Introduction
« La radio islamique ahmadiyya est une radio confessionnelle qui, depuis son ouverture en décembre 2002, diffuse sur un rayon de 100 Km des émissions religieuses, civiques, sociales, culturelles et sportives dans la ville de Sya et les villages environnants. Située au secteur 21 de Bobo Dioulasso, cette radio qui est l’une des stations bobolaises les plus écoutées, émet de 5H30mn à 24H00. Un personnel compétent travaille inlassablement dans cette station sous la direction du missionnaire Akram Mahmoud. Depuis l’année dernière, la radio islamique ahmadiyya est écoutée partout dans le monde sur son site web www.riabf.org. Les innovations sont à jour dans cette modeste station pour le bonheur de ses fidèles auditeurs. » (www.riabf.org, lundi 11 Août 2008)
Arrivée à Bobo Dioulasso au tout début du mois d’août 2009, en quête de la Communauté [1] islamique Ahmadiyya sur laquelle je menais une étude ethnographique, je n’eus pas longtemps à chercher : enfants, hommes et femmes dans la rue, tous sans exception connaissaient ce groupe religieux animant des émissions de radio. Je fus ainsi guidée, de quartier en quartier, de routes goudronnées en allées boueuses, suivant le chemin le plus court pour rejoindre la haute antenne de radio dépassant les toits des maisons. Je compris alors, avant même d’être rendue à bon port, que la médiatisation par les ondes radiophoniques d’une organisation religieuse est incontestablement une méthode publicitaire très fructueuse dans un pays comme le Burkina Faso où, d’après Augustin Loada (1997), « la radio constitue depuis longtemps un véritable phénomène de société ».
La particularité de la Communauté Ahmadiyya, issue du Pakistan [2], qui se dénomme elle-même Jama’at [3] islamique Ahmadiyya, est le rejet unanime qu’elle inspire aux autres musulmans à travers le monde, au point d’avoir été exclue de l’Ummah [4], à partir de 1974, par le roi Fayçal ben Abdelaziz Al Saoud d’Arabie Saoudite. Ce bannissement — lié à un enseignement dogmatique jugé non conforme au Coran, sur lequel cet article reviendra — a pour conséquence, depuis, la condamnation de tous les Ahmadis par les plus orthodoxes de l’islam, au Burkina Faso comme ailleurs, leur impossibilité d’accomplir le pèlerinage à la Mecque, et une intimidation au Pakistan d’origine qui entraîna l’implantation de leur siège et de leur khalife à Londres en 1984. Ce contexte singulier donne, alors, une pertinence particulière à l’étude de la rivalité entre cette Communauté et les autres groupes religieux (islamiques mais également chrétiens [5]), dans un pays comme le Burkina Faso où elle s’impose de plus en plus ces dernières années. En effet, la Ahmadiyya, très combative et persuadée de sa mission d’apporter au monde le vrai visage de l’islam, y joue, en retour, la carte de la persécution comme message de propagande, et utilise principalement les médias pour s’imposer [6] dans un paysage religieux local déjà complexe et diversifié. De plus, son mode de fonctionnement financier très fructueux, basé sur un système proche de la dîme mais élevé à 16% du salaire, lui permet de diriger, depuis 1995, une ONG humanitaire confessionnelle (Humanity First, image 3), et de mener dans les pays les plus pauvres des activités sanitaires, sociales et éducatives, qui paraissent, à ses yeux, le « meilleur Jihad possible » [7] pour transmettre son slogan « l’amour pour tous, la haine pour personne ».
Implantée depuis 1952 dans l’ancienne Haute-Volta par le biais de missionnaires venus du Ghana voisin [8], la Ahmadiyya n’eut sa reconnaissance officielle dans le pays qu’en 1986, date de son récépissé. Dès lors, de nombreux missionnaires pakistanais la développèrent, formèrent des prêcheurs locaux et convertirent les populations, même si la Communauté reste toujours assez minoritaire aujourd’hui. Le travail de sensibilisation passa essentiellement par le biais d’ouvrages éducatifs et humanitaires, comme la Jama’at en a l’habitude partout où elle s’installe (construction de mosquées, d’écoles, de centres de santé puis, grâce à Humanity first, de forages, barrages, etc.).
Néanmoins, au Burkina Faso, la véritable offensive de la Communauté ne débuta réellement qu’au début des années 2000, suite à de nombreuses attaques auxquelles elle dut faire front, provenant essentiellement du mouvement Sunnite [9]. La meilleure alternative qu’elle trouva, déjà expérimentée par son important réseau médiatique (radio et télévision) international, fut de répondre coup par coup aux agressions verbales par le biais des ondes et des journaux. D’offensée, elle décida de devenir attaquante. Ainsi, elle fut la première organisation du pays à inaugurer, dès 2002 à Bobo Dioulasso, une radio islamique. Celle-ci, outre une vocation d’expansion, de moralisation des mœurs et de transmission du dogme ahmadi, eut, dès le départ, pour objectif de contrer tout dénigrement. Depuis, trois autres radios islamiques Ahmadiyya furent ouvertes dans le pays, et un réseau journalistique s’est formé afin de médiatiser toute manifestation de la Communauté. Il s’agit, alors, pour elle, de toujours mieux se faire connaître, de montrer les actions qu’elle mène en faveur du développement du pays et du bien-être des populations, dans le but d’être appréciée par les Burkinabè, voire d’être soutenue par certaines autorités politiques locales qui s’appuient sur elle et sur ses capacités financières pour renforcer les infrastructures de leur région.
Cette offensive médiatique et radiophonique de la Ahmadiyya, déjà bien présente chez les chrétiens (catholiques et protestants) [10], fut l’un des facteurs essentiels qui incita d’autres groupes islamiques, notamment le mouvement Sunnite, à réagir et à ouvrir, à leur tour, des radios confessionnelles (Radio Al Houda, Radio Al Mafaz… image 5) afin, entre autres, de l’affronter et de la combattre. Partant du constat de cette rivalité, cet article, très ethnographique [11], analysera la « guerre médiatique » que se livrent la Ahmadiyya et ces autres organisations islamiques burkinabè. La démonstration se déroulera en trois temps. Tout d’abord, la Ahmadiyya sera décrite comme une communauté musulmane controversée mais combative. Il s’agira de présenter cette association religieuse, de sa particularité dogmatique tant décriée à son implantation au Burkina Faso, en expliquant son mode d’organisation, de fonctionnement, et ses activités diverses de prosélytisme. Ensuite, sera décrit le fonctionnement de la radio islamique Ahmadiyya, avec une analyse détaillée de ses activités, de son organisation, du personnel qui la dirige et des divers styles d’émissions qu’elle transmet. Cela permettra de comprendre toute l’importance de cet outil médiatique pour l’expansion et le foisonnement de la Ahmadiyya au Burkina Faso. Enfin, seront précisément étudiés les désaccords entre la Ahmadiyya et les autres associations islamiques burkinabè, ainsi que la guerre des ondes que cela engendre.
Entre controverse dogmatique et travail humanitaire : les stratégies d’implantation de la Ahmadiyya au Burkina Faso
Mirzâ Ghulâm Ahmad fonda le mouvement Ahmadiyya en 1882, date de sa révélation divine lui dictant de réformer les pratiques de l’islam. Né dans le village de Qadian, en Inde, durant la colonisation anglaise, ce pieux musulman voulut, grâce à sa nouvelle doctrine islamique, renforcer la foi de ses contemporains en réaction au fort prosélytisme chrétien de l’époque. Cette révélation n’a, en soi, rien d’exceptionnel, puisque la plupart des grands fondateurs de courants islamiques ou de confréries musulmanes disent également avoir reçu des messages de Dieu, généralement en état d’éveil. L’œuvre d’Ibn Arabi qui, selon Friedmann (1989), inspira Mirzâ Ghulâm Ahmad, soutient d’ailleurs l’idée d’une chaîne de transmission (silsila) ininterrompue entre le Prophète Mohammad et les saints fondateurs de turuq [12]. Néanmoins, la particularité de Mirzâ Ghulâm Ahmad fut de se considérer comme étant le Mahdi (messie), établissant de la sorte un parallèle entre lui et Jésus. D’ailleurs, pour lui, Jésus ne serait pas mort en croix mais se serait simplement évanoui. Suite à son réveil, il se serait exilé en Inde où il aurait fondé une nouvelle communauté et où il serait mort de vieillesse.
C’est sur cette autoproclamation de Mahdi, de « messie promis » ou encore de « Jésus revenu », que repose toute la controverse avec les sunnites [13], qui ne peuvent accepter la venue d’un nouveau prophète après Mohammad. Mais Mirzâ Ghulâm Ahmad, s’appuyant sur l’annonce du retour de Jésus, inscrite autant dans le Bible que dans le Coran, soutint être ce rénovateur (mujaddid) réconciliant entre elles toutes les religions. En effet, selon sa doctrine, il serait le messie attendu par les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans, mais aussi par les Hindous, puisqu’il serait une « réincarnation » de Krishna devant revenir, à la fin des temps, en la personne d’un homme parfait.
La Ahmadiyya est une organisation très structurée, selon une hiérarchie pyramidale. Un système de khalifat élu [14] dirige le mouvement depuis Londres, secondé par des Amîrs nommés dans chacun des pays où la Communauté est implantée. Ces Amîrs [15], responsables de la Ahmadiyya localement, dirigent les différents missionnaires affectés dans les villes secondaires, ainsi qu’un bureau exécutif composé de diverses instances (bureau des femmes (ladina), des jeunes filles (nassirat), des enfants de sept à quinze ans, des jeunes adultes,…). Les missionnaires, rémunérés par la Communauté, ont pour vocation d’organiser la da’wa (la prédication), allant des prières et enseignements à la mosquée, à des activités de prosélytisme très variées (campagnes médiatiques, tournois sportifs, éducation,…).
Le mouvement Ahmadiyya est relativement « fondamentaliste » [16] sous ses airs réformateurs, dans le sens où il prône un rejet de tout ce qui n’est pas inscrit dans le Coran (Brégand, 2006). Mais il accepte toute la technicité occidentale moderne, et cherche constamment à justifier la foi par une « pseudoscience » [17] reposant sur un principe de logique. Son enseignement de base est la non mixité : si les femmes doivent faire des études et travailler pour le bien-être de leur famille, de leur société et de la Communauté (elles payent ainsi leur cotisation), elles doivent être voilées, ne jamais serrer la main d’un homme et les activités sociales doivent être clairement séparées entre le groupe des hommes et celui des femmes.
Le mode de pensée de la Ahmadiyya repose sur l’idée de la religion comme bienfait pour l’humanité, et le groupe religieux défend une da’wa pacifique (Gaborieau, 2001). Ainsi, il tend à lutter fermement contre toute forme de violence, et s’insurge contre ceux qui transforment l’islam en une religion belliqueuse. Les Ahmadis sont, alors, persuadés de détenir la véritable pratique islamique, celle qui remettra l’humanité sur le droit chemin avant la fin du monde, et la Jama’at se doit de convertir la terre entière afin de sauver les âmes (image 7).
« La Ahmadiyya est la religion musulmane. Les gens croient que c’est une nouvelle religion, mais non, c’est l’islam. C’est une réforme parce que vous savez qu’au fil des temps, la religion musulmane a été dénaturée, il y a eu beaucoup de pratiques qu’on a ajoutées dans la religion, les gens ne pratiquent plus la religion que le Prophète avait donnée. Le message que le saint Prophète était venu livrer n’est plus pratiqué en notre temps. Ça a été prédit dans le saint Coran et dans les hadiths. Il y a un hadith qui dit qu’on a demandé au Prophète pendant combien de temps la religion musulmane sera toujours la religion. Il a dit que dans trois siècles après lui, la religion va tomber entre les mains de gens méchants et l’islam ne restera que de nom. Dans le saint Coran il est écrit que les musulmans seront les pires du monde, ils vont tramer des complots qui vont se retourner contre eux. Il a dit que les mosquées seront pleines mais vides de droiture. Ça veut dire que les musulmans ne vont plus appliquer la religion que le saint Prophète nous a apportée, qui est une religion de paix et d’amour, de soumission et d’obéissance » [18].
Pourtant, il est intéressant de noter que les Ahmadis, dont l’action missionnaire est centrale, ne veulent jamais se montrer tels de résolus prédicateurs : ils préfèrent, continuellement, dire qu’ils sont les martyrs des autres musulmans mauvais pratiquants, et donner l’image d’une communauté religieuse désintéressée, qui n’œuvre que pour le bien-être des populations, au-delà de toute considération confessionnelle. Leur mode opérationnel est, ainsi, basé sur l’exemple : grâce à la médecine, à l’éducation, à des œuvres sociales et à des types de comportements irréprochables, ils espèrent toucher le cœur des individus, partout où ils s’implantent.
Au Burkina Faso, la Ahmadiyya, qui se rattache à la branche de Qadian (Brégand, 2006) [19], s’est fortement développée grâce, justement, à un ensemble de centres de santé et d’écoles diverses qui font sa publicité. Comme cela est perceptible sur la photo ci-dessous, elle couvre l’ensemble du territoire national avec de nombreuses écoles primaires, plusieurs hôpitaux, quatre radios, de multiples missions et centres d’information de l’ONG Humanity First (image 8).
Ses écoles y sont diversifiées, du primaire aux centres de formations pour adultes, et ses propositions de soins sont également multiples : médecine générale, opérations de chirurgie générale (hernies, appendicites,…), accouchements, soins gynécologiques et échographies, homéopathie, ophtalmologie. La Ahmadiyya se fait régulièrement remarquer, depuis 2006, par des campagnes d’opérations gratuites de la cataracte. Des médecins fidèles, tous bénévoles, sillonnent les villages du Burkina à la recherche de personnes souffrant de la cataracte qu’ils envoient, ensuite, à l’hôpital de la communauté à Ouagadougou (image 13 et image 14) où ils sont opérés sans frais, Humanity First prenant en charge les soins. Là est le point fort de la Ahmadiyya, sa manière de se faire connaître et apprécier des populations : elle soigne les gens au quotidien à un tarif non concurrentiel, la consultation généraliste étant de 300 francs CFA. Voici ce qu’en dit le médecin ahmadi de Bobo Dioulasso, Dr. Mubasher A Jamali [20], rencontré le 28 juillet 2008 (image 15) :
« Le continent africain est un continent qui souffre. Les gens qui viennent ici, ils savent que c’est moins cher. C’est à cause de ça. C’est pour ça que le centre est très bien. Par exemple, pour traiter le paludisme, si vous allez chez un spécialiste, ça peut dépasser 20 000 francs CFA. L’ordonnance aussi peut dépasser 8000 ou 10 000 francs CFA. Ici, on peut soigner le paludisme avec 2000 ou 3000 francs CFA. C’est une grande différence. C’est ça notre credo : servir les gens pas cher et servir beaucoup de gens. Nous, nous ne sommes pas venus ici pour faire de l’argent. Même si tu es spécialiste, la consultation reste à 300 francs CFA. Quel est le généraliste ou le spécialiste, en ville, qui peut prendre 300 francs CFA ? Personne. Notre cause humanitaire c’est qu’il faut soigner les gens, tout simplement. C’est ça la Ahmadiyya. Ici, quand on fait une opération, ça ne dépasse pas 40 ou 50 000 francs CFA. Même une hernie. C’est pour ça que le centre est connu. Ce sont les malades qui parlent à d’autres personnes. On a même des malades qui viennent du Mali parce que là-bas il n’y a pas de centres de santé Ahmadiyya ».
L’action humanitaire est, ainsi, une méthode de communication relativement efficace, puisque la Ahmadiyya, bien connue à travers le Burkina Faso, est généralement appréciée des populations rencontrées. Il n’existe cependant pas d’étude montrant l’impact de ces actions sur les conversions des individus. Quoiqu’il en soit, ses travaux de grande envergure, tels les barrages, forages, reboisement ou construction de puits, sont très prisés par les politiques locaux qui en tirent avantage, voyant les bénéfices de ces ouvrages sur leur territoire pour les populations administrées. Ils aiment également se montrer aux côtés des Ahmadis, lors de l’inauguration de ces travaux par exemple, afin de profiter des retombées positives de tels ouvrages. Au plus haut niveau de l’Etat, la Ahmadiyya est également soutenue, au désespoir de certains groupes musulmans burkinabè, et lors du passage, en 2008, de l’actuel khalife dans le pays, il fut reçu par le président Blaise Compaoré en personne (image 16).
Un outil de prosélytisme efficace : la radio
La stratégie d’expansion et de prosélytisme de la Ahmadiyya au Burkina Faso est l’occupation ostentatoire de l’espace public [21], des médias aux écoles et hôpitaux, en passant par des panneaux publicitaires dans les rues, à l’entrée et à la sortie des villes.
La Jama’at se veut visible et audible. Pour cela, elle crée, dans chacune des localités où elle s’installe, des complexes religieux de grande envergure, sur des terrains de plusieurs hectares, sur lesquels sont construits la mosquée, le siège local de la communauté (maison du/des missionnaires et bureaux administratifs) et, le cas échéant, la radio, une école, un hôpital, une imprimerie, etc. (image 21 et (image 22).
Ce fut donc à Bobo Dioulasso que cette première entreprise radiophonique vit le jour en 2002. Les studios d’enregistrement furent aménagés (images 23 et 24), aux côtés de la mosquée et de la maison du missionnaire principal, au sein du siège social qui n’était pas prévu pour cet effet au départ. Dans l’enceinte de la Jama’at de Bobo, fut également créé un lieu de consultation homéopathique (image 25). Par contre, l’hôpital et les écoles de la communauté sont dispersés dans la ville.
Depuis 2002, trois autres radios Ahmadiyya ont été inaugurées : à Léo, à Dori et à Dédougou. Dans ces agglomérations, des bâtiments ont été spécialement conçus, au sein de la Jama’at, pour les studios. Ainsi à Dori par exemple, la communauté est installée sur un immense terrain à l’entrée de la ville. Ce vaste emplacement, ancien marécage asséché par les missionnaires, a été donné quasi gratuitement par les autorités locales qui pensaient que la Ahmadiyya ne pourrait jamais rien en tirer, tant il était inondé. Aujourd’hui, après d’importants travaux, y sont construits la mosquée (image 26), l’école primaire, la maison du missionnaire (image 27) et le local de la radio (images 28, 29, 30).
Mais la Ahmadiyya n’a pas l’intention de s’en tenir là, et projette d’ouvrir une dizaine d’autres radios au Burkina, dans les années à venir. Plusieurs demandes d’autorisation sont en cours. Elle a également la volonté de créer une chaîne de télévision locale, transmettant 24 heures sur 24, afin de diffuser des prêches, mais également des reportages historiques et culturels sur le pays, ainsi qu’un enseignement de langues. Pour l’instant, elle attend toujours l’aval du Conseil Supérieur de la Communication (CSC), non encore favorable à un tel projet.
Toute radio confessionnelle au Burkina Faso a l’obligation de diffuser au minimum 20% de programmes non religieux. Les contrôles sont réguliers, et le Conseil Supérieur de la Communication veille au bon fonctionnement de toute installation radiophonique : normes du matériel utilisé, légalisation des équipes et des employés, respect de la grille de programme. Ainsi, la Radio Islamique Ahmadiyya de Bobo Dioulasso se plie, comme les autres, à ces exigences. Elle est animée essentiellement par des missionnaires et des fidèles, mais aussi par trois employés non Ahmadis dont certains ne sont même pas musulmans : deux hommes animent des émissions sportives, une femme l’émission de cuisine [22]. Actuellement, une dizaine de personnes travaillent dans cette radio, et y sont salariées sous la direction de deux missionnaires, l’un d’origine pakistanaise et missionnaire principal de Bobo Dioulasso (missionnaire Akram Mahmoud), l’autre missionnaire burkinabè (Alassane Sawadogo). Lorsque la radio fut créée en 2002, il fallut aux responsables Ahmadi trouver des personnes aptes à s’occuper du matériel, à faire fonctionner les studios et à animer les émissions. La Ahmadiyya forma elle-même certains fidèles volontaires à ce métier, et leur finança le suivi de séminaires de journalisme. Ainsi, la plupart des employés actuels, simples fidèles à la base, sont devenus des prêcheurs professionnels, tandis que d’autres émissions plus spécifiques et ne demandant pas de connaissances particulières sur la Jama’at (sport, cuisine) sont laissées à des profanes. Le financement de la radio provient, quasi entièrement, de la Communauté, l’Etat burkinabé donnant de faibles subventions à ce type d’initiatives. De plus, des plages publicitaires payantes viennent renforcer l’état des finances.
L’objectif de la radio est, bien évidemment, de faire connaître l’islam et, plus précisément, de transmettre le message Ahmadi : ses dogmes, ses slogans publicitaires (l’amour, la fraternité,…), dans le but de convertir les populations. Mais comme toujours avec la Jama’at, ce prosélytisme se fait d’une manière détournée, non frontale. Son esprit victimaire fait dire à ses dirigeants [23] que l’une des visées majeures de la radio est de se défendre contre les attaques des autres musulmans, qui blasphèment contre elle, dénigrent le messie promis et nient l’appartenance des Ahmadis à l’islam. Les droits de réponses dans les radios commerciales étant trop aléatoires et susceptibles d’être contredits à nouveau, la radio Ahmadiyya aurait, de la sorte, été créée avant tout, non pas pour faire connaître la Communauté, mais pour la préserver des malveillances extérieures. Dans les faits, la radio semble être un outil manifestement très utile pour le prosélytisme, la conversion et l’islamisation, dans un pays comme le Burkina, où les populations écoutent quotidiennement des émissions sur les ondes. Pour ce faire, la Ahmadiyya n’appelle jamais directement les auditeurs à se convertir, mais comme elle les attire grâce à ses aides sociales, éducatives et sanitaires, elle distrait les gens grâce à des émissions qui peuvent les intéresser, au-delà du caractère strictement religieux. Ainsi, elle organise, tous les week-ends, des débats sur des thèmes récurrents dans la société : le divorce, la polygamie, les problèmes de voisinage, de propriété, le droit des femmes et des enfants, l’éducation, le respect du conjoint, etc. Des spécialistes laïques de ces questions (juristes, professeurs, etc.) sont régulièrement invités à se prononcer sur ces thématiques, secondés par les animateurs Ahmadis qui donnent le point de vue de la Communauté. Les auditeurs cherchent, alors, dans ce type d’émissions, des conseils précis par rapport à des interrogations quotidiennes, téléphonent en direct pour solliciter une aide particulière, et la caution religieuse de la Ahmadiyya renforce forcément la légitimité des recommandations promulguées. Les responsables de la radio sont, par conséquent, fiers d’expliquer [24] que grâce à eux, de nombreux couples se sont réconciliés et que beaucoup se sont, par la suite, convertis à la Ahmadiyya. Aucune preuve ne peut, assurément, confirmer ces propos, même si la radio de Bobo Dioulasso connaît, indéniablement, un certain succès.
La grille des programmes est essentiellement composée d’émissions religieuses diversifiées : lecture du Coran, prêches en langues nationales et en français (parfois en anglais), apprentissage de la lecture du Coran grâce à un ouvrage de phonétique vendu au siège de la Jama’at, chorale islamique, enseignement aux enfants, etc. D’autres émissions thématiques ne sont pas directement religieuses, mais permettent de transmettre des conseils basés sur le Coran et sur les écrits de Mirzâ Ghulâm Ahmad. Il s’agit, par exemple, d’émissions de santé où des médecins viennent parler du VIH/Sida, du paludisme, des maladies néo-natales, etc. Si la Ahmadiyya, qui veut toujours se montrer ouverte vers le monde extérieur, qui plus est scientifique, dit laisser ces médecins profanes s’exprimer librement, il s’agit tout de même pour elle de transmettre ses propres messages sur ces problèmes, notamment en invitant les médecins Ahmadis à venir parler à la radio. D’autres émissions d’éducation des enfants sont basées sur le même principe. Les missionnaires vont dans les écoles avoisinantes et, avec l’autorisation des directeurs d’écoles, recrutent des enfants qui participent à des émissions dites culturelles. Celles-ci consistent en des questionnements divers auxquels les enfants doivent répondre, portant sur la géographie, l’histoire, mais également sur le comportement correct des écoliers avec leurs professeurs, leurs parents, leurs aînés, etc. Là est l’occasion, pour la Communauté, de transmettre une fois encore ses messages, sans que ces émissions soient comptabilisées comme étant purement religieuses. Par ailleurs, d’autres programmes s’intitulent Actions Sociales et portent sur des problèmes de violences sociales (viol, excision, travail des enfants, abus sexuels des enfants, droits à l’éducation,…). Les Ahmadis, ici encore, donnent leur point de vue sur ces questions, tout en faisant appel à des agents de l’action sociale (organisme étatique) afin de donner une nouvelle légitimité à leurs propos. D’autre part, certaines thématiques sont chères aux Ahmadis et reviennent régulièrement sur les ondes, comme par exemple le respect de la nature qui est, par ailleurs, une obligation de la Bayât [25] Ahmadiyya (image 31) puisqu’il est stipulé que l’homme se doit de protéger la création de Dieu. En ce sens, la Ahmadiyya explique ses activités de reboisement, d’aménagement des routes, de nettoyage des plans d’eau, des caniveaux, etc. Certaines émissions parlent également des grandes inventions des hommes à travers les siècles (le téléphone, la télévision, les satellites, etc.) montrant ainsi la fascination de la Jama’at pour tout ce qui est scientifique. De plus, la radio diffuse aussi des communiqués de l’Etat, transmis par le Conseil Supérieur de la Communication, et se dit honorée de collaborer avec les autorités, sans préciser que cela est le cas de toutes les radios, confessionnelles ou non. Ces quelques modèles de programmation révèlent que la Radio Islamique Ahmadiyya se veut ouverte sur la société, mais profite de ses émissions non officiellement religieuses pour continuer à transmettre ses enseignements dogmatiques.
Le sport est également un bon prétexte pour attirer les populations vers la Ahmadiyya, les inciter à écouter la radio, et montrer que la Communauté est ouverte sur son environnement social. Comme cela a déjà été précisé, les émissions sportives de la radio de Bobo Dioulasso sont dirigées par des journalistes non Ahmadis. Néanmoins, les responsables missionnaires se targuent d’être capables de parler de sport, alors que d’autres radios confessionnelles musulmanes refusent d’aborder cette thématique non islamique. Pour les Ahmadis, le sport fait partie de la religion car il est un facteur de fraternité et de santé. Ils considèrent qu’il est nécessaire d’être en bonne santé pour adorer Dieu et le servir : le sport est donc une condition pour être un pieux musulman et un fidèle dévoué. Mais il est également un bon outil de communication et cela, la Jama’at l’a bien compris. Pour le septième anniversaire de la radio de Bobo Dioulasso, elle organisa un tournoi de foot dans la ville. Seize équipes composées de jeunes de différents quartiers s’affrontèrent durant deux mois, du 6 juin au 2 août 2009, date de la grande finale qui fut, bien évidemment, commentée sur les ondes. La Ahmadiyya n’avait pas d’équipe et peu de fidèles participèrent, ce qui prouve le caractère prosélyte de l’affaire. Pour l’organisation, les missionnaires recrutèrent les jeunes dans les clubs et centres sportifs de la ville, et dans les centres de formation en football. La Jama’at fut très fière de ce tournois qui mobilisa beaucoup de jeunes bobolais, et pense [26] réitérer une telle entreprise dans le reste du pays lors de nouvelles commémorations.
La radio, dans un pays comme le Burkina Faso, semble ainsi devenir un enjeu de prosélytisme incontestable pour la plupart des associations religieuses. Preuve en est leur investissement autant dans des radios privées confessionnelles que dans des radios commerciales. Selon Sylvie Capitant (2008), 33 radios confessionnelles (toutes religions confondues) sont prévues après 2010. Ce foisonnement révèle l’importance qu’accordent les acteurs religieux à ce type de média. D’ailleurs, l’Etat burkinabé, en libéralisant le secteur radiophonique dans les années 1990, mit en place une législation stricte, craignant l’émergence d’une guerre des ondes entre groupes religieux. Alors, la création, en 1995, du Conseil Supérieur de la Communication [27] obligea les radios confessionnelles à une ouverture des programmes sur la société, à un respect de la laïcité de l’Etat, et interdit aux partis politiques d’exploiter ces antennes [28].
Le thème du développement est, d’une part, un outil de prosélytisme efficace pour chaque radio confessionnelle, et le relais des messages étatiques, notamment dans les domaines sanitaires et éducatifs, est, d’autre part, un moyen de collaboration politique indéniable, permettant de rechercher le soutien des autorités locales et nationales. Dans cette perspective, le travail de la Radio Islamique Ahmadiyya recoupe celui des radios évangéliques du pays qui « prétendent faire du développement tout en évangélisant » (Loada, 1997) et qui, de la sorte, offrent la parole à des responsables politiques, au nom d’une moralisation des mœurs. Ainsi, tandis que les radios protestantes de Ouagadougou aiment inviter le maire de la ville, Simon Compaoré, réputé être un protestant pratiquant, la Ahmadiyya de son côté n’hésite pas à s’afficher auprès d’élus locaux, comme Eloi Bambara par exemple, gouverneur de la région de Dori, qui, bien que chrétien, ne refusa pas un voyage à Londres, tous frais payés [29], lors de la grande réunion annuelle de la Jama’at. Si, pour la Communauté religieuse, une telle proximité avec l’administration régionale favorise son développement propre et lui offre une bonne publicité, le gouverneur, pour sa part, tire également avantage de ce rapprochement, reprenant à son compte les ouvrages menés par la Ahmadiyya pour le développement de la région dont il est responsable.
Malgré ces manières de procéder similaires entre la Ahmadiyya et les radios protestantes du pays, c’est essentiellement avec les radios islamiques naissantes que la Jama’at est en concurrence.
La guerre médiatique avec les autres groupes islamiques
Afin de saisir les enjeux de la guerre médiatique que se livrent les Ahmadis et les autres musulmans au Burkina Faso, il est important d’appréhender, en premier lieu, l’ampleur des divergences fondamentales existantes entre ces différents groupes.
« Ce qui différencie les Ahmadiyya des autres associations islamiques c’est qu’il y a des bases en Islam, il y a des principes. Par exemple, le fait de croire qu’il y aura un autre prophète après Mohammed, ça les disqualifie déjà. C’est-à-dire que pour les Ahmadiyya, ils ne croient pas que Mohammed est le sceau des Prophètes. Rien que cela suffit à ce qu’on dise que les Ahmadiyya ne font pas partie des musulmans. Même la communauté musulmane mondiale, en Arabie Saoudite, a été unanime comme quoi qu’on ne doit pas considérer les Ahmadiyya comme des musulmans. Ce qui fait que jusqu’à nos jours, au Burkina ici, les Ahmadiyya ne sont pas considérés comme des musulmans, même s’ils se revendiquent musulmans. Nous, nous ne les considérons pas comme des musulmans. Ça fait qu’au Burkina, quand on a eu l’idée d’instaurer une fédération pour toutes les associations islamiques, les Ahmadiyya ont voulu adhérer mais les associations islamiques ont refusé leur adhésion comme quoi, ils ne sont pas musulmans, on ne peut pas les accepter dans une association de musulmans. Ce qui fait qu’ils sont exclus de cette association de musulmans » [30].
Mohammed Kindo, l’auteur de ces propos, est docteur en théologie islamique de l’Université de Médine (Arabie Saoudite), et est un important responsable du mouvement Sunnite au Burkina Faso. Il exprime clairement la base de désaccord entre les Ahmadis et les autres musulmans : l’acceptation de la venue du Mahdi. Toutefois, la lutte entre les communautés musulmanes et la Jama’at ne se résume pas uniquement à cela, même si effectivement la problématique du statut de Mirzâ Ghulâm Ahmad est centrale dans la compréhension du contentieux.
La Ahmadiyya prêche pour une religion universelle, cherchant de la sorte à réunir théoriquement en son sein les chrétiens, les musulmans, voire les hindous. Adepte d’un discours de victimisation, elle accuse les autres musulmans de s’opposer à son entrée dans l’Ummah afin de renforcer la division entre les confessions, et de préserver leur leadership face à cet objectif de religion unique qui, selon elle, mènerait à la paix sur terre. Voici pour exemple l’explication d’un missionnaire pakistanais au Burkina :
« Les Ahmadis veulent montrer le vrai visage de l’islam qui est l’amour pour tous. Ils veulent construire des mosquées mais les autres musulmans s’y opposent. Même si les autorités donnent leur accord, les autres musulmans créent des histoires. C’est la même chose que pour Jésus : il est venu avec un bon message mais il a été refusé par les Juifs. C’est la même chose avec la Ahmadiyya : la vérité ne vient jamais d’un seul coup. Les autres musulmans manquent de tolérance, ils pratiquent mal et ne connaissent même pas le Coran. Mais s’ils ne s’opposaient pas à la Ahmadiyya, on ne verrait pas la vérité de notre message : la vérité ne se révèle que face au mensonge » [31].
De leur côté, la plupart des responsables musulmans burkinabè, quelle que soit leur tendance islamique, accusent la Ahmadiyya d’être à la solde de l’Occident, voire même d’avoir été une invention directe des Anglais durant la colonisation britannique en Inde, afin de contrer toute ambition sociale ou politique des autres communautés de l’islam. La présence du khalife actuellement à Londres et la bonne entente entre les Ahmadis et les chrétiens renforce cette croyance. De même, l’importante manne financière dont elle dispose laisse penser, aux autres musulmans, que la Ahmadiyya est soutenue matériellement par le gouvernement britannique, selon une théorie relativement proche de celle d’un complot international contre l’islam.
Très proche de certaines pratiques chrétiennes (comme la dîme ou la référence régulière à Jésus), la Jama’at s’efforce de traduire le Coran en langues locales afin de le diffuser, mais cela est particulièrement critiqué par d’autres musulmans attachés au caractère sacré de la langue arabe. De plus, la Ahmadiyya s’oppose à l’orthodoxie musulmane à plusieurs niveaux : acceptation des caricatures du Prophète Mohammed [32], condamnation de la mendicité [33], notamment de la part des enfants talibés, etc. Pourtant, dans la pratique, si l’on exclut la question de Jésus et du Mahdi, la Ahmadiyya reste néanmoins assez proche des enseignements des autres groupes islamiques burkinabè. Par exemple, la question du rôle et de la place de la femme dans la société n’est pas si étrangère à ce qui est enseigné au sein de la section féminine de la Tidjaniyya. La femme Ahmadi doit être une femme active tout en gardant un comportement correct, des habits décents (port du voile). Elle ne doit pas trop fréquenter les hommes, les saluer sans leur serrer la main (cela n’est pas présent dans la Tidjaniyya mais plutôt chez certains groupes du mouvement Sunnite), mais elle peut étudier, travailler, avoir une vie sociale, être impliquée dans le développement de son pays. Elle a, également, une responsabilité particulière au sein de sa famille puisqu’elle a la charge première de l’éducation de ses enfants et, à ce titre, elle doit elle-même être bien formée en islam et avoir de bonnes mœurs. Au Burkina Faso, les responsables de la Jama’at ont pris clairement position contre la pratique de l’excision féminine, mais ils ne sont pas, en ce sens, opposés à d’autres leaders musulmans qui sont assez partagés sur cette problématique. De plus, comme les autres, ils découragent leurs fidèles d’avoir des rapports sexuels hors mariage, meilleur moyen selon eux pour lutter contre le VIH/Sida. D’ailleurs, la Ahmadiyya prône une moralisation des mœurs proche du mouvement Sunnite, et critique, comme lui, le maraboutisme et les pratiques occultes.
Finalement, au-delà de certains désaccords fondamentaux comme la cotisation à 16% jugée non islamique par les autres musulmans et, évidemment, la question du Mahdi, il semblerait que la Ahmadiyya dérange les autres communautés musulmanes du Burkina Faso essentiellement par le fait que, récemment introduite dans le pays, elle occupe l’espace public par son omniprésence médiatique, par les moyens démesurés qu’elle mobilise dans la construction de barrages, forages et autres travaux de grande envergure. Trop visible, elle contrarie les ambitions des autres musulmans qui ont, déjà sans elle, du mal à s’imposer dans le champ social et politique du pays.
L’un des plus grands détracteurs de la Ahmadiyya au Burkina est l’imam Sana, grand imam de la mosquée centrale de Ouagadougou, qui a également été, durant sept ans, le président de la Communauté Musulmane du Burkina Faso (CMBF). Durant ses prêches, il critique régulièrement la Jama’at qu’il accuse de subterfuge et, lors d’un entretien [34], il me déclara clairement admirer tous les grands leaders de l’islam, tel Ahmed Didat d’Afrique du Sud, qui ont lutté contre elle. Mais les Tidjanis sont également très critiques envers la Ahmadiyya, lui reprochant ses ressources financières, regardées avec envie mais également avec une très forte méfiance. Voici à ce propos le témoignage de Boubakari Maïga, un responsable de la zawiya Maïga :
« La Ahmadiyya a énormément de moyens (radios, moyens matériels, etc.). C’est pour cela que certains fidèles sont partis dans la Ahmadiyya, car elle donne de l’argent aux gens. C’est un moyen d’aller contre l’islam. Ils achètent les gens par leurs activités, par les soins dans leurs hôpitaux, etc. » [35].
De l’argent, la Ahmadiyya en a effectivement beaucoup, qu’elle investit dans la médiatisation du mouvement. En 2007, l’association religieuse a mis en place un système de communication basé sur un réseau de journalistes qui, relativement sympathisants quoique non fidèles (certains sont d’ailleurs chrétiens), retransmettent automatiquement dans la presse écrite, radiophonique et télévisuelle, toutes ses activités religieuses et sociales importantes. D’après Abdoulaye Ouedraogo [36], missionnaire Ahmadi chargé de la communication de la Communauté au Burkina Faso, ce fut le directeur du quotidien national Sidwaya qui suggéra à la Jama’at d’organiser ce réseau journalistique, tel une véritable cellule de communication. Des journalistes de la presse écrite locale furent alors approchés (Le Pays, Sidwaya,…) de même que des sites Internet de presse (Agence d’information du Burkina, le Faso Presse,…), des radios commerciales (Ouaga FM, Savane FM, Radio Jeunesse) et la Radio-Télévision Nationale (RTB). Voici le témoignage de Lassina Fabrice Sanou [37], journaliste au quotidien national Le Pays, qui a intégré ce cercle de presse. S’il considère que son métier est de donner la parole à la Ahmadiyya, il se défend de toute possibilité de manipulation de la part de la Communauté, tout en reconnaissant favoriser sa publicité : là est l’ambigüité de la presse burkinabè.
« Quand ils ont voulu qu’il y ait un certain groupe de journalistes autour d’eux pour faire leur communication, quand ils ont besoin de quelques encarts dans la presse, ils nous appellent. C’est un réseau qui est là, c’est un réseau de journalistes, ils nous appellent, ils ont nos contacts pour faire du travail pour eux, nous sommes déjà imprégnés de ce qu’ils font, de leurs activités. Plutôt que de faire appel à un profane qui ne comprend pas, nous, nous avons, avec la pratique, compris leur lexique, leur vocabulaire. Au départ, on était un peu sceptiques, on se disait « est-ce que ces gens là ne vont pas essayer de nous évangéliser », mais non, ils n’en n’ont rien fait. Je crois que leur méthode est souple. Quoi qu’on dise, ils sont en train de promouvoir la Ahmadiyya, mais de façon souple, sans brutaliser quelqu’un. Je sympathise avec toi, si ça te plaît on devient amis, c’est tout. Mais je ne te force pas. C’est un peu leur approche ».
Divers accords ont été passés entre la Ahmadiyya et ces organismes, favorisant financièrement la couverture médiatique des événements. Ainsi, toujours selon Abdoulaye Ouedraogo, la Communauté ne payerait que 80 000 francs CFA un passage aux informations nationales de la télévision, au lieu du tarif normal de 177 000 francs. D’autres organes de presse lui offriraient sa publicité, comme le Faso Presse par exemple. De nouvelles chaînes de télévision seraient, de plus, actuellement sollicitées (SM TV, Canal 3) en vue d’émissions religieuses et de débats. Enfin, un contrat avec les radios commerciales stipule que la Ahmadiyya dépose, tous les lundis, une cassette de prêche préenregistrée. Celle-ci est diffusée, après accord des responsables de la radio, durant le reste de la semaine.
Lorsque la Ahmadiyya est attaquée dans un média, elle demande systématiquement un droit de réponse qui, d’ailleurs, ne lui est pas toujours accordé. Ainsi, la radio Sunnite Al Houda de Ouagadougou n’a jamais accepté de diffuser un contre-communiqué de la Jama’at, alors que des prêcheurs du mouvement Sunnite l’y critiquent régulièrement d’une façon assez virulente. D’autres radios, comme Ouaga FM, disent ne pas diffuser les messages personnels de la Jama’at mais seulement relater ses activités [38], tandis que d’autres, tels le quotidien Le Pays ou le site Faso.net, publient les communiqués de la Ahmadiyya, de ses détracteurs, et les droits de réponses. C’est ainsi qu’en 2007, une querelle publique entre un détracteur de la Communauté, dénommé Boubacar Tamboura, et les responsables Ahmadis, occupa durant plusieurs semaines les pages du quotidien et du site Internet, renforçant la Jama’at dans son attitude fréquente de victimisation.
Cette omniprésence de la Ahmadiyya dans l’espace public burkinabè, grâce notamment à ses différentes radios, renforça certainement l’ambition déjà existante d’autres groupes islamiques du pays de développer, à leur tour, quelques radios confessionnelles, comprenant les enjeux d’une telle médiatisation. Le mouvement Sunnite est celui qui a le plus investi dans le domaine, avec la radio Al Houda à Ouagadougou (créée en 2004) et la radio Al Mafaz à Bobo Dioulasso (créée également en 2004). Il est intéressant de noter la concurrence, dans cette ville lieu fondateur de la première radio islamique Ahmadiyya, entre les deux radios islamiques, et il semble évident, d’après les enquêtes menées, que la radio Ahmadiyya est bien plus connue des populations locales. Mais il est vrai qu’elle émet depuis plus longtemps et organise de nombreuses activités dans la ville (tournois sportifs,…), tandis que la radio Al Mafaz a régulièrement des problèmes techniques, faute de moyens financiers. Le discours des responsables de ces deux radios est, d’ailleurs, particulièrement révélateur de la place de chacune dans l’espace public : alors que les Ahmadis [39], en tant qu’acteurs prépondérants et combatifs, soutiennent avoir de bonnes relations avec Al Mafaz et disent l’aider face à ses difficultés, les responsables [40] de cette dernière nient catégoriquement tout contact avec la Ahmadiyya, estiment ne rien lui devoir, et prétendent, de plus, avoir créé leur radio en 2000, soit avant celle de la Ahmadiyya, ce qui est historiquement une erreur. Manifestement se joue là un enjeu capital dans la concurrence entre communautés musulmanes locales.
Conclusion
Cette ethnographie de la Radio Islamique Ahmadiyya montre combien l’outil médiatique, et plus précisément radiophonique, est utile dans le travail de prosélytisme au Burkina Faso. D’ailleurs, si la radio islamique de la Jama’at, première implantée dans le pays, a très certainement renforcé le besoin des autres communautés musulmanes de se doter également de cet outil, les groupes chrétiens, catholiques et protestants du pays, communiquent également beaucoup par les médias (télévision et radio). Leurs radios sont, d’ailleurs, beaucoup plus nombreuses et plus anciennes.
Il est intéressant d’analyser la concurrence entre organisations confessionnelles par le biais de leur occupation de l’espace médiatique, car cela montre combien il est important, notamment pour un groupe comme la Ahmadiyya qui est particulièrement dénigré par les autres musulmans, de se faire voir et entendre pour s’imposer dans le paysage religieux du pays. Là repose toute la stratégie de la Ahmadiyya, son seul moyen de percer dans un environnement islamique très diversifié et concurrentiel. Le discours victimaire qu’elle développe lui permet, alors, de légitimer ses actions médiatiques, sociales et humanitaires : c’est parce qu’elle est attaquée qu’elle dit devoir se défendre publiquement (médiatiquement) et, inversement, c’est parce qu’elle œuvre pour le bien public qu’elle pense être critiquée par les autres musulmans. Mais ce discours lui permet également de se présenter comme étant ouverte sur la société, soucieuse du seul bien être des populations, et désintéressée de toute action de prosélytisme. C’est justement en menant des activités censées être non religieuses qu’elle se fait connaître et apprécier, tant des populations que des politiques, et qu’elle espère, sans l’avouer, convertir ceux qui viennent à elle. La radio est, alors, l’un des meilleurs outils qu’elle ait trouvé pour mettre en œuvre cette stratégie, sans qu’il soit encore numériquement évident que cela incite, dans un pays comme le Burkina Faso, de très nombreuses personnes à une réelle conversion.