Pour une anthropologie des modes de réislamisation. Supports et pratiques de diffusion de l’islam en Afrique subsaharienne

Sommaire

Table des matières

Un concept et un parti pris

L’islam n’est pas nouveau sur le sol subsaharien, cela claque comme une évidence. Il est même présent depuis des temps très anciens en Afrique orientale, dès les VIIème et VIIIème siècles, et en Afrique occidentale dès le XIème siècle. Dès lors, il fut, à différents moments historiques, considéré parfois par les populations africaines comme une religion locale, défendant les valeurs du terroir face à la domination occidentale apportant avec elle le christianisme (Triaud, 1992 ; Otayek, 1993). C’est ainsi que dans une région comme l’Afrique de l’Ouest, des conversions massives eurent lieu durant la colonisation, au XIXème siècle, l’islam devenant garant d’un système de solidarité et de protection en réponse à l’effondrement des organisations socio-politiques de l’époque (le royaume du Kajoor par exemple [1]). Comme le souligne Jean-Louis Triaud dans l’entretien paru dans ce numéro, « la présence coloniale a favorisé la diffusion de l’islam ».

Alors que s’est-il passé depuis pour que l’on parle maintenant de « réislamisation » ? L’Afrique subsaharienne a-t-elle été « dé-islamisée » ? A en croire certains responsables islamiques actuels, cela est le cas. Un guide spirituel comme Modou Kara Mbacké, haut personnage de la Mouridiyya jeune et urbaine au Sénégal, considère que l’influence culturelle occidentale, supposée athée, pervertit les valeurs islamiques inhérentes aux sociétés africaines. Lesquelles doivent alors, selon lui, revenir à l’islam comme source culturelle et morale première et essentielle [2] (Samson, 2007). Autre exemple, au Mali, l’idée d’un modèle de civilisation islamique proprement africaine est également répandue, établissant selon Gilles Holder un « continuum civilisationnel entre Africains noirs et valeurs islamiques » (2009). Ce mode de pensée, très afro-centrique, montre combien les acteurs islamiques subsahariens se sentent légitimes pour s’impliquer dans ce processus de « réislamisation » de leur société [3]. Par là, ils participent, malgré cette affirmation d’une identité musulmane locale, à une mouvance globalisée d’inscription du religieux dans la « sphère publique » [4], manifestant, comme beaucoup de leurs coreligionnaires, toutes tendances et géographies confondues, une volonté de moraliser leur environnement social. Leur objectif est de prendre place dans l’espace public, de participer aux débats de société et d’édicter des normes et préceptes qui doivent rythmer le quotidien des croyants et résoudre leurs différents problèmes de la vie courante.

Si ce numéro d’ethnographiques.org est consacré à cette problématique de la « réislamisation » et de la « moralisation », il n’est, évidemment en aucun cas, porte-parole des acteurs islamiques sur lesquels il se penche. L’objectif ici est plutôt de redéfinir ces notions couramment usitées dans les études des dynamiques islamiques contemporaines, et de les aborder d’une manière pragmatique : quels sont les différents outils dont se servent les acteurs islamiques (responsables et fidèles) pour pratiquer, diffuser et réformer l’islam, aujourd’hui en Afrique subsaharienne ?

La notion de « réislamisation » apparaît, dès les années 1990, chez des spécialistes du monde arabe [5] et, dans une moindre mesure, de l’Asie centrale et de l’Inde. Elle revêt, au moins, trois acceptions. La première lecture, au début des années 1990, et certainement la plus dominante, porte l’idée que la « réislamisation » est liée à un islam politique, issu du vent islamiste succédant à la révolution iranienne (Kepel, 1991 ; Botiveau, 1993 ; Roy, 1995). Cette lecture s’appuie sur le constat de l’islamisation institutionnelle, en cours à l’époque, dans le monde arabe. Une autre signification, moins courante mais tout aussi pertinente, est celle qui analyse la « réislamisation » selon sa portée économique. Celle-ci passe, alors, par la volonté d’entrepreneurs et de commerçants de se soumettre au principe de la zakât, attachant une importance particulière aux registres de l’équité (Selim, 1999  ; Ireton 1997  ; Haenni, 1996) et participant ainsi à une sorte d’économie morale à construire (Triaud et Villalon, 2009). Enfin, dès le début des années 1990, une dimension sociale de la réislamisation fait également son apparition (Ferrié, 1996), montrant le travail de réforme des pratiques cultuelles des musulmans. Raymond Jamous (1991) le note, par exemple, s’agissant de l’action des Tabligh contre les cultes de Saints en Inde. Rapidement, les anthropologues s’emparent alors de cette dernière lecture, analysant les « logiques sociales de la réislamisation » (Haenni, 1997) et insistant précisément sur son caractère non politisé, sorte d’expérience subjective (Radi, 1996) vécue dans le quotidien des musulmans, soucieux de ré-enchanter leur vie.

Aujourd’hui, comme le suggère, peut-être de façon excessive, Olivier Roy (2011), la « réislamisation » est désormais « dépolitisée » pour l’essentiel. Il est vrai qu’elle est largement « sociale et culturelle (le port du voile, le nombre de mosquées, la multiplication des prêcheurs, des chaînes de télévision religieuses) ». Il est vrai aussi qu’elle se fait beaucoup « en dehors des militants islamistes », qu’ « elle a ouvert un "marché religieux" dont plus personne n’a le monopole ; elle est en phase avec la nouvelle quête du religieux chez les jeunes, qui est individualiste mais aussi changeante. Bref les islamistes ont perdu le monopole de la parole religieuse dans l’espace public, qu’ils avaient dans les années 1980 » (Roy, 2011). Ce numéro thématique rejoint cette analyse, observant la dimension culturelle et sociale actuelle de la « réislamisation », dont les déclinaisons sont aussi nombreuses que les régions du monde où elle se produit. Il est en effet frappant de constater que cette entreprise de « réislamisation » donne désormais leur place à des cadets sociaux qui, il y a quelques années, n’avaient pas vraiment voix au chapitre. Les jeunes (Fathi, 2007 ; LeBlanc, 2009  ; Herrera et Bayat, 2010) y participent et développent de nouvelles formes de prédication, par la musique par exemple, comme en témoignent les dhikr rapés ou slamés, et même récités sur du Reggae (LeBlanc, 2010  ; Soares, 2010  ; Niang, 2010  ; Boubekeur, 2007). Les femmes, également, participent aux phénomènes de « réislamisation » (Fathi, 1998 ; Brégand, 2006), et ces dynamiques s’inscrivent, souvent, dans des logiques d’affirmation de soi et d’individualisation des pratiques islamiques (Kreil, 2010  ; Sadouni, 2007).

Aussi, les contributions à ce numéro abordent la « réislamisation » à travers les prismes économiques et socio-culturels sans pour autant renoncer à la dimension politique des phénomènes observés. Le politique est également présent dans la réislamisation au sud du Sahara. Il est pour l’essentiel envisagé par le bas, dans une optique où le religieux comble les défaillances des Etats en matière sociale. Il est vrai que les partis politiques islamiques en Afrique subsaharienne gardent une influence tout de même limitée, mais la participation au jeu politique de certains leaders charismatiques n’est pourtant par à exclure [6].

La « réislamisation » renvoie bel et bien à la reformulation et à l’explicitation de l’identité musulmane, jusqu’ici simplement considérée comme allant de soi parce que faisant partie d’un ensemble culturel hérité (Roy, 2004). Elle s’articule dans ses trois dimensions : culturelle et sociale, économique, politique. Les politologues du monde arabe, qui ont popularisé ce concept, adoptent aujourd’hui une posture critique à son égard, considérant que réislamisation suppose un phénomène préalable de « désislamisation » [7]. Nous ne le pensons pas, tout du moins pour ce qui est de l’Afrique de l’Ouest. Au sud du Sahara, les processus de sécularisation n’ont pas nécessairement conduit à une perte du religieux dans le champ social. Le religieux n’a jamais vraiment disparu, il est simplement réactivé, reformulé.

De la sorte, ce concept signifie que les pratiques islamiques connaissent actuellement des mutations profondes. Nombre de croyants éprouvent la nécessité, comme cela sera montré dans divers papiers, de réactiver et de confirmer leur foi en réapprenant l’islam hérité de leurs parents. L’article sur les formations islamiques du soir (Saint-Lary) explique par exemple ce besoin qu’ont les croyants de connaître les textes, le Coran et les traditions prophétiques, mais aussi de se conformer à un comportement « islamiquement » correct. De leur côté, beaucoup de responsables religieux cherchent aujourd’hui à replacer l’islam dans l’environnement des fidèles, transformant la religion en un véritable guide pratique de la vie quotidienne.

Certes, il est illusoire de croire que cette effervescence spirituelle contemporaine, décrite par certains comme un « réveil religieux » ou comme un « retour au religieux », est nouvelle. Elle a existé au siècle dernier (Kane, 2009), et c’est pourquoi il convient de ne pas qualifier abusivement de « nouveau » ce qui s’inscrit dans un continuum. Toutefois, il faut reconnaître deux caractères novateurs aux processus de moralisation contemporains. Tout d’abord, ils interviennent en réaction à un contexte particulier, celui d’une dérégulation étatique importante, conduisant les pouvoirs publics à gérer de plus en plus difficilement les affaires communes. Les acteurs religieux se posent alors comme palliatifs aux défaillances des Etats africains : ils visent essentiellement ses fonctions sociales (la santé, l’éducation, l’aide d’urgence, etc.) et rarement ses fonctions régaliennes. Le second constat découle du précédent : les mouvements religieux (en l’occurrence islamiques) contemporains, inscrits de plus en plus franchement dans l’espace public, comportent en leur essence même un rapport au politique dont il faut prendre la mesure. Ils établissent des liens avec les pouvoirs publics qui se déclinent sur différents registres allant de la franche collaboration à la critique la plus virulente, en passant par une distanciation mesurée. Les notions même de « sphère publique religieuse » (Eisenstadt et Schluchter, 1998) [8] et d’« espace public religieux » (Holder, 2009) permettent de comprendre le dynamisme de ces acteurs religieux, aptes à transformer leur société en confrontation, en rupture ou, au contraire en dialogue avec le pouvoir étatique [9]. Derrière leurs actions caritatives, éducatives ou sanitaires, se profile une volonté, explicite ou implicite, de répandre l’islam, de transmettre des valeurs de solidarité ainsi que des valeurs morales : les leaders islamiques rappellent ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est licite et illicite. Aussi, deviennent-ils incontournables dans l’analyse des dynamiques sociales et politiques de l’Afrique subsaharienne, d’où l‘importance des réflexions sur la « réislamisation » et la moralisation des espaces publics.

Face à ces données et pour apporter notre touche personnelle à ces réflexions, notre parti pris est donc de réaliser une ethnographie des moyens utilisés pour cette réaffirmation religieuse. Effectivement, si les responsables et leurs fidèles veulent « ré-enchanter » [10] le monde, c’est-à-dire ramener leur société à un état de morale islamique qui serait, selon eux, à retrouver, ils usent d’outils multiples pour ranimer, revigorer la foi des croyants, et imposer des normes spirituelles dans l’espace public. Se pencher sur ces outils devient ainsi un angle d’observation intéressant pour appréhender d’une manière ethnographique et pragmatique les différents contours que prend cette « réislamisation » au sud du Sahara.

Des outils de natures variées

Une telle approche par les « techniques » utilisées pour la diffusion de l’islam en Afrique subsaharienne a l’avantage de montrer que chaque contexte local est particulier, et que les acteurs islamiques exploitent au mieux leur environnement culturel, social et politique pour édicter leurs normes religieuses. Dans ce numéro, Abdoulaye Sounaye montre combien, grâce au développement local de l’industrie du CD et du DVD au Niger, les prêcheurs urbains forment des « discothèques islamiques », destinées à diffuser l’islam et à vulgariser les textes islamiques et les prêches de leaders charismatiques. De même, au Burkina Faso (Samson) et en Côte-d’Ivoire (Gomez-Perez et Savadogo), l’outil radiophonique s’avère être tout à fait pertinent pour la « réislamisation », dans des contextes où la radio est un moyen de diffusion à la fois très populaire et largement répandu depuis plusieurs décennies. Ainsi, au Burkina Faso, les nouveaux acteurs islamiques que sont les Ahmadis ont bien compris l’utilité de ce média pour contrer les autres groupes musulmans locaux. Eux, qui de part le monde, utilisent la télévision et Internet, ont su s’adapter à l’environnement médiatique du Burkina afin de se rendre le plus populaires possible. D’autre part, en Côte-d’Ivoire, la multiplication des fréquences islamiques révèle, cette fois, une volonté de concurrencer la forte présence chrétienne.

Cette analyse des outils de la réislamisation met, par conséquent, en évidence la diversité des méthodes employées par les acteurs islamiques. Elle montre l’importance donnée aux nouvelles technologies avec la mise en place, par certaines associations islamiques francophones, de sites Internet (Saint-Lary). Elle révèle, également, l’utilisation des supports audio comme les DVD et cassettes (Sounaye), et des médias plus traditionnels, mais non moins usités comme la radio ou la presse (Samson, Gomez-Perez et Savadogo). Comme le note Jean-Louis Triaud dans l’interview qui introduit ce numéro (Triaud), la réislamisation passe aussi beaucoup par les livres qui, hier, étaient des denrées reproduites à la main sous forme de fac-similés. Aujourd’hui, la diffusion des livres, parfois gratuite, donne la possibilité aux croyants d’accéder directement, d’une manière autonome, aux sources : au Coran ainsi qu’à ses commentaires et aux hadith (traditions prophétiques). Il est alors plus aisé pour eux d’être autodidactes.

Ce numéro ne prétend pas aborder de manière exhaustive tous les outils usités, mais cette analyse par « le bas » permet de montrer la diversité de cette « réislamisation », tant dans ses formes que dans les idéologies qu’elle porte. Par conséquent, l’objectif est, au-delà d’une ethnographie certes intéressante en soi, de couper court avec l’idée, trop communément admise en Occident, d’une diffusion, en Afrique subsaharienne comme dans le reste du monde, d’un islam monolithique, forcément politique, qui s’imposerait contre les régimes en place [11]. En montrant la multiplicité des outils utilisés, ce numéro montre également la variété des formes d’islam plébiscitées par les acteurs islamiques.

Pour réaliser cette ethnographie minutieuse, chaque article du numéro s’appuie sur des enquêtes de terrain conduites par des anthropologues et des historiens, dans différents pays d’Afrique de l’Ouest (Côte-d’Ivoire, Burkina Faso, Niger) [12]. Ils sont le résultat de longues enquêtes, menées parfois sur plusieurs années. L’objectif de ce numéro porte, alors, sur une volonté de présenter des analyses fouillées, descriptives, basées sur des études de cas. Il ne se contente pas d’articles purement théoriques, même si les auteurs s’appliquent à définir les concepts liés aux différentes formes de « réislamisation ». De plus, pour renforcer le caractère ethnographique, des photographies et documents sonores illustrent les analyses, apportant une dimension plus palpable et concrète aux argumentaires déjà bien enrichis d’exemples.

Quels supports pour quelle réislamisation ?

Si l’intérêt de se pencher sur les outils de la « réislamisation » en Afrique subsaharienne est démontré, qu’apporte une telle analyse des supports de diffusion décrits dans ce numéro ? Plusieurs axes de compréhension émergent de ces contributions.

Tout d’abord, l’étude des nouvelles technologies comme voies de prosélytisme ou de réaffirmation religieuse semble la plus évidente, sinon la plus visible. Les acteurs islamiques utilisent les techniques modernes de transmission. Cela apparaît dans la plupart des articles de ce numéro. Les médias (radios, télévisions, Internet) sont indispensables à la da’wa (prédication), de même que les cassettes, CD, DVD et films. Ces usages n’ont d’ailleurs rien de particulier à l’islam. Ils sont également monnaie courante dans le monde chrétien et particulièrement chez les protestants. Les croyants vivent avec leur époque, et cela a toujours été le cas. Là encore, cette idée rompt avec l’image du fait religieux en proie à un certain archaïsme [13]. Opposer des groupes dits fondamentalistes [14] à la modernité technologique est une bévue : Olivier Roy (1995), entre autres, l’a déjà expliqué depuis longtemps. Pour lui, en effet, les acteurs fondamentalistes (islamiques) réfutent la notion de « modernité » en tant que produit de l’histoire occidentale, mais acceptent une « modernité islamisée » : celle-ci devient alors, pour eux, l’expression d’une science et d’un savoir. Ils reconnaissent les progrès technologiques qu’ils sortent de leur contexte occidental et matérialiste afin de les mettre au service de l’islam (Roy, 1995 : 53).

Les articles de ce numéro montrent qu’au-delà des divergences dogmatiques et des différences liées, souvent, à des conflits de leadership qui traversent les communautés musulmanes de chaque pays, tous les acteurs islamiques se rejoignent autour de ces technologies. L’analyse de ces modes de communication pose alors la problématique de la place des jeunes et, plus largement, des cadets sociaux dans la prédication et dans la « réislamisation », montrant que la maîtrise de l’outil informatique et du traitement de l’image peut devenir, pour eux, une voie d’émancipation. En effet, cette capacité qu’ont les jeunes à s’emparer des espaces publics, et pourrait-on dire, à construire un « espace public islamique », est en partie due à leur aisance avec ces technologies. On le voit avec les associations des élèves et étudiants musulmans présentes dans de nombreux pays ouest africains qui conjuguent avec succès les technologies de l’écrit à tous les temps : site Internet, presse, publications d’opuscules, transcriptions de sermons du vendredi, etc., et touchent ainsi des publics de diplômés (Saint-Lary). Parfois même, ils se rendent indispensables en mettant leurs savoirs et compétences technologiques au service d’autres organisations islamiques ou leaders charismatiques, comme le montre Abdoulaye Sounaye avec les discothèques islamiques, tenues elles aussi par des cadets qui maîtrisent la fabrication des petits médias.

L’étude des usages technologiques est, en l’occurrence, un extraordinaire révélateur des antagonismes et des jeux de rivalités qui façonnent l’univers des musulmans de manière plus ou moins explicite. L’accès aux médias transforme l’espace public en outil d’expression des concurrences, de surenchère et parfois même de dénonciation de l’autre, tantôt de façon subtile, tantôt de façon plus offensive. La radio, la presse et Internet sont, à ce titre, des espaces où s’expriment de diverses manières ces concurrences. Cette rivalité prend, cependant, le plus souvent une tournure plutôt larvée, s’agissant des rapports qu’entretiennent les musulmans avec les groupes chrétiens qui ont longtemps dominé les sphères politiques, tant en Côte-d’Ivoire (Gomez-Perrez et Savadogo) qu’au Burkina Faso (Samson). La volonté de rivaliser avec les groupes chrétiens, et notamment évangéliques, déjà très bien implantés dans le paysage radiophonique de ces deux pays [15], a motivé en partie la mise en place de radios islamiques.

L’espace public et les médias constituent également des lieux de concurrence discrète entre associations musulmanes. Très souvent l’enjeu est, pour les uns, de se distancier d’autres groupes dont ils supposent les pratiques non conformes à l’islam. Il peut s’agir, par exemple, d’une lutte contre les consultations maraboutiques qui, implicitement, visent les mouvements confrériques très ancrés dans les pratiques cérémonielles et magiques. Il peut s’agir aussi de dénoncer le maintien de « certaines coutumes » (excision, lévirat,…). Loin de ne servir qu’à affirmer le bien fondé de l’islam, les médias permettent d’énoncer une façon d’être « bon musulman ».

Toutefois, des situations de conflits résolument ouverts sont parfois décelées. Ainsi, s’agissant du Burkina Faso, Fabienne Samson aborde la « guerre des ondes » entre la communauté Ahmadiyya, jugée hérétique, et d’autres groupes musulmans locaux qui, de façon unanime, la considèrent comme ne faisant pas partie de l’ummah (communauté des croyants en islam). Attaquer alors sa surmédiatisation est une façon de contrer son dogme jugé non conforme au Coran. Ceci révèle que dans des pays comme le Burkina Faso et la Côte-d’Ivoire, les musulmans, qui doivent faire face à une communauté chrétienne plurielle mais très visible, bien implantée et très active, veulent, en façade tout au moins, montrer une certaine unité dont la Ahmadiyya ne fait pas partie. Ainsi, une radio comme Al Houda au Burkina (Gomez-Perez et Savadogo), portée essentiellement par le mouvement Sunnite [16], compte également d’autres tendances et veut parler d’une même et seule voix. Les valeurs d’unité des musulmans sont alors largement exprimées, contribuant à faire exister la ummah, à tisser des liens à l’échelle internationale, et à lutter contre toute fitna (division), jugée contraire aux valeurs de l’islam.

En outre, ce numéro met en évidence les registres de communication des prédicateurs qui posent la double question du choix des langues et de leur mode de communication pour transmettre le message. En effet, par exemple, l’usage de l’humour visant à casser la distance entre le prêcheur et son auditoire apparaît comme un mode de communication dont on parle peu, mais pourtant efficace. Faire rire son auditoire, l’amuser en se moquant de certaines pratiques pour pointer leur caractère illicite, tel est le moyen utilisé par certains prédicateurs décrits par Maud Saint-Lary et Abdoulaye Sounaye. Mais le registre de l’humour n’est évidemment pas le seul : d’autres, comme les Ahmadis (Samson), recourent à une rhétorique scientifique, parfois proche du sophisme, prompte à rationaliser le discours religieux. Tenter de prouver l’existence de Dieu, ou chercher à démontrer la vérité du dogme ahmadi (retour du messie promis) par des raisonnements qui se veulent logiques, devient pour cette communauté une rhétorique nouvelle de prosélytisme et de « réislamisation ».

Autre point important : le choix des langues. L’islam peut-il se pratiquer et se diffuser en français, en langues vernaculaires, ou l’arabe doit-il rester la langue sacrée de référence ? Là encore, ce mode de transmission de l’islam oppose certaines communautés musulmanes, comme cela sera montré dans divers articles. Après les indépendances, la question de l’arabisation devient, pour de nombreux musulmans subsahariens, un enjeu fondamental de résistance à la culture de l’ancien colonisateur, transmise notamment par l’école publique (Otayek, 1993). Ceux formés à Al Azhar (Egypte) ou à Médine (Arabie Saoudite) reviennent dans leur pays d’origine, forts de leurs savoirs leur permettant de dominer le champ islamique local. Néanmoins, ces arabisants ont souvent eu du mal à s’intégrer dans le marché de l’emploi, réservé à l’élite francophone, et ont dû ouvrir leurs propres écoles (medersas) pour survivre. Depuis quelques décennies, une nouvelle élite, cumulant des doubles cursus dans les universités arabes et francophones d’Afrique de l’Ouest, revendique le droit de prêcher en français, cherchant ainsi à s’imposer face à cette ancienne élite arabophone. La langue du prêche devient, par conséquent, centrale à la problématique du mode de diffusion de l’islam (Saint-Lary).

De plus, la remise en cause de la prédominance (voire de l’exclusivité) de la langue arabe est de mise également dans de nouvelles communautés, telle la Ahmadiyya (Samson) qui, à l’instar des chrétiens évangéliques, traduisent le Coran en langues locales (moore, dioula, pulaar,…) afin d’apporter l’islam aux populations ni arabophones, ni francophones. Cette traduction est jugée non orthodoxe par les arabisants qui défendent le caractère sacré de l’arabe. Là encore, le mode d’islamisation ou de « réislamisation » fait débat.

Pour conclure, tel est l’enjeu de ce numéro : comprendre, à travers des études précises, que diverses conceptions de la « réislamisation » découlent des méthodes de transmission de l’islam.

add_to_photos Notes

[1Voir notamment Diouf (1990).

[2« L’héritage laissé par les Blancs, toujours en vigueur dans notre pays, ne peut, en aucun cas, constituer pour nous une base. (…) Il est grand temps maintenant que nous sachions distinguer de ce legs la bonne graine de l’ivraie et que nous comprenions aujourd’hui plus que jamais que nous avons en nous des valeurs fondamentales et qui doivent guider notre marche de tous les instants », entretien de Modou Kara Mbacké, Walfadjri, vendredi 20 février 2004.

[3Certains responsables islamiques au Sénégal parlent même de « réarmement moral », notamment ceux de la « nouvelle génération », tels Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké.

[4L’espace public, loin d’être considéré dans sa seule dimension physique (la rue, les institutions publiques,…), est un espace de débats et de diffusion de normes sociales à travers notamment les médias, les rassemblements, etc. En ce qui concerne le religieux, il se caractérise par les discours des autorités religieuses, destinés à diffuser et à instaurer des normes et règles de vie et de pratique. Il interroge également l’inscription du religieux dans le politique : le rapport à l’Etat, la volonté de moralisation de l’environnement social et/ou la création de partis politico-religieux.

[5Voir, par exemple, Botiveau (1993) et Dupret (1999) pour le monde arabe, ou Jamous (1991) pour l’Inde.

[6En témoigne tout récemment au Mali, le meeting organisé par le Haut Conseil Islamique du Mali pour s’élever contre le nouveau code de la famille promulgué en août 2009. En manifestant ainsi leur mécontentement, les élites islamiques ont obtenu le droit de « relire » le texte. Cette actualité fait écho avec celle, quelques années auparavant, au Sénégal et au Niger.

[7Ce point de vue est en revanche volontiers celui des leaders religieux qui estiment qu’il y a eu dans les pratiques de leurs coreligionnaires, « une perte » conduisant à un impératif de remise dans « le droit chemin ». Adopter un tel point de vue reviendrait à dire qu’il y aurait une façon d’être musulman, plus juste, plus vraie qu’une autre, ce que bien sûr nous ne pensons pas. Certains fidèles estiment qu’il y a des musulmans qu’il faut réislamiser, d’autres n’éprouvent pas le besoin de reformuler leur pratique et ne s’en revendiquent pas moins musulmans.

[8Pour une réflexion sur ce concept, voir Leclerc Olive (2009).

[9Ces réflexions sur « l’espace public religieux » ont largement été nourries par le programme ANR « PUBLISLAM », « Espaces publics religieux : Etats, sociétés civiles et islam en Afrique de l’Ouest » (2008-2011). Rassemblant 25 chercheurs, européens et africains, ce programme se porte sur les processus d’expansion de la sphère islamique dans les espaces publics de cinq pays d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Côte-d’Ivoire, Burkina Faso et Niger).

[10Ce concept prend le contre-pied de toute une sociologie religieuse classique occidentalo-centrée, qui pensait que la modernité et l’avènement de la civilisation industrielle et capitaliste allaient de pair avec un « désenchantement du monde » (Weber, 1919 et 1959  ; Gauchet, 1985).

[11Encore une fois, cette vision est mise en avant avec les révolutions qui traversent actuellement le monde arabe, comme si l’islamisme devait succéder impérativement à la chute des régimes autoritaires.

[12L’étude de ces trois pays est intéressante car l’islam n’y est pas présent de façon similaire : beaucoup plus ancien au Niger qu’au Burkina Faso et en Côte-d’Ivoire, l’islam y est également bien plus majoritaire. Par contre, les musulmans du Burkina et de la Côte-d’Ivoire connaissent une même concurrence chrétienne (notamment évangélique).

[13Les débats sur le voile en France et sur l’interdiction ou non du niqab, se fondent souvent sur le postulat que ces pratiques relèvent d’un archaïsme contraire à la modernité occidentale.

[14Catégorie qui pourrait imparfaitement être définie comme désirant revenir à l’application stricte de la Charia (loi islamique) et du Coran, et à un mode vie qui serait idéalement similaire à celui du temps du Prophète.

[15L’étude de la médiatisation des groupes chrétiens, notamment évangéliques, précède celle sur la médiatisation des groupes islamiques, que ce soit en Afrique ou ailleurs. Ainsi, de nombreux auteurs ont déjà analysé l’occupation de l’espace public et médiatique des pentecôtistes ou des évangélistes (Hackett, Meyer, Marshall Fratani,…).

[16L’usage d’une majuscule et de l’italique marque ici une différence entre le terme « sunnite », qui implique tous les
musulmans non « chiites », et le terme « Sunnite » qui renvoie à un mouvement islamique burkinabé composé de croyants appelés, par beaucoup de leurs coreligionnaires, « wahhabites ». Ils se dénomment eux-mêmes mouvement Sunnite, suggérant ainsi qu’ils pensent être dans la vraie pratique de la Sunna,
contrairement aux autres musulmans.

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Pour citer cet article :

Maud Saint-Lary, Fabienne Samson, 2011. « Pour une anthropologie des modes de réislamisation. Supports et pratiques de diffusion de l’islam en Afrique subsaharienne ». ethnographiques.org, Numéro 22 - mai 2011
Les outils d’un islam en mutation. Réislamisation et moralisation au sud du Sahara [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Saint-Lary-Samson - consulté le 19.03.2024)
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