Quand les boxeurs « mettent les gants » : le sparring et les limites de l’institution du combattant

Résumé

Au travers d’une analyse ethnographique du sparring — ou combat d’entraînement — cet article s’attache à décrire la réalisation pratique des conversations de gestes disputées par les boxeurs dans le cadre social du gymnase. Depuis l’éducation des perceptions déclencheuses des schèmes d’action adéquats, jusqu’à la gestion des émotions que suscitent les luttes au corps à corps, il montre comment l’institution pugilistique — conçue comme un ensemble incarné de manières de penser et d’agir — parvient à modeler une pâte faite de gestes informes et d’élans débridés qu’elle constitue peu à peu en véritables attitudes de boxeur. Mais le pugiliste efficace n’est pas pour autant réductible à l’institution dont il a incorporé les manières. Dans le flux toujours tendu des interactions combattantes, la prise de ses gestes sur ceux de l’adversaire se dessine plutôt aux frontières de l’institution pugilistique. Là où l’habitude de boxer n’est plus qu’un répertoire d’actions à partir duquel il faut sans cesse construire de nouvelles séquences gestuelles, instantanément harmonisées à l’urgence de chaque situation.

Abstract

When boxers hold back : sparring and the limits inherent in boxing as an institution. The aim of this paper is to illustrate the conversation of gestures employed by boxers within the social environment of the gym. The research for this article is based on an ethnographic analysis of sparring, also known as combat training. The institution of fighting in the broadest sense includes both the training of perception in order to trigger adequate schemes of action and the necessary management of emotions aroused by bodily contact. This study shows how fighting, viewed as a set of preconceived notions guiding both thought and action, manages to bring together a mixture of inexpressive movements and unrestrained momentum to progressively form the repertoire necessary for the true attitude of a boxer. However, a good boxer cannot be reduced to an institutional set of standards from which he inherited his ‘ways’. In the midst of the always tense combat interactions, the boxer’s choice of gestures against his adversary is necessarily slightly outside the institution’s standards. In other words, the boxing gestures learnt inside the gym are simply a set of rules based on which the boxer must adopt new gestural sequences flexible enough to accommodate the urgency of each new combat situation on the spot.

Sommaire

Table des matières

Introduction

« Faut quand même être taré ou un peu con pour venir tous les soirs ici se foutre sur la gueule entre potes, non ? »
Fendu d’un large sourire, le visage d’Eric n’exprime l’attente d’aucune réaction particulière de notre part. Adossés au mur extérieur du gymnase, nous attendons Luis, l’entraîneur des Gants d’Or. Chaque soir il ouvre sa manufacture de la frappe à une vingtaine de boxeurs qui viennent y disputer ce que George Herbert Mead, inspiré par l’exemple pugilistique, concevait comme autant de « conversations de gestes » (2006 : 132-136). Faites d’une multitude de combinaisons de coups, d’esquives, de feintes, de parades et de ripostes réalisées selon les conventions éthiques qui régissent l’ordre des interactions entre les pugilistes, ces conversations mettent en œuvre l’ensemble des principes que doivent suivre les combattants afin d’agir adéquatement sur le ring. Selon la définition classique du concept d’ « institution » reprise par Peter Berger et Thomas Luckmann (1996 : 79), ces « modèles prédéfinis de conduites » qui tendent à s’imposer aux boxeurs constituent précisément l’institution pugilistique que tous incarnent sous la direction de l’entraîneur. Tandis qu’il interrogera, du point de vue des pugilistes à l’entraînement, ce travail à la fois social et corporel d’accomplissement de leurs compétences de combattants, cet article s’efforcera d’en montrer les principes essentiels de même que les limites de leur application.

L’objet détaillé : l’institution du pugiliste et ses limites

Comment apprend-on à suivre les règles de la conversation des gestes combattants ? Jusqu’où guident-elles les expressions des boxeurs ? Que se passe-t-il en cas d’infraction ? Depuis l’éducation des perceptions déclencheuses des schèmes d’action adéquats, jusqu’à la gestion des émotions que suscitent les luttes au corps à corps, notre analyse ethnographique du sparring — ou combat d’entraînement — s’efforcera de répondre à ces questions en montrant comment et dans quelle mesure l’institution du combattant parvient à modeler une pâte faite de gestes informes et d’élans débridés qu’elle constitue peu à peu en véritables attitudes de boxeurs. Pour autant, nous ne suivrons pas la destinée de ces compétences projetées, comme dit Goffman, par un « coup de dés décidé » (1974 : 141) sur les scènes des combats en public. Ceux-ci ont fait l’objet d’autres analyses (voir notamment Sugden, 1996 : 56-88 ; Wacquant, 2000 : 149-230 et Beauchez, 2009). Quant à notre présent intérêt, il se bornera plutôt à rester en coulisses : dans le gymnase, parmi l’équipe des pugilistes qui élaborent patiemment, et parfois douloureusement, leurs techniques du corps combattant. C’est par conséquent à la phénoménologie sociale d’un tel corps qu’invite cette recherche, puisqu’elle s’efforce de retracer l’accomplissement inséparablement pratique et moral du pugiliste ordinaire, éloigné de la minorité médiatisée des grands champions.

Un cadre d’analyse

Quatre années d’enquête (1999-2002), au cours desquelles je suis moi-même devenu boxeur, fondent cette description des méthodes mises en œuvre par les membres du gymnase pour se former mutuellement à la pratique du combat sous la houlette de l’entraîneur. Aux Gants d’Or, sa silhouette râblée de guerrier inca, doublée de ses inflexions de voix portant l’empreinte de son Chili natal, incarnent une conception latino-américaine de la boxe anglaise [1] transposée en proche banlieue de Strasbourg, aux confluents de trois quartiers populaires. Ceux-ci fournissent l’essentiel des recrues de la salle, qui rassemble tout un petit monde — i.e. une vingtaine de boxeurs âgés en moyenne de vingt-cinq ans, dont sept professionnels — où s’entremêlent origines africaines, turques, antillaises et sud-américaines. Ici comme ailleurs, la boxe oppose donc le plus souvent des hommes issus des minorités ethniques et des groupes sociaux les plus défavorisés ; un point de morphologie sociale qu’atteste la plupart des études de sociologie et d’histoire consacrées aux pugilistes (voir par exemple Sammons, 1990 : 236-237, pour le cas nord-américain et Laé, 1989, où sont recensés nombre d’exemples européens).

Illustration 01
Mohamed Ali en banlieue sud de Strasbourg.
_Photographie de l’artiste reproduite avec son aimable autorisation
Mohamed Ali en banlieue sud de Strasbourg.
Photographie de l’artiste reproduite avec son aimable autorisation

Cette expérience d’une certaine disqualification sociale, commune à la majorité des boxeurs, est d’ailleurs ce qui fait fond aux ethnographies du ring présentées par John Sugden (1996), Loïc Wacquant (2000) ou encore Benita Heiskanen (2006). Je l’ai également étudiée dans d’autres textes (voir notamment Beauchez, 2010). Quant à celui-ci, à la manière d’Erving Goffman pour son introduction aux Cadres de l’expérience (1991 : 22), il faut humblement demander qu’il ne lui soit pas fait grief d’omettre d’aborder ce qu’il ne prétend explorer : la « violence » des combats, ou encore les relations de « genre », d’« ethnies » ou de « classes sociales » que la boxe est susceptible de mettre en scène. Premières d’un certain point de vue etic, ces catégories d’analyse restent toutefois secondes au regard d’une approche emic de l’expérience du ring vécue par les boxeurs. Puisque cette dernière constitue le centre de nos intérêts, la saisir à l’état incorporé, dans le cadre du sparring, nous ramènera aux modalités les plus « somatiques » (au sens de Csordas, 1993 : 138) de l’entraînement au combat. Ce faisant, nous contribuerons à une anthropologie des « techniques du corps » qui, depuis les travaux pionniers de Marcel Mauss (1995 : 363-386), conçoit les gestes en tant qu’incorporations des institutions sociales qui en guident l’expression.

Des apports conceptuels

Interroger les limites de ce guidage et de son inscription corporelle sous la forme d’habitus, ou de système d’actions habitualisées (Mauss, 1995 : 368-369), nous amènera, en plus de Marcel Mauss, à faire retour à l’œuvre d’un second penseur classique des habitudes corporelles en la personne de Maurice Merleau-Ponty. D’une part, celui-ci apparaît comme l’une des références cardinales de la phénoménologie sociale et de l’ethnométhodologie, sur lesquelles les fondements conceptuels de cette recherche s’appuient. D’autre part, les théories de la perception, du schéma corporel et du « corps propre » développées par cet auteur dans différents ouvrages (voir notamment Merleau-Ponty, 1945 ; 1969) se trouvent à la pointe des discussions en sciences sociales — mais également en philosophie, en physiologie et en sciences cognitives — sur le statut des habitudes et le rôle du sujet dans l’acquisition des habiletés motrices (voir à ce propos Andrieu, 2010 : 7-59). À l’inverse de Mauss, dont la conception du corps était essentiellement celle d’un objet vivant, marqué par l’empreinte des sociétés et des cultures rendue visible sous la forme d’habitudes d’action, Merleau-Ponty a envisagé le corps vécu comme le site subjectif de notre rapport au monde ou, dans ses propres termes, comme le « véhicule de l’être au monde » (1945 : 97). C’est dire qu’ici le corps n’est plus regardé du dehors, à la manière d’un objet, mais plutôt observé du dedans, tel le sujet fondateur de nos perceptions et de nos actions. À l’ « impact du monde sur moi », si bien documenté par les travaux de Mauss, s’ajoute chez Merleau-Ponty la « prise de mes gestes sur lui » (1969 : 191). La dimension de l’agir, conçue par le phénoménologue à la première personne, s’articule ainsi à celle du pâtir renvoyant à une incorporation plutôt impersonnelle d’habitudes « montées par et pour l’autorité sociale » (Mauss, 1995 : 384). L’ « incorporation » se réfléchit dès lors sur le mode d’une « subjectivation » que Bernard Andrieu définit, à la suite de Merleau-Ponty, comme une « constitution de soi-même en tant que sujet d’action » et non plus seulement « objet de déterminations extérieures par l’environnement » (2010 : 22).

Illustration 02
Dans les murs strasbourgeois, un combattant chilien s’incarne…
_© Pisco, photographie de l’artiste reproduite avec son aimable autorisation.
Dans les murs strasbourgeois, un combattant chilien s’incarne…
© Pisco, photographie de l’artiste reproduite avec son aimable autorisation

Et c’est bien ce passage de l’incorporation des habitudes pugilistiques, montées par et pour l’autorité sociale de l’entraîneur et des membres compétents du gymnase, à la subjectivation du boxeur devenu acteur de sa propre pratique, capable de feinter, d’improviser et de bâtir des stratégies sur le ring, que ce texte entreprend de documenter. En ce sens, son objet se distingue de celui d’un Wacquant, attaché à décrire la formation des boxeurs comme l’inculcation d’un « habitus pugilistique » dont le résultat déboucherait sur la production sociale d’un organisme conçu comme une « machine à donner et à recevoir des coups de poings » (2000 : 95). Même si l’auteur ajoute aussitôt qu’il s’agirait alors d’une « machine intelligente, créatrice et capable de s’autoréguler », la métaphore de la machinerie corporelle met indubitablement l’accent sur la constitution d’un corps-objet qui éclipse la subjectivité du boxeur, semblant abolir du même coup toute possibilité de conscience somatique et réflexive du combattant. Or l’étude de cette conscience incarnée, conçue comme un ensemble d’épreuves et de sensations de soi engagé dans le monde corporel du combat, doit intéresser le chercheur autant que l’analyse des habitudes pugilistiques, dont la description ne saurait se réduire à une « socialisation particulière de la physiologie » (Wacquant, 2000 : 61). En ce sens, notre ancrage phénoménologique dans les expériences vécues par les boxeurs constitue moins un obstacle épistémologique dressé entre corps-sujet et corps-objet qu’une réelle tentative pour les penser ensemble à partir du point de vue de l’incarnation qui, inspiré des travaux de Merleau-Ponty, articule corps vivant et vécu. L’expérience du ring, son apprentissage dans l’entrechoc des corps opposés par l’épreuve du combat, constitue alors un terrain idéal pour l’ethnographie d’une telle articulation, annoncée dès lors que les boxeurs chaussent leurs gants pour s’affronter.

Mettre les gants

Au gymnase…

Chaque soir d’entraînement, l’horloge murale règle d’un mauvais grincement électrique tout un balai d’effervescences sonores et de brusques accalmies. Seule constante : un poste de radio qui débite inlassablement des programmes que personne n’écoute, mais dont tout le monde remarquerait l’absence. En dehors de cette routine acoustique, le temps et les sonorités de la boxe sont cycliques. Aux trois minutes habituelles de travail, qui correspondent à la durée d’un round en boxe professionnelle, succède l’invariable minute de repos, toujours trop brève pour que les corps parviennent à se recharger de l’énergie nécessaire au travail du combat. Puis ce sont à nouveau les sacs qui claquent sous les coups des frappeurs, les cordes à sauter qui déchirent l’air en produisant leur sifflement caractéristique et les souffles puissants qui émanent des torses, entrecoupés des sons brefs que produisent les expirations nasales forcées.

Lorsque le signal du repos survient, un silence relatif s’abat sur le lieu, tout d’abord traversé par le râle des poitrines exténuées ; la récupération aidant, il est peu à peu supplanté par les discussions éphémères qui naissent çà et là. En début de séance, ce sont les moments dont profite Luis pour régler l’économie des sparring partners, définissant qui montera sur le ring et avec qui. Il annonce toujours ses choix d’une voix forte, sans se soucier d’avoir les personnes concernées dans son champ visuel. Si bien que le programme de la soirée se trouve porté à l’attention de tous. Ceux qui ne sont pas appelés entre les cordes continuent leur séance au sac de frappe, ou perfectionnent leurs déplacements devant les miroirs, tout en gardant un œil sur les confrontations. Observer le sparring fait tout simplement partie de la formation du boxeur et participe à forger son style propre en une sorte de syncrétisme des modèles positifs et négatifs qu’il peut visionner en temps réel, à la manière d’une succession bougée de bons exemples et de choses à proscrire, de sorte que toute erreur individuelle peut profiter au groupe [2]. Ce que l’anthropologue Tim Ingold appelle l’ « éducation de l’attention » (2000 : 36-37) passe donc ici par l’intérêt diffus de tous les membres du gymnase pour ces conversations de gestes sans cesse disputées sur le ring. C’est pourquoi Luis ne s’offusque pas de l’inactivité physique momentanée d’un boxeur absorbé par le spectacle d’une opposition.

Illustration 04
Sparring : l’épreuve des coups
_© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Sparring : l’épreuve des coups
© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste

… incarner le combat

Jeudi 10 février 2000. Martelée par deux jeunes professionnels avides d’aiguiser leurs talents, ce soir la conversation des gestes combattants semble particulièrement âpre. Drapé du silence de toutes les ruses, le crochet-éclair d’Akim vient tonner de toute la force de son impact sur le flanc gauche de Mohand. Ce dernier n’a rien vu venir, mais le choc a bel et bien été encaissé : Mohand accuse le coup dans la raucité d’une expiration qui trahit instantanément l’ampleur de sa surprise. La garde encore incertaine, alors que ses pas trébuchent sur les cahots de son souffle coupé, le boxeur meurtri s’efforce de reprendre la lutte. Le regard glacé par l’épreuve, il se tient à distance de son adversaire, l’esquive et le fuit en attendant que son corps absorbe la douleur. Maintenant ça va : Mohand respire. Et tandis que pour un moment les poings cessent de s’abattre sur les sacs de frappe, tous au gymnase approuvent en silence le stoïcisme du combattant, ainsi que sa résistance dans le face-à-face ; une résistance encore soutenue par les hochements de tête approbateurs de Luis, cramponné aux cordes du ring et suspendu, comme nous tous, à l’imminence d’une réponse : celle des poings… Peu importe qu’Akim, boxeur expérimenté, ne soit que le partenaire-adversaire de Mohand pour cette séance de sparring inscrite dans la préparation du premier combat professionnel que disputera bientôt le second. L’affrontement n’en est pas moins des plus sérieux, tant il est vrai que résister aux pires débâcles du corps s’apprend d’abord entre soi, au gymnase. C’est bien pour cela que « mettre les gants », comme disent les boxeurs pour désigner le sparring, constitue le moment le plus intense de leur préparation au combat. Si le pugiliste se forge au travers des différentes phases de l’entraînement, tout ce qu’il fait « en bas » (les rounds au sac de frappe, le travail de déplacements, le shadow boxing [3], le saut à la corde, le renforcement musculaire, les footings et autres assouplissements) n’a de sens que transposé « en haut », sur le ring. C’est entre les cordes, sous le regard implicite de tous et celui, plus explicite, de l’entraîneur, que le boxeur éprouve (au double sens de ressentir et de prouver) sa construction continue, de même qu’il conquiert son identité sociale au sein du groupe.

Dans son étude d’un gymnase d’amateurs chicagoans où il a assumé des fonctions de coach-adjoint, Steve Hoffman montre ainsi toute la signification rituelle du moment où un apprenti boxeur accède à sa première séance de sparring (2006 : 179-183). Distinguant trois phases successives dans la découverte de la boxe — la « phase de l’air » (air phase) où le novice se familiarise tout d’abord avec les gestes pugilistiques en boxant à vide, la « phase du cuir » (leather phase) où il découvre la frappe au sac puis, enfin, celle de la chair (flesh phase) où l’opposition s’incarne sur le ring — l’auteur conçoit en effet le premier face-à-face comme un « rite liminaire » (au sens de Van Gennep, 1981 : 27) qui prépare l’aspirant boxeur à son agrégation charnelle au groupe des pugilistes. Quant à Laurence de Garis, ethnographe mais également lutteur et entraîneur de lutte professionnelle, l’observation de dix mois qu’il a conduite dans une salle de boxe new-yorkaise l’incline à présenter l’exercice du sparring comme un moment d’« intimité somatique » (2000 : 97) au cours duquel les adversaires négocient leurs identités de combattants dans le cadre d’une épreuve de masculinité qui joue subtilement de l’engagement et de la retenue, de l’infliction de la douleur et de la pédagogie de l’esquive. À leur manière, les analyses d’Hoffman et de Garis tentent ainsi d’articuler l’incorporation des techniques du corps pugilistique à l’expérience de leur subjectivation vécue par les boxeurs. Si elle demeure toutefois implicite chez ces deux auteurs qui la suggèrent plus qu’ils ne l’expliquent, cette articulation de l’incorporation et de la subjectivation des principes du combat — notamment illustrée par Mohand se faisant un devoir de résister moralement et physiquement à la douleur infligée par Mourad — guidera la suite de ce texte, attentive non seulement au sens pratique que les boxeurs déploient sur le ring, mais encore au sens de la pratique qui soutient leurs engagements.

Le sens de la pratique : une rhétorique corporelle de l’honneur

De ce qui précède, on retiendra donc qu’au-delà des coups, le sparring met les pugilistes aux prises avec une alternance de blessures et de renforcements symboliques — sublimés dans un nécessaire contrôle des affects — qui inscrivent cet exercice dans le cadre d’une véritable « rhétorique corporelle de l’honneur » (Foucault, 1975 : 159). Ici, la construction s’oppose à la destruction comme le sens à son absence. Afin de garantir ce sens moral de la situation, l’entraîneur des Gants d’Or — à l’instar de ceux des gymnases étudiés par Wacquant, Hoffman et de Garis — reste le seul maître dans le choix des partenaires d’opposition. Luis veille ainsi à l’harmonie des appariements et ne tolère aucun excès lorsque, par exemple, il demande à un boxeur expérimenté de « mettre les gants » avec un novice. Il s’agit avant tout de l’aider à progresser dans son apprentissage des principes de la conversation des gestes combattants et non de l’humilier en profitant de ses maladresses.

Modeler les actions : vers la synthèse corporelle du boxeur efficace

C’est donc aux épreuves pratiques de cette conversation que nous continuerons de nous intéresser. Depuis les tâtonnements des novices à la recherche de leurs gestes jusqu’à la maîtrise du corps à corps incarnée par les boxeurs professionnels, l’analyse dévoilera ainsi différentes modalités intersubjectives de son élaboration.

Illustration 06
Le coup au plexus.
_© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Le coup au plexus
© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste

Mardi 11 janvier 2000. Au cours d’une de mes premières séances de sparring avec Boris, un amateur comptant déjà quatre années d’expérience du ring, j’ai été piqué d’un coup assez violent au plexus, ce qui interrompit la confrontation pendant près d’une minute. Être privé de la faculté de respirer alors que l’on est en plein effort est une sensation des plus désagréables. S’en suit une déroute physiologique contre laquelle toute volonté de se ressaisir reste impuissante. « Être dur au mal », comme disent les boxeurs, ne saurait avoir d’influence dans ces moments, puisque ce type d’atteinte soumet le pugiliste à l’inflexible loi de la satisfaction de ses besoins vitaux. C’est pourquoi les coups portés au plexus, ou au foie — dont les conséquences sont à peu de choses près les mêmes — font partie des plus redoutés. Lorsqu’ils atteignent leur cible, c’est le genou à terre assuré. Luis, qui semblait pourtant ne pas porter une grande attention à notre manège, avait immédiatement saisi la scène : « Tu es touché ? Ça va ? » Cherchant toujours mon souffle, je lui répondis dans une expiration « Oui oui, c’est bon… Faut que je récupère… On va reprendre… » Appuyé sur les cordes, Mohand avait lui aussi été témoin de ma mésaventure. Il attendit que je sois rétabli pour immédiatement tirer les conséquences de l’épisode. M’appelant dans le coin, il me dit :

« Tu montres trop à quel moment tu respires. Si tu prends de grosses inspirations, comme tu fais, l’autre voit ton plexus se lever et il sait quand te cueillir. Que tu sois professionnel ou amateur, un coup au plexus est fatal. Tu peux avoir des abdos en béton, ça sert à rien ! Regarde… [il casse alors légèrement son buste et colle ses coudes le long de sa paroi abdominale, ce qui a pour effet de dissimuler son plexus] — touche — tu le sens plus, hein ! »
Je fais de même : « Comme ça ? » — (Mohand) « Voilà, tu dois t’habituer, même au sac, à boxer toujours comme ça, le plexus en dedans ; et force-toi à respirer lentement ». Avant que nous ne reprenions notre affrontement, Boris ajouta : « Ecoute bien quand il te donne des conseils, il sait des tas de trucs ! »

Ce modelage des actions et des postures est également pris en charge par Luis, auquel il arrive parfois de franchir les cordes du ring pour interrompre un affrontement en cours. Il dispense alors ses conseils à l’un ou l’autre des boxeurs, presque exclusivement sur un mode gestuel. Corrigeant la garde en la façonnant de ses propres mains posées aux poings du pugiliste, il refait encore la position des jambes à la frappe, ou réincorpore de l’extérieur la configuration des segments lors d’une production gestuelle particulière. Suite à cette phase de sculpture posturale, appliquée au corps du boxeur vécu comme une matière momentanément figée, Luis demeure sur le ring afin de transposer ses touches de redressement à l’ensemble de la situation d’affrontement à nouveau en mouvement. Tandis que le duel reprend, il tente alors d’animer ses réalisations par l’appui de quelque conseil plus ou moins explicite, et toujours lancé laconiquement vers le ring, comme pour ponctuer la conversation de gestes qui s’y dispute. Faire la posture, ou faire le mouvement passe donc ici par un véritable ouvrage tactile où l’imposition des mains tente en quelque sorte de transmettre l’œuvre de toute la « synthèse corporelle » (Merleau-Ponty, 1945 : 174) animatrice du boxeur efficace. Tant que les modèles gestuels, ou encore les conseils prodigués, n’ont pas été « compris » par le corps vécu du combattant — i.e. saisis par le corps sous la forme d’une intégration motrice (Merleau-Ponty, 1945 : 169) — ils restent toutefois à l’état de prothèses stériles, non intégrables à la gestualité socialement et phénoménologiquement construite du pugiliste.

Illustration 07
Action du crochet, réaction de l’esquive
_© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Action du crochet, réaction de l’esquive
© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste

Tandis que nous pourrions citer une foule d’exemples susceptibles d’être inscrits au registre de telles interactions d’apprentissage, celles qui ont été décrites rappellent à elles seules que l’acquisition des compétences pugilistiques suit deux processus complémentaires, et intimement liés l’un à l’autre. Un processus d’incorporation qui, par le biais des aspects pratico-physiques de l’entraînement, inscrit les schèmes moteurs des conversations de gestes dans le « schéma corporel » des boxeurs, conçu comme un système infra-conscient de fonctions motrices habitualisées ; et un processus de subjectivation par lequel les résultats de cette œuvre collective d’éducation du schéma corporel s’incarnent dans le style propre de tel ou tel pugiliste, ainsi habilité à agir adéquatement sur le ring. La conquête progressive d’une telle habilitation implique dès lors l’émergence d’une forme spécifique de conscience somatique, ou d’ « image du corps » combattant dont l’idée fait référence aux perceptions, aux représentations mentales, aux croyances et aux attitudes que le boxeur expérimente peu à peu en tant que corps-sujet de son rapport à la pratique [4]. Schéma corporel et image du corps combattant ne renvoient donc pas à deux réalités radicalement différentes l’une de l’autre. Ils expriment plutôt, sur un plan conceptuel, deux aspects aussi indissociables qu’enchevêtrés dans l’expérience vécue du combat. Alors que la coordination préréflexive des gestes habitualisés relève de l’organisation du schéma corporel, la conscience somatique, perceptive et représentationnelle des actions combattantes concerne l’image qu’a le boxeur de son propre corps. En dépit de l’indissociabilité pratique de ces deux instances, réunies dans ce que Merleau-Ponty avait coutume de nommer la « synthèse générale du corps propre » (1945 : 177), leur distinction est essentielle pour l’analyse. L’image du corps, ou la conscience somatique et réflexive de l’affrontement, ne saurait en effet diriger les actions des boxeurs sans s’appuyer sur les automatismes d’un schéma corporel disposé au combat.

Fait de la mémoire vive des schèmes posturaux qui constituent l’expression du boxeur efficace, ce schéma doit être compris dans la permanence de son réajustement et de son devenir, orienté vers les nouvelles luttes à partir d’une « sédimentation dynamique » (Merleau-Ponty, 1945 : 151) de l’épreuve des affrontements passés. Il porte ainsi l’empreinte active des conversations de gestes toujours à reprendre dans le cours de leur accomplissement. Mais nous l’avons dit : la description de son organisation n’épuise pas pour autant le thème de l’habilitation des boxeurs au combat. Parce qu’elle suppose également tout un « travail émotionnel » (Hochschild, 2003) de gestion des signaux d’alerte interdisant de fuir ou de refuser l’affrontement, cette habilitation s’avère de surcroît tout à fait inséparable d’un questionnement de l’image du corps et de la morale en actes qui — rappelons-nous de la résistance de Mohand face à Mourad — trace les contours de l’honneur du combattant. À l’analyse de l’inculcation des phases d’action et autres postures du pugiliste compétent doit ainsi s’articuler une étude des affects socialement approuvés dans la pratique du combat ; une étude qui, selon les termes d’Harold Garfinkel (2007 : 97), révélera le « socle moral » sur lequel s’appuient les pugilistes afin de constituer l’image de leur corps et donner du sens à leurs confrontations quotidiennes.

Éduquer les émotions : faire honneur à l’adversaire

Ne comptant encore qu’un petit nombre d’expériences en matière de passage sur la toile du ring, tel soir je fis part à Boris d’une gêne qui ne cessait de me tarauder pendant les oppositions : « Tu vois, parfois je sens que je peux frapper au visage, je vois le trou quoi… Mais je préfère ne pas donner le coup pour ne pas faire mal… » — (Boris, à la fois médusé et très mécontent) « Ah non, jamais la pitié. Le pardon ! Tu vois, on se met des coups, je peux te faire mal, tu peux me faire mal, mais on se pardonne. On travaille ! Si tu vois un trou, tu mets dedans ! Jamais la pitié, le pardon ! »

Cette réflexion marque bien la dialectique de la dureté et du respect qui sous-tend l’exercice du sparring. Faire honneur à son adversaire revient à s’engager pleinement dans la confrontation, c’est-à-dire sans faux-semblants ou « cadeaux » divers, qui sont interprétés comme autant de marques de condescendance, laquelle n’est jamais très éloignée d’une certaine forme de mépris. D’un autre côté, comme l’ont remarqué Loïc Wacquant (2000 : 87), Laurence De Garis (2000 : 95) et surtout Steve Hoffman (2006) qui l’a élue comme un terrain privilégié de sa sociologie des simulations, la situation de sparring ne peut être assimilée au combat proprement dit. Il ne s’agit pas en effet de détruire les résistances de l’autre, mais plutôt de bâtir avec lui la possibilité d’une pédagogie agonistique mutuellement consentie et préservée. Cela dit, depuis la perspective des corps engagés dans le combat, cette idée du sparring conçu comme une simulation d’affrontement réel ne manque pas d’apparaître comme une contradiction dans les termes : comment peut-on en effet simuler un coup de poing dans le cadre d’un exercice dont le but est précisément d’en éprouver la réalité ? Certes, le sparring présente un cadre d’affrontement aménagé de sorte à diminuer les risques encourus par les boxeurs en compétition. Mais, comme en attestent les exemples précédemment développés, l’épreuve des coups n’en reste pas moins des plus tangibles.

Dans notre perspective des corps-sujets du combat, l’objectif visé par le sparring n’en reste pas moins clairement distinct de celui des affrontements en compétition, dans la mesure où son principe fondamental instaure entre les participants ce qu’Anselm Strauss aurait appelé un « ordre négocié » (1992 : 249). C’est dire que cette collaboration antagoniste se fonde sur une gestion partagée de l’affrontement devant permettre à chacun de renforcer ses techniques du corps, tout comme d’accroître la maîtrise de ses émotions. Pour ce faire, la première condition est que l’opposition reste « propre », comme disent les boxeurs ; ce qui implique que le « contexte de négociation » (Strauss, 1992 : 260) soit activement préservé par les deux parties tout au long de l’affrontement. Mis à mal par un emportement subit ou un comportement inadéquat de l’un des pugilistes, son déséquilibre fera immanquablement vaciller l’ordre de l’interaction sur le fil parfois ténu qui sépare la boxe d’un simple échange de coups de poings.

Si la frontière peut paraître mince à d’aucuns, pour les boxeurs des Gants d’Or elle est épaisse de tous les principes qui font socle à leur engagement pugilistique — ainsi que j’ai pu le constater un soir de janvier 2000 où Eric, boxeur amateur confirmé, mit les gants avec un transfuge d’un autre gymnase strasbourgeois. Nouveau membre des Gants d’Or, ce dernier était manifestement pétri d’autres façons de boxer plus anciennement contractées. Loin de dominer son adversaire, il affichait pourtant une certaine arrogance, tant par les postures du corps que par les mimiques affectées comme autant de provocations délibérées. Tandis que j’observais la scène, plutôt inhabituelle aux Gants d’Or, Boris, qui sautait à la corde tout à côté, s’est vivement rapproché de moi pour lancer, particulièrement agacé :

« Tu vois le t-shirt bleu là, ne fais jamais ça ! Ne frime jamais ton adversaire, c’est nul ! Tu vois, il fait sa tchatche mais il prend quand même des bons coups. Il est tellement occupé à se la péter qu’il est jamais prêt au moment de l’action, et il mange ! Ne fais jamais ça, c’est vraiment nul ! »

Puis, encore agité par quelques crispations désapprobatrices, Boris s’en est retourné cingler l’air des tournoiements de sa corde. Quoi qu’il en soit, sa manière de souligner avec force toute la négativité du modèle présenté sur la toile du ring, de même que la solidarité de corps qu’il éprouvait en ces instants avec Eric, montrent bien qu’on ne contrevient pas impunément à la « tenue de la déférence » (Goffman, 1974 : 43-85) attendue de tout pugiliste vis-à-vis de ses adversaires, si tant est qu’il veuille pratiquer la boxe « proprement ». D’ailleurs qu’il le veuille ou non, c’est généralement Luis en personne qui se charge de redresser la déviance des conduites lorsqu’il y a lieu de le faire. Ainsi du « t-shirt bleu », dont je ne saurai jamais le nom, puisque l’entraîneur des Gants d’Or s’est aussitôt chargé de lui expliquer que sa toile de ring n’avait selon toute vraisemblance rien d’un cirque et qu’il lui faudrait donc, s’il désirait persévérer dans ce genre de manège, l’exécuter ailleurs ; ce qui fut fait…

L’infraction, ou la définition négative des frontières du combat

Nous avons vu que dans toute séance de sparring un certain ordre de l’interaction, inséparablement pratique et moral, doit être observé. À la socialisation du schéma corporel correspond ainsi une éducation de l’image du corps, renvoyée par les membres du gymnase à chacun des boxeurs qui l’intègre comme un sens de soi indissociable de ses mises à l’épreuve pratiques ; des mises à l’épreuve gouvernées, l’exemple précédent le montre bien, par tout un ensemble de règles tacites. Ces dernières ponctuent les conversations de gestes, de même qu’elles tracent les frontières de l’institution du corps combattant en dehors desquelles on ne boxe plus, mais on se bat. La limite est alors toute négative, puisqu’elle dit où s’arrête la définition socialement approuvée du combat. Or, ainsi qu’Harold Garfinkel nous l’a enseigné, l’ « ordre moral » qui sous-tend l’accomplissement pratique d’une situation ne s’impose généralement à l’attention des participants que lorsqu’il est bafoué de quelque manière que ce soit. L’infraction constitue alors ce que l’auteur appelle une « rupture des attentes d’arrière-plan » de la vie ordinaire (2007 : 120) ; rupture qui rend ces attentes d’autant plus manifestes qu’elle les contraint à quitter l’état implicite du « c’est ainsi » pour en exprimer ouvertement les principes fondateurs.

Tu montes pas sur le ring pour faire pitié !

Débutant en boxe mais ancien basketteur de haut niveau, Franck en fit lui aussi l’expérience un soir de sparring destiné à la préparation de son premier combat amateur en catégorie poids lourd (91 kg). Quant à son vis-à-vis, il s’agissait de l’imposant David, tout récemment auréolé du titre de champion de France amateur des super-lourds (plus de 91 kg). L’impressionnante puissance qu’il dégageait, même muselée par les recommandations de Luis l’invitant à retenir ses coups et à « boxer souple, à la touche », avait ainsi tendance à paralyser Franck. Face à la pusillanimité de ce dernier, Luis céda à la colère dès le premier round : « Allez Franck, sors les coups, travaille ! » Lors du second, de plus en plus malmené Franck manqua de cracher plusieurs fois son protège-dents, tant il cherchait son souffle. Ce qui acheva d’exaspérer Luis. Pour des raisons évidentes d’accroissement des risques de fracture de la mâchoire, il est en effet très dangereux de combattre la bouche ouverte, ou même entrouverte.

« Putain mais ferme la bouche Franck, c’est pas vrai ça ! » Bien qu’essayant d’appliquer les consignes de l’entraîneur, le boxeur en sérieuse difficulté était décidément trop haletant pour maintenir ses mandibules serrées. Quant aux quelques ruades désordonnées qu’il tentait pour éloigner son adversaire, elles ne le découvraient que d’avantage. Si bien que différentes estocades portées au plexus et aux côtes le contraignirent à s’arrêter plusieurs fois au cours de la reprise. Soudain, n’y tenant plus, Luis pénétra l’aire de combat. D’une voix forte, il exhorta David à ne plus faire aucun « cadeau » à son adversaire déméritant ; de sorte à ce que les défauts de son comportements lui soient bien signifiés par la douleur des coups encaissés : « Travaille David, boxe, n’arrête pas, faut qu’il comprenne ! Il s’en fout trop là… »

La sonnerie marquant l’achèvement de la reprise retentit enfin. Luis s’approcha alors de Franck, encore exténué, et lui dit sur un ton faussement relâché : « Qu’est-ce que t’as fait samedi ? [n’attendant pas la réponse] Rien ! Et dimanche, t’as fait le footing dimanche ? Non ! Rien ! OK, ben ça se voit, c’est pas la peine de me raconter des conneries [ce que Franck n’avait jusque là aucunement tenté de faire]. » L’intéressé bredouilla quelques justifications, prétextant un départ inopiné de sa femme pour Paris, laquelle l’aurait laissé seul avec leur fils et ainsi de suite. Présageant la réaction de Luis, David se mit à rire de bon cœur, avant de s’exclamer : « Oh la ! Fallait pas lui dire ça ! » En effet, Luis se mit immédiatement à tancer vertement Franck, et ce d’une voix encore plus forte qu’auparavant, afin que ses propos n’échappent à personne dans la salle (c’est précisément ce qu’il appelle « foutre la honte à un boxeur ») : « Je m’en fous qui est parti, et demain ça sera quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes là ? Ici, quand tu viens, je veux que tu boxes ! Y’a pas de pitié ici ! Tu montes pas sur le ring pour faire pitié ! »

Il faut ajouter que dans ces moments, où cette sorte d’opprobre s’abat sur l’un des leurs, personne dans le groupe ne se permettrait d’esquisser un sourire ou même de jeter plus qu’un regard furtif à la scène. La vexation se suffit à elle-même et peut concerner n’importe qui à un autre moment, si bien que les réactions sont le plus souvent de faire corps suite à l’incident et de dédramatiser l’affront. David le premier, juste avant de reprendre la confrontation, s’était approché de Franck et, tout en lui appliquant une tape bien franche sur l’épaule, ajouta : « Allez, c’est rien gars, au boulot ! » Luis lui-même procède le plus souvent à une sorte d’ « échange réparateur » (Goffman, 1973 : 113) en fin d’entraînement, généralement dans les vestiaires, lorsque tout le monde est présent. L’anecdote est alors reprise et déformée de manière à ce que le « fautif » apparaisse tel une sorte de victime outrageusement blâmée. Ainsi de l’épisode cité :

(Luis à Franck) « J’ai vu tout à l’heure hein ! David a voulu te détruire… si si… Il t’a balancé des bons coups ! Sérieux, moi je dis qu’il a vraiment voulu te faire du mal ! » — (David) « Ben ouais, il m’a piqué ma femme, et après il veut qu’on mette les gants, comme ça, entre potes, à la salle, tiens… Moi je me suis vengé ! »

David rebondit en somme sur l’histoire de l’épouse pour l’inclure à un cadre fictionnel inversant l’ordre du récit original, tout en poursuivant celui de Luis. Le jeu ne dupe évidemment personne et crée plutôt une atmosphère de franche camaraderie, soutenue par le déclenchement de rires de part et d’autre. Ainsi replacé au centre des échanges, Franck a pu s’amuser de sa mésaventure et accepter d’autant plus facilement les critiques qu’avait occasionné sa méforme. Le travail symbolique opéré par les discours et les petits mots d’esprit rehausse ainsi l’image négative que l’entraîneur lui avait d’abord renvoyé de son corps combattant ; un corps dont l’honneur se trouve dès lors réhabilité. L’ordre de l’interaction n’en a pas moins été doublement rappelé à Franck : une première fois par la douleur des coups encaissés et une seconde fois par la leçon de morale sous-jacente à toute la scène de l’échange réparateur.

Le « jeu en profondeur » du sparring

Des confrontations comme celle-ci, opposant deux pugilistes d’un niveau très différent, supposent en effet de part et d’autre l’observance de règles — le plus souvent tacites — dont la transgression menace directement l’ordre continuellement négocié de l’interaction combattante. Tout d’abord, un boxeur dont la maîtrise du combat est supérieure à celle de son adversaire ne doit jamais exercer brutalement sa domination, mais plutôt permettre à son vis-à-vis de s’employer en tentant des attaques que le plus fort se contentera de bloquer, ou d’esquiver tout en ripostant — les boxeurs disent « remiser » — de façon contrôlée : à la touche, sans appuyer les coups. Ensuite, et c’est la contrepartie de la première règle, le plus faible ne doit pas user de la bienveillance du plus fort pour le frapper vilement, ou pour se livrer à des attaques déchaînées que son vis-à-vis ne manquerait pas de contenir aussitôt par quelque droite, voire quelque crochet aux vertus immédiatement calmantes (sur ces points, des observations approchantes ont été conduites par Loïc Wacquant, 2000 : 84-85).

Cela dit, l’excès de zèle du plus faible n’est pas plus apprécié que sa nonchalance, ainsi que l’a montré l’exemple de Franck. Cesser de soutenir un certain niveau d’engagement en se laissant bercer par l’aisance consentie de sa posture constitue un manquement à la déférence due à son vis-à-vis et une offense à l’honneur du combattant, lequel commande de faire face et de toujours s’efforcer de résister à l’adversité. Au-delà de l’apprentissage des principes pratiques de la conversation de gestes, c’est essentiellement à ce type de « jeu en profondeur » (Horchschild, 2003 : 29) accompli sur soi au travers de l’autre que doit servir le sparring pour un novice opposé à un boxeur confirmé. Afin d’être gratifié du respect des membres du gymnase, et ainsi bénéficier d’une appréciation positive de l’image de son corps combattant, il faut en effet travailler ses émotions sans relâche, s’interdire de fuir la lutte et incarner toute la valeur de la résistance qui, selon l’étymologie du mot, signifie bien « rester debout », tenir ferme en toute circonstance. Quant au combattant expérimenté, outre le service pédagogique rendu — et dont tous ne sont pas capables, si bien que Luis choisit toujours avec circonspection ceux à qui il oppose des novices —, affronter un boxeur débutant lui permet d’affiner les automatismes de son schéma corporel en exerçant son « coup d’œil » et en répétant la gamme de ses esquives dans des conditions de relative sécurité. La plupart se prête donc au jeu, attendu qu’ils ne sont pas dans l’urgence de la préparation d’un combat.

Aux marges positives de l’excellence : l’art de bien danser les solitudes combattantes

Plutôt que les épisodes de sparring mettant aux prises deux débutants — auxquels Luis, ne tolérant qu’un travail superficiel, à la touche, interdit de toutes les façons d’appuyer leurs frappes —, c’est donc l’entraînement au combat des boxeurs confirmés qui retiendra à présent toute notre attention.

Une dispute d’habiletés

Lorsqu’elles se déroulent selon le « code d’honneur » dont nous avons bien marqué les exigences, ces formes de sparring constituent en effet une conversation de gestes épurée de toute « pollution » ; l’échange de coups de poings cède ainsi la place à la technicisation de l’affrontement dans une maîtrise souvent idéale des affects. Les automatismes d’un schéma corporel finement disposé à l’épreuve du ring soutiennent alors l’image du corps combattant, siège d’une conscience somatique et réflexive tout entière tendue vers la lutte et d’où s’élancent stratégies et attaques, dans le même temps que s’élaborent les défenses ; l’intention de toutes ces actions étant de bousculer, surprendre puis rompre les habitudes de l’adversaire. Ici, il s’agit donc moins d’observer une machinerie combattante déterminée par la mise en œuvre d’habitus autorégulés, que de comprendre comment de tels systèmes de dispositions peuvent s’incarner dans des corps-sujets qui tissent leur lutte au fil d’une dispute d’habiletés, où chacun cherche précisément à prendre à rebours les habitudes inscrite dans le schéma corporel de l’autre.

Lorsqu’elle confine à l’excellence, une telle dispute indique non plus les frontières négatives des affrontements — comme dans les cas d’infraction analysés au point précédent —, mais plutôt les marges où se définissent les limites positives de l’institution du combattant. Ce dernier est alors tant et si bien rompu à la pratique de la boxe qu’il ne fait pas qu’en reproduire les modèles gestuels prédéfinis. Il les produit plutôt selon un style propre qui en constitue la subjectivation ; style qu’il adapte constamment aux figures mouvantes du combat. Plus encore que chez les amateurs expérimentés, ce type particulier d’incarnation des compétences pugilistiques s’observe chez les boxeurs professionnels. En dépit de tous les enjeux de distinction sociale contenus dans sa déclaration, soucieuse de séparer la boxe des amateurs de celle des salariés du ring, Nassim, l’un des membres des Gants d’Or emblématique de la seconde catégorie, insiste bien sur cette nécessité d’affuter le schéma corporel avant de pouvoir soutenir les rudesses des conversations de gestes disputées par les combattants aguerris :

« Avec Akim, par exemple, tu peux pas te permettre de prendre un coup, tu serais sonné. Il faut toujours esquiver, bloquer, accompagner. Tu vois, le gant c’est comme du feu : quand tu sens le cuir s’approcher de ta peau, tu t’enlèves. Ça, on l’a appris en amateur : esquiver, bloquer… La première fois que j’ai esquivé un coup sur le ring, j’étais heureux ! Si tu l’apprends pas en amateur, c’est trop tard. Regarde Carlo, Chuck et moi [tandis que le premier n’est autre que le fils de Luis, le second a été l’un de ses premiers élèves ; tous sont maintenant boxeurs professionnels], quand on monte sur le ring, on s’éclate, on fait mal ! Tu imagines si on prenait les coups ? En amateur ça frappe pas, alors tu peux prendre les coups, mais après non, ça ferait des dégâts... » (notes du vendredi 2 février 2001)

Corps à corps experts

Prévenir au mieux ces dégâts commande de bien préparer les corps à l’affrontement. Ainsi les boxeurs se rendent-ils avant toute chose à leurs armoires, afin de se munir de l’ensemble des protections nécessaires ; en premier lieu : la « coquille ». À l’entraînement, elle est le plus souvent portée sur les vêtements. Cet accessoire n’offre pas qu’une protection des parties génitales, mais couvre également le pubis. Il ressemble à une épaisse culotte de cuir. Une fois l’instrument enfilé, les pugilistes s’enduisent généralement le visage de vaseline, en insistant bien sur les arcades sourcilières, le nez et les pommettes ; en somme, sur toutes les parties risquant d’être durement touchées. Suite à cela ils se couvrent, pour la majorité d’entre eux (Luis y tient), d’un casque rembourré spécifiquement étudié pour protéger des ecchymoses et des coupures. Quant à la violence des chocs, il faut dire qu’elle n’est que très imparfaitement absorbée par ce type de matériel dont ce n’est pas la vertu première.

Après que les boxeurs aient bandé leurs mains, Luis ou quelque autre personne dans les parages les aide à enfiler leurs gants. Mâchonnant leur protège-dents, les pugilistes procèdent alors à une sorte de repli sur eux-mêmes. C’est dire qu’ils se mettent à travailler leurs déplacements, « sortent » des séries de coups devant les miroirs et répètent les gestes de l’esquive ou du blocage. En somme, ils se livrent à une véritable séquence de shadow boxing, le visage fermé par les effets de la concentration. Dans le cas où deux boxeurs s’exerceraient déjà sur le ring, ce type d’introspection n’est abandonné que pour jeter de temps à autre un coup d’œil furtif au manège des combattants et, parfois, lancer un conseil aux opposants.

Lorsque les professionnels « mettent les gants » pour des séries de six à huit rounds, l’attention de tous se trouve donc d’autant renforcée. Les luttes, bien que circonscrites dans les normes usuelles de déférence, sont toujours rudes. Ainsi de Mohand et Carlo, un soir d’avril 2001. Casqués et dûment protégés par leurs épaisses coquilles, ils s’affrontent selon les préceptes moraux sis à la base de toute conversation de gestes proprement exécutée sur un ring : sans la moindre once de « pitié » ; c’est dire que l’engagement physique est total. Tandis que les coups sortent des corps à une vitesse impressionnante, les esquives sont à la fois vives et souples. Nonobstant, lorsqu’elles échouent et que le gant parvient à toucher la cible visée, l’impact résonne comme s’il portait la voix d’un agôn impatient de rugir sa fougue au détour de chaque mouvement. Si, comme l’écrit précisément Roger Caillois, « le sport fournit le métier qui correspond à l’agôn » (1967 : 267), alors la boxe fournit très certainement celui par lequel les mouvements du corps affirment non seulement l’habileté à combattre, mais encore une certaine conception de l’honneur, de la responsabilité et du mérite personnel.

Carlo boxe en poids léger (61,237 kg) et Mohand en welter (66,678 kg), mais la frappe rapide et sèche du premier vaut bien le petit supplément de corps du second. S’accélérant dans une effervescence de percussions, ou se figeant dans de brusques accalmies tendues par l’imminence du prochain assaut, les différentes scènes de leur opposition se tissent ainsi au fil d’un affrontement où les habitudes pugilistiques bien maîtrisées se trouvent sans cesse bousculées par l’improvisation et l’audace des combattants. Tantôt les deux boxeurs s’observent et se repoussent en « pompant » leur direct du droit, tantôt ils attendent, cherchent une ouverture de part et d’autre régulièrement feintée, bluffée. Lorsque l’on boxe sur un ring, laisser une ouverture dans sa garde est certes une prise de risque, mais qui peut parfois s’avérer payante car, en dirigeant en quelque sorte le coup de l’autre, on peut soi-même savoir où il sera découvert au moment de sa frappe et ainsi le contrer brusquement. On peut également très bien, dans cette même situation, se retrouver dans la position de l’arroseur arrosé ; c’est-à-dire qu’en risquant sa feinte on pense boxer avec un coup d’avance sur l’adversaire, alors qu’il a lui-même décrypté votre manège et possède un coup d’avance sur vous, laissant l’action s’achever afin de pouvoir « remiser » à son tour sur la base de votre attaque.

Comme l’a écrit Clausewitz (1998 : 34) cette dernière, l’attaque, constitue précisément l’« intention positive » du combat. Elle s’oppose en ce sens à la « négativité » de la défense, dont l’objet est avant tout le maintien d’une position. Ce maintien, ajoute aussitôt l’auteur, réussit à condition que l’adversaire cède. Elle le pousse ainsi soit à un repli momentané, soi à une nouvelle attaque. Et c’est alors au creux de l’action que peut se dessiner la possibilité de son renversement. Venant subitement affoler tous les programmes moteurs qui destinaient tel direct à ce plexus dérobé au moyen d’un retrait pivoté du buste, c’est par un crochet lancé dans l’inaperçu que le mouvement de défense se transforme en geste d’attaque. Prenant l’action précédente à contretemps, il aura ainsi toutes les chances de venir surprendre cette mâchoire encore découverte par l’envoi du premier direct au plexus qui continue de s’épuiser vers sa cible inexorablement manquée…

Illustration 15
Cible manquée, riposte lancée…
_© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Cible manquée, riposte lancée…
© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste

Carlo s’avance maintenant vers Mohand la garde entièrement baissée, les bras ballants le long du corps. Ce dernier, en guise de réponse, place aussitôt son poing gauche, offert paume en avant, juste à côté de son visage, comme s’il s’agissait de l’un de ces gros gants fortement rembourrés — les pads, ou « pattes d’ours » — que les entraîneurs tendent à leurs boxeurs pour qu’ils y exercent leur frappe (ce que l’on appelle « faire la leçon »). Déstabilisation pour déstabilisation : aucun des deux boxeurs n’est tombé dans le piège de l’autre, l’inclinant à se découvrir en cédant à la tentation d’une frappe irréfléchie. La conversation de gestes en fut ainsi momentanément bloquée. Selon un rapprochement qui n’est pas étranger aux théories de l’agôn proposées par Roger Caillois (1967 : 50-55), un tel jeu compétitif de conjectures pratiques ne manque pas de rappeler les échecs. Avancer sur un ring en plaçant une attaque forte de tout son « jeu » de boxeur aguerri — avec sa maîtrise des techniques du corps, son « coup d’œil », sa gestion émotionnelle de la situation d’affrontement — revient en effet à accepter un certain aléa dans le duel, puisqu’il faudra bien composer avec les hasards immédiats d’une riposte dont on se sera néanmoins efforcé de prévoir au mieux les formes possibles. Or, on a bien vu que cette riposte peut tout aussi bien s’exprimer ouvertement que se tapir au creux d’une stratégie de l’attente agressive. La feinte et la dissimulation se conçoivent alors comme le creuset de futurs impacts qui retentiront au corps de l’adversaire.

Se faire dur au mal

En face-à-face sur le ring, la situation peut aussi être des plus simples : on frappe juste, c’est-à-dire pile au bon endroit, car l’autre n’est pas conscient des opportunités qu’il laisse. Lorsqu’un boxeur expérimenté est ainsi parvenu à ouvrir une brèche dans la garde de son adversaire, il s’y engouffre autant que faire se peut en tentant de décocher une série de coups où sera alterné travail au corps et au visage. Évidemment, l’opposant ne restera en aucune façon passif ; il tentera de se caparaçonner au plus vite dans ses protections que sont ses bras et ses poings, jouant des coudes pour protéger sa paroi abdominale et ses flancs, ainsi que de ses gants pour couvrir son visage. À la première occasion, le regard toujours fixé sur les épaules de son adversaire pour en prévoir les mouvements annonciateurs de nouvelles attaques, il ripostera par un enchaînement de son cru et la conversation de gestes pourra reprendre sur un mode plus équilibré.

Illustration 16
Chercher la faille : temps d’observation
_© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Chercher la faille : temps d’observation
© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste

Dans de tels moments, l’affrontement peut atteindre un haut niveau d’intensité. Au gymnase, les effusions combattantes seront toutefois rapidement régulées par l’ordre de la négociation entre les adversaires, qui inscrit l’exercice du sparring dans les rudesses d’une pédagogie consentie et non pas dans des fins de victoire à tout prix. Au-delà des principes, maintenant bien connus du lecteur, de respect de l’opposant et d’honneur des combattants, il faut également ajouter que la salle d’entraînement ne saurait être le lieu de l’usure prématurée d’un boxeur. Prendre trop de coups durs pendant le sparring expose en effet le pugiliste à autant de risques dont les conséquences parfois fâcheuses (chocs cérébraux répétés, atteintes au système nerveux, problèmes oculaires, fragilisation de la mâchoire, etc.) seront susceptibles de nuire, momentanément ou plus durablement, à sa carrière.

Encore une fois, cela ne signifie pas que les affrontements en salle, comparés à la situation de combat en compétition, sont des sortes de parcours de santé. Au contraire, c’est bien le moment où le corps du pugiliste se forge, se fait plus habile, plus dur au mal. Cela nécessite donc de la part des participants un engagement contrôlé, mais total. Si le sparring est trop « gentil », le boxeur sera d’autant plus surpris du contraste lorsqu’il se trouvera entre les cordes pour un match de compétition où aucune faveur ne lui sera concédée. C’est pourquoi les moments de faiblesse que l’on peut rencontrer en salle sont toujours exploités par le vis-à-vis, qui en « remet une couche », comme disent les boxeurs, tout en prenant garde à préserver au mieux l’intégrité physique de son adversaire. De cette façon, il rend un double service : à son opposant tout d’abord, en lui apprenant à se dépêtrer des situations difficiles, et ensuite à lui-même, en s’imposant de conduire ses attaques le plus loin possible ; il s’agit alors de ne pas lâcher stupidement un adversaire à sa merci, sans toutefois en arriver à ce terme qui ne souffre plus aucune discussion : le K.O.

Illustration 17
En un éclair : K.O.
_© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.
En un éclair : K.O.
© Dan23, œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste

Conclure aux limites de l’institution pugilistique

Nos différents parcours du combattant relatent divers épisodes d’apprentissage, de déroute momentanée, de feintes, d’attaques et d’esquives dont ce texte a retranscrit les ratages ou les réussites ; tous montrent que les conversations de gestes disputées sur le ring sont continûment ponctuées d’instants de rupture qui viennent ébranler le socle des habitudes combattantes en cours de formation, ou déjà bien constituées. Ce constant aléa des situations d’opposition interdit de réduire le boxeur efficace à l’institution dont il a incorporé les manières. Si le savoir du boxeur est avant tout dans ses poings, au sens où il consiste d’abord en une saisie motrice de significations motrices (Merleau-Ponty, 1945 : 167), le combat mobilise également une forme vive de conscience de la situation — une image du corps — qui, articulée aux schèmes moteurs habitualisés, instille la réflexion et la stratégie au cœur de l’agir. Nier la possibilité d’une telle réflexivité combattante reviendrait à décrire le pugiliste, selon l’expression bien connue (et ici légèrement dévoyée) d’Harold Gafinkel (2007 : 137), comme un « idiot institutionnel », sorte de « machine intelligente, créatrice et capable de s’autoréguler tout en innovant à l’intérieur d’un registre fixe et relativement limité de mouvements en fonction de l’adversaire et du moment. » (Wacquant, 2000 : 95). Or, une telle centration sur les automatismes du corps-objet réifie à n’en pas douter la description d’un schéma corporel qu’elle ne sait pas relier à une image du corps combattant absente de l’analyse.

Quant à nos études du sparring, elles indiquent plutôt que le boxeur compétent ne cesse d’évoluer aux limites de l’institution qui le forme au combat ; cette dernière lui fournit certes les ressources émotionnelles et corpo-techniques pour faire face à son opposant, mais ne peut contenir tous les sursauts des conversations de gestes. Considérée de ce point de vue résolument dynamique, et à moins de vouloir la tordre à toutes forces vers une certaine conception radicalement anti-intellectualiste de l’habitus autocréateur de pratiques, l’institution du pugiliste, son habitude de boxer, consiste en un ensemble d’ethnométhodes dont l’urgence de la lutte limite toujours la pertinence. Celle-ci est donc sans cesse à réinventer sur le fil du combat qui, tissant des figures souvent inattendues, trace une frontière d’incertitude au-delà de laquelle l’institution du pugiliste ne peut plus rien pour lui. Seule l’improvisation certes appuyée, David Sudnow (1995) l’a bien montré, sur les « voies habitualisées du poing » peut alors trouver une issue non pas dans la seule inconscience des automatismes moteurs, mais dans la conscience d’un « je peux » (Merleau-Ponty, 1945 : 160) qui incline à frapper ou esquiver, feinter ou surgir là où l’adversaire ne s’y attend pas.

Au-delà de la boxe et de la série d’exemples que développe cet article, c’est notamment à la question de la nature de ce type de connaissances — difficilement spécifiables puisqu’elles activent sans cesse ce que Marcel Mauss (1995 : 384-385) appelait les « roues d’engrenage » du biologique, du psychologique et du social — que nous confronte l’étude des gestes sportifs. Tandis que leur maîtrise — et parfois même leur excellence — semble ainsi se dessiner à la frontière de l’institué, elle questionne ce qui échappe à une anthropologie des techniques du corps dont les analyses se concentrent sur les seules forces impersonnelles de l’habitude, oubliant d’observer ce qu’en font les acteurs lorsqu’ils improvisent à partir de tels répertoires d’actions. Or, si la perception est « impact du monde sur moi et prise de mes gestes sur lui » (Merleau-Ponty, 1969 : 191), la seule étude des sédimentations constituées au fil des différents « impacts », si indispensable qu’elle soit, ne suffit pas à rendre compte de l’agir. Encore faut-il regarder du côté de la « prise », c’est-à-dire de la façon dont mes gestes prennent acte dans un monde, fût-ce un micro-monde d’affrontements sportifs dont ils bousculent et réorganisent continuellement ma perception.

add_to_photos Notes

[1Style classique où les opposants combattent uniquement avec leurs poings. Quant aux autres styles pugilistiques dits « pieds-poings » — à l’instar des boxes française, américaine et thaïlandaise —, ils ne concerneront pas cette étude.

[2D’autres travaux insistent sur ce caractère profondément implicite et collectif de la pédagogie pugilistique (voir notamment Sugden, 1996 : 69 ; Wacquant, 2000 : 99-125 et Hoffman, 2006 : 179-183).

[3Exercice où l’on boxe contre un adversaire imaginaire en portant des coups dans le vide.

[4Cette distinction analytique entre « schéma corporel » et « image du corps » s’inspire d’une synthèse rigoureuse de la littérature scientifique constituée sur ce point par Shaun Gallagher et Andrew Meltzoff (2010 : 88-101).

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Pour citer cet article :

Jérôme Beauchez, 2010. « Quand les boxeurs « mettent les gants » : le sparring et les limites de l’institution du combattant ». ethnographiques.org, Numéro 20 - septembre 2010
Aux frontières du sport [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2010/Beauchez - consulté le 28.03.2024)
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