Introduction
Lorsque nous expliquons que nous travaillons dans le domaine de l’histoire des religions, le grand public nous associe immédiatement à la théologie [1]. Certaines personnes sont même convaincues que nous sommes des pasteurs [2] qui, parce qu’ils ne sont pas parvenus à travailler dans une paroisse, se sont résolus, sans doute à contrecœur, à approfondir leurs connaissances dans le domaine des religions. D’autres s’étonnent du fait que l’on puisse se spécialiser dans l’étude des religions à l’université : ils ne tiennent pas la religion pour un objet d’étude valable. Héritiers de l’athéisme des Lumières, ils ont généralement une mauvaise opinion de la religion : ils la considèrent comme une entrave au développement intellectuel. Pour eux, le simple fait de s’intéresser à la religion relève déjà, d’une manière ou d’une autre, d’un acte de propagande en faveur de la religion. Mais ces personnes-là, malgré leur profonde défiance vis-à-vis du religieux, ne sont guère différentes de celles de la première catégorie : ils confondent discours religieux et discours sur le religieux ; ils n’imaginent pas qu’il soit possible de produire des travaux critiques et non confessionnels sur la religion.
Tout le monde s’accorde cependant à reconnaître l’autorité des spécialistes dans le traitement des questions relatives aux changements que vit notre société, que ce soit sur le plan collectif ou sur le plan individuel. Il ne se passe pas un jour sans que les médias consultent qui un psychologue, qui un sociologue, qui un politologue, pour parler des sujets saillants de l’actualité. Qu’on cherche à comprendre pourquoi la violence connaît une recrudescence en milieu urbain, et l’on se tournera volontiers vers un sociologue ; qu’on tente de cerner la complexité de la composition ethnique de l’Afghanistan, et c’est auprès d’un politologue, d’un historien ou d’un ethnologue qu’on tentera de trouver des réponses. Mais, quand il s’agit de parler de religion, on peine à dénicher des spécialistes, comme si l’on ne pouvait admettre que la religion puisse constituer un domaine d’étude en soi. Ou malheureusement le réflexe le plus courant consiste à demander à un théologien, de préférence engagé dans le dialogue interreligieux, de nous livrer ses réactions sur le sujet. Tout le monde s’approprie la religion, parce que tout le monde se sent habilité à dire quelque chose d’intéressant à son propos. Aucun profane, en revanche, n’osera contester les vues d’un biologiste sur la constitution du vivant, mais n’importe qui aura l’impression d’être en mesure de dire quelque chose de pertinent sur la religion.
Cette situation malencontreuse reflète le peu de considération fait à l’égard d’une discipline académique dont la spécialité consiste pourtant précisément en la tenue d’un discours distancié et critique sur les religions : l’histoire des religions. « Histoire des religions » avez-vous dit ? N’est-ce pas là un simple domaine de l’histoire, comme son nom semble l’indiquer ? Ne s’agit-il pas seulement et simplement de faire l’étude historique de « faits religieux » ? L’affaire semble entendue, et le dossier clos. Pour autant, nous allons montrer qu’il ne suffit certainement pas de produire des travaux historiques sur les religions pour faire œuvre d’historien des religions. En bref, l’histoire des religions peut faire valoir une certaine spécificité, et ne se réduit pas à une « simple » histoire des faits religieux. Où réside alors cette spécificité ? Afin de répondre à cette question, il nous faut revenir un instant sur la notion de discipline académique.
Tribus académiques et pratiques disciplinaires
La nature d’une discipline académique, par exemple en opposition à un simple domaine de recherche, n’est qu’apparemment évidente. La question est d’ailleurs particulièrement aiguë dans le domaine des sciences humaines : au sein d’une même discipline, la manière de concevoir l’objet et la méthode ne remportent que très rarement l’unanimité des chercheurs, et ne sauraient donc constituer des éléments caractéristiques incontestables [3].
Dans ces conditions, une bonne manière d’aborder le problème consiste à considérer pour un instant le monde académique sous un angle ethnographique. On observera alors un certain nombre de pratiques et de croyances partagées par des acteurs appartenant à différents groupes, répartis en autant de tribus (Becher, 1989). De manière générale, chaque tribu se range sous la bannière d’une « discipline académique ». Si certaines de ces pratiques et croyances sont partagées par la plus grande partie du monde académique (on peut penser aux différents rites d’initiation académique ou aux hiérarchies relatives aux grades académiques), d’autres sont spécifiques à une discipline. Ces dernières sont naturellement liées à une certaine manière de structurer le savoir, mais n’impliquent pas forcément un agrément complet sur les questions de l’objet et des méthodes [4]. Il existe en effet d’autres marqueurs caractéristiques tels que la visée poursuivie par la recherche, la manière de juger des travaux « prestigieux », la maîtrise d’un jargon spécialisé, ou encore le rapport entretenu à une tradition disciplinaire, rapport qui peut-être plus ou moins idéalisé selon les cas.
Il est important de noter la question des logiques de groupe à l’œuvre à la fois au sein de ces tribus disciplinaires et entre elles. Bien évidemment, les membres d’une tribu donnée chercheront à maintenir et développer la discipline qu’ils représentent — fût-ce au détriment des autres tribus. Cette tendance complique d’ailleurs le travail interdisciplinaire puisque celui-ci peut être perçu comme potentiellement préjudiciable à l’affirmation des identités disciplinaires [5]. L’espace compétitif de l’université encourage donc chaque discipline à maintenir une distinction nette d’avec les acteurs évoluant au sein d’autres disciplines.
Ces quelques éléments de réflexion sont cruciaux pour le cas qui nous occupe. Il s’agit en effet de savoir si l’histoire des religions constitue une discipline au sens évoqué ici, ou s’il ne s’agit que d’un champ d’étude interdisciplinaire — et la manière dont on répondra à cette question comportera des implications institutionnelles et politiques. Il n’y a probablement pas de réponse « absolue » à cette alternative dans la mesure où la défense de l’une ou l’autre des positions correspond aux intérêts divergents de tribus académiques différentes. En l’occurrence, l’« effet de mode » induit par l’omniprésence des religions dans les médias représente un attrait significatif auprès de différentes communautés des sciences humaines. Ces nouveaux venus auront tout intérêt à relativiser l’existence disciplinaire de l’histoire des religions, de sorte à mieux investir les nouveaux horizons.
C’est dans ce même cadre que s’inscrit notre démarche. Nous souhaitons défendre l’identité disciplinaire de l’histoire des religions, parce que celle-ci nous semble occuper une place particulière dans le champ du savoir : une position qui ne saurait être entièrement reprise à notre sens ni par une théologie reconfigurée, ni par l’histoire, ni encore par l’anthropologie stricto sensu.
Afin d’examiner ce qui fait l’identité de cette discipline, nous devons évoquer quelques éléments typiques des pratiques et croyances académiques qui y ont cours, à savoir (1) le champ d’investigation, (2) les méthodes et enfin (3) l’histoire et la nature de la communauté épistémique des chercheurs. Ce faisant, notre propos ne sera pas seulement de l’ordre du constat : il sera également programmatique. Nous prenons la parole en tant que participants et observateurs de ce domaine disciplinaire, et exprimons une conception de l’histoire des religions déjà bien implantée dans la culture anglo-saxonne que nous espérons voir se développer dans le monde francophone [6].
« Les religions », champ d’investigation de l’histoire des religions ?
Les remarques précédentes nous conduisent à considérer la question du champ sous deux angles différents : on distinguera ici un aspect « factuel », qui se rapporte au travail d’élaboration historique, et un aspect « conceptuel », qui concernera le travail sur des processus transculturels et sur les catégories elles-mêmes.
Comment appliquer cette dichotomie à l’histoire des religions ? Quel est son objet « factuel » ? À première vue, l’histoire des religions se penche sur les religions. Mais il convient ici de prendre garde au piège du sens commun et de remarquer qu’aucun système ou fait religieux ne se donne jamais tel quel : le christianisme, l’islam ou l’hindouisme, pour ne citer qu’eux, ne sont que des constructions historiques, qui ont répondu, à l’époque de leur création, à des intérêts précis [7]. Ce qui est donné « empiriquement », ce sont seulement des documents qui consignent des pratiques ou des doctrines, des observations de pratiques présentes ou encore des traces matérielles renvoyant à des activités passées. Nous n’avons jamais sous les yeux une « religion » ; nous n’avons jamais affaire qu’à des productions culturelles, le plus souvent de nature discursive. Ainsi l’« hindouisme » en tant que système religieux est-il le résultat d’une construction conceptuelle à laquelle ont contribué des protagonistes autant indiens qu’européens (Stietencron, 1989). En ce sens, les ouvrages déclinant les caractéristiques des « grandes religions » nous semblent manquer leur objet : ceux-ci répliquent en effet une vision stéréotypée, qui reflète elle-même une conception élitiste et euro- et/ou christiano-centrée des traditions en question, sans interroger le caractère construit de ces catégories.
Cela dit, il nous faut aborder ici une controverse récente dans le champ de l’étude des religions. Plusieurs auteurs contemporains estiment qu’il n’est plus légitime d’employer le terme même de « religion » dans le cadre d’un travail académique d’histoire des religions. Le simple usage de la notion relèverait déjà d’une prise de position théologique [8] et seule la suppression du terme du vocabulaire savant pourrait résoudre le problème. Pour notre part, nous estimons qu’un changement de vocabulaire aussi radical est problématique pour au moins deux raisons : (1) une telle position ne prend pas en compte le fait que l’emploi du terme « religion » est plus ou moins problématique selon le contexte dans lequel il s’insère. D’autre part (2), on ne peut nier que les travaux sur « la religion » d’auteurs des siècles passés, quelque critiquables qu’ils fussent sur le plan scientifique, ont exercé un impact sur les pratiques culturelles elles-mêmes, y compris extra-européennes, au moins à partir du temps des grandes découvertes et de l’expansion de la mission chrétienne [9].
Comment dès lors reconnaître les faits culturels pertinents pour l’analyse ? Il y a deux manières de répondre à cette question : on peut décider de se limiter à l’étude de faits définis « à l’interne » (par les acteurs politiques ou sociaux eux-mêmes) en référence à une notion de « religion » qu’il conviendra alors de localiser et d’historiciser. Dans cette mesure, la notion ne peut concerner que des traditions occidentales jusqu’à l’avènement des grandes découvertes, puis des traditions extra-européennes en interaction avec des discours savants (missionnaires, par exemple) sur la ou les religion(s). Ce volet inclut bien sûr l’étude contemporaine des religions dans leur complexité.
La seconde réponse possible à la question du domaine d’investigation consiste à délimiter un champ comparatif au moyen d’une problématique transculturelle (le sacrifice, par exemple), avec une visée essentiellement heuristique. Cette option implique un plus grand travail d’élaboration de la part du chercheur, et conséquemment, une réflexion plus théorique. L’anthropologie culturelle et sociale pourra fournir ici de précieux modèles de réflexion.
L’autre objet de l’histoire des religions
Dans cette perspective résolument construite, le terme de « religion » (ou toute autre catégorie apparentée) sera élaboré par l’historien des religions dans un but précis, et il sera possible d’en faire usage à propos de contextes a priori étrangers à cette catégorisation (comme la Grèce ancienne, l’Inde ancienne ou les civilisations amérindiennes). En ce sens, on pourra se référer à une définition de « religion » telle que celle proposée par Melford Spiro (2004 :96), à savoir « une institution consistant en une interaction culturellement qualifiée avec des êtres surhumains culturellement postulés » ou choisir de mettre l’accent sur d’autres éléments. Dans tous les cas, l’élaboration de l’objet permettra de dégager des processus plus généraux, tels que les logiques de pouvoir et de différenciation sociale, la relation à une tradition, ou encore le rapport à l’environnement. [10]
L’un des principaux promoteurs de cette approche est le savant américain Jonathan Z. Smith. « Il n’y a pas de données pour la religion », souligne avec provocation Smith, parce que, ajoute-t-il, « la religion est uniquement la création de l’étude du chercheur. Le chercheur la crée pour ses objectifs analytiques par des actes imaginatifs de comparaison et de généralisation » (1982 : XI). Bien qu’extrême dans son nominalisme, cette remarque insiste judicieusement sur le caractère nécessairement construit de l’approche savante.
On demandera à juste titre en quoi la catégorie « religion » peut être utile si elle ne correspond à rien de concret. À cela nous répondrons que la catégorie comporte une fonction équivalente à celle d’un outil topographique : pour nous orienter dans nos déplacements, nous dressons des représentations schématiques de l’espace, des « plans » [11]. Mais les frontières ainsi tracées sont des projections intellectuelles ; les découpages territoriaux n’ont d’existence objective que dans les cartes. Comme le fait remarquer Smith (1978) : « Map is not territory » [12]. En ce sens, la notion de « religion » n’est en fin de compte qu’un « dispositif de marquage » (Braun, 2000 : 8). Cette conception peut évidemment s’étendre à ces autres termes clés que sont « sacrifice », « mythe », « rite », « croyance », etc.
De manière complémentaire à ce que propose Smith, nous insistons sur l’importance de faire l’histoire de ces catégories avant d’en faire un emploi heuristique. « Religion » n’est en effet pas exactement une page blanche qu’il suffirait de remplir de manière judicieuse. La catégorie est lourde d’un héritage riche et complexe qu’il convient de réinterroger, et dont on ne peut s’affranchir par une simple pétition de principe. L’élaboration ad hoc de la catégorie ira donc de pair avec une réflexion de nature historiographique faisant apparaître les enjeux impliqués par un choix plutôt qu’un autre. C’est en connaissance de cause que le chercheur choisira alors de quelle manière il souhaite définir les termes, tout comme le cartographe choisira un système de représentation et une échelle. Par exemple, l’emploi des catégories de mythe et de rite permet une approche du fonctionnement social (a priori séculier) du star-system dans le monde occidental (Morin, 1984).
La comparaison historique et différentielle pour méthode
Nous avons suggéré plus haut qu’il était possible de dégager des éléments méthodologiques relativement spécifiques à l’histoire des religions. Au regard de ce que nous avons dit de l’« objet », il nous paraît que l’une des originalités des recherches en histoire des religions est que celles-ci croisent le plus souvent histoire et anthropologie. Par ce croisement, l’historien des religions maîtrisera autant les sources qui composent ses dossiers (dans leur langue originale, il va sans dire) que les logiques transculturelles qui constituent ses clés d’analyse. Puisant à l’expertise anthropologique relative à l’étude du regard ethnographique lui-même, il sera rompu à la distinction de discours « émiques » et « étiques » [13], à l’examen de processus transculturels (logiques sociales, etc.), et aux biais à l’œuvre au sein de certaines catégories [14]. Pour la mise en œuvre d’un tel programme, la démarche comparative est tout indiquée, et il y a sur ce point une affinité méthodologique forte entre l’histoire des religions telle que nous la concevons et l’anthropologie culturelle et sociale. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous préférons l’appellation d’histoire comparée des religions à celles de « science des religions », de « science religieuse » ou encore d’« étude des religions » : le terme d’« histoire comparée » suggère en effet le recours conjoint aux sciences historiques et à l’anthropologie. Nous devons donc nous arrêter un instant sur la question classique de la comparaison, afin d’en dégager les enjeux majeurs.
Dans le contexte de l’histoire des religions, l’un des plus ardents défenseurs de la comparaison fut Mircea Eliade, qui, à la manière de la phénoménologie religieuse du 20e siècle, fit usage d’une comparaison typologique et essentialiste tournée vers la saisie d’universaux. Il s’agit là du postulat de base de son ouvrage Traité d’histoire des religions (1949) — et préfacé par un autre grand comparatiste : Georges Dumézil — dans lequel Eliade établit une morphologie du sacré en classant des phénomènes religieux issus des contextes les plus divers sous des catégories générales [15]. Cette approche est aujourd’hui vivement critiquée pour plusieurs raisons. En détachant ses exemples de leurs contextes socio-historiques (et discursifs) respectifs, il en a radicalement altéré la signification [16]. On conteste également le caractère ontologique des catégories identifiées au sein de contextes variés. Eliade souscrit à un postulat théologique de l’existence d’une force éminemment supérieure et transhistorique modelant la sensibilité et le comportement religieux d’un homo religiosus. L’exemple d’Eliade constitue cependant une mise en garde utile contre des emplois excessifs de la comparaison. En tant que telle, celle-ci conserve en effet son intérêt, pour autant qu’elle soit mise en œuvre avec quelques précautions et à des fins précises.
En premier lieu, la comparaison permet de déceler dans un ensemble de faits culturels (religieux ou non) les éléments qui ont été empruntés à une autre culture au contact de celle-ci. On parlera dans ce cas de comparaison à visée généalogique [17]. Ici la démarche comparative permet de mettre le doigt sur les influences réciproques qui résultent des échanges que les cultures nourrissent entre elles. Ainsi l’étude comparée des épopées grecques et sémitiques a révélé que l’Iliade et l’Odyssée contiennent plusieurs passages dérivés de modèles proches-orientaux (Burkert, 1992). Un autre exemple est celui des mouvements millénaristes de la fin du Moyen-âge, dont l’étude comparée sur l’aire eurasiatique permet d’expliquer des éléments du développement subséquent des cultures concernées [18]. Ce type de comparaison a l’avantage de mettre en évidence le caractère éminemment syncrétique de toute production culturelle.
On distingue usuellement cette comparaison travaillant sur les interactions culturelles de la comparaison « analogique » qui met en relation des éléments culturels qui ne sont pas historiquement reliés (Smith, 1990 : 36–53). Ce second type de comparaison peut remplir plusieurs fonctions, adéquatement décrites par Philippe Borgeaud (1986) dans un article classique sur le comparatisme [19]. Celle-ci peut viser un objectif heuristique, « dans le sens [que la comparaison] vise à contourner une difficulté momentanément insurmontable du point de vue de l’analyse interne de tel ou tel corpus » (Borgeaud, 1986 : 68). Dans ce cas, on s’efforce d’expliquer la fonction problématique d’un élément interne à un ensemble de faits en le comparant à un élément similaire pris dans un autre contexte, au sein duquel son rôle systémique est plus intelligible. Le détour par une autre tradition permettra au chercheur de trouver des solutions aux problèmes de détail qu’il rencontre dans l’étude de sa tradition de spécialisation. C’est la démarche que suit John Scheid (2007 : 54-55) quand il propose un détour par le rituel védique pour éclairer la question du fonctionnement des rituels à Rome, ou Catherine Hezser (1997 : 324-327) qui éclaire la structure sociale du mouvement rabbinique dans la Palestine du début de notre ère par une comparaison avec les institutions des sociétés Kalinga et Tausūg d’Asie du Sud-est.
La comparaison analogique peut également remplir une fonction « ethnographique ». Elle servira alors d’« instrument d’éloignement », afin de combattre l’ethnocentrisme [20]. L’avantage prépondérant de cet exercice d’éloignement consiste à « aiguiser le regard » (Borgeaud, 1986 : 69). Après s’être aventuré dans un autre contexte culturel, on retournera à l’étude de son domaine de spécialisation enrichi de nouvelles perspectives ; on sera amené ainsi à considérer son objet sous l’angle d’une problématique renouvelée.
La comparaison peut enfin comporter une fonction « herméneutique ». Borgeaud la présente ainsi : « Se situant au niveau de l’interprétation globale, elle n’a pas d’abord pour but d’expliquer tel ou tel détail incompris d’un corpus donné. Elle intervient quand le corpus déjà organisé, déjà compris, est mis en présence d’autres corpus eux aussi constitués, dans un rapport mutuel d’entités qui pourraient se suffire à elles-mêmes, mais auxquelles leur confrontation ajoute du relief. » (1986 : 69) Par une perspective croisée, la comparaison enrichit ainsi le regard porté sur des corpus déjà constitués. [21]
Dans l’ensemble de ces cas, la comparaison a pour conséquence de déranger des historiographies à visée particulariste, défendant par exemple la « pureté » d’une tradition [22]. C’est précisément l’objectif principal que Marcel Detienne assigne à la comparaison, qui plaide pour un comparatisme à large spectre : « Le comparatisme constructif dont j’entends défendre le projet et les procédures doit d’abord se donner comme champ d’exercice et d’expérimentation l’ensemble des représentations culturelles entre les sociétés du passé, les plus distantes comme les plus proches, et les groupes humains vivants observés sur la planète, hier ou aujourd’hui » (Detienne, 2000 : 42-43). Quelle procédure Detienne propose-t-il pour cet exercice de comparaison ? Pour « amorcer » le travail de la comparaison, il faut, dit-il, choisir « une porte d’entrée en forme de catégorie », qui présente un assez grand caractère de généralité, sans être excessivement commune, pour éviter de rester tributaire d’une culture en particulier (Detienne, 2000 : 44-45).
La comparaison ne vise ainsi pas à mettre en évidence ce qu’il y a de pareil ou d’identique entre les cultures [23]. La démarche est inverse : comparer les cultures les plus éloignées les unes des autres permet d’identifier ce qu’il y a de spécifique dans chacune d’entre elles. L’incomparable de chaque culture « surgit » alors au cours travail de comparaison dans un éclair de « violence heuristique » (Detienne, 2000 : 45) [24], c’est-à-dire que les particularités d’une culture apparaissent de manière éclatante lorsqu’on la confronte à l’altérité d’un système culturel étranger. Précisons toutefois qu’aucune culture ne saurait être considérée en soi comme « unique » ou véritablement « incomparable » : ce qui peut sembler un trait propre dans tel ou tel exercice de comparaison peut se révéler un point commun dans tel autre. Pour combattre l’essentialisation des catégories, la comparaison se doit de mettre en évidence les différences, et non de rechercher la saisie de l’unique ou du semblable (Smith, 1990 :42) [25].
S’il est important d’insister sur la visée différentielle de la comparaison, il est tout aussi crucial de problématiser la nature des éléments comparés. La plupart du temps en effet, on ne compare pas des phénomènes entre eux, mais des discours qui impliquent la prise en compte autant des contextes respectifs des « auteurs » ou « locuteurs » que ceux de leurs multiples récipiendaires. La réalisation du caractère discursif des sources complique certes le travail comparatif, mais permet de lutter contre les extrapolations hâtives d’un élément de discours à l’ensemble d’une culture ou d’une religion [26].
En somme, et sous réserve d’un certain nombre de précautions méthodologiques, la comparaison constitue un outil méthodologique tout particulièrement important pour l’histoire des religions, dans la mesure son objet principal paraît si évidemment ethno-, euro-, et christiano-centré. S’il est clair que la comparaison « explicite » n’est qu’une option méthodologique parmi d’autres pour un historien des religions, la visée poursuivie par son entremise — à savoir se dégager de courants historiographiques qui seraient par trop orientés par des intérêts religieux ou politiques — nous semble quant à elle faire l’objet d’un large consensus parmi les chercheurs.
La communauté scientifique de l’histoire des religions : aperçu historique et distribution nationale
La communauté scientifique — la tribu académique donc — passée et présente constitue un élément important de la définition d’une discipline. Est-il possible de dessiner les contours d’une tradition et d’une communauté scientifique dans le cas de l’étude des religions ? Il est très certainement possible de répondre par l’affirmative à cette question. Il existe bien une longue tradition intellectuelle, et une communauté présente de chercheurs en histoire des religions.
Celles-ci ne se définissent pas nécessairement en référence à un même objet immuable. En revanche, elles s’inscrivent dans une arène discursive au sein de laquelle sont problématisées, discutées et critiquées certaines notions cardinales, comme celles de « religion », « sacrifice », « rite », « mythe », « croyance » ou « Eglise ». Ces catégories, faut-il le rappeler, ont joué et jouent toujours des rôles de première importance sur le plan social et politique, et ont servi à distinguer — souvent même hiérarchiser [2009) qui compare les (…)" id="nh2-27">27] — différents groupes socio-culturels. C’est donc d’abord autour d’un ensemble de problèmes que se trouve réunie la communauté des chercheurs en histoire des religions [28].
Esquissons à présent quelques éléments historiques des traditions nationales de l’histoire des religions, sans aborder les aspects plus actuels de ces différentes traditions, de sorte à éviter l’arbitraire qu’implique le choix de figures contemporaines représentatives. L’histoire des religions jouit cependant aujourd’hui d’une tradition bien vivante – et même en fort développement — dans tous les pays (et de nombreux autres) d’appartenance des figures historiques que nous allons mentionner.
Même si certains précurseurs avaient ouvert la voie d’une étude critique et empirique des religions [29], on peut estimer que l’histoire des religions moderne est née en 1870. Cette année-là, le philologue et orientaliste allemand Friedrich Max Müller prononça en effet à Oxford ses fameuses leçons sur la science de la religion (traduction littérale de l’appellation allemande de la discipline : la Religionswissenschaft). Il fut l’un des premiers à insister sur l’importance de la comparaison pour la constitution de la nouvelle discipline. On lui doit le célèbre mot : « Qui ne connaît qu’une seule [religion] n’en connaît aucune. » (1876 : 14) [30]. L’approche philologique de Müller, s’inscrivant dans le cadre du développement de l’orientalisme allemand, allait durablement marquer l’étude des religions. A la recherche d’une religion originelle centrée sur l’adoration de la nature, le comparatisme large de Müller s’inspirait largement de l’étude comparée du langage. C’est par une lecture adéquate des mythes au moyen des outils de la philologie qu’il s’agissait de remonter aux couches les plus anciennes de la civilisation indo-européenne — une approche évidemment éloignée de l’étude des rituels ou de la société.
C’est un paradigme différent, voire opposé, que nous voyons apparaître presque simultanément dans le contexte des universités britanniques. Nous faisons bien sûr référence à l’anthropologie évolutionniste victorienne qui, en rupture avec le modèle philologique et linguistique, pratique un comparatisme qui dispose différents ensembles civilisationnels et religieux sur une échelle diachronique. Il ne s’agit plus de partir à la recherche d’une supposée religion naturelle, mais plutôt de décrire les différentes phases de l’évolution religieuse de l’humanité. Cette approche s’est développée dans le contexte colonial britannique qui rendait nécessaire une réflexion sur la diversité religieuse et culturelle des territoires de l’empire. Les tenants de cette approche se situent plutôt du côté des « sceptiques », puisque la religion est volontiers considérée comme un stade rudimentaire appelé à être remplacé par la science (même si, bien évidemment, certains auteurs chrétiens argueront que le christianisme représente le sommet de l’évolution). On pourra notamment penser à Edward Burnett Tylor (premier titulaire de la chaire d’anthropologie d’Oxford, créée en 1896), James George Frazer (Fellow du Trinity College de Cambridge à partir de 1879) ou Jane Ellen Harrison (Lecturer à Newnham College de Cambridge dès 1898), l’une des rares femmes actives dans le champ de l’étude des religions au tournant du 20e siècle.
En partie en réaction au modèle de l’anthropologie évolutionniste, se développa un autre courant, plutôt intéressé au classement morphologique des formes religieuses qu’à leur place dans le développement de l’humanité. C’est aux Pays-Bas que cette approche émergea d’abord, avec la figure de Cornelis Petrus Tiele qui occupa une chaire d’histoire comparée des religions dès 1877 à l’Université de Leyde. Émanant d’un contexte protestant (calviniste) libéral, la tradition néerlandaise de l’étude des religions a fourni de nombreux phénoménologues de la religion, comme Pierre Daniel Chantepie de la Saussaye, Gerardus Van der Leeuw, William Brede Kristensen, Claas Jouco Bleeker et Jacques Waardenburg [31]. Ces différents auteurs ont en commun de reconnaître la présence de « formes religieuses » similaires au sein de contextes géographiquement et temporellement distincts. Dans leurs travaux, ils mettront l’accent sur les similarités entre différentes cultures, de sorte à faire apparaître ces formes religieuses. Celles-ci, estiment-ils, ne sont pas entièrement réductibles à d’autres institutions culturelles, comme l’économie ou la société, mais ont une raison d’être qui leur est propre.
En France, le protestantisme libéral exerça également une certaine influence sur le développement de l’étude des religions. La fameuse Ve section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), entièrement consacrée aux « sciences religieuses », fut ainsi fondée en 1886 à la suite de la suppression de la faculté de théologie catholique de Paris, et compta, parmi ses premiers occupants, de très nombreux savants de tendance protestante libérale – comme Louis Auguste Sabatier ou les frères Réville. C’est dans cette même perspective que fut rédigé l’un des premiers manuels d’histoire des religions, par Maurice Vernes (1887), également fondateur de la Revue de l’histoire des religions et alors directeur de la Ve section de l’EPHE.
Un autre courant, tout aussi influent pour le développement d’une étude non confessionnelle des religions, et en particulier pour l’histoire de la sociologie des religions [32], est représenté par le groupe des Durkheimiens (Emile Durkheim, Marcel Mauss, Henri Hubert, Robert Hertz notamment). Tout particulièrement intéressés à la dimension du rite, ceux-ci se sont distanciés à la fois de l’école « mythologique » de F. M. Müller, de l’évolutionnisme de E. B. Tylor et de la phénoménologie religieuse. Leur approche consistait largement en la mise en évidence de logiques socio-historiques au travers de différents contextes culturels — ainsi du fameux Essai sur le don de M. Mauss ou de l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice d’Hubert et Mauss, qui constituent des exercices de comparaison sans ambition de mettre à jour des universaux religieux. Dans le courant du 20e siècle, l’approche sociologique du religieux a connu un succès considérable dans le contexte français : en témoignent par exemple les travaux de M. Halbwachs, ou plus récemment ceux épistémologiquement divergents mais examinant similairement la fonction sociale des institutions religieuses, de Pierre Bourdieu et Danielle Hervieu-Léger.
De son côté, bien que n’ayant pas développé une perspective réellement originale, la Suisse peut se targuer d’avoir abrité dans la Faculté des lettres de l’Université de Genève « la première chaire au monde d’histoire des religions » (Borgeaud, 1999 : 72), dont le premier titulaire fut en 1874 Théophile Droz.
L’histoire des religions apparut plus tardivement en Italie. Il fallut attendre 1911 pour qu’un enseignement d’histoire des religions fût organisé à l’université : cette année-là, des cours furent donnés à Milan par Uberto Pestalozza. L’histoire des religions, en tant que science non confessionnelle privilégiant une approche historico-comparative, reçut une impulsion nouvelle grâce aux bons soins de Raffaele Pettazzoni. En 1924, après des années de résistance rencontrée du côté de l’église catholique, Pettazzoni finit par obtenir la première chaire d’histoire des religions d’Italie, à Rome en 1924. L’école de Rome fut dirigée par la suite par Angelo Brelich, Ugo Bianchi et Ernesto De Martino.
En Allemagne, l’histoire des religions (Religionswissenschaft) se libéra avec quelque peine de l’emprise de la théologie. Les premiers à s’intéresser à une étude comparée des religions furent des théologiens protestants libéraux : Rudolf Otto et Friedrich Heiler. Otto a été rendu célèbre par son ouvrage Le Sacré, qu’il publia sous le titre allemand Das Heilige en 1917. Il s’opposa énergiquement aux tendances réductionnistes d’approches sociologiques telles que celle d’un Max Weber qui se disait lui-même « religiös unmusikalisch », et s’intéressait plus aux effets socio-économiques des religions qu’à une prétendue essence religieuse. En 1927, Otto rassembla à l’Université de Marburg tous les objets religieux qu’il avait ramenés de ses nombreux voyages à l’étranger, pour en faire une collection de musée, qui est toujours ouverte au public de nos jours : c’est la Religionskundliche Sammlung de l’Université de Marburg. Heiler se fit connaître principalement par sa thèse consacrée à la prière, Das Gebet, qu’il défendit en 1917. En 1922, il occupa la première chaire d’histoire comparée des religions à la Faculté de théologie de l’Université de Marburg. Depuis, la tradition allemande s’est affranchie de la théologie. Elle s’est distinguée notamment par la valorisation d’une approche purement historique et philologique, comme dans les travaux de Burkhard Gladigow.
Aux Etats-Unis, la présence de l’histoire des religions fut assez timide dans la première moitié du XXe siècle, mais avec l’arrivée de Mircea Eliade à l’Université de Chicago en 1956 elle connut un essor grandissant. En 1957, Mircea Eliade prit la succession de l’allemand Joachim Wach à Chicago, et exerça une influence considérable jusqu’à sa mort en 1986. Wilfred Cantwell Smith développa de son côté le centre pour l’étude des « World Religions » à l’université d’Harvard, et fut l’un des premiers à questionner la validité universelle du concept de religion (Smith, 1962). Les arrêtés répétés de la cour suprême des Etats¬-Unis au sujet du caractère non-constitutionnel de l’enseignement religieux dans l’enseignement public, entre 1960 et 1963, a par ailleurs contribué à dessiner les frontières entre les études religieuses et les études sur le religieux, avec d’importantes répercussions sur l’organisation de l’étude des religions dans le monde académique américain. Dans le domaine de la sociologie de la religion, on dénombre de nombreuses contributions des savants américains, comme celle de Rodney Stark et William Sims Bainbridge qui ont développé une théorie de la religion visant à analyser les « biens religieux » dans une perspective économique (Stark et Bainbridge, 1987).
Récemment, une approche connaît un essor assez frappant : il s’agit de l’approche cognitive et socio-biologique, qui compte de nombreux représentants en Scandinavie et aux Etats-Unis [1972), (…)" id="nh2-33">33]. Ses tenants cherchent à expliquer le religieux par des facteurs cognitifs (neurobiologiques) ou environnementaux (socio-biologiques). La religion serait ainsi un produit dérivé du fonctionnement du cerveau (Pascal Boyer) ou le résultat de comportements sociaux avantageux pour la survie d’un groupe (Walter Burkert). Bien que prometteuse, cette approche nous semble pour l’heure manquer de sophistication, en raison de son présupposé néo-positiviste sur l’existence ontologique de phénomènes religieux scientifiquement analysables, et de son optimisme quant aux capacités explicatives des sciences cognitives.
Les spécialistes de l’histoire des religions ne s’organisent pas seulement à l’échelle nationale. Il faut encore mentionner l’existence de grandes organisations internationales favorisant le développement de l’histoire des religions à un niveau mondial. L’organisme faîtier de l’étude internationale des religions est l’International Association for the History of Religions (IAHR). Cette organisation fut fondée en 1950 à Amsterdam à l’occasion de la 7e édition du Congrès International pour l’Histoire des Religions, association fondée à Paris en 1900. Elle est composée des organisations nationales d’étude des religions des cinq continents, et son objectif officiel est de promouvoir la collaboration internationale entre les chercheurs faisant l’étude académique des religions [34]. Au niveau européen, il existe depuis 2001 l’Association Européenne pour l’Etude des Religions (en anglais European Association for the Study of Religion). La sociologie des religions dispose elle aussi de différentes associations aux niveaux national et international, comme l’Association française de sociologie des religions, ou l’Association for the Sociology of Religion. Il existe par ailleurs un très grand nombre d’associations nationales d’histoire des religions, non seulement en Amérique du Nord et en Europe, mais sur les cinq continents : depuis quelques années déjà, la discipline est présente en Afrique et en Asie, où elle fait preuve d’une vitalité grandissante [35]. En témoignent notamment l’existence de l’Indian Association for the Study of Religion et celle de l’African Association for the Study of Religions [36]. La Suisse possède elle aussi son organisation d’histoire des religions : il s’agit de la Schweizerische Gesellschaft für Religionswissenschaft / Société Suisse pour la Science des Religions (SGR / SSSR).
Signalons enfin que les travaux produits au sein de cette discipline paraissent dans des revues spécialisées, comme Archiv für Religionsgeschichte, History of Religions, Method and Theory in the Study of Religion, Numen, Religion, la Revue de l’histoire des religions, Zeitschrift für Religionswissenschaft (à quoi on peut ajouter l’Année sociologique, Archives de sociologie des religions, Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, Social Compass, pour ce qui relève de la sociologie des religions).
Conclusion
De toute évidence, l’histoire des religions se caractérise bien par un ensemble de pratiques savantes qui configurent un champ particulier du savoir. Elle est également représentée par une communauté de chercheurs qui s’inscrivent dans une « arène discursive » riche d’une longue et complexe tradition. L’histoire des religions est ainsi plus qu’un simple domaine de recherche interdisciplinaire, et ne se réduit pas à une simple prise de distance par rapport à la théologie.
L’histoire des religions est donc cette discipline des sciences humaines et sociales qui, d’une part, observe, décrit, classifie et interprète de façon critique et en dehors de toute préoccupation confessionnelle les faits culturels catégorisés comme religieux. Elle produit d’autre part un discours théorique dont la finalité est à la fois d’expliquer par des causes humaines des processus associés à la catégorie générique de religion, et de porter un regard critique sur ses propres outils analytiques.
Sur le plan civique et politique, enfin, à l’heure où les religions se font de plus en plus bruyantes, il semble urgent de réaffirmer la nécessité d’une approche distanciée, réflexive et critique du religieux, qui se tienne soigneusement à l’écart de toute idée d’absolu. C’est là, à notre sens, le dessein principal de l’histoire comparée des religions.