjà puissant (capitales + soulignement), et sa durée (près de 6 secondes) contribue également à en faire une composante notable de l’environnement sonore de B. Les locuteurs poursuivent néanmoins le développement qui les occupait précédemment, jusqu’à ce que A prenne la parole pendant un tour de B (l.46]50), juste avant que le cri cesse très temporairement (2 dixièmes entre l.48 et 52). En vertu du placement de l.50 et de la signification conventionnelle d’un « oh la la » (délivré sur un rythme d’élocution rapide), A pointe selon toute vraisemblance le cri déchirant du bébé. Cette lecture peut toujours prêter à discussion (une activité parallèle à la conversation suscite ce « oh la la » par exemple), mais juste avant la clôture de la communication, la même expression (l.66) succède à un bruit d’une autre nature généré par Z.
L’idée selon laquelle le premier « oh la la » sanctionne le cri du bébé s’en trouve renforcée, et c’est pendant la « seconde partie » du cri (débutant en l.52) que A reprend le développement thématique (l.54-55). Cependant, B ne laisse pas l’opportunité à A de mener son tour à son terme (l’item manquant est « mobile » par exemple), car il s’auto-sélectionne pour produire une blague basée sur l’introduction d’une « fausse » auto-localisation renvoyant à une catégorie de lieu où tout un chacun sait que les cris d’enfants sont fréquents : « =je suis à la crèche » (l.56). Au tour suivant (l.58), A rit puis souscrit volontiers à la métaphore de l’environnement sonore, et finalement, le traitement humoristique de l’interférence lui permet d’introduire la raison de l’appel (à partir de l.59). Un bruit peut ainsi faire l’objet d’un ou plusieurs tours sanctionnant son apparition, son volume, sa durée, etc., puis être interprété et converti au sein de séquences distinctes. Ce sont les locuteurs qui rendent évidente leur perception du bruit, et le dotent de certaines propriétés. L’évaluation et la qualification du bruit émergent du cours organisé du parler-en-interaction.
Des bruits comme ressource thématique
Il convient de poursuivre l’analyse de ces bruits imposants ne revêtant pas systématiquement un caractère gênant. Le traitement humoristique d’un cri a donné un aperçu d’un tel phénomène, tout en occupant un nombre réduit de tours de parole. Cette fois-ci, il s’agit de montrer comment différentes caractéristiques sensibles (dont des bruits) d’un environnement public d’usage (de nouveau dans une gare), alimentent des développements thématiques étendus, tout en suscitant des investigations locales quant aux auteurs du bruit. L’idéal serait d’enregistrer à la fois la conversation et les investigations locales des interlocuteurs pour mieux établir cette relation indexicale. Un tel projet comporte quelques complications méthodologiques, et il faut se contenter du « filtre de l’entre-deux conversationnel » (M. Relieu, 2002).
Le bruit comme composante constitutive d’un développement thématique portant justement sur la description du contexte d’où il est issu, est généré par une catégorie particulière d’acteurs sociaux, reconnaissables par leurs chants. Le mieux est de taire temporairement leur identité, pour suivre pas à pas les façons dont les interlocuteurs intègrent cette composante sonore dans l’interaction. C’est en l.8 qu’A (l’appelé de la gare) produit un premier segment rendant compte d’un élément de contexte quelque peu énigmatique : « °y a un déchargement là:: :° ». Ce tour laisse entendre qu’un phénomène isolable de l’ordre du visible, est en train de se dérouler, mais A n’en dit pas plus à ce stade tandis qu’au tour suivant, B formule une requête générant un premier développement. Toutefois, lors des séquences d’ouverture, l’auto-localisation précoce de l’appelé (l.3) dans « la gare » fournit une ressource interprétative importante pour envisager différents sens possibles du « déchargement » : qu’il s’agisse d’humains ou de non humains, un « déchargement » rentre dans le cadre des phénomènes typiquement observables dans les gares.
Transcription 4 : C’est quoi ce bruit ?
Le second élément du contexte de A rentrant dans l’entre-deux conversationnel n’est pas issu d’un tour de parole, mais d’un bruit qui commence à devenir perceptible pendant l.23. Si son volume n’est pas très important, B est déjà potentiellement en mesure d’entendre un chant scandé par une foule vraisemblablement nombreuse (extrait sonore). B formule une nouvelle requête (l.29) pour vérifier la localisation de A, et ce dernier diffère sa réponse (seconde UCT de l.30) pour traiter officiellement la composante sonore de son environnement. Il met en relief la perception de chants actuellement perceptibles, et en l.34 B exploite une place disponible pour s’orienter lui aussi vers le développement de séquences rendant compte d’un « événement » en cours, décrit dans sa dimension audible :
Le tour de B est particulièrement intéressant, puisqu’il est en mesure d’introduire la catégorie « supporter » (et l’activité se rendre au « prochain match »), sans que des indices explicites ne lui aient été fournis). Le caractère reconnaissable des chants lui permet de présumer de l’identité des auteurs du bruit, inférence indirectement validée au tour suivant par A (l.40) qui s’interroge sur l’appartenance plus précise (quel sport ?) de « c’t’équipe ». Si les locuteurs sont engagés dans des séquences descriptives rendant compte de la perception commune d’un chant singulier, les possibilités d’écoute mutuelle peuvent néanmoins être affectées et perturber l’interaction conversationnelle. La demande de vérification de l.44 rappelle ce risque des expositions sonores, qui trouve pour « réponse » (l.47) une description supplémentaire de « l’évènement », plutôt dans un registre visuel cette fois-ci.
En l.50, B qui ne bénéficie pas d’un accès direct à la « scène », encourage ce type de développement, et au tour suivant, A annonce une description visuelle des supporters, réalisée en l.56-59-60. Sans qu’on sache si c’est lui qui se déplace ou si ce sont les auteurs du bruit, l’intensité des chants augmente, tout en passant par des étapes de cris et de brouhaha (extrait sonore). Par rapport à la demande de vérification, le bruit est désormais beaucoup plus fort, sans qu’il n’occasionne de séquence analogue (malgré le silence relativement long de l.54). La production même et la place d’une telle requête prévalent sur l’intensité actuelle et mesurable du bruit, ce dernier étant une composante sensible du contexte contribuant à la structuration du récit.
Conclusion
Les analyses précédentes invitent à dépasser les usages usuels de la notion d’interférence développée par E. Goffman. En prenant appui sur l’usage conversationnel du téléphone mobile, l’ambition était d’évaluer, depuis l’organisation d’interactions se déroulant dans des environnements naturels, les façons dont les participants prenaient en compte leur exposition au bruit. Que ce soit au travers de séquences conversationnelles (interruptions, silences, répétitions, etc.) ou de procédés d’isolation phonique (orientations, déplacements, etc.), nous avons pu vérifier comment le bruit pouvait effectivement être traité comme une interférence et susciter des mesures de réparation. Avant d’être un objet de représentations, le bruit est un phénomène sensible et perçu comme une caractéristique du contexte à résoudre, et selon les activités du moment. Les téléphonistes font, à bien des égards, preuve d’une grande capacité et d’une habileté à les gérer. Il est possible que ce travail pratique soit d’autant plus visible que les participants ne peuvent compter que sur leurs contributions audibles pour l’interaction.
Notre approche permet également de respécifier certaines évaluations concernant la nature des bruits interférents, leur intensité, durée, etc. Les instruments usuels de mesure (sonomètres, spectres, échelles, entretiens, sondages, etc.) ne rendent qu’imparfaitement compte des façons dont le bruit est perçu en situation. Son intensité notamment, n’est pas un critère suffisant pour présumer de son degré de nuisance. Ce problème a véritablement été pris en compte depuis les années soixante par des chercheurs de différentes disciplines (médecine, physique, acoustique, écologie, etc.) [11]. Toutefois, les mesures « objectives » ou « subjectives » butent sur une qualification « définitive » du « bruit ». L’analyse d’actions et d’interactions issues d’environnements naturels déplace la question de cette évaluation sur les façons dont les participants gèrent pratiquement leurs expositions sonores, et leur confèrent des statuts reconnaissables. Dans cette perspective, il n’est pas impossible d’observer qu’un bruit peut initialement être traité comme une interférence, puis contribuer à des développements thématiques portant justement sur différentes caractéristiques de son lieu d’émission.
Enfin, nous avons pu montrer que cet environnement sonore était changeant, non seulement en fonction de modulations des sources sonores (chant, cri, brouhaha générés par les supporters), mais aussi en fonction de déplacements (de l’un des locuteurs et/ou des auteurs du bruit). Dès lors, si l’entre-deux conversationnel est effectivement un type particulier d’environnement où les locuteurs « filtrent » différentes composantes pertinentes du contexte, ils y agissent aussi parmi d’autres, et leurs agissements modifient leur capacité à intégrer quelque élément de situation dans la conversation. Voilà qui nous éloigne de certaines représentations instituées du bruit (dont les échelles exprimées en décibels constituent les plus remarquables incarnations), pour nous rapprocher de l’infinité des usages possibles de sources, tout au plus potentielles et changeantes donc, de nuisance sonore.