Abstract/Zusammenfassung
The performance of actors in documentary film : the example of Schneeweisse Schwarznasen (Snow-white Blacknoses)
Contrary to a common view, the choice of actors is as important for a documentary film as for fiction, the concept of performance building a bridge between these two sorts of films. In this article the author analyzes the importance of this concept from her experiences shooting the documentary film Schneeweisse Schwarznasen. She thus articulates her filming and her fieldwork with some of the theoretical concepts elaborated by Thomas Waugh and Bill Nichols. The aim of this research was to observe, analyze and represent the ways some breeders of black-nosed sheep (a typical breed in the Upper Wallis, Switzerland) and their families combine tradition and modernity in their everyday life and to focus on how they stage themselves before and in interaction with the camera. Thus, while highly reflexive, the film also belongs to the research field of social anthropology and uses its methods and its concepts as well as those of filmic sciences.
Traduit de l’allemand par Thierry Amrein, Sylviane Neuenschwander-Gindrat et Eric Roulier
« C’est seulement à travers l’étude des mises en scène proposées par les gens eux-mêmes qu’un chercheur peut comprendre leur rapport au monde »
(Augé, Colleyn, 2004 : 64)
Introduction
Comment se fait-il que dans un film documentaire ou ethnographique, le spectateur s’intéresse aux protagonistes et désire les accompagner dans leur vie quotidienne ? Tout comme le film de fiction, le film documentaire a besoin de personnages photogéniques - en l’occurrence filmogéniques -, suscitant à l’écran la sympathie ou l’antipathie, et avec qui le spectateur puisse s’identifier non seulement sur le plan du discours mais avant tout sur celui des émotions. Pour cela, il est nécessaire que ces personnes aient une certaine aptitude à la performance [1], c’est-à-dire à se mettre elles-mêmes en scène.
Mes propres expériences cinématographiques acquises en réalisant des films ethnographiques tels que DestiNation Liebe (2002) et Schneeweisse Schwarznasen (Valais, 2006) ont éveillé mon intérêt et ma curiosité pour la question de la performance des acteurs dans le documentaire. Quelles ont été mes réflexions lors du choix des protagonistes ? Quel a été leur comportement durant le tournage et leur interaction avec la femme derrière la caméra qui, dans le cas considéré, était aussi la réalisatrice ? J’avais certes déjà réfléchi à la performance lors de la réalisation du film Schneeweisse Schwarznasen (diffusé en français sous le titre Des Nez-noirs blancs comme neige), mais sans produire sur le sujet une analyse détaillée. Aussi, dans cette étude, je me propose d’apporter un éclairage autant théorique que pratique sur ces questions.
Mouton Nez-noir du Haut Valais. ©syl.n 2003.
Dans une première partie théorique, j’exposerai quelques concepts opérationnels qui sont issus aussi bien des études filmiques que de l’anthropologie sociale. Ils formeront dans la seconde partie la base d’analyse permettant de faire le lien entre théorie et pratique. Les expériences vécues durant le tournage de Schneeweisse Schwarznasen et les réflexions qu’elles m’ont inspirées serviront de matière première à mes propos.
Afin qu’ils puissent mieux comprendre ce texte, les lectrices et les lecteurs auront la possibilité de visionner les séquences du film citées en exemple. J’indiquerai aussi à la fin du texte le Time Code (TC) pour celles et ceux qui ne peuvent y avoir accès en ligne mais qui disposent d’une version DVD du film. Les références exactes du film et le site internet où il est possible de se procurer le DVD sont indiquées dans la filmographie.
Le film Schneeweisse Schwarznasen constitue aussi une recherche en anthropologie sociale. Pour cette raison, les considérations qui suivent seront inspirées aussi bien par cette discipline que par mon travail de cinéaste.
Première partie : réflexions théoriques
Performance
Avant même que le jeu des acteurs et, de manière générale, leur comportement devant la caméra soient considérés comme un sujet d’étude par les études filmiques, la sociologie et l’ethnométhodologie se sont confrontées à cette problématique de la performance.
Lorsque l’on souhaite présenter une recherche anthropologique sous forme de film, il s’agit de réfléchir dès le départ non seulement au contenu de cette recherche mais également à la forme sous laquelle son contenu sera diffusé. Je me suis donc interrogée sur la manière de transmettre les résultats de ma recherche aussi bien à des scientifiques qu’à un public plus large. Pour capter l’attention du spectateur sur un sujet donné, il faut que les protagonistes fassent preuve d’une certaine aptitude à la performance, comprise dans le sens goffmanien du terme.
Dans les années 1950, Erving Goffman développa une théorie de la performance dans le quotidien et apparut à cet égard comme un précuseur [2]. Victor Turner continua à appréhender le quotidien en recourant à ces concepts inspirés de l’analyse de la dramaturgie théâtrale. De fait, les premières recherches sur la performance sont issues avant tout des sciences du théâtre. C’est dans ce domaine que les théories et la terminologie ont été forgées avant d’être transposées et développées dans celui de la filmographie de fiction.
L’expression symbolique du comportement d’un individu se décompose toujours en une représentation de lui-même et une observation de son interlocuteur. Cette double manifestation s’appuie sur la supposition que nous sommes généralement capables d’interpréter, dans une situation sociale donnée, le fonctionnement de notre vis-à-vis. Les personnes en interactions offrent à leur interlocuteur une image d’elles-mêmes tout en s’efforçant de déchiffrer l’attitude de l’autre, et d’analyser ce que leur propre image provoque chez celui-ci. Or, dans le documentaire, la performance de l’acteur s’adresse encore à une troisième personne non impliquée dans l’interaction, un destinataire imaginaire et anonyme : le futur public du film.
Toutefois, cette question de la performance n’a en réalité que très peu été abordée jusqu’à ce jour. Les concepts développés par Thomas Waugh et Bill Nichols me semblent particulièrement pertinents pour l’analyse du rôle des protagonistes dans le film documentaire en général et plus spécifiquement pour celle de Schneeweisse Schwarznasen.
« Representational » - « Presentational » (Thomas Waugh)
Acting to Play Oneself de Thomas Waugh (1990 : 71) est un des rares travaux scientifiques qui aborde la question de la performance dans le cadre restreint des films ne relevant pas de la fiction. Waugh fait usage des expressions « representational » et « presentational » qui recouvrent plus ou moins les notions de « integrated » et « autonomous » développées par Richard Maltby (1995) dans le domaine de la performance des acteurs célèbres de films de fiction.
La réflexion de Waugh est née à la suite d’un essai du réalisateur de documentaires Joris Ivens, Collaboration in Documentary (1940). Dans ce texte Ivens élabore une réflexion à partir de sa longue expérience du « re-enactment » avec des protagonistes non professionnels, une pratique courante à cette époque. Pour décrire l’acteur, Ivens emploie une terminologie héritée du cinéma de fiction. Il cherchait à faire en sorte que le jeu de ces « non-actors » apparaisse comme totalement naturel et que la mise en scène soit aussi imperceptible que possible. Waugh qualifie ce type de jeu d’acteur de « representational performance » : « quand les sujets agissent sans regarder la caméra lorsqu’ils représentent leur vie ou jouent leur rôle, l’image semble naturelle, comme si la caméra était invisible, comme si les sujets n’avaient pas conscience d’être filmés » [3].
A l’inverse, il nomme « presentational performance » « la convention consistant pour le sujet à montrer qu’il est conscient de la présence de la caméra plutôt que de prétendre ne pas en être conscient, à se présenter explicitement devant la caméra, une convention que le cinéma documentaire a repris de sa sœur aînée la photographie » [4]. Ces deux styles ont été utilisés à maintes reprises dans l’histoire du film documentaire, parfois dans un même film à l’instar de Nanook of the North de Flaherty dans lequel Waugh repère et décrit les deux styles. « Representational » lorsque l’Inuit Nanook joue sa vie de manière naturelle sans tenir compte de la caméra, « presentational » lorsqu’à d’autres moments, il se met en scène en posant avec un visage souriant à la caméra ou en regardant directement dans l’objectif.
En résumé, Waugh explique que la différence entre « representational » et « presentational » ne réside pas dans le fait de se trouver ou non en situation de performance, mais que dans le premier cas celle-ci est dissimulée et obéit à des conventions telles que l’interdiction de regarder dans l’objectif de la caméra, alors que dans le second cas la performance est non seulement visible mais intentionnellement utilisée (Waugh, 1990 : 71).
Par ailleurs, la distinction entre « representational » et « presentational » permet d’appréhender diachroniquement l’histoire du film documentaire. « Le pendule de la mode et de l’usage a oscillé entre ces deux conventions, d’une époque à l’autre, d’une culture à l’autre et, au sein d’une époque et d’une culture particulière, d’un statut marginal à un statut dominant » [5].
Les trois éleveurs Reinhold Bittel, Mario In-Albon et Helmut Berchtold.
©syl.n 2005.
« Social Actor » (Bill Nichols)
Dans son ouvrage Introduction to Documentary, le théoricien Bill Nichols s’interroge sur la manière d’appréhender les protagonistes lors du tournage d’un film documentaire.
Dans le cas de la fiction, la réponse est, pour lui, évidente : la personne est traitée comme un acteur ou comme une actrice. Son rôle social ainsi que la prestation que le réalisateur attend de lui sont de jouer, « to perform ». L’acteur est estimé en fonction de la qualité de sa performance et non de l’adéquation entre son jeu et le comportement qu’il aurait dans la vie quotidienne (Nichols, 2001 : 5).
Au contraire, dans les films qui ne relèvent pas de la fiction, les protagonistes sont considérés comme des « social actors » (des acteurs sociaux) ; c’est-à-dire qu’ils continuent plus ou moins à mener leur existence devant la caméra comme si celle-ci était absente. Ils restent ainsi des acteurs culturels sans devenir des acteurs dramatiques. C’est par le fait même qu’ils parviennent à rendre compte de leur propre vie qu’ils sont précieux pour le réalisateur (Nichols, 2001 : 6).
Dans un autre livre, Representing Reality, Nichols met le doigt sur deux éléments qui peuvent être utilisés dans l’analyse d’une performance non fictionnelle. Partant du principe général qu’il existe une distinction fondamentale entre film de fiction et documentaire, il en déduit que cette différence se retrouve également dans la performance des acteurs. Il introduit à ce sujet sa notion de « social actor » ainsi que celle de « virtual performance » (Nichols, 1991 : 122) : les acteurs des films documentaires sont de préférence choisis en fonction de leur capacité à rester eux-mêmes devant la caméra, à exprimer leur personnalité avec le plus d’authenticité possible. Ce qui signifie également qu’ils doivent se montrer capables de laisser paraître leurs émotions (Nichols, 1991 : 120). On notera d’une part que chez Nichols, l’idée d’« être soi-même » recouvre une conception de la performance qui a quelque chose à faire avec le naturalisme. Aussi bien la dramaturgie naturaliste que l’« être soi-même » s’orientent chez lui vers ce que Schneider nomme un style « authentique » (2004). Nichols postule d’autre part qu’un casting méticuleux est tout aussi nécessaire pour le film ethnographique ou documentaire que pour un film de fiction.
« Structure » et « agency »
Si les concepts définis par Waugh et Nichols sont des outils pertinents pour appréhender la question du jeu des protagonistes d’un film documentaire, il est également nécessaire de prendre en compte le fait que leur marge de manœuvre est influencée et limitée par leur position dans un contexte déterminé, une structure sociale précise. Je traiterai de cette question en me référant à l’interface entre « structure » et « agency » tel qu’il est énoncé par Sherry Ortner dans sa formulation de la théorie de la pratique. [6]
En réalité, les acteurs des films documentaires peuvent agir de différentes manières dans le champ des structures imposées. Soit ils profitent de l’opportunité offerte par le média filmique pour exprimer un message ou une opinion propre, c’est-à-dire qu’ils cherchent alors consciemment à agir sur les structures contraignantes de la société, soit ils influencent consciemment ou non par leur performance la structure même du film. A fortiori si la réalisatrice leur offre la possibilité d’exprimer leur point de vue personnel. C’est alors à ces acteurs de décider quelle part d’eux-mêmes ils sont disposés à révéler à la réalisatrice et à sa caméra. Si les acteurs exercent une certaine influence, cette influence modifiera également l’impact qu’aura le film sur les spectateurs.
Durant leur performance, les protagonistes sont sous la contrainte et la pression de l’environnement structurel de leur communauté. Savoir que le film sera par la suite visionné par des membres du même groupe social peut influencer dans une certaine mesure leur liberté d’action. C’est d’autant plus le cas si ces acteurs ont l’impression d’être les porte-parole de leur groupe.
Le dispositif filmique lui-même peut également limiter leur performance car la réalisation d’un film nécessite des moyens techniques qui sont le plus souvent étrangers aux acteurs d’un documentaire et risquent de les intimider. Le fait que la réalisatrice maîtrise les différents aspects du tournage et de la postproduction (montage) et exerce donc un contrôle sur les performances, est un autre frein à leur « agency ». Je reviendrai plus concrètement dans la seconde partie du texte sur cette problématique de la liberté des acteurs par rapport aux diverses structures dans lesquels ils s’inscrivent.
La vallée du Rhône avec le village d’Eggerberg sur le coteau ©syl.n 2003.
De la théorie à la pratique - De la pratique à la théorie
Schneeweisse Schwarznasen
Le but de ma recherche et l’objet du film étaient d’observer, d’analyser et de représenter la manière selon laquelle quelques d’éleveurs de moutons Nez-noirs typiques du Haut-Valais et leurs familles articulent au quotidien tradition et modernité. Il s’agissait pour moi de montrer le changement structurel dans l’économie de montagne, dans l’industrie, et plus largement dans la vie de cette communauté.
C’est pourquoi j’ai accompagné ponctuellement durant plus d’une année quelques éleveurs d’Eggerberg, un village du Haut-Valais, dans leur vie quotidienne, dans leurs activités agricoles, dans leurs loisirs et durant différentes manifestations liées à l’élevage du mouton tout au long du cycle annuel. Je les ai suivis également dans leur travail par équipes au sein de l’industrie chimique de la Lonza ou à la Poste, ainsi que dans leur cadre familial. Il s’agissait avant tout de s’intéresser aux différentes interactions sociales : celles au sein de la famille, celles relatives au rapport entre les générations et celles touchant à la répartition sexuée des tâches et, plus généralement, aux relations au sein de la communauté villageoise, voire de la région toute entière.
Dans le cas de l’élevage des Nez-noirs, il est question de compétence, de compétition et de prestige social, mais aussi d’identité haut-valaisanne, d’approches différentes entre générations et du devoir moral d’entretenir le patrimoine hérité des anciens, autrement dit notre paysage alpin.
Marché concours des béliers Nez-noirs à Viège. ©syl.n 2005.
Le tournage
« Une autre profondeur de champ est celle de sa propre expérience personnelle, et qui nourrit également le film » (Peigné-Guilly, 1995 : 46)
J’ai moi-même vécu durant plusieurs années dans la partie francophone du Valais en pratiquant non seulement une activité d‘ethnologue et de médecin mais aussi d’agricultrice à temps partiel, raisons pour lesquelles je connais bien la paysannerie de montagne de ce canton. J’ai aussi élevé des moutons, non pas des Nez-noirs mais des Blancs des Alpes, une race fort répandue sur l’ensemble du territoire suisse. Cette expérience personnelle et ces connaissances ont facilité le contact avec les éleveurs et contribué à donner au film davantage de profondeur de champ.
Le temps consacré à mon terrain de recherche a également joué un rôle important car une longue présence sur place est nécessaire pour acquérir la confiance des personnes et se familiariser avec les pratiques locales. Petit à petit les protagonistes et la réalisatrice apprennent à mieux se connaître. C’est ainsi que pendant près de deux ans, j’ai régulièrement partagé la vie de ces hommes et de ces femmes, avec ou sans caméra. Il s’agissait pour moi de prendre contact avec des éleveurs afin de trouver des informateurs et des acteurs, de mieux appréhender le territoire, de m’initier au déroulement des événements et à leur arrière-plan social. J’étudiais les différents caractères des hommes et des femmes, leurs gestes, leurs particularités et les interactions qui se produisaient entre les personnes, tout en relevant au passage l’atmosphère de certaines situations.
Je fis cela non seulement dans le but de procéder à une analyse sociologique, mais aussi afin de me faire une idée de la façon dont il serait possible par la suite de condenser et de transposer ces moments en film. J’avais donc toujours à l’esprit le point de vue de la cinéaste sur les prises de vue, le son et la lumière. Le futur spectateur était déjà là, invisible, mais toujours présent.
« La condition même du cinéma documentaire c’est que tout ce que l’on filme préexiste à la mise en jeu cinématographique, les choses existent avant qu’on ne les filme, et pourtant tout ce donné préalable s’altère et se transforme - se recrée selon le cinéma - lors de cette mise en jeu » (Comolli, 1999 : 24). Consciente des enjeux relevés par Comolli et des limites imposées par ceux-ci, je voulais tenter dans Schneeweisse Schwarznasen de laisser émerger dans la mesure du possible le discours subjectif de la population locale, celui des éleveurs de Nez-noirs et de leurs familles, et non pas celui de personnes extérieures à leur communauté. Pour rester au plus près du vécu de ces hommes et de ces femmes, j’avais exclu dès le départ tout dispositif de mise en scène. En tant qu’observatrice participante, j’espérais parvenir à filmer avec spontanéité le cours normal des travaux quotidiens, des différents événements concernant l’élevage et des interactions entre individus. Il était également important que la présence et les interventions de la réalisatrice/ethnologue durant le tournage soient clairement perceptibles ultérieurement pour les spectateurs. Les styles communément appelés cinéma direct et cinéma vérité me parurent des approches cinématographiques adaptées à cette problématique. Le cinéma direct tente de reproduire la réalité sans la modifier, sans que cet objectif soit parfaitement atteignable, la caméra ne mettant en exergue en fin de compte qu’une image, un extrait de la totalité du monde vécu des acteurs. Dans le cinéma vérité, la réalisatrice, riche de sa connaissance préalable du terrain, essaie parfois de confronter les protagonistes à des problèmes de la vie courante afin de susciter chez eux des comportements et des émotions aussi spontanés que possible face à la caméra.
Ne souhaitant pas perturber la sphère privée des éleveurs durant près de deux ans avec une équipe de tournage complète mais essayant au contraire d’entretenir avec eux une relation de proximité, j’ai choisi d’aborder ce terrain en solo, munie d’une camera vidéo. J’étais par conséquence tout à la fois réalisatrice, camerawoman et preneuse de son.
Travaux de fenaison sur les coteaux de la vallée du Rhône. ©syl.n 2003.
Les différents travaux de fenaison ainsi que ceux de la bergerie étaient aisés à filmer car les protagonistes se livraient alors à des activités habituelles qu’ils auraient de toute façon effectuées hors de la présence de la réalisatrice/ethnologue. Il en allait de même pour des manifestations publiques telles que les marchés - concours de moutons qui se déroulaient de manière très ritualisée dans un large cadre social où évoluaient de nombreux acteurs et spectateurs. Les éleveurs étaient alors si préoccupés et tendus qu’ils en oubliaient presque totalement la présence de la caméra. Un type de situation qui se prête particulièrement bien au cinéma direct. A d’autres occasions, je provoquais au contraire par l’entremise de ma caméra certaines discussions qui n’auraient probablement pas eu lieu autrement. C’est là une des composantes du cinéma vérité. On constate donc que la performance des acteurs oscille constamment entre les modes « representational » et « presentational ». Ces deux manières différentes de se mettre en scène auront par la suite des effets différents sur le spectateur. Dans le premier cas, celui-ci restera un observateur plus ou moins extérieur à la séquence projetée. Dans le second cas, le fait que les protagonistes s’adressent directement à la caméra - c’est-à-dire à la réalisatrice - provoquera chez le spectateur le sentiment d’être lui-même émotionnellement impliqué dans les discussions en cours durant certaines scènes.
Le choix des personnages et la question de la performance
Dans le cadre d’une recherche ethnographique entreprise sous forme filmique, c’est évidemment un grand avantage pour le tournage si l’acteur principal du film et l’informateur privilégié de la chercheuse ne sont qu’une seule et même personne. Dans le film Schneeweisse Schwarznasen je voulais laisser les protagonistes raconter eux-mêmes leur histoire et éviter ainsi les commentaires d’une voix off. Il était dès lors important de trouver un personnage central ayant une forte présence à l’écran ou, comme le dit Comolli, « photogénique face à la caméra », et qui sache également s’exprimer clairement. Par chance le casting du “héros” du film fut aisé.
Grâce à ma participation à quelques manifestations publiques de l’association des éleveurs de moutons Nez-noirs du Haut-Valais et grâce au bon vouloir du président Mario Schnyder qui m’a introduite dans ce milieu, je parvins très vite à entrer en contact avec différents éleveurs et syndicats de villages. C’est ainsi que je fis la connaissance du syndicat des éleveurs d’Eggerberg, de Reinhold et de ses collègues d’élevage Helmut, Mario et Michel. Avec mon projet et ma caméra, je fus rapidement bien acceptée par l’ensemble des hommes du syndicat, non sans avoir dû auparavant passer une série de tests pour avoir l’aval de mes futurs partenaires de tournage. Venant de Berne, la capitale fédérale qui dicte la loi, je leur paraissais de prime abord suspecte et la première question était toujours : « Es-tu pour ou contre le loup ? »
Reinhold Bittel ©syl.n 2005.
Reinhold, à la fois mon informateur principal et le personnage central du film, m’était apparu comme un candidat potentiel pour le rôle dès les premiers contacts avec le monde de l’élevage des Nez-noirs, à l’occasion de l’exposition-concours de Viège. Il était alors sur la scène en tant qu’expert et commentait la remise des prix. Sa présence, son aisance à s’exprimer, son intelligence, le rapport affectueux qu’il entretenait avec les animaux me plurent immédiatement. Toutes ces qualités faisaient de lui un « social actor » idéal. Il montra aussitôt de l’intérêt pour le projet du film et la sympathie fut heureusement réciproque aussi bien avec lui qu’avec les membres de sa famille. Il n’était pas seulement la personne idéale en raison de ses talents de performeur mais également en raison de sa position au sein de la communauté des éleveurs de Nez-noirs. « Les performeurs d’un film documentaire jouent quasiment de la même manière que leurs pendants dans un film de fiction, à la différence qu’ils sont choisis pour leur représentativité sociale autant que pour leurs qualités cinématographiques, et que leurs rôles mêlent leur propre rôle social et le statut de personnage que leur confère le film » [7].
Reinhold est en effet un éleveur engagé. C’est lui qui tient le livre d’inventaire du cheptel pour le syndicat dans son village et il est un des onze experts de l’association des éleveurs de moutons Nez-noirs du Haut-Valais. Fier de son identité valaisanne, il est étroitement lié à sa communauté montagnarde ainsi qu’au village d’Eggerberg. Un des ressorts de sa participation au tournage d’un film sur l’élevage des Nez-noirs était de faire connaître cette activité à un large public suisse, mais aussi d’exposer le point de vue des éleveurs par rapport à la politique fédérale sur l’économie de montagne et sur l’écologie. Les polémiques à propos des paiements directs ou du retour du loup dans les Alpes suisses sont pour les éleveurs des sujets délicats qui font l’objet de discussions fort animées.
La relation de la réalisatrice aux acteurs
Afin d’établir avec eux une relation de confiance à tous les niveaux et de pouvoir filmer partout où je le jugeais utile, il était important de parler ouvertement de mes objectifs avec les protagonistes et d’obtenir leur consentement. Pour des raisons éthiques, je proposais à mon informateur principal et à sa famille un accord consistant en un droit de regard sur le montage brut du futur film, avec un droit de veto sur les séquences qu’ils ne désiraient pas montrer. Cet accord nous donna une relativement grande liberté lors du tournage. Les protagonistes se sentaient beaucoup plus libres de leurs propos face à la caméra et je me sentais moins envahissante. Tout cela ne me dispensa pas pour autant d’avoir, en tant que réalisatrice, un profond respect envers mes partenaires de terrain dans toutes les situations, développant ainsi une bonne perception des moments où je pouvais me permettre de filmer et de ceux où, au contraire, il était préférable d’éteindre ma caméra.
La citation suivante de James Clifford me semble bien caractériser l’approche que j’ai privilégiée lors de cette recherche et plus particulièrement durant la partie consacrée au tournage : « Dans le champ de l’ethnographie aujourd’hui, ce qui était compris auparavant en termes de relation - une forme accomplie d’amitié, de parenté, d’empathie - apparaît plus proche de la conclusion d’une alliance. La question pertinente est moins « Qu’est-ce qui nous unit ou nous sépare fondamentalement ? » que « Que pouvons-nous faire dans la conjoncture présente ? Quelles facettes de nos similarités et de nos différences pouvons-nous infléchir de façon à les articuler les unes aux autres ? » (Clifford, 1997 : 87). [8]
En d’autres termes, il s’agit d’une convergence d’intérêts dont aussi bien les acteurs que la réalisatrice profitent pendant et jusqu’à la fin de la recherche, c’est-à-dire jusqu’à la sortie du film et même au-delà. Les éleveurs de Nez-noirs étaient intéressés à collaborer à ce projet dans la mesure où le film leur donnait l’occasion d’exprimer publiquement leurs opinions et préoccupations. Nos motivations étaient certes différentes mais elles se fondaient dans une synergie commune à toutes les parties concernées, créant ainsi le type d’alliance dont parle Clifford.
L’établissement d’une bonne relation avec mes partenaires - et réciproquement - était importante pour la réussite de mon projet et cela nécessitait du temps. L’échange mutuel constitue en effet la base d’une véritable relation de confiance et autorise ensuite davantage de proximité durant le tournage.
Une longue période de tournage est importante d’une part pour que les personnages se sentent de plus en plus à l’aise et se révèlent à la caméra, mais aussi parce que cette phase où l’on se découvre permet également à la réalisatrice de mieux cerner ses personnages. « C’est le temps, c’est la durée du tournage qui peuvent constituer un personnage dans un film documentaire. Filmer longtemps, en plusieurs séances, revenir et durer. Telle est la puissance du cinéma documentaire qui passe des heures à filmer quelqu’un sans se soumettre aux normes économiques de la production standardisée. [...] Luxe du documentaire, luxe de la pauvreté » (Comolli, 1999 : 28). Je disposais de ce luxe car je n’étais pas tenue par des délais et parce que les acteurs étaient prêts à investir un temps considérable dans ce projet.
Le temps consacré, avec ou sans caméra, à l’écoute et à la relation permet à la réalisatrice de mieux saisir la personnalité des protagonistes, leurs actions, leurs gestes, leurs regards et leurs discours. Les acteurs se voyaient ainsi offrir l’opportunité de s’ouvrir à une interlocutrice attentive, un cas de figure dans le fond assez peu fréquent au quotidien. « Depuis très longtemps, je dis que dans le cinéma documentaire la caméra est avant tout une oreille ». (Comolli, 1999 : 28)
Les acteurs en jeu : les éleveurs de moutons Nez-noirs et leurs familles
Le prestige social est un facteur important dans l’élevage des Nez-noirs et la motivation des éleveurs de cette race n’est pas d’ordre économique, mais d’ordre socioculturel. Ces hommes sont en outre habitués à participer à des manifestations publiques où sont jugées leurs qualités d’éleveurs. Ils ont développé pour ces occasions une série de gestes et d’attitudes et une pratique de la mise en scène qui se transmet au fil des générations. Tout petits déjà, les garçons apprennent de leur père comment exprimer face aux autres la fierté d’être un bon éleveur et l’apparition en public est donc chose courante pour des hommes habitués de longue date à prendre la pose devant l’objectif. Il y a durant ces manifestations, des périodes durant lesquelles les éleveurs sont tellement absorbés par leurs occupations qu’il m’était aisé de me déplacer librement avec ma caméra, pour ainsi dire de manière invisible. Mais j’ai aussi vécu d’autres moments où les éleveurs cherchaient plutôt à se profiler dans un contexte médiatique. Ils se souvenaient alors de ma présence, tentant même parfois de m’instrumentaliser pour leur cause. Lors de la manifestation de l’élection de Miss Viège [9] par exemple, le chef des experts m’invita à monter sur la scène pour suivre les débats et contribuer ainsi à asseoir son autorité et son statut.
Les protagonistes principaux : Reinhold, Claudia, André et Silvia
Pour que la performance des acteurs d’un documentaire soit bonne, il faut que l’envie d’être filmé les habite. « Tout ce que je peux dire c’est que les gens que l’on filme ont eux aussi un désir de cinéma et que ce désir les rend particulièrement réceptifs à la situation de filmage, au trouble de la situation. Il est faux de croire que ceux qui filment sont les seuls à porter ce désir-là » (Comolli, 1999 : 027) Ce fut clairement le cas pour Reinhold et pour son fils André dès le début du tournage. Son épouse Claudia et sa fille Silvia eurent besoin de davantage de temps, une année environ, pour se laisser filmer. Au début je ne pouvais le faire que lors des travaux agricoles effectués en famille. Avec le temps, il advint même qu’elles utilisent intentionnellement le biais de la caméra pour exprimer leur avis sur certains sujets. Elles intervenaient d’une façon décidée et parfois très critique, ce qu’elles n’auraient probablement pas fait sans la présence de la caméra. Ce mode d’expression indirecte leur permettait sans doute de dire franchement certaines choses à leur mari ou à leur père. Se seraient-elles comportées de la même manière si la personne derrière la caméra avait été un homme ? A quel point étaient-elles alors conscientes de s’adresser à un futur public ? Ces questions restent ouvertes.
Reinhold
Reinhold endossa toujours plus son rôle d’acteur principal au fil des investigations, du tournage et du montage du film Schneeweisse Schwarznasen et devint peu à peu un personnage au sens défini par Annik Peigné-Giuly : « Des documentaires où les héros ordinaires transcendent leur condition et deviennent, non des acteurs, mais des personnages » (1995 : 51). Le film connut un immense succès auprès du public haut-valaisan, ce qui fit de Reinhold une véritable star dans la région. Longtemps encore après la sortie, il ne cessait d’être reconnu et interpellé autant par des connaissances que par des inconnus, par des jeunes que par des personnes âgées, aussi bien dans la rue que lors de manifestations.
J’ai passé une très grande partie du temps de tournage avec Reinhold et nous entretenions à ces occasions une relation décontractée et pleine d’humour. Je l’accompagnais fréquemment avec ou sans caméra lorsqu’il allait seul s’occuper des moutons, arroser ou épandre le fumier, ou encore lorsqu’il se rendait à l’alpage avec ses collègues. Nous passions aussi beaucoup de temps avec sa famille autour de la table de la cuisine, ce qui nous donnait l’occasion d’aborder maints sujets de manière informelle.
Reinhold était pleinement conscient des implications médiatiques de la situation. Il était évident pour lui que les propos tenus devant la caméra pourraient avoir des conséquences par la suite pour sa famille et lui-même dans la sphère publique.
En tant qu’éleveur de Nez-noirs et surtout comme expert habitué aux prestations publiques, aux explications et aux allocutions, Reinhold était l’acteur social idéal (Nichols 2001 :5), capable de jouer son propre rôle dans le privé comme en public avec spontanéité. Il continua à mener sa vie plus ou moins comme il l’aurait fait sans la présence de la caméra ou, comme le formule Scheinfeigel, tel « Un acteur, non professionnel [...], qui joue son propre rôle » (1989 : 22).
La performance du protagoniste principal était selon les situations soit « representational » soit « presentational ». Mais j’aimerais une fois encore souligner que Schneeweisse Schwarznasen est un film sans mise en scène. Les prises de vue ont été réalisées exclusivement durant la vie quotidienne des éleveurs et de leurs familles, que ceux-ci aient été conscients de la présence de la caméra ou pas. J’en donne quelques exemples ci-dessous. La plupart des travaux agricoles étaient clairement « representational », dans la mesure où ils exigeaient souvent une grande concentration, comme c’est le cas par exemple du fauchage ou de la récolte des foins sur des pentes escarpées (extrait vidéo 1).
A certains moments, Reinhold et ses collègues adoptaient alternativement un comportement « representational » ou « presentational ». C’était en général durant les travaux d’élevage tels que le lavage des moutons (extrait vidéo 2) ou la pose des sonnailles (extrait vidéo 3). A d’autres moments, ils étaient concentrés sur leurs tâches et oubliaient leur rôle de personnage d’un film. A d’autres occasions encore, ils s’adressaient de nouveau à moi, conscients de la présence de la caméra. Parfois les hommes se faisaient entre eux des remarques qu’ils n’auraient probablement pas faites en l’absence de l’objectif. Ces paroles étaient de toute évidence adressées à la cinéaste, même s’ils ne fixaient pas directement la caméra. J’appellerais ce phénomène un mode de communication indirect.
Les situations d’interviews étaient en revanche clairement « presentational » puisque les interlocuteurs s’adressaient dans ce cas aussi bien directement à la cinéaste qu’à un futur public. Je reviens ici plus particulièrement sur ce point. La plupart des interviews filmés avec Reinhold dans sa cuisine, (extrait vidéo 4) à l’alpage ou devant son écurie, portent sur des thèmes que nous avions déjà abordés plus ou moins intensivement lors de discussions informelles entre nous. Mon rôle n’était pas seulement celui d’une réalisatrice et d’une chercheuse, mais également celui d’une personne qui avait su gagner sa confiance et sur la discrétion de laquelle il savait pouvoir compter. Je partageais fréquemment avec lui et sa famille les colères et les désaccords à l’intérieur du syndicat d’élevage, les craintes sur l’insécurité des places de travail dans la vallée, ou encore les tensions et aussi les joies avec ses collègues éleveurs. J’avais précisé à Reinhold qu’il serait bien de faire profiter le futur public de certains des thèmes dont nous avions déjà parlé sans les avoir filmés et qu’il serait donc utile d’en traiter à nouveau sous forme d’interview. A partir de là, Reinhold fut encore plus conscient que ces interventions ne m’étaient pas seulement destinées, mais qu’elles s’adressaient à ce futur public imaginé. Tenant compte de cet élément il s’efforçait d’exprimer ses propos et ses convictions de manière intelligible mais aussi avec retenue. « Ce qui caractérise la performance en situation médiatique, c’est la complicité qu’instaure entre l’interviewer et l’interviewé la conscience partagée de jouer pour un tiers » [10]. Mon protagoniste principal s’adressait à la fois, non seulement au public de l’« Üsserschwiz » [11], à la communauté des éleveurs de Nez-noirs et aux habitants de son village d’Eggerberg, mais également, en toute connaissance de cause, aux représentants des mouvements écologiques (extrait vidéo 5) et de l’Office fédéral de l’agriculture (extrait vidéo 6). Les entretiens lui permettaient par exemple de mettre en avant ses arguments par rapport à la politique des payements directs en faveur des paysans à temps partiel ou d’afficher son opposition aux lois sur la protection du loup.
Les interpellations indirectes de Reinhold étaient nombreuses et touchaient divers domaines. Les interlocuteurs invisibles et anonymes auxquels il s’adressait étaient nombreux et de différents milieux. Il s’agissait pour lui d’un exercice constant de jonglage entre, d’une part, sa propre mise en valeur et, d’autre part, la présentation efficace des préoccupations et revendications des éleveurs de Nez-noirs. Il ne s’adressait pas uniquement à un public d’inconnus et d’étrangers mais également à sa propre communauté, qu’il serait amené à côtoyer au quotidien après la future projection publique du film, et au sein de laquelle il espérait rester un membre reconnu et apprécié. Tout en tenant compte des structures de la société dans laquelle il vivait, il saisit tout de même l’occasion offerte pour défendre la cause des Nez-noirs et agir ainsi à l’intérieur de celles-ci.
Non seulement Reinhold s’est investi aussi bien dans le film que dans sa vie réelle en faveur de l’élevage des Nez-noirs, mais il est également devenu dans Schneeweisse Schwarznasen, un peu comme Nanouk l’Esquimau dans le film de Flaherty, une sorte d’archétype des éleveurs haut-valaisans de cette race (Scheinfeigel, 1989 : 28). Au travers de son engagement dans le film et de sa passion pour l’élevage des Nez-noirs, Reinhold a par ailleurs, et en partie, inconsciemment rédigé sa propre biographie comme le décrit si bien Scheinfeigel : « Tout acteur occasionnel qui veut bien jouer son propre rôle (situation qui exclut ici le figurant involontaire) est mû par la pulsion autobiographique. Ce qui se passe pour lui devant la caméra relève de la forme la plus accomplie de l’autobiographie... » (1989 : 25).
André
Le jeune André, fils de Reinhold, a parfaitement su jouer de manière ludique de son nouveau statut médiatique et a su utiliser habilement cette occasion pour se mettre lui-même en scène, voire faire son autopromotion. Habitué aux tâches pénibles, il pouvait sans difficulté plaisanter, parler de sa vie et même philosopher tout en travaillant. La principale scène où il apparaît (extrait vidéo 7) a eu lieu par hasard alors qu’il préparait le foin dans la grange, une grange qu’il utilisa comme une véritable scène de théâtre. Je n’avais pas particulièrement choisi ce lieu mais je cherchais à me retrouver une fois seule avec André pour avoir un entretien avec lui sans les autres membres de sa famille. Il s’adressa directement à moi, les yeux dans l’objectif, sur un mode « presentational », en répondant du tac au tac à mes questions et s’exprimant librement : « Tu sais bien toi comment vivent les jeunes du Haut et du Bas-Valais ! ». Au cours de la conversation, saisissant l’occasion, il se prit au jeu et fit sa propre mise en scène pour finalement s’adresser de manière totalement consciente à une future assistance.
Silvia
Silvia, la fille de Reinhold, était souvent absente de la maison : du fait de son emploi d’assistante en radiologie, elle avait déjà un pied dans la vie active. S’exprimer devant la caméra lui demanda un certain temps car elle était de nature plutôt réservée. Comme je l’ai déjà relevé plus haut, elle profita cependant de l’occasion fournie par une matinée passée à faire les foins avec son père sous un soleil de plomb pour lui exprimer clairement son opinion sur le travail, selon elle, éreintant et inutile, de l’élevage (extrait vidéo 8). Interpellée par la réalisatrice, Silvia répondit dans un premier temps à la caméra puis s’adressa directement à son père tout en cherchant un soutien éventuel à ses arguments du côté de la réalisatrice ou d’un potentiel futur spectateur.
Après la sortie du film, Silvia s’est pendant longtemps sentie mal à l’aise parce qu’elle estimait être le seul personnage du film à s’être montré critique à l’écran envers son père et la pratique de l’élevage. Mais les réactions des Valaisans comme d’un public plus large furent plutôt positives et on la félicita de toutes parts pour son courage et sa franchise. Plusieurs éleveurs m’ont raconté par la suite, ainsi qu’à la famille de Reinhold, qu’ils avaient eu les mêmes débats chez eux et qu’ils étaient contents que cette problématique récurrente soit abordée dans le film.
Cet épisode illustre très bien le fait que les éléments du cinéma vérité n’agissent pas seulement sur les acteurs du film, mais qu’ils peuvent toucher un cercle plus large de la société.
Claudia
Claudia, l’épouse de Reinhold, s’exprimait avant tout par gestes et par mimiques. Je ne l’ai réalisé que lorsque j’ai tenté de traduire ses interventions pour le sous-titrage du film. Il est apparu alors qu’elle ne finissait aucune de ses phrases et que sa forte présence à l’écran était essentiellement non-verbale (extrait vidéo 9).
La question de savoir à quel point Claudia a consciemment ou non utilisé le dispositif cinématographique pour sortir de l’ombre de son époux reste en suspens. Elle sut en tout cas exposer ses opinions sur la répartition des tâches entre hommes et femmes de manière convaincante et prendre le dessus durant la conversation avec son conjoint à la table de la cuisine en le poussant dans ses derniers retranchements à coups d’arguments. Comme sa fille, elle se tourna d’abord vers la caméra et la réalisatrice avant de s’adresser peu à peu directement à son mari. Elle aussi semblait parler dans la conversation à des témoins invisibles tels que les éleveurs de Nez-noirs et leurs femmes. L’objet de la discussion, c’est-à-dire la divergence d’opinion entre Reinhold et Claudia au sujet des voyages, était déjà apparu lors de conversations hors caméra et j’espérais depuis longtemps que l’occasion d’aborder ensemble ce thème resurgirait au cours des longues séquences de tournage (extrait vidéo 10).
Après la sortie du film Schneeweisse Schwarznasen, j’ai entendu plusieurs épouses d’éleveurs dire : « Claudia a vraiment exprimé ce que je ressens ». Il apparaît d’ailleurs que le public se montre à chaque fois touché par l’atmosphère de proximité et d’intimité qui règne à ce moment du film. Le spectateur prend également pleinement conscience dans cette scène de la présence de la réalisatrice puisque celle-ci s’adresse verbalement et distinctement aux protagonistes. Cette mise en avant directe et honnête d’une situation conflictuelle entre époux devant un dispositif filmique suscite chez les spectateurs une forte dose d’émotions et d’empathie.
Il faut préciser ici que depuis cet épisode dans la cuisine, Reinhold et Claudia partent chaque année dix jours en vacances à l’étranger, que cela soit pour une croisière en Méditerranée ou pour un séjour en Autriche. Ils sont le plus souvent accompagnés dans leurs périples par Mario un ami éleveur et Marie-Madeleine la coiffeuse, un couple dont l’homme est également très attaché à son coin de terre.
Les Nez-noirs
Pour terminer ce passage en revue des interprètes principaux du film, il faut dire quelques mots encore des moutons noirs et blancs, acteurs muets mais constamment présents du film qui, avec tous les soins dont ils font l’objet, passeraient facilement pour de véritables “stars de cinéma”. Ils sont tellement séduisants et filmogéniques que le public ne peut que tomber sous leur charme. Ils étaient les seuls à ne pas être conscients des enjeux médiatiques.
Agneaux Nez-noirs. ©syl.n 2002.
L’influence de la réalisatrice sur la performance des acteurs
« Ce qui compte, ce n’est pas de se faire oublier mais de se faire accepter », affirmait le cinéaste de documentaires Nicolas Philibert lors d’une communication publique au festival du film documentaire Visions du Réel en 2005 à Nyon. Grâce à la longue durée du tournage et à l’oreille attentive que j’ai prêtée aux discours de mes partenaires, ceux-ci ont peu à peu cessé de nous percevoir, ma caméra et moi, comme des corps étrangers.
Non pas au sens où j’aurais été invisible mais plutôt comme quelqu’un qui agit au sein d’un groupe en tant que membre actif et observatrice participante. La caméra me permettait cependant de me retirer parfois derrière l’objectif afin de ne pas être toujours partie prenante dans toutes les discussions et interactions. Dans d’autres circonstances encore, comme par exemple à l’église pendant la messe, je me sentais en tant que camerawoman extrêmement exposée et même gênée d’être présente.
Ma manière d’agir comme réalisatrice et camerawoman n’était pas seulement guidée par le dispositif filmique et par la relation avec les différents protagonistes mais elle découlait également de mes différentes compétences sociales et psychologiques ainsi que de mes expériences d’ethnologue, d’ancienne éleveuse de moutons, de connaisseuse de l’agriculture de montagne, de médecin et, last but not least, de femme. Le fait que ce soit un homme ou une femme qui se tienne derrière la caméra a en effet des conséquences sur la performance des acteurs. Aborder ce sujet plus en détail nous ferait malheureusement sortir du cadre de cet article. Comme l’écrit Jane Lydall, « Ainsi la perspective masculine et féminine varie d’une situation à l’autre et dépend toujours des personnes impliquées dans la situation et de leurs relations entre eux » [12]. L’élevage des Nez-noirs est de toute manière avant tout un domaine d’homme où le prestige joue un grand rôle et auquel les femmes ne sont que peu ou pas du tout intégrées. Des femmes qui aujourd’hui dans cette région ne semblent plus guère intéressées par l’agriculture. Elles n’y participent que marginalement en donnant un coup de main lors des foins et des regains ou en s’occupant d’organiser les repas lors des différentes manifestations sociales entre éleveurs. De nos jours, le rôle des femmes dans cette partie du Valais semble être avant tout celui de mère et de femme au foyer, même si beaucoup d’entre elles exercent en plus une activité professionnelle à temps partiel.
Malgré cette claire division sexuelle des tâches relatives à l’élevage, j’ai été bien acceptée par les éleveurs en tant que femme et réalisatrice et j’ai bénéficié dans cet univers masculin d’une grande liberté de mouvement. Je suppose que le comportement et la performance des hommes éleveurs de Nez-noirs auraient été différents si le film avait été réalisé par un homme ; mais je considère que mon statut de femme a également influencé ma relation avec les protagonistes féminines et que leur comportement devant l’objectif s’en est ressenti.
Selon moi, la division sexuelle des rôles n’est pas le seul facteur qui influence la performance : l’âge ou le statut social sont également à prendre en compte quel que soit le côté de la caméra où l’on se tienne.
Montage et performance
La performance dans le film n’est pas le résultat du seul travail de l’acteur ; elle est, une fois le film terminé, autant l’effet de la caméra que du montage. « En fin de compte, le pouvoir du réalisateur est tel qu’aucune stratégie ne peut garantir automatiquement le processus de collaboration. Même une performance qui s’est déroulée selon ce processus et a suivi le mode « presentational » peut conduire à des abus de pouvoir d’ordre éthique lors du montage ou de la projection du film. C’est clairement la conscience que l’artiste a de ses responsabilités dans le domaine de la création et dans la sphère politique qui est l’ultime rempart contre de tels abus éthiques et politiques » [13] écrit Waugh (1990 : 83), qui souligne également les aspects éthiques de la question.
L’investissement personnel de l’acteur et la mise en avant partielle de son univers intime sont, dans un film, de loin plus importants que dans un texte où l’anonymat des protagonistes est préservé. Ses déclarations et ses actions sont rendues publiques et peuvent ainsi l’exposer aux critiques de son propre groupe ou d’un plus vaste public, ce qui nécessite un certain courage de sa part. Mon devoir de réalisatrice exige de procéder avec prudence et tact, et de travailler scrupuleusement avec le matériel filmique lors du montage afin de ne pas risquer de compromettre les protagonistes. Je savais que ce film, contrairement au cas d’un film tourné en Papouasie Nouvelle-Guinée par exemple, serait visionné par la société dans laquelle il a été tourné. Il en résulte une double forme de censure : d’une part, celle liée à ce que le protagoniste dans le film s’autorise à livrer à la caméra et, d’autre part, celle que s’impose la réalisatrice en opérant des choix parmi les séquences lors de la phase de montage. Il serait par exemple aisé d’articuler les séquences de manière à leur faire exprimer autre chose que le sens premier qu’elles avaient durant le tournage.
Conclusion
Contrairement à une perception assez répandue, le choix des acteurs est aussi important dans un film documentaire que dans un film de fiction. Ce choix dépend en majeure partie de l’aptitude de ces personnages à la performance. C’est pourquoi j’ai tenté dans ce texte d’attirer l’attention du lecteur sur l’importance de leur performance et je me suis arrêtée sur quelques-uns des éléments qui sont susceptibles d’influencer cette “mise en scène de soi”.
Dans ce but, j’ai emprunté à la maigre littérature existante quatre concepts qui me semblaient pertinents pour l’analyse ; les deux premiers à Thomas Waugh sur la distinction entre « representational » et « presentational », les deux autres élaborés par Bill Nichols et intitulés « virtual performance » et « social actor ». Ils m’ont permis de faire le lien, dans ce texte, entre la théorie et la pratique en utilisant comme exemple la performance des acteurs dans mon film Schneeweisse Schwarznasen.
Le choix d’un protagoniste dans un film documentaire dépend de son aptitude à représenter de manière à la fois fidèle et attractive sa propre vie, c’est-à-dire, d’être un bon « social actor » au sens où l’entend Bill Nichols. Ces acteurs disposent selon Thomas Waugh, de deux manières d’interagir avec la caméra et la réalisatrice durant le tournage : le mode « representational » et le mode « presentational ». Dans le premier cas, la réalisatrice et l’acteur s’efforcent de masquer la présence de la caméra. Dans le second cas, la performance de l’acteur est non seulement apparente mais également intentionnellement utilisée, puisque l’acteur s’adresse directement à la caméra. Une des particularités du film Schneeweisse Schwarznasen est précisement de donner à voir, avec une grande transparence, quels types d’interactions et de relations ont régné durant le tournage de ce film entre les acteurs et la cinéaste.
J’ai insisté sur les temps d’approche et de tournage nécessaires à l’établissement d’une relation de confiance entre les acteurs et la réalisatrice, et sur l’acceptation de la présence constante de sa caméra. J’ai montré aussi que si les acteurs profitaient de l’opportunité offerte par la caméra pour se mettre en valeur et s’adresser à un futur public, la réalisatrice pouvait, de son côté, aussi bien influencer l’attitude des acteurs durant le tournage qu’intervenir lors du montage sur leur performance originale. Elle devait donc faire preuve de doigté et de respect pour ne pas trahir leur expression ou leur discours. Je voulais ainsi démontrer que chaque protagoniste du film, quel que soit le côté de la caméra où il se trouve, avait une influence sur la performance des acteurs telle qu’elle apparaît finalement aux spectateurs.
Mais il est important de ne pas oublier que si la réalisatrice et les acteurs ont une marge de manœuvre relativement grande dans l’élaboration du documentaire, tous s’inscrivent cependant dans un contexte social contraignant auquel le film ne saurait se soustraire, et qui impose évidemment certaines limites à l’action de ces différents protagonistes.
Il semblerait en tout cas que dans le cas de Schneeweisse Schwarznasen, les acteurs du film, plutôt anxieux à l’idée des répercutions que leur première apparition sur grand écran pourraient avoir sur leur existence au sein de leur communauté, aient finalement été satisfaits de l’“alliance” conclue entre eux et la réalisatrice. Le film fut projeté dans de nombreux festivals internationaux de films documentaires et diffusé au cinéma et à la télévision. Tant le public valaisan que les protagonistes du film eux-mêmes ont réagi avec enthousiasme lors des projections parce qu’à leurs yeux, la performance des acteurs et l’utilisation qui en a été faite dans le film sont proches de l’expérience vécue des habitants de cette région du Haut-Valais.
Index des clips
Il est également possible de visionner les séquences du film citées en exemple en disposant d’une version DVD du film et en se reportant à chaque Time Code (TC) donné ci-dessous.
Extrait video 1 : faire les foins
TC : 00:38:46
Extrait video 2 : lavage des moutons
TC : 01:04:42
Extrait video 3 : pose des sonailles
TC : 00:55:30
Extrait video 4 : Claudia et Reinhold parlent de la laine
TC : 01:16:58
Extrait video 5 : le loup
TC : 00:45:09
Extrait video 6 : Reinhold évoque les payements directs
TC : 01:20:12
Extrait video 7 : André, le fils
TC : 00:27:05
Extrait video 8 : Silvia, la fille
TC : 00:40:54
Extrait video 9 : Claudia, l’épouse
TC : 00:52:00
Extrait video 10 : discussion au sein du couple
01:01:32