Appliquer la méthode biographique aux objets semble d’autant plus justifié lorsque ceux-ci sont des marionnettes, figurines animées, le plus souvent anthropomorphes, et prises dans des interactions étroites mais ambiguës avec des humains privilégiés : marionnettistes, concepteurs d’exposition, spectateurs de leur mise en patrimoine ou de leur muséification. C’est cette méthode biographique qui se trouve au cœur du catalogue de l’exposition Marionnette : objet de vies, organisée par les musées départementaux Albert Félicie Demard (Haute-Saône) en 2004. Derrière un titre où l’usage original du pluriel est révélateur, se dévoile un beau coffret composé de trois livrets richement documentés et illustrés de nombreuses photographies couleur et noir et blanc.
Le premier livret (composé de deux chapitres) est consacré à la mise en place de la collection de marionnettes, de décors et d’accessoires, depuis le travail de collecte effectué par la famille Demard au début des années 1950 jusqu’à la préparation de l’exposition. Les récits de vie de l’objet marionnette deviennent alors ceux de leur oubli, puis de leur redécouverte en 2002 suite au rangement du grenier du château musée. La contribution de Viviane Ivol, conservateur en chef du patrimoine et chargée des musées départementaux de Haute-Saône, s’intitule ainsi « Quand les objets retrouvent la parole... ». Elle fait le point de manière éclairante sur le travail de recherche mis en place ainsi que sur les informations relatives aux collections, dont l’inventaire est souvent lacunaire. Illustrant l’engagement cher à Ivol, Gérard Zilliox nous entraine ensuite « Sur la piste du Guignol lorrain ». Au fil d’une enquête intime et quasi policière, ce fils et petit-fils de marionnettiste fait émerger des fragments de vie de marionnettes en puisant dans les archives familiales ou les souvenirs de ventes aux enchères et autres aléas de la patrimonialisation. Parallèlement, Zilliox met en avant des éléments d’histoire et de sociologie de la marionnette, tels les liens et les divergences entre le Guignol lyonnais et son petit cousin lorrain, ou la mise en place et l’essor de la troupe itinérante « Le Guignol de France ».
Dans le deuxième livret (composé de trois chapitres), les auteurs se proposent de mieux définir cet objet ambigu qu’est la marionnette. Ce sont d’abord deux ethnologues, Noël Barbe et Emmanuelle Jallon, qui mettent en scène leur propre recherche et leur propre travail d’expertise culturelle à travers l’écriture d’une « pièce ethnographique en trois actes ». Sans nous dire si l’ethnologue se situe (métaphoriquement) du côté du marionnettiste ou de la marionnette, les extraits d’entretiens et les recherches bibliographiques présentés par Barbe et Jallon donnent à voir trois actes de la recherche : les interactions singulières entre le marionnettiste et sa marionnette, entre l’homme et l’objet ; le processus d’humanisation de la marionnette ; et enfin son action potentielle sur la vie des humains, que se soit à travers des exemples littéraires (Hoffmann, Sand) ou dans le cadre de thérapies en pédopsychiatrie. Dans un registre parallèle, la brève contribution de Nicolas Palluau éclaire ensuite les relations historiques entre le spectacle de marionnettes et les mouvements d’éducation populaire, en particulier le scoutisme. Enfin, Noël Barbe reprend la plume pour clore ce second livret et développer son étude sur l’importance du théâtre de marionnettes dans l’histoire familiale et dans les écrits de George Sand. De manière originale et précieuse pour les ethnologues, le texte de Barbe se penche sur la question des rapports entre art populaire et conception du primitif chez l’auteure de L’Homme de neige (roman dont le héros est un marionnettiste).
Le troisième livret constitue le catalogue de l’exposition, au sens propre. Il regroupe les décors latéraux, les castelets, les marionnettes à gaine et sans gaine, les accessoires, les vêtements, les chapeaux et les « marottes » (marionnettes représentant des animaux réels ou mythiques). Une place à part est réservée aux marionnettes siciliennes, dont l’itinéraire est peu documenté. De manière générale, les informations font souvent défaut, et la datation s’avère difficile, voire impossible (d’où la nécessaire mise en place d’une date prétexte). Les notices d’une très grande majorité de marionnettes sont accompagnées d’une photographie, laquelle donne à voir une foule d’objets ambigus car presque humains, et doublement figés par leur existence muséale et leur mise en image.
Au final, le catalogue de l’exposition Marionnette : objet de vies montre bien combien la rencontre entre manipulateurs ou usagers des objets, acteurs de leur patrimonialisation et ethnologues est précieuse. Multiplier les points de vue sur les marionnettes invite à questionner le rapport du sujet aux "choses", brouillant les écarts comme les pistes, et à placer au coeur de l’étude des patrimonialisations la question de l’anthropomorphisme.