Cet ouvrage, dirigé par Marie-Luce Gélard, présente six contributions anthropologiques se proposant d’analyser les différentes représentations et constructions sociales du henné ainsi que ses usages dans des aires culturelles aussi diverses que l’Afrique musulmane, l’Europe et le Moyen Orient. L’ouvrage place le henné au rang d’objet anthropologique, et questionne ses usages et ses significations, à la fois passés et contemporains.
Sa dimension rituelle, jusqu’alors prédominante dans les études ethnographiques (mariage, rituel festif, thérapeutique) a quelque peu évincé l’omniprésence et la permanence du henné dans les sociétés maghrébines comme le rappelle Marie-Luce Gélard dès l’introduction. Les dimensions pratique, symbolique et corporelle vont tour à tour être mises en exergue et offrir des éclaircissements sur ses utilisations multiples. La diversification de ses usages ne doit pas faire oublier son association à la sphère féminine, même si les soins thérapeutiques dont il est la base concernent aussi les hommes, comme c’est le cas en Mauritanie. Là, il est synonyme de soins de beauté et d’hygiène mais il détient aussi une fonction de protection contre les forces malfaisantes, protection qui perd de sa force notamment chez les jeunes générations (les croyances traditionnelles reculent face aux discours scientifiques). Même s’il se prête à une diversité de motifs pour parer les corps et que son utilisation dépend de techniques variées, il n’est pourtant jamais un simple produit cosmétique, ses dimensions symbolique et religieuse ne peuvent être écartées.
Le henné investit à la fois le corps, la relation à l’autre par l’intermédiaire de la séduction mais aussi l’identité individuelle et même collective. Marie-Pierre Gibert interroge la persistance de son efficacité dans les communautés yéménites d’Israël, notamment à travers les séances de mariage et particulièrement les séquences de danse. Le « corps paré » (p. 32) au henné témoigne à la fois d’une pratique de marquage corporelle, une parure destinée à orner le corps, mais témoigne aussi de « l’appartenance à un groupe identitaire, la construction d’un Israélien d’origine yéménite » (p. 50). Ainsi, il participe à la construction de « vrais » yéménites.
Dans l’article très instructif et documenté de Aïda Kanafari-Zahar sur l’usage féminin du henné aux Émirats Arabes Unis (p. 53), l’auteur nous entraîne dans le paradis des odeurs, de la séduction et de la beauté, directement liée à la notion de pureté. Il joue ici le rôle d’un marqueur social, entre couleur et odeur, c’est une « gratification visuelle associée à ses vertus protectrices et adoucissantes » (p. 57). Si les compositions parfumées constituent une « caractéristique de la culture olfactive des émirats » (p. 59), le henné entre également dans un jeu de pouvoir, entre l’intime et la sphère sociale, notamment à travers les démonstrations d’élégance entre femmes, exacerbées au moment du mariage. Ce « parfumage social » (p. 62) témoigne de l’importance de la démarche esthétique accompagnée de considérations religieuses.
Connu pour parer le corps des humains, l’on sait moins que le henné pare également celui de certains animaux dans le monde musulman, mais pas n’importe lesquels, seulement ceux proches de l’homme. Françoise Aubaille-Sallenave, à travers une réflexion sur le rapport hommes-animaux, insiste sur ses caractéristiques thérapeutiques, prophylactiques, sociales, religieuses et protectrices qui protègent à la fois la peau des hommes et des animaux (p. 73).
À travers le rituel d’Isgar pratiqué par les femmes célibataires de la tribu des Aït Khebbach dans le sud marocain, Marie-Luce Gélard nous fait part de son utilisation dans ce cadre rituel où il est singulièrement mélangé avec des os d’animaux pour expulser le mal, repousser le mauvais œil et les génies. Rite expiatoire et propitiatoire, le rituel d’Isgar signifie également l’appartenance à la communauté musulmane, affirmée au travers du sacrifice, et en même temps, l’appartenance à la tribu « par le biais du symbole et rituel des os du sacrifice parés de henné aux vertus protectrices et purificatrices » (p. 93).
Mais qu’en est-il de la vogue du henné en France à l’heure de l’engouement pour les massages orientaux et la danse orientale ? Tatouages temporaires, masques, teintures des cheveux, composants cosmétiques, on le retrouve en France sous des formes variées : en poudre, en pâte ou en barres prédécoupées. Consommateurs, publicitaires et professionnels du tourisme réinventent sans cesse ses usages traditionnels en vantant ses mérites. Loin des usages ritualisés, il est devenu un produit de consommation “tendance”, exotique, naturel et qui gagne aussi des parts de marché grâce à son « ancestralité » (p. 120). Maud Nicolas-Daniel détaille son acclimatation dans notre société en passant par les représentations et les constructions de la « femme orientale », de l’exotisme, du sacré, de la purification et la demande d’un corps naturel (p. 107). Sans cesse attribué au seul Maroc, il ne concerne chez nous que les femmes, son usage par la gente masculine est complètement absent. Un produit lointain, aux multiples vertus, dont les utilisations et les significations sont radicalement transformées ; il confirme la mondialisation culturelle et marchande (comme les danses ou la restauration) vidé de son contexte traditionnel, témoignant d’une altérité rassurante sans le contact concret avec l’étranger (p. 120).
Malgré ses contributions de qualité, il manque à l’ouvrage une contextualisation des approches et des aires géographiques dans une vision comparatiste. Les articles, simplement juxtaposés, rendent parfois la cohérence de l’ouvrage difficile. On regrette également des illustrations photographiques qui auraient pu enrichir les contributions. Ce collectif offre néanmoins une somme d’informations et de connaissances à toutes celles et ceux qui s’intéressent aux usages et aux techniques du corps ainsi qu’à la culture matérielle à travers un produit d’usage banalisé en France.