Deux approches …
La question du « magisme » [1] et celle de la métapsychique montrent une vitalité et une persistance aujourd’hui qui auraient probablement troublé les positivistes et les sceptiques irréductibles de la fin du XIXe siècle. Du reste, elle est encore considérée comme irrésolue par nombre de savants, et présentée comme telle dans une importante partie des débats académiques et dans un certain nombre de publications scientifiques (dans le domaine des sciences humaines, du moins). Dans son introduction à l’anthropologie des religions, Lionel Obadia consacre d’ailleurs deux pages (2007 : 51-52) au problème de la « réalité » de la magie et à la relative querelle entre Giordana Charuty et Silvia Mancini [2], sur laquelle nous reviendrons plus loin [3].
L’ouvrage d’Ernesto de Martino Il mondo magico (1997, première édition 1948) a représenté un moment clé dans la littérature sur le sujet, et certaines notions qui y sont développées gardent encore aujourd’hui une fonction conceptuelle paradigmatique – je fais référence en particulier aux concepts de « crise de la présence » et d’« ethnocentrisme critique », dont le dernier semble avoir été redécouvert en France longtemps après sa formulation originelle (Bergé, 2001/2002 : 537), notamment pour l’ethnologie et l’histoire des religions italiennes [4]. D’ailleurs, il fut le premier à présenter une systématisation rigoureusement historique du problème, si l’on exclut l’Esquisse d’une théorie générale de la magie de Mauss (1950a) [5] que de Martino, sans doute moins par méconnaissance que par provocation, ne cita pas dans son livre par ailleurs bien documenté. Cinq ans après la rédaction de Il mondo magico et un an après sa publication, Lévi-Strauss contribua au débat avec son article sur l’« efficacité symbolique » (1958a) [6], qui examinait l’un des aspects parmi les plus étonnants du magisme ethnologique : l’efficacité réelle, physiologique de certaines pratiques magiques “thérapeutiques”. Lévi-Strauss, dans la lignée de Mauss et Durkheim, parvient à une interprétation de type sociologique et psychologique, marquant surtout le caractère social [7], et donc conventionnel, de l’expérience magico-religieuse et de sa relative efficacité. Quelques années plus tard, de Martino, grâce à ses études sur les cultures traditionnelles et rurales de l’Italie du sud, et en reniant en partie ses thèses originelles sur le magisme, arrivera à des conclusions plutôt semblables, mutatis mutandis, à celles développées par le savant français dans « L’efficacité symbolique ». Comme dans le magisme “existentialiste” de de Martino, où une « de-historification » (de-storificazione) interviendrait pour neutraliser les maux contingents à l’être-là historique, et donc, afin de dépasser un moment particulier de crise (et cela, bien entendu, par la participation active des agents préposés à activer une réponse rituelle spécifique), dans l’ethno-psychologie de Lévi-Strauss, une « mythologie psychophysiologique » (1958a : 223) suggérée par le chaman et acceptée en vertu du consensus social interviendrait dans le moment de crise pour permettre une opération salvatrice de « meta-historicisation » (meta-storicizzazione), une opération rendue effectivement et fonctionnellement opératoire par la synergie mythopoïétique mise en action par celui qui agit (le magicien) et celui qui subit (le malade) l’acte magique. Il n’est donc pas étonnant que les deux auteurs établissent un lien entre chaman et psychothérapeute [8].
L’explication d’ordre neurophysiologique que Lévi-Strauss reprend essentiellement de Cannon (1942) le porte à affirmer qu’« il n’y a donc pas de raison pour mettre en doute l’efficacité de certaines pratiques magiques » (1958b : 184), une efficacité réelle dans la mesure où elle est : a) culturellement transmise et socialement acceptée par l’agent et le bénéficiaire de l’acte magique ; b) scientifiquement explicable par l’ethnologue. Pour Lévi-Strauss, la question du magisme se réduit à un « phénomène de consensus » (1958b : 185), comme le prouverait le célèbre cas de Quesalid, qu’il cita dans son article Le sorcier et sa magie [9]. Pour l’anthropologue français, le problème des phénomènes paranormaux dans le monde occidental ne se posait guère, à la différence de de Martino qui – malgré le fait que cette partie de sa biographie intellectuelle puisse beaucoup troubler aujourd’hui — confirma et défendit longuement (au moins jusqu’en 1956) ses thèses sur la « psychologie paranormale » [10].
… et une polémique
L’élément que l’on vient d’introduire est l’un des points problématiques autour duquel se développa la polémique entre Silvia Mancini et Giordana Charuty, dont la lecture a inspiré l’écriture de cette contribution [11]. L’article de G. Charuty (« Le retour des métapsychistes ») s’ouvre, avant de s’adresser à Mancini et à sa position par rapport au « de Martino métapsychique », sur une longue critique à l’œuvre monumentale de Bertrand Méheust (1999) et à son analyse de la position qu’il juge « réactionnaire » de la psychologie freudienne et des sciences sociales à l’égard de la parapsychologie.
Pour Charuty, une certaine décontextualisation des données ethnographiques et l’isolement de l’élément magique ou “paranormal” de son contexte d’étude deviennent des opérations programmatiques dans une anthologie hétérogène telle que celle de Méheust, laquelle, à son avis, vise moins à proposer un nouveau paradigme interprétatif dans les sciences sociales qu’à re-proposer le problème de la légitimité de la métapsychique comme science autonome (et comme objet d’étude valable) de façon rigoureuse et critique. Ainsi, pour Charuty, ce processus de légitimation posthume et de réhabilitation d’une tradition d’étude évidemment conçue comme morte ou moribonde se situerait complètement en dehors du panorama moderne des méthodologies en sciences sociales, et porterait à substituer, dans l’analyse des faits culturels, « à l’exigence de sens un pur et simple jugement d’existence » (Charuty, 2001 : 356) [12]. L’article de Charuty se concentre ensuite principalement sur la « Postface » de Silvia Mancini à la traduction française de Il mondo magico, laquelle, à en juger par certaines observations de sa postface [13] et de son article « Perception extrasensorielle, psychopathologie et magisme dans l’œuvre de Ernesto de Martino » (1994), semble revisiter et accepter, au moins en partie, aussi bien les théories de Méheust que d’autres théories de de Martino parmi les plus audacieuses. Pour Charuty, alors que Mancini réalise dans sa « Postface » un examen attentif et savant de la posture intellectuelle et philosophique de de Martino avant et durant la rédaction de Il mondo magico, elle néglige la portée de l’autocritique de l’auteur à ses propres thèses métapsychiques. Cette omission de Mancini, comme le suggère Charuty, serait justement motivée par la volonté de l’auteure de minimiser cette autocritique en vue de la « revalorisation d’une tradition intellectuelle méconnue » (Charuty, 2001 : 361). En bref, Mancini, solidaire avec la position de Méheust, renierait les méthodes (ratifiées par la “triade sacrée” Freud-Foucault-Lévi-Strauss) des sciences humaines “orthodoxes” à l’égard du problème de la métapsychique (Mancini, 1999 : 301).
La réponse des « métapsychistes », publiée dans la revue L’Homme, se révéla autant impitoyable, en rappelant l’incertitude et l’embarras que la re-proposition du problème de la métapsychique suscite encore dans le milieu scientifique et en accusant Charuty d’une myope adhésion aux canons académiques, de scientisme et de généralisations faciles dues à la « vogue des ‘études de genre’ » (Mancini et Méheust, 2002 : 228). Le postulat que Mancini et Méheust formulent pour argumenter leur réponse critique est patent : « la question [de la métapsychique] reste ouverte et heuristiquement féconde » (2002 : 225). Cette considération se heurterait, selon les auteurs, à une prise de position de la partie dominante de l’anthropologie contemporaine, qui verrait dans les “fait paranormaux” et leurs acteurs un objet d’étude très intéressant mais tout en le jugeant, au fond, comme une escroquerie ou une déviation. Cela engendrait un paradoxe et une ambiguïté marquant le discours anthropologique ; ambiguïté que ces deux savants n’hésitent pas à relever dans la position de Giordana Charuty. Pour Silvia Mancini et Bertrand Méheust, Giordana Charuty, dans sa critique aux « métapsychistes », n’arriverait pas à sortir d’un paradoxe de base : le refus ou l’affirmation de la “réalité” de ces faits seraient tous les deux des abus heuristiques, l’un commis, pour ainsi dire, par excès de scrupules d’« objectivité » et de souci de scientificité “orthodoxe”, l’autre par crédulité ou faiblesse méthodologique. A leur avis, Charuty, en raison de son attention aux dynamiques de la construction du sens (une perspective que ces deux auteurs appellent son « pansémantisme »), devrait nier la valeur et le statut de “réalité” des pratiques magiques ou métapsychiques et les réaffirmer à la fois, dans la mesure où ces pratiques sont significatives dans le processus de construction d’un sens qui ne peut pas être détaché de la réalité des choses, sauf à tomber dans le relativisme absolu. Pour Mancini et Méheust, cette polémique se caractérise donc par une confrontation “totale” entre deux perspectives complètement différentes, confrontation autant scientifique qu’idéologique : « Au fond, notre confrontation avec Giordana Charuty réactualise l’ancien confit qui, en anthropologie, (et dans le domaine de l’anthropologie religieuse plus particulièrement) a toujours opposé l’objectivisme au relativisme. Un tel conflit est chargé d’enjeux décisifs, et pas seulement pour les anthropologues. Se trouvent ici concernés : la théorie générale de la connaissance ; la nature de la réalité ; celle du psychisme et de ses dynamiques ; les fondements du social et de la culture ; les rapports entre le psychisme et la culture, le psychisme et l’histoire » (2002 : 232). Ce n’est pas par hasard si c’est à partir de ce passage que de Martino apparaît dans l’article de Mancini et Méheust. Les références à la pensée de de Martino et à ses théories sur la nature des faits dits magiques sont très fréquentes dans toute la seconde partie de l’article. On a déjà vu dans la note précédente (n. 13) comment Méheust a problématisé cette question ; mais comment motiver cette prise de position sur la “réalité” de la magie que Mancini, en partant justement de de Martino, accepte et arrive à défendre même dans les pages de L’Homme ?
A la fin de son article sur le problème de la métapsychique dans l’œuvre de de Martino (1994), Mancini semble dès lors assumer une attitude “fidéiste” à l’égard de la validité fondamentale de l’approche de-martinienne pour résoudre le problème de la nature de la (ou des) “réalité(s)”. Or, la contribution de Mircea Eliade « Science, idéalisme et phénomènes paranormaux » (1948a) [14], eût, dès sa parution, pointé l’aspect paradoxal de l’option “historiciste” de de Martino. La critique de l’auteur roumain fut essentiellement orientée sur les risques d’une histoire faite de “natures” et “mondes” divers et coexistants dans un univers de réalités culturellement conditionnables. Pour Eliade, dans la perspective de de Martino, la physicité du monde abdiquerait son autonomie et intégrité pour devenir un moment privilégié de l’expérience humaine (comme observation, comme description, comme contemplation, comme création) dans la mesure où une activité culturelle “forte”, telle que la magie, en décline les valeurs, les représentations, l’ontologie même ; une option qui aurait théoriquement permis la possibilité historique d’un anthropocentrisme omnipotent et qu’Eliade n’hésita pas à comparer (audacieusement et peut-être ironiquement) à celle de Julius Evola [15] (qu’Eliade connaissait d’ailleurs personnellement). De Martino se rendit bientôt compte de l’importance des critiques eliadiennes et, dans ses « Osservazioni conclusive dell’autore », il affirma : « le osservazioni di Eliade […] portano alle estreme conseguenze (non senza una punta caricaturale) alcune viziature di impostazione che innegabilmente turbano la tessitura del libro » (1997 : 273) [16]. Malgré cela, Mancini semble explicitement minimiser l’importance de cette critique, aussi bien dans les dernières pages de « Perception extrasensorielle… » que dans sa « Posface ». Bien entendu, elle eut raison d’affirmer que le dialogue entre les deux historiens des religions était fondamentalement un dialogue de sourds. Pourtant, si l’on relit les interventions des deux auteurs lors du face to face durant le symposium sur la parapsychologie dans l’abbaye de Royaumont (de Martino et Eliade, 2001), datant de 1956, et les deux brefs textes (Eliade, 1948a et Ernesto de Martino, 1948) où ils expriment leurs positions divergentes, on perçoit mieux la distance intellectuelle qui les sépare. En effet, alors que de Martino, formé par l’historicisme idéaliste de Croce, affirme la prééminence du « critère de réalité » dans l’analyse de la « valeur culturelle » d’un institut ; Eliade, en bon herméneute, est soucieux de légitimer l’analyse de la valeur culturelle d’un institut non par le critère de réalité mais par un nouveau critère culturel. Ainsi, Eliade s’attacha à mettre en évidence les faiblesses de la “doctrine” ethno-parapsychologique de-martinienne (et cela même si Eliade évoluait à partir de la base théorique irrationaliste du phénomenologisme “hiérophanique”). Sur ce sujet, de Martino répliqua toujours aux critiques d’Eliade avec des argumentations d’ordre méthodologique, sans jamais s’arrêter sur les objets mêmes ou sur la substance de ces critiques. Mancini a eu raison de noter qu’il s’agit là d’un dialogue de sourds (1999 : 522). Dans sa « Postface », elle historicise méticuleusement les positions philosophiques des deux savants, mais il me semble clair que son but reste une “apologie” de la position métapsychique de de Martino, position qu’elle affirme (avec des arguments parfois très convaincants) avoir été défendue par l’historien des religions italien au moins jusqu’en 1963. De plus, pour Mancini, de Martino aurait publiquement refusé ses thèses métapsychiques uniquement pour des raisons d’ordre politique, et non à la suite d’une véritable autocritique. Il aurait ainsi toujours été convaincu de la valeur de l’option originellement développée dans Il mondo magico (1999 : 528 et 544-554).
“Les” de Martino et la question de la magie en France
Loin du problème de la para-normalité, des questions philosophiques liées à la “réalité” de la magie et à l’épistémologie des théories qui en ont proposé une éventuelle explication, la démarche de Jeanne Favret-Saada a représenté un paradigme relativement novateur dans le champ de l’ethnologie religieuse française. Ses travaux dédiés à l’étude des pratiques magiques dans le bocage normand, lui ont fourni l’occasion de rédiger plusieurs essais consacrés aux problématiques abordées dans ce texte (Favret-Saada, 1977 ; 1991 et Favret-Saada et Contreras, 1981 ; 1990). Favret-Saada développe une approche anthropologique bien différente de celle de Mancini et sans doute plus proche de celle de Charuty. Les analyses qu’elle opère sur les données tirées de ses terrains sont d’ordre socio-familial, relationnel et gender-psychological. Elles portent sur des problèmes liés à la fonction et la persistance (au moins jusqu’à la fin des années 70) d’une forme de sorcellerie dans certaines zones à vocation rurale du nord-ouest français. Ces analyses sont menées dans une perspective essentiellement monographique et non-comparatiste, en se concentrant sur la recherche des modalités, des pratiques et des motivations liées au recours à la magie dans un contexte culturel bien défini géographiquement, économiquement et socialement. La terminologie de Favret-Saada reflète manifestement sa posture intellectuelle par rapport au magisme ; une terminologie technico-médicale prêtée à l’ethnologie, où abondent des termes tels que « diagnose », « cure », « cure psychique », « thérapie », « thérapeute », « hypothèse clinique ». Dans une approche conventionnellement “pathologisante” au problème de la sorcellerie, l’auteure admet et met en évidence une « prodigieuse efficacité [des pratiques magiques] malgré l’autorité des thérapies savantes » (1991 : 161), une efficacité que l’on pourrait qualifier de symbolique, et qui interviendrait pour résoudre et neutraliser une « crise codée comme sorcellerie » (1991 : 166). Une « crise » qui, bien qu’ individuée par le biais d’une lecture psychologique (de “genre”), rappelle beaucoup celle (“existentielle”) qui fut l’un des canons interprétatifs les plus importants du “second” de Martino, celui des enquêtes dans les Pouilles et en Lucanie.
Si j’ai choisi de citer l’exemple de Jeanne Favret-Saada, c’est qu’il m’a semblé paradigmatique d’une approche (socio-psycho-ethnologique) particulière ; une analyse rigoureuse qui met de côté le problème de l’éventuelle “réalité” des pouvoirs magiques et le dilemme (para-ethno-psychologique) qui, au contraire, poussa “le premier” de Martino — et d’autres encore après lui — à chercher dans l’ethnologie la réponse aux questions liées à la métapsychique. C’est en effet tout un ensemble de phénomènes, d’une nature problématique si brûlante dans la première moitié du XXe siècle [17], que tente de circonscrire Silvia Mancini par le recours à la « plasticité » caractérisant la nature humaine (et donc tout ce qui a à voir avec l’individu, son psycho-somatisme et ses relations humaines : possession, transe, mauvais œil, sorts, guérison, etc.). La réception en France des problématiques liées au “magisme” de-martinien est donc caractérisée par deux tendances abordant différemment le problème de la “réalité” objective de la magie alors même qu’elles font toutes les deux de l’œuvre d’Ernesto de Martino une référence intellectuelle fondamentale. On a vu que la première, représentée dans ces pages par Silvia Mancini et Bertand Méheust [18], est plus attentive à la spéculation et aux problématiques du “premier” de Martino, et se caractérise par la critique des positions scientifiques et académiques conventionnelles face à la métapsychique. Elle est parfois marquée par une attitude de réévaluation confiante de la tradition de la parapsychologie et du “critère de réalité” (pragmatisme) dans l’étude des instances culturelles. La seconde, ici représentée par Giordana Charuty et Jeanne Favret-Saada, se présente plus proche de la position du “deuxième” de Martino et orientée vers une approche méthodologique strictement ethnographique, soucieuse de ne jamais substituer « à l’exigence de sens un pur et simple jugement d’existence » [19] (Charuty, 2001 : 356). Elle adhère au principe d’analyse des relations signifiantes signalées par l’émergence magique et de ses codifications culturelles, sans la moindre attention au problème de la métapsychique ou de sa “réalité”.
Les sciences sociales nous ont appris que les instances analytiques principales demeurent dans la recherche du sens, des relations mobilisées, des fonctions, des transformations, de l’évolution d’une croyance, d’un rite, d’un mythe, tout en mettant de côté leur éventuelle « réalité », qui n’intéresse pas le sociologue, l’anthropologue ou l’historien des religions en tant que tels ; ou peut-être les intéresse seulement indirectement, c’est-à-dire dans la mesure où le sens d’une donnée à analyser puisse se modifier en relations à une “réalité” naturaliste et historique qui en permettrait la lecture. Le problème du magisme, qui depuis sa définition originelle (de-martinienne) a subi une dilatation (para)épistémologique, en s’inscrivant dans le champ plus général de la parapsychologie, n’est plus posé qu’occasionnellement. Le cas français est donc relativement singulier puisque les chercheurs débattent encore très largement sur ces thèmes, en refusant ouvertement le status quo conventionnel des sciences sociales et la position presque unanimement acceptée par la communauté scientifique internationale, pour laquelle les phénomènes dits “paranormaux” sont, dans le meilleur des cas, un symptôme de crédulité et d’ingénuité, ou dans le pire, une escroquerie. La tentative monumentale et audacieuse de Méheust est l’exemple le plus éclatant de cette “dissidence” scientifique.
En guise de conclusion
Lors de la conférence de Royaumont en 1956, Ernesto de Martino, après avoir cité un passage exemplaire de Tylor, affirma de façon polémique : « l’orientamento assunto dalla ricerca etnologica è ormai netto. La fenomenologia paranormale è trascurata in quanto possibilità, e l’aspetto ideologico della magia e delle religioni primitive costituisce il solo vero oggetto dell’etnologia religiosa » (de Martino et Elide, 2001 : 127). Démontrant sa posture intellectuelle originelle non seulement par rapport à l’historicisme crocien, mais aussi par rapport à l’école historico-religieuse de Rome, il ajouta également : « il valore stabilito secondo il criterio della realtà non è mai stato estraneo a nessuno storico. Perché dovrebbe essere estraneo allo storico delle religioni ? » (2001 : 139). A ces réflexions, Bertrand Méheust, presque cinquante ans plus tard, semble répondre : « prenons l’exemple de la voyance. Tout discours sur ce thème doit, ou en tout cas devait il n’y a pas longtemps, pour être accepté dans une revue savante, commencer par ce genre de préalable : “ce n’est pas, il va de soi, pour l’anthropologue, le fait en lui-même de la voyance qui est intéressant ; c’est…” Suivra ensuite ce que l’on voudra : la façon dont cette dernière est vécue par telle ou telle culture (pour l’anthropologue), le fait qu’elle respecte le travail du rêve tel que l’a écrit Freud (pour le psychanalyste), les ‘stratégies de légitimation’ employées (pour le sociologue), […] et ainsi de suite. Ce recours exclusif aux approches indirectes est révélateur » (Mèheust, 1999, vol. 2 : 502-503). Le dernier paragraphe du livre de Méheust duquel je cite ces lignes est particulièrement dense, polémique et passionnant. De l’avis de Méheust, le “destin tylorien” craint par de Martino s’est définitivement réalisé dans les dernières décennies et l’orientation dominante de la recherche scientifique à l’égard de la métapsychique et des phénomènes magiques en serait à la fois la cause et l’effet évident.