Le visible, l’invisible : ces thèmes semblent bien rodés, notamment en sociologie du travail, et en dehors même des contributions des études sur le genre. L’invisibilité est en effet à un certain point inhérente au travail réel, où toutes les recettes qu’inventent et réinventent au quotidien les travailleurs se donnent difficilement à voir (Certeau, 1990). Cette « part d’invisible de toute activité industrieuse » est très justement soulignée par Y. Schwartz (2004). La mise au jour de ces savoir-faire est toutefois aussi un acquis des anthropologues et des sociologues, à côté des efforts plus systématiques entrepris en la matière par les ergonomes, et malgré l’ambivalence d’un effort toujours soucieux de ne pas être confondu avec celui des organisateurs. L’intérêt croissant porté aux compétences mises en œuvre, et aux capacités développées au travail, peut alors susciter une interrogation : n’est-ce pas une quête sans fin que de documenter la débrouillardise des acteurs, leurs improvisations, la production d’ordres locaux, etc. ?
Ce dossier prend au sérieux la question. De même que la sociologie du travail naissante fut dans les années 1950 au cœur du tournant empirique de la sociologie française (Chapoulie, 1991), elle se trouve aujourd’hui bien placée — par la même magie de son objet, qui ouvre d’emblée à une sociologie générale — pour amener les chercheurs rompus à l’exigence descriptive à documenter plus avant, sur la même base naturaliste (Becker, 2002), la structuration des processus sociaux. En ouverture de ce numéro, le sociologue américain Jack Katz invite les sociologues du travail, et les autres, à opérer un tel mouvement. Il s’agit là pour lui de dépasser les limitations inhérentes à l’interactionnisme symbolique. La thématique des présences au travail, en demandant de prendre en compte la présentation de soi (Goffman, 1973), mais aussi le corps, la passivité, la durée, donc l’expérience et les formes d’engagement, procède d’emblée d’un pas en ce sens [1]. Elle fait communiquer très directement les accomplissements pratiques des travailleurs avec des transformations structurelles de nos sociétés et de leur « conscience collective » (Dodier, 1995).
L’étude des modes de présence au travail n’en est qu’à ses débuts. Tant que l’unité et les contours spatio-temporels du travail n’ont semblé relever que de la relation d’emploi — des espaces et des temps dédiés à l’activité productive — les présences au travail, leurs textures, cartographies, temporalités, ont pu sembler d’un intérêt marginal. Or de nombreux indices témoignent d’une hétérogénéité croissante des lieux et des moments concédés au travail : une nouvelle incertitude et une porosité gagnent les espaces-temps professionnels — et ce, dans les secteurs les plus variés (Crague, 2005 ; Fincham, 2008 ; Ladner, 2008). La présence insistante du travail hors des lieux ou des temps contractuels, dans des espaces qui ne lui sont pas réservés (espaces publics, trains, cafés, etc.) s’appuie sur la diffusion des technologies numériques et de la communication mobile, mais renvoie plus largement à une transformation structurelle, accélérée ces vingt dernières années, des formes d’activités productives. Qu’il s’agisse de la part croissante prise, avec l’automation et l’informatisation de l’économie, par les activités symboliques, relationnelles et informationnelles (Joseph, Jeannot, 1995 ; Weller, 1999), allant de la vigilance face à l’aléa et de l’exploration (Chateauraynaud, 1997 ; Auray, 2011 ; Bidet, 2011a) à la maintenance d’infrastructures (Graham, Thrift, 2007 ; Denis, Pontille, 2010), ou qu’il s’agisse de la diffusion corrélative d’une logique de fluidité productive (Naville, 1963 ; Vatin, 1987, 2008), d’organisation en réseau (Bouret, 2008), par projet, ou en nœud (Borzeix, Cochoy, 2008), un fait est patent : la dissémination des activités et des temps de travail hors des lieux classiques de l’atelier, du bureau ou du guichet, accompagne l’essor d’espaces intermédiaires ou de transition entre « travail » et « hors-travail ». La banalisation du travail sur un lieu variable, attestée sur le plan statistique (Crague, 2003), met en cause l’unité entre un lieu, un employeur et un collectif : apparaît une figure de la production qui « est moins celle d’une activité confinée, localisée dans un espace clairement identifié, que d’une activité qui articule des espaces hétérogènes et différenciés » (Crague, 2005 : 211). K. Knorr-Cetina introduit aussi en ce sens l’expression de « situation synthétique » pour inclure, au-delà de la coprésence, les denses réseaux des relations électroniques (Knorr-Cetina, 2009).
Du point de vue des modalités mêmes de présence, on observe, symétriquement, une nouvelle porosité du travail à des sollicitations et des préoccupations extra-professionnelles. A la présence insistante du travail hors des espaces et des temps contractuels, répond la pertinence croissante, sur les lieux de travail, d’autres cadrages de l’activité et de diverses « coulisses » (Pruvost, 2011). La littérature, sociologique notamment, l’a montré de longue date : nous ne faisons pas que travailler au travail ; des auteurs ont tenté d’accorder un statut aux activités ludiques, aux plaisanteries (Roy, 1959), aux activités « à-côté » (Anteby, 2008 ; Monjaret, 1996 ; Weber, 2009). Mais c’est avec la diffusion du courrier électronique et de l’accès à Internet que l’on a commencé à considérer le caractère véritablement « feuilleté » des présences au travail : la superposition d’activités inégalement visibles, relevant du travail et du « hors-travail » (Hochschild, 1997 ; Ladner, 2008 ; Wajcman et al, 2008 ; Broadbent, 2011) ; les discontinuités propres aux moments de pause, de travail en pointillé, de rêverie, d’attention apparemment suspendue (Holley et al, 2008 ; Linhart, 1978 ; Rancière, 2009) ; les multiples formes de « présences à distance » (Velkovska, 2002), fragmentées (Rosa, 2010), de présences partagées, distraites ou distribuées (Joseph, 1992, 1994a ; Datchary, 2011 ; Licoppe, 2008 ; Zimmerman, 2011), ou encore de « présences-absences » (Denis, Licoppe, 2006 ; Piette, 2009a).
Analyser les présences au travail : visibilités et invisibilités. S’intéresser aux présences au travail permet un élargissement au-delà de l’opposition entre un travail invisibilisé et un travail reconnu socialement, lequel « serait entièrement visibilisé par son échange contractuel, ses procédures opératoires, ses produits, son cadre juridico-économique » (Schwartz, 2004:63). La notion de présence ne permet plus de s’en tenir à l’opposition, travaillée ad libitum, entre un travail réel, invisible et un travail prescrit, officiel, visible.
Le premier volet des articles de ce numéro s’intéresse ainsi à l’invisibilité des présences et des collectifs. Comment les présences au travail se structurent-elles collectivement, et se soutiennent-elles, dans des contextes professionnels marqués par la multi-activité, des contacts distants, des temps souvent individualisés, et des arrangements pratiques laissés à la responsabilité de chacun ? Les articles ne s’emploient pas seulement à donner à voir des compétences et des configurations locales. Ils mettent en évidence des formes sociales émergentes, comme la « question rapide » étudiée par C. Licoppe, R. Cudicio et S. Proulx, et le « jeu de rendez-vous » exploré par M. Boutet. Ces formes sociales sont à la fois des façons de faire partagées et des rythmes collectifs associant les travailleurs et soutenant des engagements dans la durée — là où un regard qui approcherait le travail au seul macroscope risquerait de ne voir qu’une moindre socialité ou des collectifs à la consistance incertaine .
Le deuxième volet du dossier rassemble des articles qui interrogent plutôt l’invisibilité des produits du travail. Là où l’engagement dans le travail ne trouve plus à s’adosser à la matérialité tangible d’un « produit », l’invisibilité de celui-ci tend à préoccuper les travailleurs, jusqu’à occuper le cœur de leur activité. Quand le travail porte avant tout sur la relation ou la communication, hors des figures classiques du « soin » ou de la « relation de service », la difficulté se reporte en effet sur les travailleurs, qui peinent à mettre en mots leur travail, à l’étroit dans les représentations mécanistes encore dominantes issues du laboratoire industriel du XIXème siècle (Vatin, 2008 ; Bidet, Vatin, 2009 ; Bidet, 2011b). Ils peinent à donner à voir leur activité, mais aussi et surtout à s’y retrouver, à s’y orienter. Que produisent en effet les relations nouées avec des usagers ou des clients — qu’ils soient des clients de « chat rose » dans le travail des animateurs et des animatrices observés par E. Stoian, des mourants, dans les unités de soins palliatifs au sein desquelles Y. Papadaniel a mené l’enquête, ou des sans-abris, dans les services de l’urgence sociale étudiés par E. Le Méner ? La difficulté à former des évaluations de et dans le travail signifie qu’il exige une part accrue de travail de soi, c’est-à-dire d’entretien et de mesure de son propre engagement (Bidet, 2011a). Quand l’activité consiste principalement à faire valoir la nécessité d’une évaluation auprès de sans abris, ou à accompagner un mourant, quelles sont les formes de visibilité du produit — de ce que l’on fait — qui soutiennent l’engagement ? Les trois articles rappellent, suivant une logique très simmelienne, que les présences s’appuient aussi sur des absences, des cloisonnements et des mises à distance structurées collectivement.
Ces deux volets invitent à examiner à nouveaux frais, en un troisième temps, les enjeux de la mise en visibilité du travail par et pour les personnes. En effet, ces visibilités et ces invisibilités peuvent être redoublées ou contrariées par les territoires et les dynamiques institutionnelles — donc les contrarier et les déplacer en retour. Ainsi, J. Jarty étudie le travail « hors les murs » des enseignants, un travail hors des lieux et des temps de l’institution, dont la visibilité et l’invisibilité s’inscrivent dans des cloisonnements et des décloisonnement opérés entre différentes activités. L’enquête photographique et ethnographique de D. Desaleux, J. Langumier et E. Martinais interroge plus directement encore ce jeu des visibilités et des invisibilités entre travail et institution. Dans une démarche de sociologie visuelle réflexive et originale, ils explorent la façon dont les travailleurs peuvent tirer parti de la photographie de leurs lieux de travail pour fixer des présences, des états de choses, au moment même où la restructuration d’une administration défait tout un paysage professionnel. Enfin, M. Dolbeau décrit le choix des maréchaux-ferrants de mettre en scène, en participant à des concours, une partie de leur travail qui a largement disparu de sa pratique ordinaire, et qui reste par ce biais au cœur de son identité et de ses hiérarchies internes.
Intégrer le corps et la durée à l’analyse, en posant la question des présences, est une entreprise qui dépasse le seul terrain du travail. En se forçant à combler les angles aveugles les plus structurels de la sociologie, bien relevés par N. Elias — la corporéité et la temporalité de l’expérience (Katz, 1999, 2002 ; Gherardi, 2006 ; Rémy, 2003 ; Breviglieri, 2004 ; Quéré, Terzi, 2011 ; Bidet, Macé, 2011), on documente d’une manière neuve la structuration du processus social. Cette structuration s’oublie comme telle en devenant avec le temps une forme de vie, une façon allant de soi de se cuisiner une présence, d’être présent et d’être en relation. On perçoit alors l’enjeu démocratique et politique qui peut être associé au travail (Sennett, 2010), et en particulier aux formes de mise en visibilité qui rendent publiques, donc potentiellement repérables et discutables, des manières d’être là et d’accommoder ses présences. Dans un monde où la division croissante du travail tend à faire toujours plus de chacun un « mystère pour les autres » (Burke, 1983), ces mises en visibilité sont essentielles à la production de formes sociales plus ou moins partagées — que ce soit des rythmes, des styles, ou des figurations du travail.