Enquêter sur la fonction publique d’État. Une approche photosociologique des lieux de travail de l’administration

Résumé

Cet article rend compte d’une recherche sur l’administration départementale d’État, menée selon une méthode d’investigation associant observation, photographie et recueil de données sociologiques par entretiens. Le récit de cette enquête originale dans les locaux des services de l’ex-direction départementale de l’équipement (DDE) du Rhône est l’occasion d’une réflexion sur l’utilisation de la photographie dans le cadre d’une démarche de type ethnographique. L’article questionne notamment la façon dont cette association façonne le regard de l’observateur sur son objet d’étude. Incidemment, l’article s’intéresse au milieu enquêté, plus précisément au travail des fonctionnaires sur leurs lieux de production, aux activités qu’ils accomplissent quotidiennement et aux changements qu’ils doivent affronter dans le cadre des réformes de modernisation engagées depuis une dizaine d’années.

Abstract

This article proposes an analysis of the Departmental Public Works and Country Planning Directorate (Direction départementale de l’Equipement) based on a combination of observation, systematic photography and interviewing. In particular, it argues for the advantages of a photo-based approach as a method of workplace observation that involves employees in the on-going research process. As a complementary research tool, interviews provide information about the long history of this civil service administration, in which for the last ten years reforms inspired by new public management theories have been changing its tasks and the meaning that employees attribute to their work. The interactions between the photos and the interviews not only make the research more complete but also make visible the kinds of changes put in place through these reforms.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Dans les collaborations entre photographe et chercheur en sciences sociales, le premier se met souvent au service du second et de son enquête (Piette, 1992 ; Maresca, 2007). L’approche présentée ici est sensiblement différente dans la mesure où le photographe ne vient pas en appui du sociologue ou de l’ethnologue, mais prend lui-même l’initiative de l’investigation ethnographique [1]. C’est lui qui établit le contact avec le terrain, négocie les accès et s’immerge pendant plusieurs semaines dans les services de la direction départementale de l’équipement (DDE) du Rhône avec le projet de faire des images des espaces de travail, des locaux et des bâtiments de cette administration peu connue du grand public.

Assez peu formalisée au départ, l’investigation débute par l’exploration du dédale administratif et se précise à mesure que le photographe, assisté des deux chercheurs qui collaborent avec lui [2], découvre les espaces qui le composent et les agents qui le peuplent. Cette entrée par les lieux incite le photographe à solliciter des entretiens afin de mieux comprendre comment s’agencent les espaces de travail qu’il met en images et les activités qui s’y déploient. L’investigation photographique des lieux de l’État conduit alors au recueil de données sociologiques auprès de quelques-uns des occupants [3], tandis que l’association des deux démarches offre un point de vue original sur l’administration et les transformations qu’elle subit à ce moment-là. Car dans le temps de l’enquête, l’actualité de la fonction publique d’État est marquée par l’exécution de plusieurs réformes structurelles, qui précipitent des fusions de services, des transferts de compétence, voire la disparition de certains secteurs d’activité dont les administrations concernées avaient la charge depuis longtemps. Au moment de la restitution, la question se pose donc de savoir comment jouer des regards photographiques et sociologiques pour rendre compte de cette actualité et de la façon dont elle affecte les agents directement concernés. Dans quelle mesure l’investigation photosociologique de la DDE du Rhône nous informe-t-elle des changements à l’œuvre dans l’administration ?

Pour répondre à cette question, nous proposons de retracer les différentes phases de cette immersion au cœur de l’administration, afin d’expliciter les apports de la photographie à l’observation du service étudié et la façon dont elle a participé à la construction de l’objet de recherche.
Dans un premier temps, nous montrerons que la prise d’images in situ a rendu possible, ou tout du moins facilité, l’immersion dans des entités administratives et des environnements de travail difficilement accessibles aux chercheurs en sciences sociales et surtout, peu propices aux démarches ethnographiques. Dans le cas d’espèce, la photographie légitime l’observation dans la durée et justifie les déambulations dans le dédale administratif en s’affranchissant des logiques organisationnelles. En tant que pratique commune partagée par les agents, elle favorise les rencontres et les échanges, à l’occasion des prises de vue et de la présentation des premiers clichés. Elle permet enfin de libérer la parole des personnels, quels que soient leur statut et leur position, en créant un rapport d’égalité avec le photographe [4].

Dans un deuxième temps, l’investigation photographique, en faisant apparaître l’administration comme un ensemble d’espaces diversement investis, conduit l’observateur à s’intéresser aux formes d’appropriation des postes de travail et d’attachement aux métiers de l’équipement. La présentation de ces images d’inventaire est souvent l’occasion d’accéder en retour à l’histoire longue du service et d’identifier les événements qui ont construit l’appartenance professionnelle des personnels à la famille « équipement », sous la forme de récits teintés d’une certaine nostalgie certes, mais néanmoins révélateurs d’une mise en perspective diachronique essentielle pour comprendre les évolutions du présent.

Enfin, dans un troisième temps, nous verrons comment la photographie peut aider à saisir et qualifier les changements à l’œuvre. Ce dernier apport vient de ce que la réforme se manifeste aussi dans l’espace et les agencements matériels, du fait notamment des déménagements liés aux fusions et réorganisations de services. Les images des anciens bureaux désaffectés, des cartons déplacés et des nouveaux postes de travail en cours d’aménagement incitent les enquêtés à constituer l’événement et à se saisir de cette actualité quand les mots et les récits peinent à qualifier ce qui est en train d’advenir, quand la mise en cause de la stabilité du quotidien bouscule également la démarche ethnographique attentive aux routines et à l’ordinaire.

En soulignant chaque fois ce que la photographie révèle du terrain et ce qu’elle y provoque, l’enquête photosociologique conduite à la DDE du Rhône met en évidence, d’un point de vue méthodologique, les différents rôles de la photographie, tour à tour mode d’enquête, technique de description du réel et support réflexif pour les personnels de l’équipement confrontés à une remise en cause de leurs missions et de leurs identités professionnelles.

La photographie passeport pour pénétrer les services de l’État

L’enquête s’engage à l’automne 2009 par une série de rencontres informelles avec quelques représentants syndicaux de la DDE du Rhône [5]. La démarche, qui suppose d’investir durablement les locaux de la DDE, commande en effet d’obtenir un accord préalable de la hiérarchie. Fin 2009, la recherche est présentée au directeur départemental de l’équipement du Rhône [6] au nom de l’intérêt manifesté pour la valeur patrimoniale des deux bâtiments (l’immeuble historique des Ponts et Chaussées et la cité administrative moderne [7]). La mission photographique commanditée par la DATAR dans les années 1980 (Latarjet, Hers, 1989) est également mentionnée, afin d’inscrire la démarche dans des attentes institutionnelles légitimes vis-à-vis de la photographie comme mode d’enquête. Un accord est donc possible qui s’établit dans les termes suivants : constituer, par la « mise en image » des bâtiments de la DDE et la « mise en récit » de la carrière de certains agents, une mémoire des services de l’équipement dans le Rhône juste avant qu’ils ne disparaissent en fusionnant avec l’administration de l’agriculture pour former les directions départementales des territoires (DDT) [8]. Les conditions de l’enquête reposent également sur la proximité des deux chercheurs avec le terrain et la conduite des entretiens par l’un d’entre eux [9].

Bien que nécessaires pour pénétrer l’univers de la DDE, ces éléments ne suffisent pas à lever les doutes et les inquiétudes d’une partie du personnel qui s’étonne de l’apparition soudaine d’un photographe dans son environnement de travail. Certains interprètent sa présence comme une volonté des organisations syndicales de dénoncer les mauvaises conditions de travail par la mise en forme d’un regard dépréciateur sur les locaux. D’autres voient dans cette intrusion une commande de la direction liée à un quelconque inventaire mobilier ou à la mise en place d’un nouveau support de management. Dans tous les cas, les agents rencontrés lors de cette phase d’approche se montrent méfiants : nombreux sont ceux qui demandent à voir le laissez-passer du directeur, tandis qu’une partie non négligeable joue clairement l’évitement.

« Les premiers pas dans les lieux de l’État sont difficiles. Les personnes abordées dans les couloirs de la DDE sont toujours un peu étonnées de me trouver sur leur chemin et plutôt réticentes à l’idée d’engager une discussion. Elles s’inquiètent de la présence de l’appareil, commencent souvent par refuser d’être prises en photo. Je dois les rassurer : il n’y a pas d’obligation. Viennent ensuite les questions, toujours les mêmes :

- Pour qui faites-vous des photos ?

- Pour moi.

- Dans quels buts ?

- Celui de décrire les changements au sein de l’administration d’État à l’heure des réformes.

Je remarque que la réforme de l’État est un sujet qui retient l’attention des personnels que je croise. Beaucoup se sentent concernés et pensent avoir des choses à dire. Ils apprécient mon intérêt pour ces réorganisations et la façon dont elles impactent la fonction publique d’État. Certains se montrent plus curieux et s’interrogent sur la façon d’en rendre compte par le biais de la photographie. Une discussion peut alors s’engager qui permet souvent de poser les bases d’une relation plus durable. »

(notes de prise de vue, janvier 2010).

Après plusieurs jours d’immersion continue, la présence de l’objectif se banalise et le projet commence à être accepté. Les contacts se font plus faciles, les langues se délient et les portes des bureaux s’ouvrent. Le photographe n’est plus systématiquement cantonné aux couloirs et aux lieux collectifs. Il est davantage invité à partager l’espace plus intime du bureau. Il est aussi autorisé à poser son appareil et à faire des clichés. Une première série d’images est ainsi constituée, qui permet un premier constat empirique : si la plupart des agents accepte de laisser photographier leurs lieux de travail, c’est le plus souvent sans eux. Les chaises et fauteuils, abandonnés précipitamment quelques instants avant le déclic de l’appareil, signifient pourtant la présence de leur occupant, conférant à ces photographies une tension dramatique liée à cette absence rendue quasi visible.

Significatives d’un terrain qui se dérobe ou qui résiste à la volonté du photographe de faire corps avec son objet, ces images attestent également des difficultés rencontrées pour établir une relation de confiance avec les personnels occupants des lieux. Dans cette première phase d’enquête, le photographe passe donc l’essentiel de son temps au contact des quelques personnes qui se montrent plus accessibles et plus disponibles que les autres. Ce sont ces informateurs privilégiés qui, peu à peu, l’invitent à parcourir les locaux de long en large et à rencontrer d’autres agents, membres de leurs réseaux d’interconnaissance. Le photographe est ainsi autorisé (et incité) à explorer les bâtiments de la DDE et à passer en revue tous les types d’espace, les espaces individuels comme les espaces collectifs, les espaces de prestige comme les espaces de relégation. De cette manière, il entre en contact avec tous les agents de la DDE, à la faveur des rencontres provoquées par la visite des lieux, mais sans distinction de statut ou de fonction.

Dans les sous-sols de l’immeuble de la rue Moncey, au fond d’un couloir mal éclairé, il découvre ainsi qu’un agent dispose d’un atelier parfaitement équipé pour effectuer quelques travaux ponctuels de menuiserie et toutes sortes de tâches subalternes qu’il est le seul à pouvoir accomplir (manutention, rangement, nettoyage du parking, etc.) : « Je suis devenu une sorte d’homme à tout faire. Mais un homme qui fait tout mal. Tout et mal, parce qu’on n’a pas les moyens. On fait de la bricole. On n’a pas l’argent. Et puis tout est devenu trop compliqué ». Quantité d’agents effectuent ainsi des tâches et des missions peu visibles du reste de l’organisation et en général peu reconnues d’une grande partie du personnel. C’est le cas du documentaliste que tout le monde connaît, mais que personne ne sait précisément localiser, des informaticiens qui « travaillent dans l’ombre » ou des standardistes qui répondent au téléphone toute la journée, recluses dans leur bureau de la rue Moncey.

Dans le contexte particulier de la DDE du Rhône, la photographie est donc ce passeport qui permet d’atteindre les agents évoluant aux marges de l’organisation et, par leur intermédiaire, de recueillir de précieux témoignages sur les évolutions les plus récentes du travail administratif. Car ces personnels de l’ombre comptent parmi les catégories de fonctionnaires les plus durement touchées par les réformes en cours. Ainsi cet agent d’accueil qui nous explique qu’il y a peu de temps encore l’intérêt de son travail résidait dans la médiation avec le public :

« Toutes les personnes qui s’égaraient en dehors des heures de permanence étaient canalisées par nous, on les recevait, on leur donnait la documentation, on leur expliquait les dossiers et comment les remplir. Ce qu’on avait aussi, c’était les imprimés de permis de construire, de certificat d’urbanisme, de lotissement, d’intentions d’aliénés. On avait beaucoup d’imprimés qu’on donnait gratuitement. C’était intéressant. On fournissait toutes sortes d’explications aux pétitionnaires, il fallait leur indiquer la marche à suivre pour se sortir du labyrinthe des procédures administratives, leur montrer comment remplir les multiples imprimés, leur donner des conseils sur la manière de s’y prendre pour présenter les projets dans les règles ».

Un agent d’accueil, catégorie C

De son côté, le photographe-vidéaste de l’ancienne DDE est chargé d’élaborer les documents de communication, notamment la rétrospective de fin d’année qui valorise les temps forts et les réalisations des services. Il témoigne aujourd’hui de la difficulté à rendre visible l’activité d’une administration cantonnée aux tâches les plus administratives après avoir été dépossédée des grands projets d’équipement et d’infrastructure historiquement fondateurs [10] :

« C’est vrai qu’actuellement, j’aurais à montrer des images, ça serait… (rire) … il faudrait être très bon scénariste ou filmer vraiment les choses de manière parfaite pour intéresser les gens. Avant, la communication de la DDE c’était simple : on avait des choses à montrer, on pouvait faire des images parlantes. De la voirie, du chantier, de l’exploitation, de la route et tout ça. Tout ce qu’on a perdu en définitive. Bon aujourd’hui, c’est moins… alors si, encore un peu sur l’habitat, avec les démolitions. C’est vrai que c’est spectaculaire. Mais bon maintenant, on peut montrer quoi d’autre ? Les inspecteurs du permis de conduire ? Bon, à la limite, on peut le faire une fois. Les plans de prévention des risques inondations ? Bon c’est vrai qu’on peut montrer des images de crues, des réunions de concertation. Mais bon ça va être réunion, réunion, réunion... Ça va être rébarbatif ».

Un agent du service communication, catégorie B

De fait, nombreux sont les agents qui évoquent plus volontiers leur ancien poste quand il est en lien avec les missions concrètes et visibles de l’entretien routier [11] que leur activité actuelle, qu’ils estiment plus bureaucratique et d’une certaine manière, moins valorisante :

« C’est-à-dire que les gens, les automobilistes, ne téléphonaient jamais pour dire : « Il y a de l’herbe, on n’y voit pas dans les virages ». C’était nickel ! Là, on faisait un travail qui était intéressant. Parce ce que ça faisait quand même chaud au cœur quand les automobilistes s’arrêtaient pour nous dire : « Ah, c’est bien votre secteur, c’est dégagé, les routes sont propres, c’est nettoyé ». Ça te fait quand même plaisir. Tu ne gagnes pas plus qu’ailleurs, mais quand on te dit que tu as bien bossé, ça donne envie ».

Un agent du service logistique, catégorie C

La focale sociologique et l’objectif photographique jouent ici un duo complémentaire pour restituer les évolutions récentes à partir d’une observation fine des lieux et la collecte des parcours professionnels. Cette mémoire visuelle et narrative se distingue de l’histoire de l’administration telle que l’on peut la reconstituer à travers les archives et les textes officiels. Elle ne vise pas tant l’exactitude et la précision historique mais problématise les manières indigènes de se rendre visible et d’exister en tant que fonctionnaire, tant dans les lieux de travail que dans le récit proposé à un enquêteur extérieur.

La photographie inventaire pour saisir l’attachement au travail et à l’administration

La proximité qui s’établit par le truchement de la photographie avec une partie du personnel permet finalement de décrocher le droit d’accéder aux lieux du travail, notamment les bureaux, et de faire de nouvelles images pour saisir la façon dont chacun investit et modèle son espace de travail.

Outre l’architecture des lieux (qui se distingue très nettement d’un bâtiment à l’autre), les clichés de ces bureaux montrent surtout les signes de leur appropriation par les occupants. La présence au travail se lit ici dans l’articulation des aménagements fonctionnels liés aux tâches administratives (le bureau, l’ordinateur, l’imprimante, les piles de dossiers, etc.) avec des installations plus personnelles qui conduisent à la mise en scène et à la valorisation d’objets associés au travail (cartes, plans, pense-bêtes, organigrammes du service, etc.) comme à la vie privée et/ou à la biographie (souvenirs de vacances, photos des enfants, plantes vertes, évocations d’engagements militants, etc.). Ces agencements de signes et d’objets fonctionnent comme une frontière qui marque et délimite la présence personnelle dans l’espace de travail [12].

Suivant une logique d’inventaire, la constitution d’une telle série photographique rend compte de la singularité des stratégies d’appropriation individuelle. Elle témoigne également de l’attachement des fonctionnaires aux lieux qu’ils occupent. Par le jeu des juxtapositions, qui renforce la lisibilité de chaque image en conférant à l’ensemble un « degré de généralisation implicite [13] » relatif à l’appropriation du lieu de travail, la série conduit inévitablement à s’interroger sur les façons de penser son travail et de s’y investir. Une ingénieure fait explicitement le lien :

« On a un bâtiment qui a une certaine classe, qui a été bâti dans les années d’après-guerre, à la grande époque des DDE. Et donc du coup, on a des salles de réunion qui se tiennent quoi ! Qui ont de la gueule. Un bureau du directeur qui se tient aussi. Et à des moments, quand on est en situation de représentation, on a des lieux qui… on a des locaux qui s’y prêtent. »

Un agent du service aménagement, catégorie A

Au-delà des bureaux, les éléments qui composent matériellement et architecturalement l’univers administratif sont riches de significations qui renvoient à l’histoire de l’institution.

Parce qu’ils valorisent certains détails ou signalent des partis pris d’aménagement, ces clichés ont le pouvoir de faire émerger des récits donnant à voir le sens et la valeur que les personnels accordent aux lieux et aux objets emblématiques de leur environnement de travail. C’est le cas par exemple de cette table à dessin, sur laquelle des générations d’agents ont tracé des plans d’ouvrages d’art et d’emprises routières, qui fonctionne pour beaucoup comme une évocation nostalgique des missions passées de la DDE, aujourd’hui disparues après plusieurs vagues de décentralisation (Duran, 2001). De la même manière, l’escalier central du bâtiment de la rue Moncey et le bureau du directeur situé dans son prolongement déclenchent des souvenirs qui montrent que ces symboles de pouvoir et d’autorité continuent d’inspirer respect et humilité à bon nombre d’agents. Il en va de même des images de la plaque commémorative et de la salle de réunion Portafaix qui, chacune à leur manière, rappellent les temps héroïques des ingénieurs des Ponts et Chaussées et par leur entremise, la grandeur de l’équipement, cette administration qui au sortir de la seconde guerre mondiale a reconstruit et équipé la France (Billon, 2004).

Les photographies invitent les enquêtés à commenter ce qu’ils voient et donc, à mettre en récit des anecdotes et des souvenirs qui forment une histoire singulière des lieux et à travers elle, de l’administration. Telle que nous l’avons reconstituée, cette histoire s’apparente à une sorte de « grand récit », qui n’a certainement pas beaucoup de valeur historiographique, mais qui a le pouvoir de fédérer la plupart des agents que nous avons rencontrés et interrogés. Il y est question des faits marquants et des heures de gloire de la DDE, de ses « grandes réalisations » et de toutes les traditions d’une administration ayant longtemps marqué de son monopole le territoire local. Il y est aussi question des principes dans lesquels se reconnaissent la plupart des agents, comme le service rendu, la poursuite de l’intérêt général, le désintéressement, la neutralité, la compétence technique, le travail bien fait, l’esprit d’équipe, etc. Ces différents principes, qui contribuent à former ce que certains continuent d’appeler « l’esprit équipement », ressortent également des récits de carrière que nous avons consignés tout au long de l’enquête. Cet agent par exemple, désormais proche de la retraite, évoque son ancien métier de dessinateur en insistant beaucoup sur la passion qui lui inspirait ce travail, pourtant peu valorisé à l’époque :

« J’étais passionné de mon boulot. À l’époque, je faisais surtout du dessin d’ouvrages d’art. J’ai fait aussi un peu de tracés routiers, mais je m’occupais surtout du volet ouvrage d’art. (…) Il y avait un architecte qui bossait pour nous, qui nous donnait les volumes, les formes, le style. Pour chaque ouvrage. Ensuite, je travaillais avec l’ingénieur chargé des calculs. Je bossais avec lui sur les dimensionnements. Il y a des choses que je faisais et d’autres que lui faisait. Puis après, je dessinais tous les plans des ouvrages : plans de coffrage, etc. Parfois, je faisais aussi de la surveillance de chantier. Comme je connaissais bien, que j’avais fait les plans, il m’arrivait de remplacer des surveillants de chantier. J’adorais ça ».

Un agent du service habitat, catégorie B

Sur un autre registre, un agent administratif de catégorie C, chargé des procédures d’urbanisme, explicite son rapport au règlement et, ce faisant, la conception qu’elle se fait de son rôle de fonctionnaire, à la fois juste et désintéressé, garant de la loi et respectueux du service rendu :

« Je me suis toujours calée sur un règlement. Je n’ai jamais bavardé avec les gens sur des points de règlement. C’est là où il faut faire attention. Quand on est face à une personne, on ne sait pas à qui on s’adresse et on ne peut pas se permettre d’être hors règlement. Moi, je m’appuie toujours sur le règlement, je fais une photocopie pour la personne et je n’interprète surtout pas. À la limite, on l’explique, mais vraiment au premier degré, pour qu’il n’y ait pas subjectivité de la réponse. Il faut rester très professionnel parce qu’on est là pour représenter l’État et pas pour rentrer dans les bavardages. C’est quelque chose qu’il faut vraiment garder en mémoire : ne jamais rentrer dans le jeu des personnes qui s’adressent à vous. Parce que c’est très dangereux. On ne sait jamais à qui on a affaire. Et puis ce n’est pas notre rôle ».

Un agent du service urbanisme, catégorie C

Un agent administratif de catégorie B, qui a fait l’ensemble de sa carrière à la DDE du Rhône, revient également sur le sens de son travail :

« Depuis que je suis à la DDE, j’ai toujours eu ce sentiment d’utilité. J’ai besoin de me sentir utile. Et je crois que c’est tout à fait le rôle d’un fonctionnaire que d’être utile à quelque chose. Je crois que c’est ça d’être fonctionnaire, en fait. Se dire qu’on est utile. Même si c’est tourné vers nos collègues ».

Un agent chargé d’action sociale, catégorie B

Les témoignages de ces agents positionnés aux différents niveaux hiérarchiques montrent bien que l’attachement au travail n’est pas l’apanage des personnels dirigeants (catégorie A), en charge des tâches réputées les plus nobles. Cette caractéristique n’est pas non plus réservée aux agents en prise avec les domaines d’intervention les mieux valorisés (les « cœurs de métiers » pour reprendre le langage indigène). Dans son travail pionnier sur l’équipement, Jean-Claude Thoenig signalait déjà que la force de ce ministère technique réside dans sa capacité à satisfaire, mieux que d’autres institutions économiques ou administratives, les aspirations et les valeurs de ses agents (Thoenig, 1987 : 281). Aujourd’hui, le constat vaut toujours. On l’a vu dans les exemples donnés, être fonctionnaire de l’équipement, c’est s’intégrer « utilement » dans un ensemble de compétences techniques, héritées de la « grande » histoire de ce ministère. Comme le dit très bien Danièle Linhart dans l’introduction d’un travail collectif sur la modernisation de la fonction publique d’État, « les fonctionnaires de la DDE ont la conscience d’un service rendu à la collectivité via une parfaite maîtrise et mise en œuvre des métiers de l’équipement, d’un fonctionnement efficace d’équipes de travail soudées et la direction réactive de cadres de très hauts niveaux, émanant d’écoles prestigieuses fondées sur l’excellence technique. » (Linhart, 2006 : 19). Tel qu’il nous est présenté par les agents de la DDE, l’« esprit équipement » pourrait presque s’appréhender comme une « morale professionnelle », c’est-à-dire un rapport au pouvoir, à l’argent et au temps qui vise à bien distinguer les valeurs du travail administratif de celles qui prévalent ailleurs, dans la sphère marchande et la sphère politique notamment.

Dans le temps de l’enquête, la photographie n’est donc pas seulement un passeport pour les espaces de travail les plus difficilement accessibles et les agents les plus exposés aux réformes. Elle permet aussi de repérer que l’attachement à l’institution passe par les lieux et que pour beaucoup, l’appropriation de l’espace définit la façon d’être au travail et, plus largement, l’appartenance à la « famille équipement ». Le recours à la photographie conduit donc l’enquêteur à s’intéresser aux aspects mémoriels du travail qui fondent les identités professionnelles des agents de la DDE du Rhône. Le lien peut alors être fait avec les entretiens qui montrent plus précisément que si le socle identitaire auquel les agents se réfèrent assez majoritairement continue d’agir comme un repère pour les individus au travail et un facteur de cohésion du groupe professionnel, les réformes qui se sont succédé ces dix dernières années l’ont quand même fortement éprouvé. Du coup, beaucoup s’interrogent sur sa capacité à résister aux réorganisations en cours et aux effets combinés des fusions de services et des mesures d’économie de moyens imposées par la révision générale des politiques publiques (RGPP) [14].

La photographie miroir pour appréhender l’expérience des réformes en cours

Engagée fin 2009, l’enquête se déroule dans le contexte particulier des réorganisations de services administratifs qui ne se limite pas aux seuls regroupements d’agents et de missions dans de nouvelles entités, mais implique également une reconfiguration complète des lieux et des espaces de travail. Localement, les réorganisations se traduisent par de nombreux déménagements : d’anciens bureaux sont abandonnés, d’autres recomposés dans des plateaux paysagers ou recloisonnés pour respecter les nouveaux standards de 12 m2 par agent. S’agissant de l’ex-DDE, cette redistribution spatiale impose le regroupement de tous les services sur le même site, c’est-à-dire le transfert de tous les agents du bâtiment historique de la rue Moncey dans des bureaux réaménagés de la cité administrative. La fin de l’enquête est donc marquée par le déménagement des services de la rue Moncey et leur transfert vers les bâtiments de la cité administrative. Comme le sujet de la « mise en cartons » se prête bien au suivi photographique, l’événement donne lieu à la production d’un grand nombre d’images.

Dans ce moment très particulier, l’articulation du regard photographique et de l’analyse sociologique est utile pour dépasser le tropisme du désordre, c’est-à-dire résister à la tentation d’interpréter de façon mécanique le bouleversement des lieux et des objets comme l’expression d’une désorganisation sociale. L’utilisation de la photographie par les sciences sociales bute régulièrement sur ce problème méthodologique dû à l’écart entre les informations apparaissant à l’image et ce que l’on peut en dire (Laplantine, 2007). Lui-même confronté à cette difficulté, Howard S. Becker a proposé une méthode pour extraire des messages verbaux des images qu’il lui arrive de mobiliser en support de ses analyses : « Devant n’importe quelle photographie, demandez-vous à quelle(s) questions(s) elle pourrait répondre » (Becker, 2007 : 35). Dans le même temps, un des enjeux de notre recherche est d’appréhender les effets d’une réforme dont on ne maîtrise pas la temporalité et dont on ne connaît pas l’issue. La photographie inscrit alors nécessairement l’enquête dans le registre de l’événement à travers la saisie d’un instantané qui ne présage pas du sens des réformes dans la longue durée. A la façon des personnels de la BNF qui « revisitent » les lieux dans lesquels ils évoluent à partir des photographies proposées par l’ethnologue (Achutti, 2007), les clichés offrent ici une image objectivante de ce qui est en train d’advenir, incitant les enquêtés à se replacer de manière réflexive dans ces quotidiens professionnels chamboulés pour initier une analyse sur des temporalités qui correspondent à leurs parcours professionnels et pas seulement à la dynamique de la réforme. Dès lors, la seule question qui vaille est celle de la compréhension de la réforme en cours, pour l’enquêteur qui l’observe et cherche à rendre compte de ses effets comme pour les agents de l’État qui contribuent à la mettre en œuvre et doivent s’accommoder de ses conséquences les plus immédiates.

Dans les entretiens, les agents témoignent d’une compression considérable du temps (pour partie imputable aux réductions conjointes des moyens et des effectifs) qui les contraint à hiérarchiser les missions et, dans certains cas, à abandonner une partie des tâches qu’ils assuraient auparavant. L’exemple du poste de l’accueil est, de ce point de vue, particulièrement édifiant :

« Pour moi, la plus grosse perte, c’est le service du public, le service d’aide au public. (…) Avant les instructeurs étaient toujours prêts à renseigner les gens. Maintenant ils ont des ordres précis de ne pas renseigner l’usager s’il n’a pas de dossier. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas très nombreux. Qu’ils ont des délais assez stricts à respecter depuis les nouvelles réformes. Et qu’ils ne peuvent plus se permettre de passer 10 minutes ou un quart d’heure avec une personne qui n’aura pas de dossier par la suite ou qui n’aboutira pas. C’est considéré comme du temps perdu. Mais ces gens qui venaient, moi par définition, j’avais mon temps à perdre avec eux. Et c’est ce qui me plaisait. Et ça ne me retardait pas. Ce qui faisait que j’étais toujours bien pour les recevoir. Parce qu’ils ne me gênaient pas dans la suite de mon travail. Et les gens le sentaient, ils appréciaient. Les échanges se passaient bien. »

Un agent d’accueil, catégorie C

Pour les agents, cette mise en tension de l’activité est diversement pénalisante, dans la mesure où la surcharge de travail qu’elle induit se double le plus souvent d’inconfort moral lié à la culpabilité de ne plus satisfaire correctement aux valeurs du « travail bien fait » et du « service rendu ». Les logiques gestionnaires inspirées des recettes du new public management (multiplication des indicateurs de performance et des critères de rentabilité, systématisation des contrôles, individualisation des rémunérations, etc.) [15] modifient l’ordre des priorités et tendent à valoriser les travaux les plus répétitifs pour lesquels l’intérêt des agents est souvent moindre. Ainsi, ce cadre dirigeant qui nous explique comment la généralisation de ces instruments de gestion agit sur les comportements des agents et conduit, par la promotion implicite des tâches les plus normées et les plus facilement comptabilisables, à un appauvrissement des contenus du travail :

« Je trouve que les gens se raccrochent un peu au service minimum. Ils disent : "Tes trucs, là, où il faut aller réfléchir avec les autres, à quoi ça sert puisque ce que tu vas me dire à la fin de l’année c’est : combien tu as fait de dossiers ?" Et voilà, je sens quand même ça. Une sorte de repli. Ne pas prendre de risques et ne pas aller s’embêter sur des trucs qui ne sont pas vraiment comptabilisables à la fin de l’année. J’ai vraiment l’impression qu’on a plus de mal à se galvaniser soi-même et à galvaniser les gens avec qui on travaille sur des sujets dont on a besoin. On est quand même dans des services où la production est de plus en plus dominante. Elle a pris une telle place que par moment, tu te demandes si tu n’es pas en train de faire tourner une usine. Ce qu’il faut, c’est sortir du dossier ! Le problème, c’est que si on ne travaille que pour compter les logements qu’on a financés… Bon c’est important, mais ce n’est peut-être pas l’essentiel. Et puis il y a quand même le sentiment que tu fais mal le boulot. Parce que tu es trop à l’aval et que tu es de moins en moins sur l’amont. De moins en moins dans la réflexion. Et puis avec toutes ces primes au résultat, on est quand même dans de la gestion par la défiance. Voilà, c’est un peu l’idée que c’est mieux d’être défiant que d’avoir confiance dans les autres. Et ça c’est quand même un truc terrible ».

Un agent du service habitat, catégorie A

Pour les cas les plus extrêmes, les transformations récentes des activités administratives sont avant tout synonymes de relégation, soit parce que leur travail n’est plus possible en tant que tel (faute de budgets, de moyens, d’encadrement), soit parce que leur activité n’a plus d’intérêt du point de vue du service et des missions qu’il porte. Nombreux sont ceux qui profitent de l’enquête pour dire leur désarroi face à ces réformes qui s’apparentent, de leur point de vue, à un processus de déclassement :

« Le ministère de l’équipement, c’était un peu le ministère de la vie de tous les jours. C’était un ministère très concret. Aujourd’hui, il l’est moins. Parce que moins les mains dans le cambouis justement, moins construction publique, moins route. Et… Ouais, ça va continuer comme ça de toute façon. Je ne suis pas sûr que ce soit la dernière réforme. Il y en aura d’autres ».

Un agent du secrétariat général, catégorie B

On le voit bien avec ce dernier extrait, le passage d’une « administration du faire » à une « administration de dossiers » n’est pas sans poser problème. Globalement, les agents ne se reconnaissent plus dans l’organisation en train d’advenir et dans ses nouvelles valeurs d’efficacité, de rentabilité et de performance accrue. Ils s’y reconnaissent d’autant moins que les déménagements récents ont définitivement coupé les liens affectifs et symboliques qui jusqu’à peu, les rattachaient au bâtiment historique de la DDE et par cette entremise, aux valeurs fondatrices de l’équipement. Ce dont témoigne cette jeune ingénieure :

« La beauté des lieux et tout ça, les gens s’en foutent. La préfecture nous met dehors, ici, et ben les gens, ils sont d’une tristesse de quitter ce bâtiment qui est notre chez nous. Les gens sont tristes. Il y en a plein qui disent : "Et notre monument aux morts ? Qu’est-ce qu’on va en faire ?" Ben ouais. Il va rester là. On ne peut pas l’emmener. Tu vois ? Ça a été une des premières questions : "Et ça, qu’est-ce qu’on va en faire ?". Voilà. On est tous attaché au bâtiment. C’est le bâtiment des Ponts et Chaussées. C’est notre histoire quoi ! »

Un agent du service aménagement, catégorie A

Ce qui se joue pour tous ces agents aujourd’hui, c’est donc l’existence même du groupe professionnel auquel ils continuent de s’identifier, cette « famille équipement » dont la pérennité est aujourd’hui largement compromise du fait de la disparition du ministère éponyme, de son intégration dans un ministère du développement durable dont beaucoup ne comprennent pas le sens.

« Avant dans toutes les grandes révolutions administratives, il y avait des héros, des convaincus, qui défendaient un projet, une vision, des principes. Là non. C’est une révolution par défaut, le seul projet c’est moins de fonctionnaires. C’est une révolution, mais sans héros ».

Un agent du service habitat, catégorie A

Coupés de leur histoire par la séparation d’avec les lieux, orphelins d’un projet d’avenir incarné par des « héros », les personnels de l’équipement expriment, en écho aux photographies des déménagements, la déstabilisation du collectif de travail. Partageant ce constat du démantèlement de l’État, les sociologues Laurent Bonelli et Willy Pelletier défendent pourtant l’idée d’une « absorption » de la réforme par les fonctionnaires de terrain dont les résistances, contournements voire détournements, contribueraient à l’inflexion des projets de transformation de l’administration (Bonelli, Pelletier, 2010). Au terme de notre immersion photosociologique dans les services départementaux de l’ex-équipement, nous aurions plutôt tendance à nuancer cette analyse. On pense notamment à cette partie non négligeable des personnels pour qui l’expérience de la réforme ne se réduit pas à une perturbation ponctuelle, mais remet en question la longue durée des parcours professionnels. L’atteinte portée à l’héritage de l’équipement ainsi que l’incapacité à dessiner un horizon professionnel crédible dans un futur proche cantonnent les formes de résistance au très court terme, dans une mobilisation réactive aux avancées progressives des réformes, mais sans réel projet défendu collectivement par les personnels.

Conclusion

La collaboration entre photographe et chercheur en sciences sociales questionne les modalités de restitution du travail d’enquête. Chacun revient-il vers ses formats de publication propres ou n’y a-t-il pas un champ à investiguer pour mettre en place des rendus alliant le texte et l’image ? Partant du constat que « le photographe ne veut pas jouer le rôle secondaire de l’illustrateur, que l’anthropologue de son côté ne veut pas se contenter de la préface », Anne Attané, Katrin Langewiesche et Franck Pourcel invitent à un renouvellement des formats de publication en proposant une « rhétorique photographique » articulant, textes, photographies et diaporama sonore (2008 : 13). De notre côté, l’expérience réalisée sur le terrain de la DDE du Rhône nous conduit à reconnaître deux formats possibles de restitution du travail d’enquête : d’une part, un regard photographique par la constitution de séries d’images [16] ; d’autre part, l’article présenté ici qui propose d’articuler la photographie à l’analyse sociologique autour de trois rôles différents, liés à l’accès au terrain d’enquête, aux techniques de description et au retour réflexif sur un événement. L’explicitation méthodologique tend ici à ne pas subordonner la photographie dans l’illustration passive du texte analytique mais à identifier ses ressources et potentialités dans la dynamique d’enquête sur un terrain particulier.

Cette technique d’enquête s’avère particulièrement pertinente pour appréhender le travail administratif d’un service déconcentré de l’État dans un contexte marqué par la combinaison des recompositions de l’État territorial et de la RGPP. La photographie des lieux positionne l’observation dans le quotidien du travail et des réformes vécus par les personnels plutôt que dans les discours, les rumeurs et les fantasmes suscités par les changements à venir. En figeant des instantanés, elle contribue à enrayer l’accélération du temps au profit d’un temps suspendu consacré à l’enquête. Les entretiens bénéficient alors de ce cadre pour se déployer et réintroduire la dimension diachronique essentielle pour comprendre les instants du présent figés par la photographie. La double approche du travail administratif que proposent les personnels dans leur rapport à l’espace et au temps permet d’éclairer tout à la fois les formes d’appartenance et d’attachement à l’administration et restituer l’évolution du travail à travers les trajectoires professionnelles. Pour les agents de l’État, les réformes en cours semblent justement peser sur ces deux dimensions, l’abandon des lieux signant une forme de déracinement et la remise en cause des missions constituant une véritable rupture dans des vies professionnelles guidées par un même fil d’Ariane constitué par l’impartialité de l’État et le service rendu à la collectivité.

add_to_photos Notes

[1L’idée de cette enquête originale sur l’administration vient au photographe David Desaleux à l’occasion de sa rencontre avec la cité administrative d’Etat de Lyon, après une réunion de travail avec Julien Langumier alors en poste à la direction régionale de l’environnement (DIREN). Tous les deux collaborent à l’époque à un projet de valorisation du fleuve Rhône et de ses crues, dans le cadre d’un programme artistique de sensibilisation aux risques d’inondations (www.quileutcrue.com). Afin de concrétiser cette idée d’investir les lieux de l’État par la photographie, le contact est établi avec Emmanuel Martinais qui engage à ce moment-là une recherche sur les mutations organisationnelles de l’administration française (ANR MUTORG-ADMI dirigée par Philippe Bezès).

[2Délibérément en retrait au début de l’enquête, les chercheurs n’interviennent que ponctuellement, pour aider le photographe à cheminer dans le milieu indigène, se familiariser avec les règles et les codes de l’administration et consigner ses observations par écrit.

[3Au total, quinze personnes ont été interrogées. Ces fonctionnaires de l’équipement ont été choisis pour la diversité de leurs statuts, de leurs positions dans l’organisation et de leurs métiers. Tous les entretiens ont été conduits par Emmanuel Martinais, en présence de David Desaleux qui, dans la plupart des cas, est à l’origine de la rencontre.

[4Ces propriétés de la photographie en situation d’enquête ont déjà été mises en évidence (La Rocca, 2007 ; Papinot, 2007 ; Spinelli, 2007). Sur ce point de méthode, on pense également à Sylvaine Conord qui utilise l’image pour renforcer la proximité avec ses informateurs : « Cette position de photographe favorise et multiplie en général les échanges, qu’ils soient matériels (dons de photo) ou symboliques (libre auto-mise en scène devant l’appareil photographique). Ce type d’interaction, entre l’anthropologue-photographe et les sujets photographiés établit des liens de confiance qui aboutissent à une meilleure compréhension de certains aspects des relations sociales propres au groupe observé » (Conord, 2007 : 14).

[5L’entrée syndicale est privilégiée dans la mesure où les représentants du personnel sont a priori les agents les mieux disposés à soutenir le projet en interne et les mieux placés pour nous ouvrir les portes de la direction.

[6Dans le document préparé pour l’occasion et présenté sous le titre Les lieux de l’État – État des lieux, l’objectif de la recherche est ainsi formulé : « A l’heure du remaniement de l’État territorial, à un tournant de l’histoire des services déconcentrés des ministères de l’équipement et de l’écologie, il y a un enjeu évident à constituer la mémoire de ce qu’ont été ces administrations et de ce qu’elles sont en train de devenir. C’est l’ambition de ce projet photographique qui se propose de faire un état des lieux des lieux de l’État. »

[7Au début de l’enquête, les services de la DDE occupent deux bâtiments distincts : l’immeuble « historique » de la rue Moncey et le bâtiment A de la cité administrative, au cœur du quartier de la Part-Dieu. En novembre 2010, les deux parties ont été regroupées à la Part-Dieu.

[8Dans le Rhône, la création des DDT par fusion des services départementaux est effective depuis le 1er janvier 2010.

[9Julien Langumier et Emmanuel Martinais ont la particularité d’être à la fois ingénieurs des travaux publics de l’État et chercheurs en sciences sociales, respectivement en ethnologie et sociologie. Au moment de l’enquête, le premier est un quasi indigène qui dispose d’une bonne connaissance des lieux et des services puisqu’il travaille dans une administration régionale voisine de la DDE. Quant au second, il est chargé de recherches et responsable de formation à l’ENTPE (l’école qui produit une partie du personnel d’encadrement de l’ex-ministère de l’équipement, aujourd’hui ministère de l’écologie et du développement durable). Pendant le temps de l’enquête, l’équipe ainsi formée se réunit régulièrement pour discuter des notes prises par David Desaleux lors de ses journées d’immersion, commenter ses clichés, choisir parmi les personnes rencontrées celles qui pourraient être plus longuement interrogées, préparer les entretiens, etc.

[10En quelques années, les réformes successives du ministère de l’équipement ont organisé le transfert de la maîtrise d’ouvrage routière aux directions interrégionales des routes, achevé la cession de l’exploitation routière aux conseils généraux et scellé la disparition de l’ingénierie publique, autant d’activités qui constituaient jusqu’alors la raison d’être d’une bonne partie de ses agents (Gourgouillat, 2006).

[11Sur ce point, on pourra utilement se reporter à l’enquête conduite en 2000 auprès des agents d’exploitation de la route juste avant le transfert de ces personnels et de ces missions aux conseils généraux (Langumier, 2005).

[12On pense ici au travail de Laurence Ossipow, Isabelle Csupor et Alexandre Lambelet (2006), qui analysent en détail l’aménagement spatial des bureaux des personnels des centres d’action sociale et de santé en Suisse. Mais à la différence des postes de travail de la DDE, les bureaux étudiés servent de lieux de réception du public pour des entretiens. Ces interactions sont alors déterminantes pour comprendre les formes d’appropriation des espaces de travail, qui tiennent d’une part aux enjeux de mise en scène de l’assistance sociale et d’autre part au dévoilement de la vie privée des travailleurs sociaux.

[13A ce sujet, Albert Piette indique très justement que « la juxtaposition de photographies sur un fond de commentaire général, permet d’une part à chacune de celles-ci de préserver son identité avec une description particulière de son contenu et d’autre part un renvoi de l’une à l’autre sur la même planche ou même d’une planche à une autre, aidant à visualiser un jeu d’identité et de contraste, à augmenter la lisibilité des images ainsi rapprochées et en même temps à assurer un degré de généralisation implicite comme s’il s’agissait de retenir pour chaque image des informations valables pour l’ensemble » (Piette, 1992 : 134).

[14Ce programme de réforme de la fonction publique d’État a été initié au milieu des années 2000 et vise globalement à réduire les budgets de fonctionnements des ministères et de leurs ramifications territoriales (Lafarge, 2007).

[15Sur la diffusion des préceptes du new public management dans l’administration française, voir par exemple : Bezès, 2005.

[16L’article académique n’est pas la seule façon de restituer le travail d’enquête réalisé par le photographe. L’entrée sur le terrain à travers la photographie permet en particulier d’envisager des rendus plus visuels offrant des points de vue très différents sur le milieu enquêté (voir par exemple : http://desaleux.com/quoideneuf/?p=51).

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Pour citer cet article :

David Desaleux, Julien Langumier, Emmanuel Martinais, 2011. « Enquêter sur la fonction publique d’État. Une approche photosociologique des lieux de travail de l’administration ». ethnographiques.org, Numéro 23 - décembre 2011
Analyser les présences au travail : visibilités et invisibilités [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Desaleux-Langumier-Martinais - consulté le 28.03.2024)
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