Le miracle comme produit thérapeutique
Une offre de guérison particulière a vu le jour très récemment en Suisse : « les chambres de guérisons ». Ces chambres s’inscrivent dans une tradition de prière de guérison, portée par le pentecôtisme [1]. Cette branche, particulièrement dynamique du protestantisme, est née au début du XXe siècle aux États-Unis. Elle entend mettre l’accent sur les charismes. Il s’agit, pour les chrétiens évangéliques, des dons que l’Esprit Saint alloue aux fidèles dans le but de prophétiser ou de guérir. La prière de guérison, même si elle n’a jamais été totalement absente des pratiques des Églises chrétiennes, est devenue un aspect central pour les différents groupes et Églises nés dans le sillage de ce mouvement [2].
Une originalité de ces chambres réside dans le fait que la prière ne se pratique ici ni en Église ni lors de réunion chrétienne dans de grandes salles publiques. Elles offrent un service individualisé de prière dans un espace sans signes religieux particuliers, un cabinet, un appartement, pour des personnes qui en font la demande. Concrètement, une personne malade peut à tout moment prendre rendez-vous et se rendre à la chambre de guérison où quelqu’un la réceptionnera, et après lui avoir fait remplir un formulaire, l’introduira dans une salle de prière. La pratique de soins proposée par la chambre repose notamment sur l’écoute du malade, la prière et l’imposition des mains, introduisant ainsi la possibilité du miracle de guérison.
Une autre spécificité consiste à positionner, dans les faits, l’offre proposée par la chambre de guérison dans le champ des thérapies alternatives. En effet, en désolidarisant la prière pour les malades de la pratique ecclésiale, elle se trouve autonomisée. On peut ainsi la présenter comme une offre particulière et distincte d’une adhésion à un ensemble d’énoncés de croyance spécifique pour la proposer dans le créneau des alternatives thérapeutiques. Dans ce sens, les chambres de guérison peuvent effectivement s’adresser à un large public puisqu’elles ne demandent pas à l’usager d’aller à l’Église, ni même d’adhérer à un catéchisme spécifique.
Nous avons suivi pendant plusieurs mois l’équipe d’encadrement et mené douze entretiens, principalement avec d’anciens usagers s’étant déclarés guéris suite à la prière reçue dans la chambre de guérison. Nous avons tenté de comprendre à quel genre de guérison la chambre de Genève contribuait. En effet, si cette offre se positionne parmi la pléiade des médecines alternatives, n’est-elle pas tout simplement une nouvelle entreprise de « biens de salut » (Weber, 1971 ; Merz-Benz, 2008) [3] ? De quelle guérison les usagers témoignent-ils ? L’accent est-il mis sur un cheminement spirituel, un rapprochement avec Dieu ou une amélioration de la santé ? [4]
La chambre de guérison
La chambre de guérison de Genève est rattachée à une association pentecôtiste indépendante fondée en 2004, l’Association internationale des ministères de guérison (AIMG) [5]. Le but de cette association est d’organiser de grands rassemblements de guérison à Lausanne. Des évangélistes, prédicateurs, prédicatrices évangéliques, des guérisseurs, guérisseuses, disposant de ce que l’on appelle des « ministères de guérison », donnent ainsi des conférences et appellent l’auditoire à s’approcher de Dieu pour recevoir la guérison divine. Les trois éditions (2005, 2007, 2009) ont chacune rassemblé environ 5000 personnes dans la patinoire de Malley à Lausanne. En dehors de ces conférences, cette association offre plusieurs autres services, dont les chambres de guérison, qu’elle aimerait voir implanter dans chaque ville importante de Suisse [6].
A Genève, la chambre de guérison est un grand appartement, mis à disposition par une communauté pentecôtiste de la ville, qui est ouvert un vendredi après-midi par quinzaine. Deux dames, membres de cette communauté — l’une médecin, l’autre épouse d’un pasteur du lieu — sont les responsables de la chambre. Les coéquipiers ainsi que les personnes sollicitant la prière proviennent, en grande partie, de cette assemblée ou de son réseau de relations proche (famille, amis). Pour se faire connaître, la chambre dispose d’un réseau de relais dans plusieurs communautés de la ville, ainsi que du bouche-à-oreille des usagers. Les récits de ces derniers transitent par les différents membres de l’Église pour être relayés dans les réunions de type charismatique et parfois lors des célébrations dominicales. Dans un premier temps, il nous a fallu suivre régulièrement les cultes de cette Église pour avoir véritablement accès à la chambre de guérison. C’est principalement à partir de notre présence régulière au culte qu’une relation de confiance a pu être tissée, nous permettant ainsi d’obtenir des informations pour pénétrer l’antre de la prière.
Un équipier de la chambre de Genève organise les rendez-vous pris pendant la semaine. Une équipe de prière arrive une heure avant l’ouverture, se rencontre pour partager avec les responsables un texte biblique et prier. Cette équipe, « les intercesseurs », veille dans cette salle pendant que les personnes malades sont accueillies dans la cuisine puis accompagnées dans une autre pièce. Les intercesseurs ne voient ni ne côtoient les individus qui ont pris rendez-vous. Avant de recevoir la prière, l’usager remplit un questionnaire, signe une décharge et reçoit un document expliquant les fondements sur lesquels se base l’équipe dans sa démarche. Ensuite, deux coéquipiers sont désignés pour se rendre auprès de la personne malade et prier avec elle durant quinze à trente minutes. Puis la personne repart, avec si nécessaire la possibilité d’un autre rendez-vous.
Avant de commencer la prière avec la personne malade, les deux intercesseurs discutent brièvement avec elle de son mal, de ses symptômes ou besoins. Le malade est assis, les équipiers prient principalement à mi-voix en mettant leurs mains sur les épaules, parfois sur la tête ou à l’endroit de la douleur comme cela se pratique habituellement dans les rencontres de guérison en assemblée.
Cette procédure, en plus d’être calquée sur un rendez-vous médical classique, a l’avantage de fonctionner comme une boîte noire. Personne ne saura si la guérison a eu lieu ou non. Les personnes guéries pourront donner des nouvelles soit aux responsables soit à leur réseau. Ceci contribue inévitablement à une visibilité des récits de guérison, au détriment des autres définitivement confinés à l’anonymat. Un second aspect est celui d’assigner un espace physique à l’avènement, un topos à la guérison qui ordinairement, en chrétienté, est décrit en terme spirituel ou physique (bien que certains malades associent a posteriori la chambre de guérison au rétablissement, car ils n’ont remarqué le mieux-être ou la guérison que quelque temps après leur passage par la chambre).
Guérir en se rapprochant du Seigneur
Le type de guérison promu par les chambres de guérison correspond au miracle divin, à l’action de l’Esprit Saint, au fruit de la prière fidèle affirmée par les mouvements pentecôtistes. Les récits retraçant ce genre de guérison ont déjà fait l’objet de plusieurs études qui, avant nous, ont pu montrer que pour les récits de guérison, « un point important est que la guérison marche premièrement et prioritairement comme une expérience spirituelle. Les guérisons physiques et les changements émotionnels sont des aspects secondaires pour lesquels on espère » (McGuire & Kantor, 1988 : 43) [7]. Il n’est pas nécessaire qu’un diagnostic médical confirme le rétablissement pour expérimenter une guérison divine, car le narrateur subordonne son expérience de la maladie au cheminement spirituel entrepris. « Les processus de guérison et de développement spirituel sont liés, parce que la maladie est perçue comme un obstacle au développement spirituel. Dans ce processus, la guérison est entendue comme une nécessité pour le développement spirituel individuel, qui en retour amène la bonne santé » (Csordas, 1988 : 123). Le système de guérison que nous avons observé est holistique, intégrant ainsi tous les niveaux de la personne qui est constituée, chez les chrétiens pentecôtistes, de trois parties : le corps, l’âme et l’esprit. La guérison physique est de plus souvent perçue comme secondaire et découlant d’une guérison spirituelle où les aspects physiques, émotionnels et spirituels s’entremêlent. Dans ce contexte, le principal « critère de guérison est de se rapprocher du Seigneur » (Poloma & Hoelter, 1998).
Les récits que nous avons recueillis, ainsi que ceux entendus lors des diverses célébrations auxquelles nous avons assisté, semblent correspondre pour une part importante à ces observations. Pourtant, à l’analyse serrée que nous avons menée, il apparaît que ce schéma explicatif ne suffit pas à appréhender pleinement ce que décrivent les usagers de la chambre. En effet, la personne qui a eu recours à la prière de la chambre de guérison raconte premièrement un rétablissement physique (McGuire, 1990). Pour comprendre si les chambres de guérisons constituent une nouvelle forme d’entreprise de « biens de salut » (Weber, 1971 ; Merz-Benz, 2008) ou non, nous avons centré notre analyse sur le corps du malade. La spécificité de notre propos sera de dégager des étapes qui décrivent le malade dans son corps et subséquemment en interaction avec le corps social. Car, nous le verrons, le corps tient une place centrale dans ces récits, c’est lui qui permet au récit de s’articuler ; d’un lieu d’épreuve, la souffrance, la maladie, il devient lieu de preuve de la guérison, de l’action divine.
Une enquête ethnographique
Nous avons mené une enquête ethnographique d’une année dans une communauté charismatique genevoise qui accueille la chambre de guérison. Pour cela, nous avons régulièrement assisté aux célébrations dominicales et pu ainsi faire plus amplement connaissance avec la spiritualité de la communauté, ses membres ainsi que les responsables de la chambre de guérison. Un d’entre nous a ensuite participé aux réunions de la chambre de guérison et enquêté auprès des usagers pendant plusieurs mois. Si l’article que nous présentons ici se centre sur deux récits, ils font partie d’un corpus de données provenant de notre observation participante, de témoignages entendus et de douze interviews de personnes ayant passé par ou étant engagées à la chambre de Genève [8]. La plupart des entretiens usaient d’une grammaire convenue consistant à raconter sa guérison à partir d’un tiers. La position de ce dernier est importante à souligner pour comprendre la démarche et l’analyse qui en découle. Les entretiens compréhensifs visaient ainsi à saisir de « l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus » (Kaufmann, 1996 : 23) [9]. Ils ont été enregistrés et ensuite retranscrits. Notre intégration dans les activités régulières de la communauté nous a permis de ne pas être perçus comme étrangers aux croyances partagées, mais comme des personnes en quête spirituelle. Par exemple, lors d’un entretien, une interlocutrice ajoute à la fin d’un échange : « … et pour toi aussi, ça t’aide à mieux comprendre ».
Deux protagonistes
Cet article s’est plus directement centré sur deux interlocuteurs : Gérald et Véronique.
Gérald [10] est âgé de 90 ans et vit avec son épouse dans une maison de retraite. Sa fille est active à la chambre de guérison de Genève et c’est par son intermédiaire que nous l’avons rencontré. La fille de Gérald était présente lors de l’entretien, qui s’est déroulé dans la cafétéria de son lieu de vie. Voici comment il décrit l’apparition de sa maladie :
« Alors j’ai eu du psoriasis pendant 56 ans, et ça a commencé lorsque j’ai perdu ma mère. Probablement que j’ai eu un choc, et j’ai commencé à avoir des rougeurs aux coudes et aux genoux. Puis ces rougeurs se sont un petit peu transformées avec la peau qui a séché, et puis qui s’en allait en me donnant, en provoquant des démangeaisons, qui sont vraiment alors ce qu’on appelle des démangeaisons ! Alors je me grattais toujours, forcément, et puis à force de me gratter, ça commençait à saigner ».
Notons que Gérald a commencé à nous faire le récit de sa maladie sans qu’il ait été nécessaire de poser la moindre question. Du fait de leur familiarité avec l’action de témoigner, il arrive fréquemment qu’il n’y ait pas besoin de poser la moindre question pour que ces personnes entament le récit de leur guérison miraculeuse. Dans son histoire de vie, Gérald fait coïncider l’apparition de sa maladie avec la disparition de sa mère [11].
Véronique, elle, est âgée de 45 ans. Elle vit avec ses deux enfants dans un appartement donnant sur un jardin. L’habitation est située au rez-de-chaussée d’un petit immeuble dans le village d’une commune genevoise. Elle a vécu un divorce douloureux suivi d’une période difficile. Elle nous a parlé d’une voix lente et parfois traversée par l’émotion suscitée par l’évocation de ses difficultés. Voici un extrait de l’entretien durant lequel elle nous décrit les difficultés qui l’ont conduite à la chambre de guérison :
« Pour ma dépression, mais aussi pour des problèmes comportementaux qui étaient directement liés à la dépression. Des comportements avec mes enfants, où j’étais pas la maman que j’aurais voulu être : tout le temps en colère euh… souvent en colère, trop souvent en colère, pis maîtrisant mal ma colère. Donc j’en venais à des comportements malheureux, que je regrettais infiniment après ».
Nous comprenons donc que son recours à la chambre de guérison a été motivé par son désir d’en finir avec ces « comportements malheureux » de son corps affecté par la dépression. Véronique a pris en compte ses symptômes ainsi que leurs répercussions sur l’accomplissement de ses rôles sociaux, notamment celui de mère. Sa relation avec ses enfants a constitué pour elle un élément déclencheur de quête de soins et de santé [12].
Pour analyser leur récit, nous suivons au fil des entretiens l’articulation entre le vécu de la maladie dans le corps et l’affection que cette dernière induit sur la position de nos interlocuteurs dans le corps social. Le thème du corps (physique, symbolique et social) nous a permis de relever que les récits étaient structurés en six grandes étapes sur la base desquelles sera structuré notre propos :
- 1. L’épreuve du corps
- 2. Le corps médical
- 3. La réincorporation
- 4. La chambre : un corps spécifique et efficace
- 5. Les corps en prières, les corps en guérison
- 6. Le corps comme preuve de guérison.
Ces étapes nous permettent de souligner la centralité du corps, du moins symboliquement, comme lieu traversé par la maladie. De là, nous pourrons expliciter les prétentions des chambres de guérison et plus particulièrement de l’AIMG à se profiler parmi la pléiade des thérapies alternatives plutôt que parmi celles des offres purement spirituelles.
L’épreuve du corps
Raconter sa guérison ou sa maladie, c’est d’abord raconter l’expérience de la maladie qui traverse le corps, qui vient chambouler le quotidien (Le Breton, 1990 : 94-96), qui change les perceptions et trouble la capacité à assumer ses rôles. Les narrateurs soulignent à quel point la maladie les limite dans leur rôle de parent, époux, employé, etc. souvent valorisés en milieu chrétien (Halkowski, 1990 ; Massé, 1995 : 340). Les descriptions de la maladie ont pour point commun de distinguer le statut du corps sain de celui du corps malade. Ces mises en contraste, si elles peuvent apparaître à différents moments des entretiens, sont exprimées à chaque fois dans le but précis de souligner la difficulté de vivre avec la maladie avant l’intervention divine [13]. Gérald nous explique ainsi combien le regard d’autrui était pénible à supporter. Il montre comment la maladie le coupait socialement des autres :
« Alors ça [le psoriasis] me donnait un complexe, j’osais pas être en chemise à manches courtes, j’osais pas être en short. J’aime beaucoup l’eau, je n’osais pas aller me baigner parce que forcément les gens disaient : « mais regarde celui-là, est-ce qu’il est contagieux ? » Pis c’est pas du tout contagieux hein, alors j’ai dû me priver, au fond, beaucoup d’être comme ça. Pas à moitié nu, non, mais enfin je pouvais pas faire ce que je voulais. Et pis j’avais toujours peur que les gens, en me regardant, se disent : « celui-là, il faut s’en écarter parce qu’il peut nous donner une maladie ! » Enfin bref, enfin ça a duré pendant 56 ans ça ».
Ce passage se situe après qu’il ait donné son point de vue sur la genèse de son mal. La maladie n’affecte donc pas seulement le corps, elle produit également un rejet hors du corps social, une solitude face à la souffrance que l’on porte. Le malade explique le travail d’adaptation qu’il doit mener pour maintenir ses liens sociaux, malgré tout, en cachant ses symptômes ou en changeant ses habitudes. De plus, il souligne qu’il a dû « se priver », qu’il n’a « pas osé », car il était « comme ça », le psoriasis ayant des aspects visibles et, selon lui, repoussants. Cette maladie est présentée comme un stigmate, « un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité, c’est en terme de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman, 1975 : 13). Il se sentait hors du corps social, à tel point qu’il évoque la peur de le contaminer lorsqu’il en fait part. Non seulement la maladie suscite de la crainte, mais celle-ci pourrait envahir un corps sain (Douglas, 2001). Quant à Véronique, voici les difficultés engendrées par sa dépression et son divorce :
« … la rupture a été assez, très violente parce qu’il a déménagé sans… on s’entendait bien, il n’y a jamais eu de dispute. Donc du jour au lendemain, je suis rentrée chez moi et il était plus là. Donc ça, ça a pas fait du bien à la dépression. Là après, j’ai du arrêter le travail parce que j’arrivais plus à me concentrer, j’arrivais plus à… C’était une phase de dépression euh… ben due à la fatigue je pense. À un stade où on doit arrêter de travailler, on n’arrive plus à réfléchir, on n’arrive plus à vivre normalement, il y a un grand, une grande marche de franchie ».
Véronique nous explique elle aussi combien sa maladie l’a coupée de son environnement social. Elle a tout d’abord vécu une rupture difficile qui l’a brisée dans son rôle de femme. Elle a ensuite dû arrêter de travailler, ce qui a eu pour effet de la plonger dans une grande solitude. S’ajoute à cela son sentiment de ne plus parvenir à assumer son rôle de mère. Elle glisse hors du corps social en même temps que sa maladie empire.
Ces récits soulignent ainsi la manière dont la maladie isole et empêche de « faire corps » avec ses proches, ses amis, ses coreligionnaires, etc. Non seulement la souffrance singularise, mais elle représente une expérience personnelle, unique et ineffable. « Certitude absolue pour le malade, la douleur reste ambigüe et invérifiable par les autres ; elle demeure intérieure, résiste à la validation sociale » (Good, 1998 : 264) [14]. Le malade partage le sentiment aigu qu’il ne peut plus correctement être intégré au corps social.
Dans tous les récits recueillis, nos interlocuteurs commencent par mettre en avant les difficultés provoquées par la maladie ainsi que l’aspect désarmant de la situation. Au-delà d’une présentation complète des conséquences de leur affection, cette mise en récit permet de rendre saillant l’amélioration obtenue au travers de la chambre de guérison. Plus la situation de départ est délicate, plus la « force » de l’intervention divine, découlant des prières de la chambre de guérison, est mise en valeur. Cet aspect est un point essentiel de la mise en récit de la maladie en général et non spécifiquement pentecôtiste. Good (1998) parle d’ « élément subjonctivant » lorsque la « représentation du mystère » apparaît dans les récits de maladie. Le récit parvient à « subjonctiver » la réalité lorsqu’il fait appel à l’imagination des auditeurs, lorsque ces derniers « explor(ent) l’indétermination de la réalité ». La guérison peut ainsi être évoquée, même si elle implique un miracle. « Les récits de maladie relatent souvent des expériences du mystère, des histoires qui laissent imaginer un pouvoir que l’on cherche rarement dans la vie de tous les jours » (Good, 1998 : 320).
Cette caractéristique n’est pas absente des récits de maladie recueillis auprès d’usagers de la chambre de guérison. Il s’agit même d’un axe central de la mise en récit : souligner et rendre évidente l’intervention divine en attribuant à chaque mieux-être un caractère miraculeux. « Les histoires de guérisons miraculeuses sont d’abord des récits de miracles. Le miracle est un acte humainement impossible, un acte transcendant qui démontre alors qu’il existe une autre réalité, celle de Dieu et de sa toute-puissance en laquelle il vaut la peine de croire » (Singleton, 2001 : 130). Chez les pentecôtistes, c’est bien pour parler de « miracle » que l’on témoigne, même s’il n’y a pas eu de guérison (Monnot, 2009). Étonnamment, lorsqu’un membre de la communauté traverse une épreuve de maladie grave, il peut, sous certaines conditions, présenter cette situation comme relevant de « l’incarnation de la présence divine » (Gonzalez & Monnot, 2008 : 84). Il peut également être une occasion de montrer sa confiance en Dieu dans l’attente de la guérison miraculeuse, car, selon Andrew Singleton, « l’absence de guérison ne signifie aucunement que Dieu ait failli » (2001 : 134).
Le corps médical
Pour souligner que leur état de malade est difficilement supportable, nos interlocuteurs ont introduit à chaque fois une parole d’autorité, d’expert médical [15]. Les paroles du médecin concluent les descriptifs de la maladie et les valident. Voici comment Gérald fait intervenir la parole du corps médical après avoir décrit la manière dont il souffrait du psoriasis :
« Alors je suis allé chez un dermatologue et qui m’a dit : « ben je peux vous soulager, mais je ne peux pas vous guérir parce que c’est une maladie incurable ». Il m’a fait des piqûres de cortisone qui m’ont soulagé momentanément de ces démangeaisons, mais je commençais à enfler ».
Dans les récits recueillis, nos interlocuteurs convoquent les propos de médecins à plusieurs fins. Tout d’abord, ces paroles confirment le diagnostic. Ensuite, elles attestent que le narrateur a traversé une période de maladie sérieuse. La maladie et les conséquences qu’il décrit sont réelles, conséquences tant physiques que psychologiques ou sociales. De plus, la référence aux médecins indique que le malade a eu recours au système de santé, tel que cela est usuellement pratiqué et reconnu par le sens commun. Enfin, ils montrent que la science ne peut rien ! Le dermatologue soulage par les piqûres de cortisone, mais il ne peut guérir. En prêtant au médecin des propos tels que « je ne peux vous guérir », Gérald exprime non seulement que la situation délicate dans laquelle il se trouve est médicalement incurable, mais également pourquoi il peut légitimement entreprendre des démarches pour recourir au service de la chambre de guérison. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le propos négatif attribué aux médecins participe à la mise en contraste entre un avant — difficilement supportable — et un après la prière — la rémission, l’amélioration ou la guérison. En statuant d’une maladie incurable, le narrateur donne par la négative les preuves d’une intervention que l’on peut alors caractériser de miraculeuse. Il peut attribuer à Dieu tout changement d’état de santé de son corps. Véronique procède ainsi dans son récit afin de mentionner le manque d’efficacité de la médecine et, de ce fait, justifier son recours auprès de la chambre de guérison :
« … la seule façon de pouvoir vraiment donner des chances de… d’une santé, d’une restauration de la santé, c’est de mettre Dieu dans le coup. Et plus que dans le coup, de le mettre à la source du retour à la santé en fait. J’ai bien essayé la thérapie avec des psy, ça m’a apporté quelque chose, mais c’est pas ça qui a rétabli ma santé ».
La simple mention du fait que Véronique ait suivi une thérapie psychiatrique atteste de son état et des symptômes qu’elle a auparavant décrits dans son récit. Ensuite, en se basant sur l’échec médical qu’elle a constaté, elle s’adresse légitimement au service de la chambre de guérison. Cette dernière constitue l’unique manière de mettre Dieu « à la source du retour à la santé », « dans le coup ». L’approche de la chambre de guérison est la seule alternative thérapeutique qui fasse sens pour Véronique, qui réponde de manière adéquate et pertinente à l’interprétation qu’elle construit de sa maladie.
Face au diagnostic médical radical et à l’impuissance constatée par nos interlocuteurs, leur appel à la chambre de guérison leur apparaît totalement justifié. Il est présenté comme une alternative tout à fait raisonnable et bien loin d’un prétendu illuminisme religieux dont on pourrait les suspecter. Dans ce sens et pour aller plus loin, tous nos interlocuteurs ont eu recours à la médecine afin de tenter de soigner leur maladie, mais bien qu’ayant suivi les traitements prescrits, ils octroient leur guérison à l’intervention divine et non à celle des médecins. Singleton arrive au même constat lorsqu’il écrit que « la guérison ne découle pas d’une combinaison de traitements médicaux et d’interventions divines » (2001 : 131).
Réincorporation
Nous avons plus haut évoqué la singularité dans laquelle se retrouvent plongés les malades, vivant dorénavant dans un corps qui les différencie de leurs congénères. L’impuissance que nos interlocuteurs accordent à la médecine ajoute un certain désarroi à ce sentiment de singularité. Devant leurs tentatives pour trouver une aide efficace contre la douleur, un éventail d’offres semble a priori envisageable. Pourtant, les personnes interviewées ne mentionnent qu’une unique possibilité dans la palette des médecines complémentaires : le recours à la puissance divine par la prière de la chambre de guérison. Les récits présentent différents éléments d’un cheminement vers la chambre de guérison. Pour Gérald, il est important de se faire tout d’abord à l’idée que la prière peut constituer une solution à son mal avant de s’en remettre aux soins proposés par la chambre :
« Ça [la maladie] a duré pendant 56 ans ça. Et puis tout d’un coup, j’ai mon petit-fils, Cédric, qui est venu vers moi en disant : « tu sais grand-papa, je veux venir une fois par semaine vers toi et pis on va prier ensemble ». Et moi : « ben quelle bonne idée, pourquoi pas ! » Alors j’ai trouvé formidable que ce gamin qui était en apprentissage, qui après son travail venait vers moi, on allait dans notre chambre à coucher et puis les deux on priait. Il me disait : « tu sais grand-papa, je suis sûr, il va te guérir, faut demander à Jésus qu’il te guérisse et il te guérira ». Oui, j’ai dit bon ben on va laisser faire hein, j’étais pas tellement… Enfin bref il a fait ça pendant toute une année alors j’étais tellement touché que je me suis dit que… mais faut croire qu’il y a peut-être quelque chose qui va se passer ».
Cédric joue un rôle primordial consistant à proposer à son grand-père de faire appel à la prière de guérison. Il est introduit dans le récit pour amener une solution. Gérald dit à ce sujet que cela est arrivé « tout à coup ». Cédric est présenté dans le récit comme un point de contact entre le miracle et la maladie. Cette dernière survient et isole, tandis que le proche amène un lien entre le souffrant et le corps social.
La présence de Cédric dans le récit de Gérald montre une première étape de rapprochement en direction du corps social. En effet, Gérald n’est désormais plus seul avec sa maladie. Il est « touché » par l’action de son petit-fils et la confiance de ce dernier en la guérison divine. Il pallie en quelque sorte le manque de conviction de Gérald à l’époque, qui « n’était pas tellement… ». Le fait d’être touché par la proposition ou l’action d’un proche constitue un premier pas dans la préparation à recevoir et accepter ce qui se déroulera par la suite dans la chambre de guérison. S’approprier l’idée d’aller prier à la chambre de guérison est imbriqué dans le processus de réincorporation du corps social par le malade. L’intervention d’un proche dans les récits de guérison divine est commune aux différents entretiens que nous avons recueillis. Cela représente un trait d’union entre l’individu malade et le corps social. Cette tierce personne fait intégralement partie du processus dynamique que constitue la quête de guérison.
Véronique, quant à elle, exprime son renouement avec Dieu qui lui a permis par la même occasion de réintégrer une communauté chrétienne à laquelle elle appartient depuis. Elle l’a rejointe après six ans d’« isolement », se considérant alors tant coupée de Dieu que du corps social. Ce renouvellement du sentiment d’appartenance est particulièrement remarquable dans son entretien, car cet extrait vient juste après un long passage durant lequel elle nous explique comment la maladie l’a coupée de Dieu : « Je me suis sentie abandonnée par Dieu… Pas vraiment : je me suis sentie coupée de lui par ma propre faute en fait, c’est plus honnête que de dire abandonnée ». Voici comment elle raconte cette période :
« Je suis revenue à Dieu complètement il y a deux ans en arrière. Je Le connais depuis longtemps, et pis j’avais une vie de foi riche et en communauté aussi avant. Et pis après j’ai vécu presque six ans d’isolement. Je retournais aux cultes, mais c’était pas très vivant et pis… euh… c’était très en retrait comme ça. Pis j’ai… après je suis venue à (nom de l’église à laquelle elle appartient), et là ça a été une communauté très euh… qui vit, où la louange est au tout premier plan. Et à partir du moment où j’y suis allée, j’ai plus raté un culte. Donc ça pendant une année et demie, pis la chambre de guérison c’est venu quand j’avais déjà repris une vie de foi importante, depuis une année et demie à peu près, avant de faire appel à la chambre de guérison ».
Nous avons vu précédemment que Véronique met Dieu à la source de son mieux-être, tant physique que psychologique et social. Nous pouvons ajouter que l’amélioration ressentie dans son « corps » s’est déroulée en parallèle de sa réintégration dans le corps social, ici en l’occurrence dans la communauté évangélique concernée. Pour Véronique, c’est Dieu lui-même, avec son assemblée chrétienne, qui joue le rôle du « proche qui propose ».
Entre le moment où Véronique entend parler de la chambre de guérison et le moment où elle décide d’y avoir recours, il s’écoule plusieurs mois. Quant à Gérald, cette période est beaucoup plus longue, puisque sa fille lui a parlé de la prière et de la guérison miraculeuse il y a bien des années. Cette période s’apparente à un apprivoisement durant lequel nos interlocuteurs entendent parler régulièrement de la prière de guérison. Ils y sont régulièrement confrontés au travers des témoignages, des discussions, des rencontres, lors des cultes ou dans des publications chrétiennes. Thomas J. Csordas nomme cette période « la prédisposition — qui dans le contexte de la communauté de référence — signifie pour la personne qui implore Dieu qu’elle soit d’abord persuadée que la guérison divine est possible, puisqu’elle fait partie des demandes logiques et légitimes pour ce groupe d’appartenance » (2002 : 27). Il est intéressant de noter qu’aux yeux des personnes interviewées, cette période est plutôt brève. Or, dans les faits, elle prend beaucoup plus de temps. La prédisposition trouve son origine dans le renouement des malades avec le corps social, la famille, la communauté. Durant cette phase, nos interlocuteurs se décrivent et se perçoivent comme entourés de paroles favorables à la guérison divine et ceints de corps de fidèles fervents (au sein de leur communauté, de leur famille, de la chambre de guérison). Cette période consiste en un processus d’acquisition d’un langage spécifique (Harding, 1987 : 169). C’est dans ce contexte que prend racine la prédisposition et qu’elle se construit suivant un processus plus ou moins long et non linéaire. Nous préférons le terme de « réincorporation », car il permet de souligner deux aspects : la réincorporation par le malade du corps social et la réincorporation d’un corps sain grâce à la guérison.
La chambre : un corps spécifique et efficace
Une fois les narrateurs plus ou moins prédisposés (selon le terme de Csordas) à recourir à la prière pour la guérison, pourquoi font-ils spécifiquement appel à la chambre et non uniquement à la prière en assemblée qu’il est possible de recevoir à la fin de chaque culte ? Les intercesseurs de la chambre représentent pour les membres de la communauté que nous avons côtoyés des croyants plus spécialisés dans la prière pour la guérison. Véronique aborde la notion d’efficacité par la rapidité des progrès qu’elle perçoit suite aux prières faites à la chambre de guérison. C’est ce qu’elle explique dans cet extrait qui suit directement le récit retraçant son renouement avec la communauté et sa décision de recourir à la chambre :
« Par contre, là [après avoir fait appel à la chambre de guérison], le mieux-être dans ma vie ça a été exponentiel ! Autant je peux dire que j’ai ramé pendant six ans, même aussi en thérapie, autant moi, là, j’allais beaucoup mieux. Mais j’ai senti l’action de Dieu très forte dans ma vie, vraiment très forte, et les progrès. Ce que je déplorais en thérapie, c’est la lenteur de l’avancement des progrès et là, les progrès ils ont été vraiment rapides et à la mesure de ce que Dieu fait, vraiment, euh… j’ai vu une efficacité très importante c’est très réjouissant ».
Les équipiers de la chambre apparaissent en mesure de guider dans la prière pour la guérison des individus peu confiants. La capacité des premiers permet aux seconds d’avoir tout de même recours à la chambre de guérison, comme dans le cas de Gérald « qui n’était pas tellement… ». Cette possibilité, revendiquée par les responsables de la chambre, permet d’envisager la consultation d’un usager n’appartenant pas à une communauté chrétienne. Voici l’explication d’une des responsables justifiant le pôle plus spécialisé dans le domaine de la guérison de cette structure :
« Je crois qu’une chambre de guérison ne peut pas exister sans quelque chose qui est très, très basique, et qui est pas du tout spectaculaire : c’est l’engagement des personnes. Et c’est ces personnes-là, qui ont chacun leur don, qui ne sont pas forcément explosifs, qui font qu’il y a un travail qui se fait. Il y a une base qui s’établit et qui permet je dirais à l’Esprit de Dieu et à la guérison de jaillir ».
Les intercesseurs sont perçus comme ayant reçu une mission de la part de Dieu leur demandant d’être actif dans le domaine de la santé, un don, tel que conçu dans cette communauté. La chambre constitue donc un corps de “spécialistes” de la prière, mettant au service de tout un chacun son expérience [16].
Corps en prières — corps en guérison
« Et puis j’y suis allé [à la chambre de guérison], j’ai eu même une imposition des mains et j’ai remarqué au bout de deux-trois semaines que j’avais une nette amélioration. C’est-à-dire que mes démangeaisons diminuaient un petit peu, mais j’avais toujours ces rougeurs » (Gérald).
Gérald n’apporte pratiquement aucun élément décrivant le dispositif en place dans la chambre de guérison. Il ne donne aucun détail concernant les personnes y offrant la guérison, l’appartement, l’inscription préalable ou la salle de prière. La mention de la chambre de guérison est très brève pour laisser la place dans le récit à la guérison miraculeuse. Véronique n’en dit pas beaucoup plus :
« (…) J’ai eu les informations qu’il y avait une cellule de guérison et que… une chambre de guérison, et que je pouvais y aller et pis là aussi encore plus, chaque fois, je ressentais le Saint Esprit chaque fois on priait pour moi je le ressentais. Mais jamais si puissamment que… que… que … dans ces moments de prière, parce que c’est à chaque fois une visitation, c’est... les mots manquent pour dire comment Dieu agit par grâce et comment le mal peut être très fort pour nous descendre. Mais c’est des expériences très très fortes aussi, dans le bon sens, et c’est aussi émouvant. C’est très très émouvant. Côté émotion, c’est très très fort, c’est comme du feu vivant qui vous re... ressuscite ».
Si Véronique ne donne aucun élément au sujet du déroulement d’une séance, elle nous décrit ce qu’elle a ressenti, même si « les mots manquent ». Il est intéressant de souligner en revanche le vocabulaire qu’elle emploie à cette fin : « ressentir », « puissamment », « visitation », « expérience », « forte », « émouvant », « émotion », « feu vivant ». Rien n’est dit sur la manière dont se déroule pratiquement une séance de guérison, car celle-ci passe au second plan, laissant la primauté au récit de ce qui se passe à l’intérieur du corps : l’avènement de la guérison. Le dispositif mis en place dans la chambre de guérison importe peu, il est subordonné à l’intervention divine rendue possible par le cheminement spirituel du malade. Comme souligné précédemment, cette dernière se situe toujours au premier plan (Amiotte-Suchet, 2005 ; Csordas, 1994).
Durant cette étape, nos interlocuteurs se présentent comme réincorporant la communauté. Au moment où la chambre de guérison intervient dans les récits, les personnages qui y sont rattachés sont présentés comme des alliés dans la quête de mieux-être. En effet, dans les parties précédentes, les narrateurs ont mis l’accent sur la solitude ressentie durant la période antérieure à l’intervention divine. Bien que plusieurs personnes fassent partie des équipes de prière de la chambre de guérison [17] — lors de notre observation, nous avons rencontré cinq équipiers en plus des deux responsables —, nos interlocuteurs ne nomment que les deux responsables. Le fait que les autres intercesseurs soient des inconnus met en avant la puissance de la prière et de l’action divine, ceci dans la procédure même de la chambre. Un groupe, les intercesseurs, prie dans une salle annexe sans avoir aucun contact avec l’usager. Ce procédé est important, car il met en avant le caractère spirituel de la démarche. De plus, les bénévoles à la chambre ne sont jamais présentés comme des guérisseurs dans les récits puisqu’il n’y a que Dieu qui guérit. Ainsi, le flou et le manque de description entourant une séance à la chambre participent premièrement au mystère de l’intervention divine et, deuxièmement, objectivent la réalisation d’un toucher divin (Claverie, 1991 ; Piette, 1999) [18].
Nos interlocuteurs mentionnent très peu de détails dans leur récit au sujet de l’organisation rituelle parmi les équipiers. Soulignons toutefois que nos observations participantes ainsi que nos entretiens avec les responsables de la chambre ont mis en évidence une certaine unité. Les intercesseurs partagent une vision commune de ce que signifie la guérison divine, et tous considèrent accomplir une mission divine. De plus, les équipiers sont subordonnés, dans le fonctionnement, aux responsables de la chambre de guérison. La chambre est le lieu matérialisé de l’avènement de la guérison. Le point de contact des responsables de la chambre avec le malade matérialise son moment. Gérald parle d’imposition des mains. Ces mains posées sur lui sont le point de contact entre Dieu et son mal. Les responsables sont les canaux d’un avènement spirituel. Véronique attribue au Saint Esprit lui-même un toucher intérieur. A la chambre de guérison, lieu de guérison, il y a donc contact, moment de guérison. Le contact physique ou spirituel, rendu possible grâce à l’imposition des mains, préfigure le renouement du malade avec la communauté (ici premièrement chrétienne). L’imposition des mains, permettant à la guérison d’avoir lieu, précède la réintégration du miraculé au sein du corps social. Le corps malade, devenu corps miraculé, ne constitue plus un obstacle dans le développement spirituel de nos interlocuteurs. Bien au contraire, cet obstacle est dorénavant considéré comme un jalon dans la vie spirituelle de Gérald et de Véronique, comme une épreuve qui les a rapprochés de Dieu de manière privilégiée. Les “guéris” retrouvent alors pleinement leur place dans la communauté, leur corps ne les excluant plus, mais devenant au contraire un nouveau support de preuve à leur élection. C’est en effet dans un second temps, en témoignant de leur guérison miraculeuse, que nos interlocuteurs n’auront pas uniquement repris leur place, mais acquerront un nouveau rôle dans la communauté : celui de témoin de l’intervention divine en faveur des chrétiens, le corps constituant une preuve tangible (Monnot, 2009).
Le corps comme preuve
La guérison divine a lieu en parallèle du renouement de Véronique et de Gérald avec le corps social. Cette réincorporation trouve son origine dans la prière vécue à la Chambre de guérison. Le corps miraculé devient la preuve de l’intervention divine. Cette dernière est dans un premier temps constatée par le malade lui-même, connaissant intimement son corps et ses souffrances. Les propos de Gérald dans ce sens sont intéressants :
« Et il y a deux ans de ça, j’ai eu une forte crise. Je me suis dit : « ça y est, voilà que ça recommence » et je suis allé chez un dermatologue, une femme dermatologue, qui m’a dit : « mais écoutez, c’est pas du tout du psoriasis que vous avez là, c’est une allergie. Est-ce que vous avez mangé quelque chose qui ne vous a pas convenu ? » (il répond) « Non, je ne vois pas ». Je me suis dit : « et bien, c’est notre Sauveur qui me guérit ! » Alors il m’a provoqué cette allergie, et ce psoriasis est parti comme ça : les démangeaisons ont cessé, mes rougeurs ont cessé, j’ai une peau de bébé sur un homme de nonante ans. C’est quelque chose d’extraordinaire ! Alors je suis tellement, tellement reconnaissant, et tous les jours en me levant, je vais devant la glace, je me regarde, je me dis : « mais c’est pas possible, c’est pas toi ! » C’est vrai moi je trouve ça formidable. Alors vous voyez, avoir la foi, j’avais la foi, mais… ouais, rien de plus. Alors maintenant, vraiment, j’ai la foi, je sais que notre Seigneur peut tout faire, Il m’a guéri. Et je suis tellement reconnaissant que j’essaie de publier partout où je vais en disant : « j’ai été guéri par la prière et c’est notre Sauveur qui m’a guéri et c’est vrai ». Je reconnais qu’en priant, qu’en ayant la foi, eh bien Il peut tout ».
Gérald constate dans son corps l’intervention divine et utilise la notion de foi pour expliquer que le Seigneur a agi en sa faveur. L’intervention divine est pour lui la seule conclusion possible, les médecins ayant auparavant déclaré leur impuissance [19]. La foi de Gérald est inductive, elle découle d’un « cheminement de la pensée religieuse qui prend son départ dans l’expérience » (Gonzalez, 2002 : 48).
Se basant sur son expérience corporelle, le miraculé peut témoigner et, dans ce cadre, faire intervenir un personnage central de son récit : Dieu. Ce dernier est considéré, selon Piette, « comme le résultat d’un réseau hétérogène constitué d’éléments humains et non humains associés dans une chaîne très articulée » (2002 : 369). Il est rendu situationnellement présent en tant qu’interactant invisible pour lequel le chrétien témoigne de traces de sa présence. « L’exemplification par un ensemble d’attitudes et de comportements témoignant de l’amour que Dieu a montré » (Piette, 2002 : 366) constitue l’une de ces modalités de médiation. Nos interlocuteurs témoignent de la présence de Dieu, le rendent présent à travers cette modalité du récit miraculeux (ils apportent un élément subjonctivant, pour reprendre les termes de Good), tout en étant eux-mêmes (en considérant les individus de manière holiste, telle que cette notion est véhiculée en milieu pentecôtiste) des preuves de l’intervention divine.
Le rôle de témoin, que nos interlocuteurs endossent lorsqu’ils narrent leur expérience, est l’aboutissement d’un processus relativement long. Les chrétiens pentecôtistes que nous avons rencontrés sont des témoins privilégiés, des preuves de la puissance divine. À première vue, il peut sembler étonnant de parler de preuve dans un monde régi par la foi. Or nous avons montré que ces deux modes de compréhension sont articulés de manière pertinente par nos interlocuteurs afin de donner sens à ce qu’ils ont vécu. Pour reprendre les développements de Claverie, le terme de « foi » peut avoir « deux acceptions : il désigne une adhésion finie, un contenu, mais aussi (…) un état ou un mouvement particulier qui s’est défait de toute résistance à ce contenu précis, un mouvement de consentement qui n’a pas besoin de preuves. Or, ce mouvement de consentement (contrairement à son contenu) n’est pas référable à l’attestation directe de quelqu’un qui pourrait se mettre en position de l’authentifier. De plus, la foi ne procède pas de la persuasion, ni du contact avec une démonstration probante » (Claverie, 1990 : 68).
Témoigner d’une guérison miraculeuse semble difficile sans, au préalable, ressentir cet état particulier exempt de résistance à l’égard du miracle vécu. Recourir à la preuve « offre un espace de description admissible pour autrui, il est un passage obligé pour ‘en parler’ » (Claverie, 1990 : 69). « Apprendre ‘à parler miracle’, ‘à parler grâce’ sans passer pour fou aux yeux des autres est un apprentissage mutuel qui demande de la prudence » (Claverie, 1991 : 163). C’est pour passer comme raisonnable que nos interlocuteurs construisent leur récit sur le mode de la preuve. Cette preuve n’est d’ailleurs pas médicale. Sa légitimité provient du fait que le témoin est incorporé à la communauté et à son mode de croyance dans lequel la preuve du corps racontée est suffisante. Les miraculés ne témoignent qu’exceptionnellement hors du milieu évangélique. Ils s’adressent ainsi à un auditoire chrétien pour lequel la foi comme mode de compréhension fait sens.
De quelle guérison s’agit-il ?
Le corps miraculé de nos interlocuteurs constitue une preuve de l’intervention divine. Certes, Gérald et Véronique relatent une guérison, néanmoins celle-ci est indissociable d’un mieux-être obtenu à d’autres niveaux. Le terme de guérison est à comprendre dans son acception holistique et pas uniquement physique. Nous avons vu que Véronique se sent dorénavant comme elle était avant sa maladie, notamment grâce au fait que « Dieu lui a fait sentir son amour ». Pour elle, une autre preuve de l’action de Dieu se trouve dans son vécu quotidien, dans sa relation avec ses enfants, dans le fait de retravailler et de se sentir à nouveau entourée et plus sûre d’elle-même. Tout comme Gérald, la guérison n’est pas uniquement physique. Nous comprenons donc qu’en parlant de guérison, nos narrateurs renvoient aussi au mieux-être ressenti dans leur vie, dans leur quotidien et, par-dessus tout, dans leurs relations avec autrui. Ils font en effet à nouveau partie du corps social. L’expérience transcendante opère une réorganisation dans la vie de nos interlocuteurs, en fonction du sens qu’ils lui attribuent.
Nous avons pu constater que nos interlocuteurs, comme tous les autres malades, parlent de leur corps meurtri, de l’isolement que procure la maladie, de leur désarroi face aux diagnostics médicaux et ensuite de leur cheminement vers et au travers de la chambre de guérison. Si le format demeure proche des témoignages de guérisons pentecôtistes avec tous ses corollaires, nous avons perçu que l’offre des chambres de guérison repose sur une légitimité thérapeutique. C’est avec la preuve narrative du corps guéri que l’expérience peut être partagée.
Cela fait-il de la chambre de guérison un lieu de thérapie alternative ? L’analyse nous permet de mieux comprendre la logique des initiateurs des chambres de guérison qui se positionnent dans le champ des thérapies alternatives. Nous avons soulevé que les histoires de guérisons miraculeuses sont d’abord des récits de guérisons, délivrées dans un cadre narratif formel : le témoignage du miracle [20]. En effet, le corps malade puis rétabli est la pièce centrale de l’articulation du récit. Il est évident que nous ne pouvons ignorer l’argumentation spirituelle qui donne la trame au récit. Si cet aspect de la narration avait déjà été abondamment soulevé jusqu’ici, nous avons pu comprendre qu’il repose sur les étapes de la maladie vécue dans le corps physique et social. En effet, le récit ne peut pas prendre forme sans la maladie, ni obtenir son statut de témoignage de guérison sans la preuve d’un corps rétabli.
Une des particularités de la chambre est que le récit de guérison ne fait pas partie d’une stratégie de promotion d’un thérapeute ou d’un praticien, mais d’une profession collective. Ce caractère collectif, par ses canons d’énonciation, occulte un aspect, celui de la singularité du malade qui traverse la souffrance et réincorpore la communauté (humaine) au travers de la chambre de guérison, comprise comme un sas vers le salut. Les récits que nous avons analysés montraient que c’était à partir du corps, malade puis rétabli, que se déploie « l’administration de la preuve du miraculeux » (Claverie, 2003). En somme, la singularité de cette offre thérapeutique réside dans le fait qu’aucun de nos interlocuteurs n’a jamais mentionné la chambre de guérison comme thérapie, mais bien comme lieu de prière. Cette caractéristique associée à la forme particulière des récits que nous avons recueillis n’exclut pas les chambres de guérison de la large palette des médecines complémentaires. Le recours à la chambre de guérison est dans tous les cas perçu comme complémentaire à la médecine, nos interlocuteurs soulignent son caractère holistique, traitant les causes et non uniquement les symptômes, tout en accordant beaucoup de considération aux propos du malade lors de la prise en charge. Une thérapie alternative qualifiée par le lieu dans lequel elle est appliquée soulève toutefois un sujet qui devrait faire l’objet d’une prochaine recherche.
Nous avons ainsi pu mieux saisir le genre de guérison auquel la chambre de Genève contribuait. Si les récits parlent de rémissions physiques, de guérisons médicales, c’est avec un langage et une structure spécifiques. Ils insistent effectivement sur le caractère miraculeux de la guérison, ou imputent leur rétablissement à l’action divine. Cette offre est bien plus qu’une simple entreprise de « biens de salut » (Weber, 1971 ; Merz-Benz, 2008), car même si les usagers parlent d’un rapprochement avec Dieu, c’est surtout pour expliquer leur rétablissement dans la santé. On comprend mieux pourquoi elle se revendique comme médecine alternative. La chambre de guérison est le topos, le lieu de guérison, le kairos, l’avènement, au moment de la prière du miracle et le logos, le langage dans lequel les personnes vont restituer leur guérison. Le corps traversé par la maladie est pénétré par la guérison au moment de la prière. Il permet alors une mise en discours sur la preuve vivante qu’un événement miraculeux a effectivement pris corps.