CEFAÏ Daniel (dir.), 2010. L’engagement ethnographique

CEFAÏ Daniel (dir.), 2010. L’engagement ethnographique. Paris, Editions de l’EHESS


Cet ouvrage est un recueil de textes rassemblés, présentés et commentés, sous la direction de Daniel Cefaï, par Paul Costey, Edouard Gardella, Carole Gayet-Viaud, Philippe Gonzalez, Erwan Le Méner et Cédric Terzi. Traduits de l’anglais, chaque texte est précédé d’une présentation qui le resitue dans le parcours de l’auteur (ou qui en retrace la genèse dans le cas du dernier consacré au code éthique de l’American Sociological Association), en résume les points forts, en souligne les faiblesses et expose les débats qu’il a déclenchés.

Il regroupe les textes suivants :

  • « Du comment au pourquoi. Description lumineuse et inférence causale en ethnographie », traduction de : KATZ Jack, 2001 et 2002. « From How to Why : Luminous Description and Causal Inference in Ethnography », Ethnography, 2/4 : 443-473 et 3/1 : 63-90.
  • « Prendre des notes de terrain. Rendre compte des significations des membres », traduction de : EMERSON Robert M., FRETZ Rachel I. & SHAW Linda L., 1995. « Pursuing Members’ Meanings », Writing Ethnographic Fieldnotes. Chicago, University of Chicago Press, chap.5 : 108-141.
  • « Dire le code du détenu. Enquêter sur l’organisation normative d’une institution carcérale », traduction de : WIEDER D. Lawrence, 1974. « Telling the Convict Code », Language and Social reality, La Haye, Mouton, extraits.
  • « Une ontologie pour l’analyse ethnographique des processus sociaux. Élargir l’étude de cas élargie », traduction de : GLAESER Andreas, 2006. « An ontology for the Ethnographic Analysis of Social Processes : Extending the Extended Case Method », in T.M. EVENS & D. HANDLEMAN (dir.). The Manchester School : Practice and Ethnographic Praxis in Anthropology. New York et Oxford, Berghahn Books : 64-93.
  • « Revisiter les terrains. Esquisse d’une ethnographie réflexive », traduction de : BURAWOY Michael, 2003. « Revisits : A Turn to Reflexive Anthropology », American Sociological Review, 68 : 645-679.
  • « L’ethnographie du/dans le système-monde. Ethnographie multi-située et processus de globalisation », traduction de : MARCUS George E., 1995. « Ethnography In/Of the World System : The Emergence of Multisited Ethnography », Annual Review of Anthropology, 24 : 95-117.
  • « Écrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux », traduction de : ABU-LUGHOD Lila, 1991. « Writing Against Culture », in R. FOX (dir.). Recapturing Anthropology : Working in the Present. Santa Fe, School of American Research Press : 137-162.
  • « De l’ethnographie à l’engagement. Les limites du témoignage pour les sans-abri », traduction de : HOPPER Kim J., 2003. « Limits to Witnessing : From Ethnography to Engagement », Reckoning with Homelessness : An Anthropological Perspective. Ithaca, Cornell university Press : chap. 8.
  • « Code d’éthique. Principes et procedures », traduction de : AMERICAN SOCIOLOGICAL ASSOCIATION, 1997. « Code of Ethics and Policies and Procedures of the ASA Committee on Professional Ethics », juin 1997.

L’ouvrage est construit suivant un « parti de pluralisme ethnographique, théorique et politique » (note n°8, p. 12). Il ne s’en dégage pas moins une orientation nette, puisque, s’il se veut un plaidoyer pour l’ethnographie en général, il s’agit plus particulièrement d’une ethnographie comme « engagement pragmatique ». Selon Daniel Cefaï, cet engagement soutient les trois moments de la démarche « en spirale » qu’est toute enquête : sur le terrain, au cours des opérations d’observation et d’enregistrement menées par l’ethnographe ; sur le site, dont le choix est inséparable du questionnement qui guide l’enquête ; dans la cité, lors de la publication, la restitution et la transmission des résultats auprès de divers publics. Le livre est divisé en trois parties dont chacune explore une dimension de cet engagement, à travers une série de textes qui, s’ils ne s’inscrivent pas tous dans la même approche, et font pour certains l’objet de présentations très critiques, viennent à l’appui de la conception de l’ethnographie défendue par Daniel Cefaï dans sa synthèse finale.

Je partirai de cette postface à l’ouvrage en montrant comment les textes sélectionnés interviennent dans la formulation d’une ethnographie comme « engagement pragmatique ». Daniel Cefaï y reprend à Paul Ricoeur sa configuration du récit historique pour décrire l’articulation des différents moments de la production ethnographique, mimèsis 1, 2 et 3 (p. 548). Cet emprunt lui permet de développer les trois temps d’une démarche qui entend se situer par-delà le postmodernisme textualiste et le réalisme positiviste.

La dimension textuelle de l’ethnographie n’est pas refusée, mais abordée selon un mode pragmatique. Elle est nécessairement présente dans la mesure où le texte ethnographique s’appuie sur les récits des acteurs (mimèsis 1). Or ceux-ci sont des comptes-rendus d’actions et d’événements, sur lesquels le texte ethnographique est indexé. Celui-ci n’est donc pas, n’en déplaise aux auteurs de Writing culture, une pure fiction littéraire. Cet argument est défendu dans le texte de Jack Katz, qui énumère les critères d’appréciation couramment utilisés pour juger de la qualité d’une ethnographie. Cette « culture de l’évaluation » (p. 43), s’inscrit en faux contre l’idée qu’elle ne serait qu’une simple rhétorique textuelle. Au contraire, une bonne ethnographie débouche sur l’explication. En outre, la perspective pragmatique va à l’encontre de l’idée geertzienne que les cultures se donnent comme des textes à déchiffrer. Elle cherche à recueillir les perspectives des acteurs telles qu’elles s’expriment en situation, plutôt que de lire les situations comme des textes. Cet argument ethnométhodologique apparaît très clairement dans l’article de Lawrence Wieder, consacré au « code » des détenus dans une institution de prisonniers en liberté conditionnelle. Ce n’est qu’après avoir effectué l’analyse formelle de celui-ci, appréhendé comme une ressource explicative des conduites des détenus, que Wieder procède à une « respécification » de cette explication, en en dévoilant les conditions de possibilité. Pour cela, il effectue une description de l’usage pratique qui est fait du code par les détenus et le personnel de l’établissement pour définir et expliquer les comportements des uns et des autres. Ainsi, poursuit Daniel Cefaï, l’ethnographe restitue les mondes communs dans lequel il est projeté, qui le précèdent et subsistent après son départ, et qui « incorporent déjà leur propre intelligibilité » (p. 562). Il s’ensuit qu’« une des maximes les plus élémentaires de l’ethnographe est de s’oublier » (p. 563). Cette formulation me paraît excessive ; je lui préfèrerais la notion d’engagement au sens de Goffman (1974 : 124), comme une sorte de dessaisissement volontaire de la situation. Cette définition, avec la part de maîtrise qu’elle maintient, et de réflexivité qu’elle favorise, me paraît préférable à la notion d’oubli de soi.

C’est en suivant des histoires qui se font, des intrigues, des drames sociaux, que se déploie l’enquête et que se rédige le texte ethnographique (mimèsis 2). L’ethnographie pragmatique refuse l’opposition entre descriptions subjectives et actions objectives, et cherche à ressaisir « la dimension incarnée, pratique et située des activités en train de se faire » (p. 577). Cette perspective vaut également lorsqu’il s’agit de resituer l’objet de l’enquête dans des processus spatiaux et temporels plus larges. C’est celle, notamment, qui est développée par George Marcus, dont le texte, consacré à « l’ethnographie du/dans le système monde », a fait la renommée de la formule « ethnographie multi-site ». La présentation ne mentionne pas les inflexions les plus récentes que Marcus a données au « multi-site » en l’inscrivant dans le projet d’une « Public Anthropology ». Toutefois, elle souligne bien l’enjeu de l’essai au moment de sa parution, qui était d’ancrer l’ethnographie dans le système-monde. Il s’agit d’envisager le site de l’enquête non pas comme une localité en communication avec un système global, mais comme une localisation ethnographique permettant l’étude du système : une ethnographie dans le système-monde mais aussi du système-monde. Pour cela, Marcus suggère de « littéralement suivre » (p. 373) la circulation des « individus », « objets », « métaphores », « intrigues », « vies », « conflits » entre plusieurs sites. Reconnaissant que l’accomplissement d’une telle enquête se heurte à des difficultés pratiques, Marcus suggère une alternative, une ethnographie uni-site « stratégiquement située ». Il s’agit d’intégrer à l’analyse d’autres sites qui donnent sens à ce qui se produit sur celui de l’observation, afin de saisir le système global tel qu’il est vécu localement. Cette seconde option apparaît plus consistante que la première, à laquelle manque, ainsi que le relève la présentation, une explicitation du choix et de la circonscription des sites et de la méthode par laquelle l’ethnographe connecte les sites entre eux. Le choix de placer en suivant un texte de Michael Burawoy paraît alors d’autant plus judicieux que cela favorise une lecture comparative des avantages et inconvénients de chacune de ces approches. Burawoy maintient une dualité entre des « processus internes » au terrain et des « forces externes » (dont il reconnaît lui-même qu’il tend, de ce fait, à les réifier) que Marcus se propose d’éliminer. En revanche, il accorde davantage d’attention à l’historicité de l’enquête de terrain, en insistant sur ce qu’il appelle les « revisites » (revisits), ou les retours sur le terrain. Si la typologie complexe qu’il en dresse n’est pas d’un très grand intérêt, il souligne que toutes participent d’une forme de « revisite globale », c’est-à-dire de l’analyse longitudinale des forces, connexions et imaginations qui participent des processus de mondialisation.

Enfin, le pragmatisme ethnographique consiste à prendre acte de la circulation hors de l’académie des textes ethnographiques, mimèsis 3 (p. 589). Il s’agit ici de l’engagement de l’ethnographe dans la cité. Là encore, les deux premiers textes sont très intéressants à lire au regard l’un de l’autre. Celui de Lila Abu-Lughod a été retenu dans la mesure où elle se situe dans les courants postcolonial, subalterne, et féministe, tout en pointant les travers et les apories que sont « l’orientalisme inversé » ou le « féminisme culturel ». Ces prises de position sont assorties d’une conception de l’ethnographie comme « ethnographie du particulier » qui doit permettre de lutter contre la relégation dans l’altérité, en plaçant au premier plan les individus et leurs vies singulières. Les limites d’une telle approche sont soulignées dans la présentation. Abu-Lughod voit dans le concept de culture l’instrument de l’enfermement de l’Autre dans une totalité ; mais « écrire contre la culture » revient également à rejeter cette notion comme un ensemble partagé de pratiques dotées de sens. Or, comme le remarquent les présentateurs, si « l’ethnographie du particulier » peut lutter contre la relégation dans l’altérité, c’est aussi parce qu’elle dévoile comment « les règles, structures et institutions se constituent au fil des activités et des expériences les plus ordinaires » (p. 410). Sans cela, elle risque de s’enfermer dans le registre du seul témoignage. C’est précisément contre la réduction de l’entreprise ethnographique à la mise en valeur de « tranches de vie » que s’insurge Kim J. Hopper dans le texte suivant. Anthropologue, expert et militant de la cause des sans-abri, il enjoint les ethnographes de cesser la course à la confection de comptes-rendus toujours plus minutieux de tranches de vie pittoresques, pour se mettre à produire des documents utiles en étendant leur enquête « à l’arène des réformes défendables » (p. 482). Cette prise de position soutient celle qui est développée dans la postface en faveur d’un pragmatisme ethnographique qui rend public les résultats de son enquête et ne se retranche pas dans l’académie au nom d’un savoir pour le savoir.

Textes à l’appui, l’ouvrage est une défense systématique de l’ethnographie contre trois reproches qui lui sont souvent adressés : elle n’est pas une pure stratégie rhétorique, elle est capable de transcender l’ici et le maintenant de l’enquête, et elle ne se résume pas au témoignage. Cet argumentaire s’appuie sur un positionnement épistémologique qui échappe au double écueil du textualisme et du positivisme. Ceci suppose de dissocier la description des opérations d’interprétation et d’explication, contrairement à ce que font l’un et l’autre. Or s’il est nécessaire de maintenir une autonomie de la description, l’ethnographie se résume-t-elle pour autant à celle-ci ? L’ouvrage en fait, à plusieurs endroits, des synonymes. Il tend à réduire l’ethnographie à la seule démarche descriptive, et plus précisément, à la description d’enchaînement d’actions. Ceci apparaît notamment dans le texte d’Andreas Glaeser, l’un des plus stimulants (et le plus récent) du recueil, et qui est révélateur de l’orientation générale de l’ouvrage. Glaeser se réclame du « tournant processuel » opéré par les anthropologues de l’école de Manchester à travers « l’étude de cas élargie » (extended case method) et les analyses de réseaux. Il estime néanmoins que leurs travaux négligent le fait que les réseaux eux-mêmes résultent de processus constitués de chaînes d’actions-réactions éloignées dans le temps et l’espace. Comme Michael Burawoy (2003), il entend « élargir » l’étude de cas élargie, mais il le fait au moyen du concept d’ « articulation projective » : il s’agit des techniques et processus intermédiaires (notamment les médias et nouvelles technologies de communication) permettant l’enchaînement de séquences d’action-réaction à distance, au-delà des relations de co-présence auxquelles les analyses des réseaux sont confinées. Cette démarche d’extension de l’étude de cas s’oppose à ce que Glaeser appelle une « ethnographie des agrégats ». Cette remarque laisse entendre que la prise en compte des connexions au-delà de la localité doit se faire au détriment d’une analyse de la morphologie sociale. Or l’ethnographe peut-il faire l’économie d’une analyse des positions relatives dans l’espace social, et de la forme des entités sociales auxquelles il a affaire – et que rien n’empêche d’envisager comme le produit, stabilisé à plus ou moins long terme, de chaînes d’interdépendance ?

Les études de cas de Fortes (1937) ou de Geertz (1957), et celles, emblématiques de l’école de Manchester, menées par Gluckman (2008) ou Mitchell (1996), sont des exemples de ce que l’ethnographie peut faire de mieux lorsqu’elle s’attache à dévoiler des logiques d’ensemble à partir de séquences d’actions minutieusement détaillées. Mais ces études de cas ne seraient pas ce qu’elles sont si elles n’avaient été assorties d’un travail de plus longue haleine, consistant à repérer la distribution des acteurs en présence, suivant leur statut, leur genre, leur âge, et à caractériser les modes d’organisation socio-spatiale, par quartiers, maisonnées, lignées ; mais aussi à enregistrer le calendrier ou la fréquence des événements dont celui rapporté par le cas n’est souvent qu’une occurrence, de manière à restituer ce qui en fait la singularité et lui confère son pouvoir explicatif. Sur le terrain, l’ethnographe ne fait pas qu’assister à des scènes qu’il décrira dans ses publications. Il fait appel à des procédés de recension ou de production de données plus systématisées, qui ne débouchent pas inéluctablement sur l’analyse statique d’un ordre figé. L’essentiel est d’éviter, comme le soulignait Fortes, que les matériaux recueillis en situation soient portés d’emblée au niveau d’abstraction requis pour la généralisation. Pour cela, il faut les replacer au cœur même de l’investigation (1937 : 1314-132). De même, l’entretien ethnographique ou le récit de vie permettent, en faisant surgir des matériaux relatifs à des chaînes d’action dont l’inscription temporelle est plus longue, d’étendre l’étude de cas (Mitchell, 1983).

L’assimilation de l’ethnographie à la seule description d’enchaînement d’actions revient au final à traiter uniquement de la mise par écrit des résultats de l’enquête et à omettre tout l’éventail d’opérations et de modes de recueil des données mobilisés sur le terrain. Il ne faut donc pas lire l’engagement comme un manuel d’ethnographie. En revanche, cet ouvrage pourra nourrir la réflexion de ceux qui pratiquent l’enquête ethnographique, et convaincre les sceptiques de sa capacité à reformuler des questions anciennes et à faire émerger des problématiques nouvelles. Il faut saluer le travail de traduction et de présentation mené par l’équipe, qui rend ainsi accessible aux lecteurs francophones des textes de référence.

library_books Bibliographie

BURAWOY Michael, 2003. « L’étude de cas élargie.
Une approche réflexive, historique et comparée de
l’enquête de terrain », in Daniel Cefaï (dir.).
L’enquête de terrain. Paris, La Découverte, Collection « 
Recherches » : 425-464.

FORTES Meyer, 1937. « Communal Fishing and Fishing Magic in the Northern Territories of the Gold Coast », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 67 : 131-142.

GEERTZ Clifford, 1957. « Ritual and social change : A Javanese Example », American anthropologist, New Series, 59(1) : 32-54.

GLUCKMAN Max, 2008 (1940). « Analysis of a Social Situation in Modern Zululand », Genèses, 2008/3, n°72 : 119-155 (traduit par Y. Tholoniat). Texte original, Rhodes-Livingstone Paper n°28, Manchester, Manchester University Press, 1940.

GOFFMAN Erving, 1974. Les Rites d’interaction. Paris, éditions de Minuit.

MARCUS George E., 1986. « Contemporary Problems of Ethnography in the Modern World System », in George E. Marcus, James Clifford. Writing Culture : The poetics and politics of ethnography. University of California Press : 262-294.

MITCHELL J. Clyde, 1996. « The Kalela Dance / La danse du kalela. Aspects des relations sociales chez les citadins africains en Rhodésie du Nord », Enquête, 4 (« La ville des sciences sociales »), mis en ligne le 20 novembre 2008. URL : http://enquete.revues.org/document933.html (consulté le 19 janvier 2009).

MITCHELL J. Clyde, 1983 (1956). « Case and situation analysis », Sociological Review, 31 : 187-211.

Pour citer cet article :

Anne-Christine Trémon, 2011. « CEFAÏ Daniel (dir.), 2010. L’engagement ethnographique ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Tremon - consulté le 19.03.2024)
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