Introduction
Je me propose, dans ce texte, de montrer comment le récit oral de la rencontre historique entre Incas et Espagnols au XVIe siècle légitime un rituel de type chamanique effectué aujourd’hui à Cuzco, Pérou. Il n’est pas question d’une généralisation à l’ensemble des pratiques chamaniques andines, mais bien de présenter un discours de légitimation, construit a posteriori, du rituel de la mesa au cours duquel le praticien convoque et incorpore les esprits de la nature, apu et pachamama [1]. Bien que ce rituel soit controversé à Cuzco, les personnes qui y prennent part appartiennent à toutes les couches sociales de la société cusquénienne, familles paysannes récemment arrivées ou employés de l’administration pour n’en donner que deux exemples. Par ailleurs, comme j’espère le montrer ici, cette réappropriation n’est pas dépourvue de sens, tant la pièce de théâtre, qui relate la rencontre entre Espagnols et Incas, atteste de représentations qui donnent aussi sa cohérence au rituel actuel.
Les lignes qui suivent sont nées de la lecture de l’ouvrage de Jean-Philippe Husson (2001), La mort d’Ataw Wallpa ou la fin de l’Empire des Incas. Quelle ne fut pas ma surprise, en effet, d’y lire, quoi que différent, le récit de cette rencontre, récit entendu chez trois chamans [2] de Cuzco quelques mois auparavant [3]. La présence dans le discours de chamans contemporains d’une version sensiblement différente et enrichie d’un passage du texte reproduit par J.-P. Husson et daté de quelques 450 ans éveilla mon intérêt pour cette histoire.
A la mort de l’Inca Huayna Capac, en 1527 ou 1528, l’empire inca s’étirait de la rivière Ankasmayo en Colombie à la rivière Maule au Chili. Des guerres répétées avaient permis le contrôle de nombreuses régions, berceaux des grandes civilisations préincas. Leurs habitants, s’ils résistaient, étaient déplacés tandis que l’élite apprenait le quechua et se familiarisait à la politique inca à Cuzco. A la mort de l’Inca donc, deux de ses fils, Huascar et Atahualpa, se disputèrent sa succession. Atahualpa prit le dessus, mais sa victoire fut de courte durée. En 1532, il rencontra Pizarro à Cajamarca.
La défaite, annoncée par les augures depuis l’Inca Viracocha, qui vécut un siècle plus tôt, fut brutale. Elle est aujourd’hui représentée à l’occasion des fêtes votives dans les communautés andines. Œuvre dramatique anonyme, la mort d’Atahualpa a d’abord été transmise oralement avant de l’être par écrit. La création de cette pièce de théâtre dans le royaume néo-inca de Vilcabamba (Husson, 2001 : 176 sq.), vers le milieu du XVIe siècle et sa diffusion à travers les Andes, au nord jusqu’au département de Cajamarca et au sud, jusqu’à une région située entre les villes de La Paz et Potosi en Bolivie, ont été étudiées, entre autres, par J.-P. Husson (2001). Aujourd’hui, une quinzaine de versions ont été publiées [4].
Le passage commun aux textes joués dans certaines communautés villageoises des Andes et le récit oral présent dans le discours de chamans qui exercent à Cuzco est le dialogue entre le Père Valverde, qui accompagne Pizarro, et l’Inca Atahualpa. Cette histoire joue un rôle thérapeutique, symbolique et politique important pour les personnes, citadines en majorité, qui assistent au rituel de la mesa tel qu’il est pratiqué à Cuzco. Elle est le plus souvent racontée en présence des esprits convoqués par le chaman lors de fêtes annuelles célébrées par les participants. De même, elle l’est à l’ethnologue invité au rituel, réalisé presque quotidiennement. Voici les deux versions :
Peu avant son exécution, est-il écrit dans la pièce de théâtre retranscrite par J.-P. Husson, le Père Valverde exhorta l’Inca Atahualpa à se convertir au christianisme en lui présentant la Bible. Pour toute réponse, l’Inca dit vénérer le Soleil et jeta le livre au sol.
Le Père Valverde : « Apprends en écoutant cette Parole de Salut. [il lui tend une Bible] / Mieux que moi, / elle te parlera ».
L’Inca : « Elle ne me dit rien. [il jette la Bible à terre] (Husson, 2001 : 361).
A présent, la version de la chamane doña Alejandrina, enregistrée à Cuzco :
« A leur arrivée, les Espagnols présentèrent, par l’intermédiaire de leur prêtre, la Bible à Atahualpa prétendant qu’elle était la parole de Dieu. Atahualpa prit alors le livre, le feuilleta et le porta à son oreille, mais n’entendit rien. Le livre resta muet. Il le jeta alors disant aux Chrétiens que leur dieu ne parlait pas tout au contraire des siens. Il convoqua alors ses apu, le Soleil, la Lune et les Seigneurs des montagnes, qui se présentèrent à ses côtés. Atahualpa les interrogea. Ils lui répondirent. Ils parlèrent comme ils parlent à la mesa. Les Espagnols, terrorisés, ouvrirent alors le feu et tuèrent les Incas. »
L’analyse du rôle joué par ce récit dans le contexte du rituel de la mesa comportera trois parties. La première portera sur les données historiques relatives à la rencontre entre Incas et Espagnols. Cette partie sera l’occasion de revenir sur ce que Nathan Wachtel (1971 : III) appelle le « traumatisme » de la conquête, signifié dans le registre de l’imaginaire par la défaite des dieux de l’Inca. Ce point me permettra d’aborder le rôle thérapeutique pour ses auditeurs de la version entendue à Cuzco. Nous verrons de même que cette dernière s’inscrit dans un mode d’être et de penser hérité du passé préhispanique. En effet, loin d’être anecdotique, l’explication de la défaite inca proposée par les chamans cusquéniens participe d’une tradition orale dont il existe plusieurs témoignages. Selon celle-ci, à l’instar de l’être humain, êtres et choses de ce monde sont dotés d’un double immatériel, appelé animu (ou apu dans le cas d’une montagne), capable de se déplacer d’un support à l’autre — ce qui autorise de fait la pratique chamanique. Dans cette seconde partie, je reviendrai sur cet aspect essentiel de la religiosité andine, en accord avec l’idée que les rapports entre nature et culture dans les sociétés traditionnelles ne sont pas pensés en termes de rupture mais de continuité. J’évoquerai pour terminer le lien existant entre ce récit et le rituel contemporain de la mesa dans un contexte dominé par la suspicion de la société métisse à l’égard de telles pratiques.
La défaite : du côté des dieux ?
A en croire les différents textes connus qui traitent de la mort d’Atahualpa, si défaite il y a eu, elle fut l’œuvre de la fatalité. La raison de la défaite serait ainsi à rechercher — au-delà de la supériorité matérielle et technologique dans le domaine militaire des Espagnols — du côté des dieux. Ceux des Espagnols auraient été les plus prompts à intervenir dans les affaires humaines. La pièce retranscrite par J.-P. Husson nous l’enseigne dès les premiers vers. Abandonné par le Soleil et la Lune, ses puissances tutélaires, la chute de l’Inca était annoncée.
« Peut-être la mort est-elle proche / Peut-être le Soleil et la Lune, / nos parents purificateurs, / sont-ils sur le point de nous abandonner » (Husson, 2001 : 253).
Plus avant, les propos de Sayri Thupa, conseiller de l’Inca, sont plus explicites :
« Mon cher et unique seigneur, / fils de notre père le Soleil, / avant-hier dans la nuit, ta mère Toute-la-Terre / m’a visité en rêve. / "J’aime ce Pizarre, / le guerrier à la barbe rouge", / m’a-t-elle dit dans mon songe » (op. cit. : 303).
Nous le voyons, la défaite inca est, dès le début de la tragédie, l’expression d’un abandon : celui des Indiens par leurs divinités qui font le choix, dans l’élection de son chef, de soutenir le camp espagnol. Cette idée trouve un écho dans la justification espagnole de la victoire, puisque là aussi, il est fait appel aux dieux, à l’exemple du folio 402 de Guaman Poma qui montre une Vierge, portée par un ange et couronnée, dans toute sa gloire. De ses mains jaillissent des dards qui chassent les guerriers incas. Le texte qui accompagne la planche précise : « les chrétiens étant cernés sur la place de Cuzco, priant à genoux, criant et appelant à leur secours Dieu, la Vierge Marie, tous les saints et saintes et anges ; et la Vierge Marie, mère de Dieu, fit un autre miracle, un très grand miracle que les présents purent voir de leurs yeux et dont ils témoignent » ; « Sainte Marie de Peña de Francia, une dame très belle toute vêtue d’un vêtement très blanc, plus blanc que la neige, et le visage resplendissant, plus resplendissant que le soleil ; ce que voyant, les Indiens furent saisis d’effroi… » (in Cabos Fontana, 2000 : 112). Son intervention dans la guerre de conquête que mènent les Espagnols, comme celle de la Pachamama avec laquelle elle est parfois confondue, sonne le glas de l’empire inca.
Cette justification de la victoire et, au-delà, la légitimation de la conquête, par le recours à l’imaginaire, est présente plus encore dans le récit de la rencontre de Cajamarca. En effet, au cours de celle-ci, le Père Valverde énumère les principales divinités catholiques mais aussi le pouvoir temporel de l’époque dans la vision synthétique de sa foi qu’il propose à l’Inca.
« Nous autres, nous nous agenouillons devant Notre Seigneur Jésus-Christ, Notre Mère la Vierge Marie, les saints et eux seuls » (Husson, 2001 : 287).
Selon Garcilaso de la Vega, la liste dressée par le Père Valverde comprenait Dieu qui est trois en un, Adam, Jésus Christ, Charles Quint et le Pape (Alaperrine, 2004).
Est-ce là les propos tenus par le prêtre, sans autre considération théologique, surtout en pareille occasion ? Il est vrai, que si nous voulions décrire le culte catholique tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans les Andes, nous ne nous y prendrions pas autrement. De fait, comme un écho à cette énumération, dans la version entendue à Cuzco, Atahualpa convoque les nombreux dieux incas, « ses apu, le Soleil, la Lune et les Seigneurs des montagnes », multiplicité exprimée par le pluriel et intelligible au regard des faits présents. Appel sans réponse dans le texte de la pièce transcrite par J.-P. Husson tout au contraire de la version orale susmentionnée où leur présence est presque effrayante, c’est-à-dire qu’elle ne peut être prise en compte par le mode d’être et de penser des conquistadors espagnols.
La défaite annoncée par les augures est donc le fait des dieux. Non pas d’une bataille céleste perdue et à l’origine de la conquête de l’empire inca, mais parce que l’un des camps n’est pas intervenu dans les affaires des hommes ou s’il l’a fait, c’était pour animer l’adversaire. A ce sujet, il est intéressant de noter que le verbe quechua muna- (« aimer ») employé par la Terre-Mère dans le rêve de Sayri Thupa (voir ci-dessus) donné dans la pièce écrite [5], l’est aussi par l’apu lors du rituel de la mesa lorsqu’il désigne celui qui sera initié à la fonction chamanique [6]. Autant de points de convergence qui méritent de s’y arrêter un instant. A cet égard, l’explication de la défaite inca proposée par les différentes versions de la mort d’Atahualpa participe d’une tradition orale dont il existe plusieurs témoignages.
Par le passé, deux exemples
Un siècle avant ces événements tragiques, un nouvel héros est apparu. A cette époque, régnait l’Inca Viracocha. Son royaume vacillait, si bien que par désespoir devant les victoires de l’ennemi et accompagné de sa cour, il se réfugia dans la vallée sacrée proche de Cuzco. Menacée par l’expansion chanca, son fils Yupanqui défendit seul la ville de Cuzco. Seul, pas tout à fait, car il fut aidé dans cette entreprise par les divinités tutélaires de ses ancêtres. Il remporta la victoire grâce à une armée de rochers à l’apparence humaine, sortis de terre et prompts à la guerre [7]. A partir de ce jour, Yupanqui prit le nom de Pachacutec, littéralement « celui qui retourne le temps ». Il devint l’Inca et entreprit plusieurs guerres de conquête.
L’Inca Pachacutec est connu, dans l’histoire inca officielle qu’il semble lui-même avoir érigée, comme celui qui réforma les institutions étatiques, éleva des terrasses agricoles, marqua de son empreinte Qoricancha et y plaça les momies de ses ancêtres. Il édifia des observatoires afin de mesurer le temps et de déterminer les dates des travaux agraires. Il donna enfin à sa capitale la forme d’un puma et divisa l’empire en quatre régions ou suyu. L’intervention de l’invisible conduisit l’empire inca à exercer une influence effective sur toute la région jusqu’à l’arrivée des Espagnols et d’ordre symbolique jusqu’à aujourd’hui. Nous pouvons résumer ces deux temps de l’histoire inca par le schéma suivant :
La présence de rochers dans la campagne andine est perceptible pour qui y prête attention. Matérialité des dieux sur les champs de bataille ou corps des ancêtres devenu pierres, rochers et monticules jouent aujourd’hui encore un rôle important dans la pensée andine comme le laissent entendre les propos suivants de la chamane doña Alejandrina.
« Il y a quelques années, j’ai connu une femme. Elle habitait loin de son travail et devait, tous les matins, se lever très tôt pour arriver à l’heure. Un jour, tandis qu’elle marchait, elle entendit un bruit inhabituel venir de l’autre côté de la colline. Elle s’approcha et vit les rochers sortir de terre, voler et se jeter les uns contre les autres… La pauvre femme fut retrouvée plusieurs jours après, errant et choquée. »
Toutefois, si les pierres se battent, elles parlent aussi. Ces faits abondent dans les chroniques espagnoles. Le récit qui suit, fort proche de notre épisode, est un bel exemple. Une nouvelle fois l’accent est mis sur cette incompréhension entre envahisseurs européens et autochtones. Il est rapporté par N. Wachtel : « A la découverte de quatre huaca se produisirent des phénomènes étranges et prodigieux. La première s’appelait Apuhuamarilla, d’aspect très laid, une Indienne veillait sur elle ; le visiteur [8] prit la huaca et l’emporta chez lui, puis fit venir l’Indienne pour l’interroger. Et quand l’Indienne en entrant franchit le seuil, le démon la salua et lui dit : "Hamuy sumác ñusta : sois la bienvenue princesse." Le père, en entendant parler la pierre, fut pris de grande peur et épouvante, et tomba comme évanoui. L’Indienne se mit à faire mille révérences et ranima le père, lui disant pour le rassurer : "Vois, mon Père, c’est notre Dieu." » (1971 : 237).
En somme, si le récit de la rencontre, mis en scène dans les communautés paysannes andines actuelles, légitime la conquête, c’est parce qu’il trouve son origine dans la mythologie inca et plus précisément dans cette bataille qui fonda l’empire. Dans les deux cas, un imaginaire partagé, objet de croyances, est donné pour explication de la victoire et de la défaite. Particularité de la pensée andine, l’invisible est rendu manifeste au travers de rochers qui, s’ils sont prompts à livrer bataille, sont aussi l’expression tangible de l’acte primordial d’occupation d’un territoire et de sa mise en valeur dans un souci pérenne (Duviols, 1979). « Bornes de propriété » [9], ces monolithes tutélaires, fichés dans un champ, parfois à flanc de montagne, aux abords des villages, étaient également tenus pour être le double minéral du cadavre de l’ancêtre protecteur de l’ayllu, voire de la communauté paysanne. Nous pouvons résumé ceci par cette double correspondance :
ancêtre / communauté paysanne rocher / identité territoriale
Suite à la défaite inca, une partie de l’élite se réfugia à l’abri des montagnes à quelques kilomètres de Cuzco. Quelques années après, c’est là mon second exemple, allait naître, dans la région de Huamanga [10], la danse extatique dite taki onqoy, sur laquelle je m’attarderai un instant pour deux raisons. Son expansion tout d’abord : elle est parallèle à celle de la tragédie, conçue à Vilcabamba, qui nous occupe ici. Mieux, elle aurait servi de vecteur à la pièce pour pénétrer dans la vice-royauté du Pérou (Husson, 2001 : 176 sq.). De plus, toutes deux évoquent implicitement le retour de l’Inca et la restauration de l’ordre ancien, un espoir toujours d’actualité dans une certaine frange de la société cusquénienne contemporaine, en lien notamment avec un « néo-incaïsme ». La danse suggère par ailleurs que cette période de transition dans laquelle nous sommes s’achèvera avec la résurrection des dieux incas, prêts à livrer bataille. La seconde raison tient au fait lui-même : l’existence par le passé, d’une communication effective — à travers la possession des hommes — avec les dieux et autres esprits andins. Les récits des chroniqueurs espagnols témoignent en ce sens.
La danse est née de croyances profondes. Elle « dépasse par son ampleur toute décision consciente » (Wachtel, 1971 : 271). Elle est à la fois un comportement psychologique (au niveau individuel) et un mouvement politique (au niveau social) en réponse à l’agression espagnole. Pris, « beaucoup d’Indiens tremblaient et se roulaient par terre, d’autres se lançaient des pierres comme des endiablés avec des contorsions du visage, puis se prostraient soudain. Quand on approchait d’eux, qu’on leur demandait ce qu’ils ressentaient, ils répondaient que la huaca [11] une telle était entrée dans leur corps. Alors on les prenait et on les portait en certain lieu particulier où on les installait sur de la paille et des couvertures, puis on les barbouillait de rouge et les Indiens venaient les adorer, leur apporter des lamas, du molle, de la chicha, de la llipta, du mollo et d’autres choses encore. Tout le village se mettait en fête pendant deux ou trois jours, dansait, buvait, invoquait la huaca que le patient avait dans le corps et veillait toute la nuit » (Molina in Duviols, 1971 : 114). Le chroniqueur poursuit : « Les huacas récupéraient leur puissance et l’emportaient sur le Dieu des chrétiens [12]…, elles ne se mettaient plus dans les pierres, dans les nuages ou dans les fontaines pour parler, mais elles habitaient les Indiens eux-mêmes et c’est par leur bouche qu’elles parlaient » (ibid. : 115). Bien plus, « toutes celles que les chrétiens avaient détruites et brûlées, avaient ressuscité… […] toutes se préparaient en l’air à livrer bataille à Dieu et à le vaincre » (Molina in Wachtel, 1971 : 272).
Dans ces lignes, Cristóbal de Molina nous dit que lors de la danse, il n’est plus uniquement question des dieux de l’Inca mais des innombrables divinités andines locales. Pour l’élite exilée à Vilcabamba, il revient ainsi à chacun ou presque d’œuvrer pour que survienne une ère nouvelle. En ce sens, les dieux andins ne mobilisent plus leur double minéral mais prennent possession des corps et de la langue de l’Indien. Il est certainement plus facile de mettre en mouvement un corps humain qu’un rocher, d’autant plus si son possesseur y met du sien. La présence des dieux aux côtés des hommes y gagne en visibilité. De même, tous pourront les entendre.
Mais ne nous y trompons pas. Il n’y a là aucun désordre. Malgré l’effondrement des structures étatiques, la société inca a su garder un contrôle de ces états de transe. Ceux-ci, nous dit C. Bernand, « provoqués par des substances hallucinogènes, étaient le fait de ceux qui étaient préposés aux huacas et communiquaient avec elles ; les convulsions, hallucinations et visions étaient contrôlées et ne faisaient pas partie du champ de la pathologie. En revanche l’oubli des obligations rituelles provoque des phénomènes généralisés de possession transformant une collectivité en hechiceros — nous ajouterons sauvages, sans initiation préalable — ou en victime de l’ayra » (1993 : 155). Ce dernier terme est employé par Cristóbal de Albornoz. Il est certainement une transcription du mot wayra — « vent » [13] — et, plus précisément de l’un d’entre eux, l’ayawayra, sorte d’épilepsie ou d’hystérie connue, aujourd’hui encore, dans les campagnes andines.
El ayawayra affirme la chamane doña Alejandrina est mortel. Il s’échappe de corps qui se décomposent avant d’être enterrés ou lors de veillées funèbres. Il entraîne une maladie appelée qhayqaska [14]. D’une manière générale, ce vent affecte les personnes en voyage qui dorment à l’extérieur, en des lieux réputés sauvages ou blesse ceux qui ne respectent pas les Incas, en profanant leurs tombes, à la recherche d’or. Là, le plus petit vent qui transporte des odeurs de putréfactions suffit à révulser les yeux, occasionner certains bourdonnements dans les oreilles et à « abîmer le cerveau de l’homme » affirme le paqu don Genuario. Les personnes sont prostrées, engourdies et comme absentes.
Doña Alejandrina précise par ailleurs que « la personne semble avoir été frappée. Une mousse blanche apparaît autour de ses lèvres. » Elle soigne cette maladie en soufflant sur le malade de la fumée issue de la combustion sur des charbons de bois d’un mélange de q’apachi (encens), d’os réduit en poudre et de terre, tous deux prélevés dans un cimetière. La personne doit rester couchée une journée et boire plusieurs tasses d’une tisane de coco [15] (les noix ont été brûlées et réduites en poudre avant d’être mise à infuser) additionnée d’eau-de-vie.
Ce mal se traduit par des problèmes nerveux importants [16]. Il est intéressant de noter qu’une recette relevée par J. A. Lira contient du sang de condor. Cet animal est utilisé dans les cas de maladies nerveuses. L’auteur précise par ailleurs qu’il est nécessaire de passer au-dessus d’un encens, un linge propre que le patient devra revêtir juste après la cure, « ce même encens utilisé pour appeler l’âme » échappée du corps (1995 : 12 ; ma traduction). Pour éviter tout désagrément de ce type, lorsqu’une personne est obligée de passer la nuit dehors, il lui suffit, selon don Genuario, de souffler sur quelques feuilles de coca invitant l’esprit des lieux à venir « mâcher » la coca. « Ainsi, tu peux dormir », sous-entendu tranquillement.
La rencontre entre le Père Valverde et l’Inca Atahualpa
Peu avant son exécution, est-il écrit dans la pièce, le Père Valverde exhorta l’Inca Atahualpa à se convertir au christianisme en lui présentant la Bible. Pour toute réponse, l’Inca dit vénérer le Soleil et jeta le livre au sol [17]. Insultés, les Espagnols déclenchèrent les hostilités et tuèrent l’Inca. J’ai retranscrit ci-dessus une version quelque peu différente de cette rencontre. Son auteur, doña Alejandrina, par un sens du renversement comique des plus fins, réussit à donner à la scène une tout autre valeur. La fin, réalité historique oblige, demeure identique : l’Inca est tué.
En tant que chaman comme le sont doña Alejandrina, don Carlos et don Jorge, comment accepter une histoire qui souffre de l’absence des dieux et autres esprits andins auxquels ils se réfèrent dans leur pratique quotidienne ? Comment asseoir leur autorité si, par le passé, le lien particulier entre l’homme et le monde-autre sur lequel elle se fonde a été rompu du fait du second ? Il était nécessaire de modifier la scène et par là, le sens de la pièce : la défaite n’est plus de l’ordre de la fatalité mais de la conjugaison d’une supériorité technologique et d’une ignorance du monde-autre si nous considérons la seule peur et la réaction qui s’ensuit des Espagnols qui transparaissent dans les propos de doña Alejandrina, quoi qu’ici la prudence s’impose. D’autres propos nous apprennent en effet que les Espagnols étaient aussi capables de communiquer avec l’au-delà, bien qu’avec les seules âmes des défunts. Leur supériorité technologique est ainsi contrebalancée par une infériorité d’ordre spirituelle :
« Quand les Espagnols sont arrivés, ils ont tué tous ceux qui parlaient avec les esprits des montagnes sauf un qui a réussi à transmettre ce savoir jusqu’à Carlos (son mari), qui a été choisi par eux (les apu) : "Celui-là m’est agréable." Pour les Incas, il était facile d’appeler. Les Espagnols, eux, n’étaient capables que de parler avec les esprits des morts, ce qui est plus facile qu’avec ceux des montagnes » doña Alejandrina.
L’impossibilité de communiquer, l’incompréhension qui existe entre les protagonistes, inaugure la suite tragique des événements. L’Autre nous est ici montré dans toute sa différence si bien qu’il est plus aisé de s’entendre avec l’invisible qu’avec ce dernier. Quoi qu’il en soit, c’est toujours la peur des Espagnols — et la brutalité qu’elle engendre — qui est à l’origine de la mort de l’Inca. Une brutalité qui n’allait pas cesser au cours des siècles qui suivirent et qui est à l’origine d’un réel « traumatisme » (Wachtel, 1971 : III). Dans ce contexte, ce type de récit, évoquant la rencontre entre le Père Valverde et l’Inca Atahualpa, tel qu’il est raconté aujourd’hui à Cuzco a une fonction thérapeutique : par le rire que les Espagnols engendrent par leur comportement, conteurs et auditeurs soignent une identité que la réalité socio-économique actuelle malmène quelque peu. C’est un premier point.
Un second a trait à un mode d’être et de penser. Le récit oral en question légitime une fonction : celle de chaman. Ce personnage convoque, au cours d’un rituel appelé mesa, les esprits andins et leur fait jouer un rôle essentiel dans la société moderne, celui de thérapeute de l’âme et du corps. Esprits des montagnes et de la terre soulagent ainsi les blessures quotidiennes lors d’une réunion qui se tient la nuit, à l’extérieur ou dans une pièce rendue obscure. Appréhendés à travers l’ouie et le toucher, ils arrivent en frappant le mur et le sol de leurs ailes, prennent place sur une table, se présentent et questionnent. Pourquoi ont-ils été appelés ? S’installe alors un échange entre participants et esprits, dialogue pendant lequel la parole vaut acte. Du fait de l’obscurité, les autres sens sollicités (aux précédents, il convient d’ajouter l’odorat, dans le cas d’une sorcellerie par exemple) confèrent à la scène sa réalité.
Atahualpa n’agit pas autrement dans la version de la rencontre racontée par doña Alejandrina. Bien que récent, cet ajout s’appuie néanmoins sur deux scènes présentes dans des versions du cycle de sa mort recueillies au Nord du département de Lima. Elles prennent place peu après la capture de l’Inca et nous content comment ce dernier interroge deux oiseaux pour tenter de connaître un destin que sa captivité rend aléatoire. « L’inca ordonne tout d’abord à son messager et factotum Wayra Chaki ("Pieds-de-Vent") de lui quérir un être qu’il nomme Uqi Pisqu, littéralement "l’oiseau gris" […]. L’intéressé se présente devant le monarque et, selon l’usage, s’enquiert de ses ordres » (Husson, 2001 : 417).
Le second homme-oiseau est appelé Waychaw [18] : si le premier prédit une longue vie a l’Inca, celui-ci lui annonce sa fin prochaine. Ce nom — waychaw — apparaît aussi dans la version bolivienne de la mort d’Atahualpa présentée par J.-P. Husson. Nous pouvons y lire (2001 : 261-263) :
« Va, Inca Waylla Wisa, / endors-toi un moment / au fond de ton palais en or. / Peut-être qu’un songe / te permettra d’éclairer mes visions. / Va donc, Inca Waylla Wisa, mon cousin. »
Et celui-ci de répondre à Atahualpa : « Bien, puissant seigneur, / bien Inca, mon maître, j’accomplirai tes ordres. Puissé-je par mon sommeil / éclairer ton rêve. / J’irai du vol du waychu, / puissant seigneur Inca. »
Quelques vers plus haut, nous apprenons que Waylla Wisa vivait solitaire dans les montagnes : il sait donc ce qu’elles disent comme le chaman d’aujourd’hui qui séjourne un temps sur leur flanc pour les écouter, pour apprendre d’elles. En note, l’auteur donne au prêtre un avatar appelé « le vieux », un personnage mystérieux qui habite, lui aussi, près des cimes enneigées. Celui-ci est notamment mis en scène dans la danza del Turco, vallée de Colca, département d’Arequipa. S’agit-il d’un esprit-ancêtre, un de ceux qui prennent possession du corps des chamans andins ? Nous pourrions le penser du fait notamment que le chaman don Carlos appelle familièrement ses esprits auxiliaires « les vieux ». Bien plus, les propos de Waylla Wisa (présentés dans la version de Toco, Bolivie) témoignent d’une ressemblance frappante avec l’appel prononcé par un chaman, élève du précédent. Dans la pièce, nous lisons :
« – Notre Inca, celui qui envoie, je ferai ce que tu me demandes. Je volerai comme le huaichu (waychu). Je dormirai dans mon palais d’or et peut-être pourrai-je éclairer ce que tu as rêvé » (Unzueta in Husson, 2001 : 418 ; ma traduction) ;
Et dans l’appel du chaman : “Ma mère, en toi je remets mon sang et mon esprit / Pour que puissent venir les esprits des montagnes (apu et awki) / Ma mère, je te demande ta cape d’or et d’argent / Pour, de cette manière, m’incarner en toi. »
Ces quelques éléments témoignent d’une certaine continuité implicite de représentations qui soutiennent aujourd’hui la réalisation du rituel de la mesa à Cuzco. De façon implicite car, lors de sa création, le contexte politique, dominé par ce que P. J. Arriaga (1999 [1621]) a appelé l’extirpation de l’idolâtrie, ne le permettait pas autrement.
Polo de Ondegardo (XVIe siècle) nous apporte une précision supplémentaire. D’après lui, il existait des personnes qui communiquaient avec le diable qui leur répondait alors à travers des pierres. Ces sorciers, continue-t-il, connaissaient l’avenir et voyaient tout ce qui se passait. Ils pouvaient se métamorphoser à leur guise et volaient, parcourant ainsi de longs trajets en peu de temps (in Duviols, 1971 et Véricourt, 2000). Des propos qui doivent être lu avec prudence car, selon I. Gareis, cette description du sorcier s’inspire de la sorcière européenne telle qu’elle est présentée, par exemple, dans le Malleus Maleficarum publié en 1487 (1994 : 268 sq.). Ceci dit, je fais mienne l’hypothèse selon laquelle le vol magique ou ce que les ethnologues appellent le « voyage chamanique », comme cette capacité de dialoguer avec le diable, entendons les esprits de la nature et autres déités, sont deux traits caractéristiques de la fonction chamanique andine d’hier et d’aujourd’hui. Nous trouvons en effet par le passé, plusieurs références à ce sujet.
Ainsi, les anciens kamasqa (terme que nous trouvons dans la liste des spécialistes établies par Polo de Ondegardo) étaient animés par des oiseaux ou volaient sous la forme d’oiseau (Taylor, 2000) ou cet alcalde indigène qui dit à propos du dieu Guari : “quando biene es como un biento fuerte y grande” (Gareis, 2007). De même, Santa Cruz Pachacuti mentionne en 1613 l’existence d’un rituel effectué dans l’obscurité au cours duquel les divinités se manifestaient « dans un bruit de vent » (Véricourt, 2000 : 203). Enfin, mais les exemples pourraient être multipliés, L. Millones cite un procès qui date du XVIIe siècle : « ils se mirent sous un tissu et demeurèrent comme morts pendant un long moment, et ensuite [le sorcier] sortit en poussant de grands cris et courut à une telle vitesse à travers les montagnes que personne n’aurait pu le rattraper… Sous la yacolla [couverture en laine] lui apparut un très grand oiseau qui le recouvrait avec ses ailes » (in Véricourt, op. cit. : 204).
Identifié à la montagne et doté d’une personnalité originale, le monolithe évoqué précédemment pendra le nom d’apu, wamani ou awki selon l’importance donnée à la montagne (locale ou régionale) et/ou selon les régions. Cette idée sous-tend l’opposition (en ce que l’absence des dieux hier et de l’ancêtre aujourd’hui interdit la pratique chamanique) que j’ai établie entre les deux versions de cette rencontre historique. Plus précisément, si par le passé les dieux parlaient à travers les pierres, aujourd’hui l’ancêtre se manifeste à travers les hommes en prenant possession de leur corps. C’est le rituel de la mesa au cours duquel apu et pachamama entrent dans la salle cérémonielle dans un souffle de vent ou par un battement d’ailes. Nous retrouvons cette idée de l’existence d’un double immatériel à tout être et chose de ce monde, capable de « voyager » et d’investir un autre support physique que le sien propre. Hier comme aujourd’hui, ce mouvement est exprimé par celui du vent ou de l’oiseau, métaphore du caractère éthéré de l’animu par opposition au rocher, image du corps matériel. Une troisième opposition intervient alors :
animu / identité réflexive ancêtre / communauté paysanne rocher / identité territoriale
De même que la montagne ordonne (kamachi-), au sens de mettre en ordre, êtres et objets qu’elle abrite sur ses flancs, son double — l’apu — ordonne (au sens d’autorise, par sa présence) le rituel de la mesa à laquelle il s’invite dans une exubérance de sons, codifiés pour les uns, contingents pour les autres, devant palier l’obscurité de mise, et dont la maîtrise distingue l’altomesayuq des autres praticiens andins. De fait, la fonction de ce dernier est précisément, tant au niveau théorique — exposé et mis en scène par le mythe — qu’à celui d’une praxis quotidienne, de préserver et de rétablir, si besoin est, l’équilibre fragile des relations que les êtres humains, individuellement et collectivement, entretiennent avec leurs environnements non-humains, visibles et invisibles.
La mesa, aujourd’hui
Six soirs par semaine, le chaman don Carlos convoque chez lui esprits des montagnes et de la terre, ces ancêtres exemplaires, lors du rituel, déjà évoqué, de la mesa. A son arrivée dans la salle, don Carlos salue ceux qu’il connaît et interroge son aide, qui obstrue avec minutie la porte, sur les autres personnes. Un tel est avec celui-ci, un autre vient de la part de celle-là, car n’entre pas qui veut. Puis le chaman s’assied sur son tabouret, dos au mur, remonte les manches de son vêtement et défait la lanière de son sifflet. Son aide, debout sur un des bancs dévisse légèrement l’ampoule brûlante à l’aide de la manche de son pull-over. La salle est plongée dans l’obscurité. Le chaman lance alors son appel, tandis que les participants conduits par l’aide lui répondent en récitant le Notre Père, aux seigneurs des montagnes et de la terre pour qu’ils lui donnent des ailes aux épaules — ainsi, pour le moins, le ressent le chaman (Schlegelberger, 1993). Et effectivement…
Premiers battements d’ailes. Ils semblent émerger des profondeurs terrestres, là-bas, aux pieds du chaman. D’abord lointains, ils se font plus forts, plus présents aussi. Ils se heurtent au sol qu’ils cognent du dessous d’abord, avant d’être, clairement, au-dessus. L’être est sorti de terre. Emporté par son élan, il s’élève dans les airs pour se poser sur la table. Il fait un pas puis un second, peu sûrs, à la recherche de son équilibre. Les suivants, à l’inverse, sont empreints d’assurance. Le tout ne dure que quelques secondes. Enfin, une voix féminine se fait entendre. L’esprit se présente — il donne son nom — et salue l’assemblée.
– Señora Carmen Rosa. Bonsoir à tous. Comment allez-vous ?
– Bonsoir petite mère. Nous allons bien petite mère lui répond en chœur l’assemblée.
– Bonsoir Alejandrina. Comment vas-tu ?
– Bien petite mère. Merci de le demander. Comment allez-vous ?
– Bien ma fille. Lucilla. Antonio. Comment allez-vous ?
– Bien petite mère. Merci.
On entend d’autres battements d’ailes. Cette fois, ils viennent du mur, juste au-dessus de la table. Ils sont plus vigoureux, plus nobles aussi. L’être descend des hautes sphères. Ses déplacements dans les airs engendrent un vent léger. Discrètement, il se pose alors à son tour sur la table. Comme précédemment, l’esprit décline son identité et salue.
– Pumawanka. Bonsoir.
– Bonsoir petit père.
Un troisième arrive dans la foulée, lui aussi d’au-delà du mur. Les claquements sur le mur sont plus marqués, le vent qu’il soulève dans la pièce, plus violent aussi. Dans un bruit sourd, il prend place sur l’autel. Ses pas, le long de la table, semblent chercher quelque chose. Il est plus jeune, plus fier aussi. Il est le véritable maître de la cérémonie bien que Pumawanka soit son aîné. Il est l’interlocuteur privilégié du monde-autre auprès des hommes. En somme, il est l’image parfaite de celui qui l’a appelé.
– Wamansinchi. Bonsoir. Comment allez-vous ?
– Bonsoir petit père. Bien petit père.
– Je vous écoute.
“A ver”, « je vous écoute », marque le début des entretiens. L’aide appelle et présente à l’apu Wamansinchi la première personne, celle dont le nom figure en tête de liste sur la petite feuille laissée sur l’autel. Il commence toujours par les personnes assises à la gauche de la table…
Le mot espagnol mesa désigne ici la table sur laquelle les esprits andins prennent place et par extension le rituel en question. Ce terme d’une manière générale désigne l’ensemble des objets ordonnés et utilisés par le praticien. Sur la côte nord du Pérou par exemple, « une mesa est un arrangement, semblable à un autel, des objets de pouvoir qui sont déposés sur le sol en vue de leur utilisation dans les rituels de guérison, fertilité et divination. Dans le Pérou moderne, le terme s’applique aussi aux rituels effectués avec les objets de pouvoirs » (Sharon, 1998 : 12).
Dans les Andes du Sud, selon G. Fernández Juárez (1997), la mesa est une offrande rituelle complexe, composée d’ingrédients divers qui constituent la nourriture préférée des convives sacrés à qui elle est destinée. Ma propre expérience m’autorise cependant à élargir cette définition. Dans la région de Cuzco, ce mot désigne l’ensemble formé de l’étoffe appelée unkhuña ou table d’offrande sur laquelle le praticien place les ingrédients constitutifs de l’offrande ou despacho (coca, graisse de lama, encens, etc.) et ses objets personnels qui le désignent en tant que chaman. A ce sujet, il est intéressant de noter que les coquillages présents sur ces autels sont explicitement désignés comme les « sièges » des entités invoquées [19].
Pour terminer cette courte présentation, un dernier point permet d’appréhender quelque peu la manière dont ce rituel majeur a pu s’élaborer. La mesa, au sein de la communauté paysanne andine, désigne certaines pierres autour desquelles se réunissent autorité en place et anciens [20] en vue de régler les affaires courantes, d’organiser les activités communes ou lorsqu’un événement exceptionnel le nécessite. Les personnes délibèrent autour d’une table réservée à cet usage. Devant, à même le sol, sont étalées de grandes couvertures sur lesquelles sont déposés les aliments du repas et les feuilles de coca qui sont échangés entre les convives. Chacun invoque alors les esprits tutélaires de la communauté, fait quelques libations et rend grâce à la Pachamama pour les fruits qu’elle donne aux hommes (voir aussi Mariscotti, 1978).
Le rituel de la mesa, effectué par don Carlos, doña Alejandrina et d’autres, participe de ces différents sens, bien que la table en pierre et les coquillages soient remplacés par une table en bois sur laquelle est étendue l’unkhuña. Sur cette table, les esprits ne « s’assoient » plus de manière symbolique comme sur les coquillages mais se dressent, debout, de toute leur hauteur. De même, à l’instar des membres dirigeants de la communauté, plusieurs entités prennent place sur la table selon leur rang. Chez don Carlos, les sessions sont conduites par un directeur et deux sous-directeurs [21]. Ils délibèrent des suites à donner à chaque cas, ils conseillent et soignent les personnes qui les sollicitent, ils corrigent les personnes malhonnêtes, prédisent l’avenir et retrouvent les animaux égarés ou volés. Enfin, ils sont invités à des banquets donnés en leur honneur lors des grandes occasions (nouvel an civil, nouvel an agraire, anniversaire, etc.).
Et pourtant aujourd’hui, à Cuzco et dans toute la région, l’authenticité du rituel est sujette à débat. De tels personnages, capables de convoquer et d’incarner les fiers esprits qui habitent les sommets andins, n’existeraient tout simplement plus et la mesa aurait disparu. Seul subsisterait le souvenir de son déroulement et du rôle qu’elle jouait par le passé. Dans les campagnes, si nul ne nie l’existence de telles pratiques, les gens affirment cependant qu’au sein de leur communauté, plus personne n’est capable de convoquer de la sorte apu et pachamama. Ceux qui savent vivent ailleurs, près du sommet des montagnes. De même, le chaman don Carlos estime que les meilleurs d’entre eux vivent loin, dans les montagnes, dans la région de Sicuani et du mont Ausangate. J. Casaverde précise à ce sujet que « les villageois (de Kuyo Grande) parcourent plusieurs dizaines de kilomètres à la recherche de ceux-ci. En général, ils vont dans la province de Paucartambo (Cuzco), et plus précisément auprès des Q’eros qui sont considérés comme les meilleurs chamans de la région » (1970 : 214 ; ma traduction).
Dans ce contexte, le récit de la rencontre entre le Père Valverde et l’Inca Atahualpa valide un discours et la pratique qui s’y rapporte par la réaffirmation d’une alliance avec l’invisible, source de savoirs et de richesses, mais aussi garant de justice et d’équité, caractéristiques de l’époque inca (cf. note 3). Il s’agit de dépasser cette vision chrétienne du bien et du mal : le chaman n’appelle pas le diable — bien qu’il puisse se présenter quelques fois — mais ces êtres, ni bons, ni mauvais (Gareis, 1999 : 258) qui peuplent l’espace andin et desquels l’homme doit se concilier les faveurs. Qualifiée de supercherie, d’une chose du passé ou d’un ailleurs, présente dans un contexte urbain, voilà pourquoi une telle pratique nécessitait pour exister la construction d’un discours singulier. Et quoi de mieux que de le puiser dans le passé inca pensé et décrit comme glorieux.
Conclusion
En somme, le rituel de la mesa tel qu’il est pratiqué à Cuzco, ville complexe où se mêlent des influences venues d’horizons divers, trouve sa légitimation dans cette filiation ininterrompue depuis l’époque préhispanique dont parle doña Alejandrina, peu importe qu’elle soit vraie ou non. Elle est effective parce que racontée et écoutée. En ce sens, elle renforce les éléments de la croyance et participe de la cohérence d’une pensée qui justifie la pratique chamanique. Elle rend possible l’appel du chaman, donc l’incorporation par celui-ci de quelque hypostase de la Pachamama et d’apu qui se confondent individuellement avec l’ancêtre tutélaire de la communauté d’origine du participant. A l’instar du rocher hier, le chaman donne corps à ce qui est d’ordinaire invisible, tout autant qu’il favorise, aidé en cela par l’obscurité de mise dans la salle où se tient le rituel, la parole et l’expression de relations conflictuelles. De fait, la transe, dont la maîtrise serait héritée d’un lointain passé, transforme l’image du corps du praticien pour en faire le centre d’une sphère de pouvoir symbolique.
Le récit de la rencontre joue ainsi un rôle thérapeutique par l’explication qu’il donne à la défaite et par là, aux difficultés quotidiennes : douleur physique, mal-être, jalousie, misère… Autant de raisons pour lesquelles on consulte apu et pachamama à la mesa. Fonction thérapeutique aussi par le rire qu’il occasionne, moment important dont le caractère ritualisé est la fête célébrée en l’honneur de ces derniers. Cochons d’Inde rôtis, poulets, pommes de terre, piments et poivrons farcis de carottes et de pois, pâtes cuites au four et gâteaux à la crème constituent le repas pris en commun et arrosé de chicha, vin doux, alcool de canne à sucre, sodas… Esprits des montagnes et de la terre, couple d’un soir ou déjà ancien, dansent wayno et saya sur les tables pour la joie de tous… car la fête est une rupture dans le quotidien, un moment nécessaire où les personnes échappent aux contraintes, un passage circonscrit dans le temps et dans l’espace, tout comme elle assure une cohésion sociale.
Bien plus, l’importance du récit de la rencontre entre le Père Valverde et l’Inca Atahualpa est d’autant plus grande que, dans sa version entendue à Cuzco, il autorise avant tout une pratique controversée et assoit une fonction chamanique traditionnelle décriée par la société dominante, dont la vision du fait religieux est plus à rapprocher du New Age occidental que de la pensée indigène.
C’est pourquoi, ce discours qui puise dans l’histoire la légitimation du rituel qu’il accompagne trouve une certaine proximité avec ce que nous pouvons appeler le néo-incaïsme cusquénien qui, pour sa part, véhicule l’idée du retour de l’Inca, synonyme d’un âge d’or, un espoir mêlé aux revendications sociales et affirmations identitaires actuelles. Déjà à Puno au bord du lac Titicaca, au début du XXe siècle, La mort d’Atahualpa était représentée non dans le cadre d’une fête villageoise mais dans celui d’une manifestation politique indigène. Ce qui ne devrait pas nous étonner puisque le cycle de la mort d’Atahualpa, dont les références aux pratiques chamaniques en cours à l’époque du royaume néo-inca de Vilcabamba sont nombreuses, est associé de par son origine au mouvement messianique du taki onqoy, mouvement qui se caractérise au-delà de son côté spectaculaire, par son ambition à offrir une alternative culturelle globale aux transformations du mode de vie nées de la conquête. Mouvement à nouveau d’actualité, bien que dans une moindre mesure, dans une région en proie à des pressions toujours plus grandes, qu’elles soient liées à l’économie de marché, au tourisme ou aux transformations politiques et structurelles de la société.