Il faut souligner l’originalité de ce nouvel ouvrage collectif issu d’un colloque international (« Pratiquer l’analyse musicale : une discipline musicologique et son histoire ») qui s’est tenu à l’Académie musicale de Villecroze en avril 2006. L’analyse musicale, une pratique et son histoire rassemble les textes de douze auteurs, que complète la traduction française d’un article de Marion A. Guck initialement publié en 1994 sous le titre Analytical Fictions (chapitre 11). La première partie du livre présente précisément le programme de recherche illustré par l’ensemble des contributions (chapitres 1 et 2), puis trois parties centrales déclinent ce programme à partir de thématiques diversifiées (chapitres 3 à 13). La dernière partie propose un essai d’une centaine de pages qui retrace l’histoire de l’analyse musicale en France sur l’ensemble du XXe siècle (chapitre 14).
Dans le premier chapitre (« Analyser l’analyse ? »), Nicolas Donin constate la grande diversité des réalités désignées par l’expression « analyse musicale », en France même et à l’étranger, et observe que cette diversité est encore accrue si l’on prend en compte l’historicité du phénomène. Donner la mesure de cette diversité suppose de réévaluer le caractère pratique de l’analyse (16), point de départ d’un effort de réflexivité qui rend possible, à partir de l’histoire principalement, une archéologie de nos propres pratiques contemporaines (20). La démarche exposée montre toute l’originalité du propos général : il s’agit de situer la pratique de l’analyse, c’est-à-dire de préférer, à l’examen d’un phénomène même replacé dans son contexte (historique, social, etc.), une approche mettant l’accent sur les interactions très diverses reliant le phénomène et son environnement, comme y invitent, dans un tout autre domaine, certains travaux sur la cognition. Dans cette perspective, l’analyse musicale ne se réduit pas à l’étude de la partition achevée d’un compositeur ; elle joue également, par exemple, un rôle historique important dans l’évolution de certaines pratiques de composition. Ce « paradigme de la cognition située » (28) permet donc un élargissement considérable de l’enquête ; nous reviendrons sur ce point.
Le chapitre 2 (Rémy Campos et Nicolas Donin) complète cette présentation des problématiques par une introduction historique et propose une étude des nombreux commentaires d’opéras de Wagner rédigés en France dans le dernier quart du XIXe siècle. Malgré leur ancienneté, ces textes exégétiques révèlent l’usage par les wagnériens de certains modes d’analyse voués à une grande postérité (tels la segmentation ou la mise en tableau) et constituent à ce titre une ”préhistoire” de l’analyse musicale.
La deuxième partie du livre est consacrée aux « gestes de l’analyste ». Au chapitre 3, Marc Chemillier se penche sur l’approche analytique développée par l’ethnomusicologue Gilbert Rouget depuis les années 1960. Inspirée des travaux de Claude Lévi-Strauss, cette méthode fondée sur la recherche de répétitions connaîtra elle aussi un développement considérable en donnant naissance à l’analyse paradigmatique. L’auteur s’interroge sur l’automatisation possible de cette méthode au moyen de l’outil informatique, soulevant au passage plusieurs problèmes épistémologiques. Chemillier note ainsi que l’ordinateur et l’oreille n’entendent pas toujours les mêmes silences dans les enregistrements des musiques de tradition orale, et que le procédé computationnel ne détecte pas facilement les différentes unités d’analyse musicale. L’examen de ces différents problèmes et la conclusion du texte posent plus globalement la question de la tension entre l’objectivité d’un principe d’analyse et la singularité des pièces analysées. De façon complémentaire, Jonathan Goldman s’interroge au chapitre 4 sur les apports subjectifs de l’analyste qui utilise Score Charter, un outil informatique fondé sur la mise en rapport d’une image de partition et d’un fichier sonore correspondant.
Si l’effort de réflexivité traverse l’ensemble des contributions du livre, deux auteurs se fondent sur une véritable ethnographie de la pratique analytique : Kofi Agawu, tout d’abord, qui fait pénétrer le lecteur dans l’atelier de l’analyste et montre que l’analyse se fait le plus souvent de façon collective et orale, ce qui l’amène à s’interroger sur les « impératifs de la textualité » (chapitre 5). Xavier Bisaro, ensuite, dont l’enquête sur la Schola Cantorum Basiliensis, institution suisse consacrée aux musiques anciennes et fréquentée par l’auteur pendant plusieurs années, repose principalement sur les témoignages des acteurs de la Historische Satzlehre (« syntaxe musicale » historique), discipline à la fois proche et distincte de ce qu’on appelle l’analyse musicale en France (chapitre 9). L’approche illustrée par ces deux contributions est particulièrement novatrice en ce sens qu’elle consiste à observer l’analyse musicale en situation et à jeter les bases d’une anthropologie d’un phénomène hétérogène.
Au début de la troisième partie (« Terrains analytiques »), Olivier Roueff interroge trois études consacrées au jazz dans l’entre-deux-guerres. Signés André Schaeffner, Arthur Hoérée et Hugues Panassié, ces travaux révèlent des postures analytiques particulièrement contrastées (chapitre 7). Schaeffner mobilise par exemple l’organologie pour proposer en 1926 une généalogie du jazz-band, alors que Panassié s’appuie quelques années plus tard sur des disques pour s’intéresser au « jazz hot ». Précisons que Schaeffner formule ses hypothèses sur les racines africaines du jazz plusieurs années avant son premier séjour en Afrique, en 1931, dans le cadre de la mission Dakar-Djibouti. Cette confrontation historique très précise permet par ailleurs à Roueff de dévoiler les conséquences épistémologiques des choix implicites qui président à la construction d’un objet d’étude.
La quatrième partie de l’ouvrage (« Prendre position ») achève d’illustrer un programme global de recherche à travers des enquêtes singulières et diversifiées. Au chapitre 13 par exemple, Esteban Buch analyse une querelle autour de l’œuvre de Schoenberg ayant opposé deux universitaires, Walter Frisch et Allen Forte (voir Frish 1993). Un enjeu majeur de cette discussion consistait à décrire le passage de la tonalité à l’atonalité, ce que montrent les analyses proposées par ces deux auteurs du dernier mouvement du Deuxième Quatuor op. 10 de Schoenberg. En proposant à son tour quelques éléments pour une analyse de cette oeuvre, Buch illustre l’évolution qui nous sépare du contexte du début des années 1990 et nous invite in fine à nous interroger sur l’historicité de nos propres pratiques analytiques contemporaines.
Au fil de la lecture, il apparaît que les différentes contributions se démarquent clairement de travaux plus classiques sur l’analyse musicale, tel celui de Ian Bent et William Drakbin (1998). Dans leur ouvrage intitulé L’analyse musicale. Histoire et méthodes, ces deux auteurs proposent d’emblée une définition de l’analyse musicale, et la présentation (au dernier chapitre) de ses méthodes est suivie d’un glossaire technique de soixante pages censé servir « d’outil pratique pour les analystes eux-mêmes et pour les lecteurs de textes analytiques » (Bent et Drabkin, 1998 : 8). Au contraire, l’ouvrage édité par Campos et Donin est complètement détaché du registre prescriptif, dont il entend plutôt interroger les ressorts implicites. Au chapitre 14 (« L’analyse musicale en France au XXe siècle : discours, techniques et usages »), Campos montre que l’analyse musicale acquiert le statut de discipline dans le dernier tiers du XXe siècle, lorsqu’elle devient « un champ d’exercice professionnel autonome doté d’institutions, de doctrines et de pratiques partagées, d’une conscience de corps et d’outils d’évaluation, d’organes de publication et de transmission » (353). Ici, l’objet d’étude principal est un ensemble hétérogène de pratiques et non une réalité stabilisée et définie a priori. Le travail sur l’historicité qui parcourt le livre dans son ensemble illustre parfaitement cette démarche.
A défaut d’évoquer toutes les contributions de L’Analyse musicale, on soulignera plutôt l’intérêt d’ensemble qui réside d’abord dans l’élargissement de l’enquête à des phénomènes historiquement peu ou pas considérés (l’usage de l’analyse par les compositeurs, les pochettes de disques comme sources d’informations signifiantes, etc.). Une telle archéologie de l’analyse musicale s’attache à rendre compte de phénomènes à l’origine distincts de l’analyse (l’arrangement, la composition) ou même de la musique (la philologie, la linguistique). L’originalité du livre tient au fait que les auteurs favorisent une mise en situation pluridisciplinaire de l’analyse, et parviennent ainsi à dépasser la simple contextualisation historique. Cette pluridisciplinarité permet de se libérer de la rigidité des frontières institutionnelles contemporaines et montre par exemple les apports respectifs de la musicologie et de l’ethnomusicologie à l’analyse musicale : si les ethnomusicologues doivent beaucoup à la musicologie, ne serait-ce qu’à travers leur formation, leurs propres apports à cette discipline et à l’analyse musicale sont tout aussi essentiels. En effet, malgré l’usage de techniques “textualistes” (par exemple les transcriptions), ces spécialistes de musiques dites de tradition orale ont fortement contribué à une remise en cause du « graphocentrisme » qui a toujours caractérisé la musicologie et l’analyse (sur ce dernier point, voir Campos, Donin et Keck, 2006). Le propos du livre permet ainsi de rendre compte pleinement de ces jeux d’influences réciproques qui ont façonné historiquement l’analyse musicale. Il faut donc, en soulignant la qualité de l’édition et des nombreuses reproductions, se réjouir de la publication de cet ouvrage dense et passionnant.