Résumé

Selon quelles modalités de tournage et de médiation, la caméra peut-elle contribuer à un dispositif de recherche permettant aux salariés de faire un travail réflexif sur eux-mêmes et sur leur travail. Comment un dispositif filmique peut-il permettre de découvrir certaines dimensions du travail que l’on ne pourrait pas mettre en évidence, sans l’usage de la caméra.
Comment l’usage de la vidéo dans les auto-confrontations collectives peut-elle contribuer à la recherche sur le travail.

Abstract

"In praise of the cutaway shot and the unpredictable".
Certain styles of filming and editing allow the camera to contribute to the research process, giving employees the opportunity to reflect actively on themselves and on their work. This article asks how cinematic devices can reveal certain dimensions of work that could not be highlighted without the use of the camera. It demonstrates how the use of video in collective auto-confrontation can contribute to research on work.

Sommaire

Table des matières

Introduction

« Filmer, chercher - Chercher, filmer », est un débat qui anime les sciences sociales depuis les débuts du cinéma ethnographique et qui renvoie aux rapports qu’entretiennent chercheurs et réalisateurs avec la caméra et le réel. Une forme de réponse possible à cette question se trouve dans la proposition elle-même, et dépend du terme premier dans cette proposition : soit on filme et ensuite on cherche, soit on cherche et après seulement on filme.

Si l’on se situe dans la proposition « Chercher, filmer », nous sommes dans la problématique de l’illustration par l’image d’un travail de recherche et de la diffusion sous forme audiovisuelle des travaux du chercheur. La proposition « filmer » est subordonnée au travail de recherche qui l’a précédée. Ici « filmer » ne joue aucun rôle dans la recherche, ce n’est qu’un moyen de propager les thèses et les travaux que le chercheur a construits indépendamment de l’acte de filmer. Les films d’illustration et de vulgarisation scientifiques sont légion et remplissent abondamment les cases des chaines de télévision. Dans cette approche, chercheur et réalisateur savent ce qu’ils cherchent : montrer une démarche singulière au public et mettre en évidence l’intérêt des retombées de ces travaux. Et la caméra n’a aucune hésitation sur la manière de filmer qui résulte d’un synopsis détaillé et d’un découpage technique rigoureux.

Si l’on se situe dans la proposition « Filmer, chercher », la démarche devient radicalement différente : chercheur et réalisateur filment sans savoir, in fine, ce qu’ils vont trouver. Ici, il n’y a pas de synopsis et encore moins de découpage technique. La caméra se fait hésitante, elle tourne autour de son sujet en quête de sens possibles. L’écoute et le regard sont flottants, à l’affût d’une parole, d’un évènement ou d’une situation qui pourraient donner un sens et une forme, à la fois à la recherche et au film, sans que cette forme et ce sens soient préalablement indexés. Sans qu’ils soient déjà pris dans les mailles d’un discours théorique qui en phagocyterait le sens dans une grille de lecture préétablie.

Entre ces deux pôles on trouvera toute une série d’utilisations de la vidéo, où l’acte de filmer oscille de manière plus ou moins précise entre un travail de recherche et la restitution de travaux déjà réalisés par les chercheurs.

S’agissant du travail, la manière de procéder - « Filmer puis chercher » ou « Chercher puis filmer » - est d’autant plus importante que le « travail réel » - au sens ergonomique du terme, permettant de distinguer travail prescrit et travail réel - déborde toujours la surface du visible auquel il renvoie, et la description que peuvent en faire, de prime abord, les salariés (Baratta, 1997). Mais encore faut-il s’entendre sur que l’on met derrière le mot travail ? Donner une définition du travail est toujours un exercice délicat, car chaque discipline a la sienne. Et la sociologie a beaucoup plus inspiré les cinéastes que l’ergonomie. Filmer les relations sociales est plus évident pour quelqu’un qui est extérieur au monde du travail, que d’aller essayer de comprendre pourquoi il est important de filmer un compagnon qui utilise une petite tige en fer et des cales métalliques pour assurer l’alignement des voiles en béton préfabriqués de plusieurs centaines de kilos (Baratta, 1985).

Une expérience personnelle du film de recherche sur le travail

Le travail : un engagement total

La définition du travail sur laquelle s’appuie ma démarche de réalisateur se situe au carrefour de l’ergonomie et de la psychologie du travail. Le point de vue de l’ergonomie est connu : « Le travail n’est pas la tâche qui est prescrite, au salarié par l’entreprise, mais cette prescription s’impose à lui et fixe un cadre qui détermine et contraint son activité réelle de travail » (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg et Kerguelen, 1997). Cette définition, si elle permet de comprendre le travail en analysant cet écart entre le prescrit et le réel – qui « est la manifestation concrète de la contradiction toujours à l’œuvre dans tout acte de travail entre « ce qu’on demande » et « ce que ça demande » - pose un sérieux problème à tous ceux qui veulent filmer le travail. En effet, pour réaliser son travail, le salarié va devoir élaborer des compromis entre les différentes prescriptions, souvent contradictoires, que lui imposent l’entreprise et les moyens dont il dispose. Pour résoudre les multiples problèmes posés par ces écarts il va développer des stratégies, des modes opératoires, des savoir-faire personnels, et souvent il va transgresser les règles et les procédures prescrites pour les adapter à ce qu’on lui demande de faire. Cet engagement, à la fois physique et psychique, du salarié dans son acte de travail est total et résiste au regard fragmentaire de la caméra.

Pour le psychologue du travail, Yves Clot : « Ce travail d’ingéniosité compensatoire, cette sorte d’engagement professionnel pour faire ce qui doit être fait », est fondamental pour comprendre la motivation profonde des salariés dans leur recherche, coûte que coûte, « d’une efficacité malgré tout » (Clot, 1997). Quelles que soient les conditions de travail qui lui sont données, chaque salarié va essayer de faire son travail du mieux possible pour sortir la production, en qualité et en quantité, dans les délais prévus, parce qu’à la fin de sa journée il a besoin de se reconnaître dans son travail. Aucun salarié ne peut supporter de faire du mauvais travail huit heures par jour. Et Yves Clot précise : « On n’accepte jamais sans souffrance la dégradation des conditions de l’efficacité du travail dont on a la responsabilité, celle-ci fût-elle subalterne  », c’est pourquoi il y a une recherche constante « dans les collectifs de travail d’une efficacité malgré tout » (Clot, 1997).

Défini de cette manière, le travail échappe constamment au regard de la caméra : l’intelligence individuelle et collective qui est à l’œuvre dans tout acte de travail est toujours invisible « hors champs » des images tournées. On mesure bien, ici, la difficulté à filmer le travail et à accéder au « réel de l’activité » - c’est-à-dire à cette intelligence individuelle et collective développée par les salariés dans leur travail - qui est par nature irréductible à ce qu’en laisse transparaître les observables de la situation. Pour y accéder, les chercheurs ont souvent recours à des dispositifs de médiations du type auto-confrontation directe, croisée, ou collective. Dans l’auto-confrontation croisée : « La méthode d’analyse de l’activité que nous pratiquons utilise l’image comme support principal des observations. Elle vise avant tout à créer un cadre permettant le développement de l’expérience professionnelle du collectif engagé dans ce travail de co-analyse. (Clot, Faïta, Fernandez, Scheller, 2000). A propos de l’analyse des situations de travail ces chercheurs ajoutent : « S’il est maintenant acquis qu’il faut comprendre pour transformer, nous croyons que pour comprendre il faut transformer (la situation de travail), si l’on cherche, comme c’est notre cas, à comprendre comment s’accroît ou diminue le rayon d’action des sujets, le développement et ses empêchements ». (Clot, Faïta, Fernandez, Scheller, 2000). Cet engagement subjectif des salariés « pour sortir la production malgré tout  », est aussi « hors champs » du dialogue social dans l’entreprise. Et ceci est d’autant plus grave, que c’est dans la reconnaissance de cet engagement subjectif « pour faire ce qui doit être fait », que s’enracinent à la fois le plaisir et la souffrance au travail.

Pris dans ce sens filmer le travail ne peut se réduire à saisir les images que celui-ci nous renvoie, ni à enregistrer le discours formulé par celui qui le décrit, car les mots viennent souvent à manquer à chacun lorsqu’il doit décrire précisément son activité.

La plupart des savoir-faire et des stratégies que nous déployons pour réaliser notre travail sont incorporés, souvent inconscients, et échappent à une mise en mots directe. Les films construits uniquement à partir du verbatim des salariés ne fonctionnent que lorsqu’ils dénoncent les conditions particulièrement insupportables d’un travail. Ils s’inscrivent alors dans un registre militant, ce que font, d’ailleurs à juste titre, de nombreux films documentaires sur le travail. Je suis moi aussi contraint de recourir uniquement au verbatim des opérateurs, lorsque les entreprises ne me laissent pas entrer pour filmer les situations de travail nécessaires à leur analyse. Comme par exemple, lors du tournage de la séquence sur les Centres d’appels téléphoniques dans le film « Intensification du travail  » (Baratta et Thery, 2005), ou pour certaines parties du film « Le Nucléaire et l’Homme  » (Baratta et Lallier, 2003).

Qu’est ce qu’un film de recherche sur le travail ?

La plupart du temps les images d’une situation de travail sont polysémiques et toujours sujettes à de multiples interprétations, aussi bien par les salariés, que pour la direction, les chercheurs ou le public. Celui qui veut filmer le travail doit donc résoudre une contradiction : comment rendre compte des stratégies mentales qui guident les opérateurs dans leur travail, à partir des images que peut saisir la caméra, et qui ne sont que le reflet d’un comportement à un instant donné ?

Dans ces conditions, qu’est-ce qui caractérise un film de recherche sur le travail ? Qu’est-ce qui le différencie d’un film de vulgarisation ? On peut poser l’hypothèse que pour qu’il y ait « recherche », il faut, que dans la réalisation du film, il existe un dispositif qui permette de trouver ou de montrer quelque chose que l’on ne pourrait pas découvrir, ou mettre en évidence, sans la caméra. Pour cela il faut donc créer un dispositif filmique qui permette aux salariés de faire un travail réflexif à la fois sur eux-mêmes et sur leur manière de réaliser leur travail. C’est donc par le recours à un dispositif de médiation comme celui de l’auto-confrontation vidéo - qui permet aux opérateurs d’exprimer cette intelligence individuelle et collective qu’ils développent dans leur travail - que la caméra peut devenir un outil de recherche. Comme le précisent Daniel Faïta et Marcos Vieira :

« L’originalité de l’autoconfrontation, en tant que méthode de sollicitation de l’expérience et des savoirs en actes, réside dans la libération des façons de signifier offertes au sujets, libération permise par le déploiement d’un rapport dialogique nouveau, échappant aux contraintes des situations vécues antérieurement. Ainsi, la pluralité des mises en relation possibles entre les énoncés et les situations et actions de référence peut devenir elle-même objet de réflexion et de débat, à travers la reconnaissance de la pluralité des voix, la pluralité des signes, qui composent la dimension concrète des échanges verbaux  » (Faïta et Vieira, 2003).

Mais il y a aussi une autre condition, à mon sens, pour que la recherche advienne dans un processus filmique, c’est que la caméra accepte de se laisser surprendre par l’imprévu des situations de travail. Comme dans « l’écoute risquée » définie par Christophe Dejours, où « la théorie se voit sans cesse mettre à l’épreuve de la réalité  », (Dejours, 2000) il faut aussi que le réalisateur et le chercheur prennent « le risque » de filmer des situations paradoxales et d’écouter des salariés donner des explications, qu’a priori, ils ne comprennent pas.

La première fois où je me suis confronté à une telle démarche, c’est lorsque j’ai réalisé en 1989, « Aucun Risques ! Paroles de compagnons », en collaboration avec un psychopathologiste, Damien Cru, et deux ergonomes, Francis Dupont et Jean Marie Francescon. Il s’agit d’un film de 60 minutes, où pour la première fois des compagnons du bâtiment s’expriment sur leur rapport aux risques, au danger, à la sécurité et à la prévention dans le secteur du bâtiment. Ce film met en évidence, c’est-à-dire en images et en mots, un concept de la psychodynamique du travail que Christophe Dejours appelle « les idéologies défensives de métier », (Dejours, 2000).

C’est un mécanisme psychologique inconscient qui permet à chaque compagnon de se protéger contre la souffrance occasionnée par la peur. Il agit selon diverses modalités :

« déni de la perception du risque, minimisation de ses conséquences possibles, somatisation… Ce processus de défense, pour être efficace, doit être partagé par tout le collectif de travail. Cette dimension de groupe lui a valu le nom d’idéologie défensive de métier » (Cru, 1993).

Ce n’est pas le film qui a découvert ce concept, mais il a permis d’en vérifier concrètement, sur le terrain, à la fois la réalité et la pertinence. Ce n’est pas pour autant un film d’illustration d’une recherche, car au début de mes repérages, je ne savais même pas que ce concept existait et je ne me suis pas inspiré de travaux déjà existants pour choisir les séquences à filmer et à monter. Enfin, le terme « idéologies défensives de métier » n’est jamais prononcé dans le film.

Par contre, il peut être qualifié de « film de recherche » dans la mesure où j’ai mis en place pour la première fois un dispositif d’auto-confrontation collective à l’intérieur même de la réalisation d’un film, pour tenter de saisir le sens du gouffre qui séparait les images filmées et les propos des opérateurs. En effet, je ne comprenais pas le décalage existant entre, d’une part les images de la réalité du travail que je filmais - notamment les prises de risques insensées des compagnons - et d’autre part les explications qu’ils me donnaient en disant constamment : « mais non là, c’est pas dangereux, y a pas de risque !  ». Au cours de cette séance d’auto-confrontation, organisée dans la cabane de chantier, nous avons présenté un document vidéo de 30 minutes, monté à partir de scènes tournées pendant les phases d’observation, pour confronter les points de vue des compagnons, sur les différentes questions qui restaient en suspens pour l’équipe de recherche, et notamment pour qu’ils nous expliquent pourquoi, selon eux : « il n’y avait aucun risque  ». Cette séance a été filmée et intégrée dans le montage final du film. Et c’est en essayant d’organiser tous ces matériaux au montage, de manière cohérente - pour que le public en voyant le film ne dise pas que les compagnons sont des fous furieux, qui prennent des risques inconsidérés - que j’ai fini par rencontrer le concept « d’idéologies défensives de métier ».

Une séquence de ce film est particulièrement emblématique de l’intérêt de cette méthode d’auto-confrontation collective : c’est celle où un compagnon passe sous une banche [1]. Lors des interviews, les compagnons nous ont affirmé de manière catégorique qu’ils ne passaient jamais sous une banche, puisque cela est interdit par les règles de sécurité. Pourtant nous avions plusieurs séquences, montrant qu’ils passaient bien sous les banches. Confrontés à ces images, ils nous disent : « T’es bien obligé d’aller sous la banche pour enlever le béton qui est collé, sinon elle n’est pas bien calée  ». Cette explication est fondamentale, car si la banche « n’est pas bien calée  » sur le sol, cela peut conduire à couler un mur qui n’est pas droit, il faudra donc avant de couler reprendre l’aplomb de la banche avec des cales et des vérins. Ce dont nous parlent ici les compagnons, c’est de leur engagement dans la qualité de leur travail. Autrement dit, ils « ne passent pas sous la banche », mais ils travaillent sous la banche pour enlever le béton résiduel, et assurer un travail bien fait, c’est à dire le coulage d’un voile de béton parfaitement droit. Cette nouvelle perspective éclaire différemment la problématique de la prévention des risques. La question n’est plus de sanctionner les compagnons qui continuent à travailler sous la banche, alors que c’est interdit, mais d’équiper le chantier de banches qui empêchent que du béton résiduel reste coincé en dessous.

Mise en place progressive d’une démarche structurée

L’auto-confrontation entre les images et la parole

Dans ce film, (et par la suite dans ce que j’appelle les Ovni - Objet Vidéo Non Identifié -), ce sont les images qui sont premières. Ce sont elles qui au départ sont signifiantes, et permettent d’analyser des situations de travail, qui posent questions au chercheur comme au réalisateur. Ce sont elles qui suscitent le commentaire des opérateurs qui va permettre de comprendre et d’analyser les stratégies mentales et les compromis qu’ils mettent en œuvre dans leur travail. Pour que cette parole puisse se construire, il faut créer un dispositif de médiation qui permette aux opérateurs d’exprimer les différentes dimensions de leur vécu au travail. C’est donc par le recours à un dispositif de médiation, que la caméra peut devenir un véritable outil de recherche permettant aux salariés d’exprimer cette intelligence individuelle et collective, qu’ils engagent dans leur travail.

Autrement dit, il faut créer un cadre pour que le travail puisse devenir un objet de pensée pour les salariés. Pour Yves Clot, « Le travail de recherche scientifique proprement dit commence là, lorsque le développement « provoqué » dans le travail collectif devient la matière première de l’investigation ; lorsque l’action conjointe de l’intervenant et des professionnels… …devient objet d’analyse d’abord, puis moyens de produire des connaissances sur le développement psychologique dans l’action » (Clot, 2008). Pour cela, il faut mettre en œuvre « un dispositif méthodologique destiné à devenir un instrument pour l’action des collectifs de travail eux-mêmes » et leur proposer « un cadre pour que le travail puisse devenir ou redevenir un objet de pensée pour les intéressés.  » Et cela n’est possible « qu’à condition de faire avec eux quelque chose d’autre que ce qu’ils font d’habitude, qu’à condition de rendre transformable ce qu’ils font d’habitude, par une action dialogique sur leur travail » (Clot, 2008).

Filmer le travail dans une problématique de recherche c’est donc créer les conditions d’émergence de ce point de vue réflexif, et toujours inédit, sur un travail qui par définition est hétérogène et résiste à toute forme d’homogénéisation. Comme le souligne l’ergonome François Hubault, « Travailler c’est faire face à ce qui n’est pas réglé d’avance  » (Hubault, 2004), c’est se confronter à des situations qui ne sont pas réglables par la procédure et la prescription. Pour les analyser et tenter de les faire évoluer, il faut donc mettre en œuvre : « des dispositifs de controverse, qui permettent aux acteurs de tomber d’accord sur leurs désaccords » (Hubault, 2004).

L’Ovni : un outil pour construire une parole collective

Un Objet Vidéo Non Identifié est le document vidéo de restitution finale d’une intervention ergonomique, menée en utilisant l’outil vidéo comme dispositif central de l’intervention, depuis le diagnostic jusqu’à la restitution auprès du CHSCT [2] et de la direction. Il s’agit d’un montage vidéo de 50 à 60 minutes, qui synthétise les analyses que les salariés font collectivement de leurs propres conditions de travail, ainsi que les principales pistes d’améliorations qu’ils envisagent. Le premier Ovni, que j’ai réalisé, en collaboration avec Michel Berthet, alors responsable du département Santé Travail de l’ANACT [3], est « Parler des Risques sans Éveiller les Peurs ». Cette première expérience a été réalisée au cours d’une intervention menée dans une entreprise sidérurgique (Baratta et Berthet, 2000).

Dans cette méthodologie d’utilisation de la vidéo, la parole et l’expression collective des salariés tiennent une place centrale pour analyser l’activité. C’est pourquoi, dans la réalisation d’un Ovni il n’y a pas d’interview individuelle, et que nous avons recours à des auto-confrontations collectives qui, selon nous, offrent de meilleures conditions de verbalisation et surtout permettent l’élaboration d’une parole collective sur l’analyse des situations de travail.

En fonction des hypothèses posées avec l’ergonome, lors de l’analyse de la demande, je filme différentes phases de l’activité de travail, puis nous analysons ensemble tous ces éléments et nous décidons des séquences à monter dans le document vidéo qui sera présenté dans les séances d’auto-confrontation. Ces séances sont filmées et le montage de ces différentes analyses de l’activité nous permet de réaliser un document vidéo de restitution finale qui est de nouveau soumis à l’approbation des différentes équipes. « C’est donc par strates successives que les opérateurs socialisent leurs idées sur l’activité et sur les difficultés qu’ils rencontrent, pour les agréger progressivement dans une pensée collective, qui acquiert alors une force démonstrative En schématisant, on peut dire que notre démarche s’inscrit dans une dynamique qui va du singulier au collectif, du particulier au général » (Baratta et Berthet, 2000).

Sortir d’une démarche linéaire

Cette forme d’utilisation de la vidéo dans l’analyse du travail permet de sortir la pratique filmique de sa linéarité et d’introduire de la circularité dans le processus de recherche sur le travail. De manière schématique on peut dire que dans le système des auto-confrontations vidéo, l’enchainement étapes est le suivant :

Problématique de recherche >> Tournage des situations de travail >> Analyse des séquences tournées >> Auto-confrontation (et tournage des réactions) >> Analyses des Auto-confrontations >> Interrogations de la problématique de recherche >> Tournage éventuel de nouvelles situations de travail >> Montage et Présentation d’un Document de restitution >> Analyse du Document de restitution finale avec les salariés >> Recommandations.

Au cours de ces différentes séances d’auto-confrontation, les salariés peuvent aussi discuter la pertinence de notre sélection d’images et de situations de travail que nous leur avons présentées. Leurs remarques sont alors souvent une source d’étonnement pour les intervenants, et poussent la recherche vers de nouvelles voies qui conduisent à revoir les hypothèses. Il arrive souvent qu’après la première séance d’auto-confrontation, les analyses des salariés nous obligent à retourner sur le terrain pour tourner de nouvelles séquences destinées à mieux rendre compte de leurs difficultés. Il s’agit aussi bien de gestes, de postures, de déplacements de recherches d’informations ou de matériel, que des relations avec les collègues ou l’encadrement, qui nous avaient échappées lors de nos premières observations. Ces séquences plus précises sont montées dans le document de restitution final et soumises de nouveau à leur jugement. Cette double confrontation, des salariés avec les images de leur travail, «  nous donne accès à une compréhension de “ce qu’on ne voit pas, ou ce qu’on ne sait pas”, et nous ouvre à cet univers toujours un peu mystérieux des stratégies collectives de conduite de l’action » (Baratta et Berthet, 2000). Elle permet aussi d’enrichir les hypothèses et la méthodologie de l’intervention avec les analyses des salariés.

Une démarche qui permet de mobiliser la polysémie des images

Dans ces séances d’auto-confrontation, nous entendons souvent les salariés nous décrire une partie de leur activité et nous dire : « ça vous ne le montrez pas… pourquoi ?  ». C’est une réaction fréquente, qui nous conduit à mieux expliciter nos interprétations sur les situations observées, et parfois à retourner sur le terrain pour réviser ou réinterpréter nos analyses.

Par exemple, lors d’une intervention à La Poste, dans un Centre de tri du courrier, où les agents travaillent 24 heures sur 24, les réactions des agents, lors des séances d’auto-confrontation, vis-à-vis de l’image vidéo qui leur en était montrée, ont été très différentes entre les brigades de jour et celles de nuit [4]. Une brigade de nuit allant même jusqu’à me dire que je ne savais pas filmer le travail car « on ne sentait pas suffisamment l’intensité de leur travail  ». Ils avaient notamment le sentiment que le document vidéo d’auto-confrontation ne montrait pas suffisamment la pénibilité de leur travail, que leurs gestes étaient trop lents et que l’on ne voyait pas l’immensité de l’étendue spatiale de certains chantiers (Baratta, 2006). Cette intervention s’est déroulée autour de différentes tables, que l’on appelle dans un Centre de tri des « chantiers d’ouverture », où s’effectue le tri manuel du courrier. Il s’agit des chantiers les plus archaïques de La Poste, où les agents doivent trier tout le courrier qui ne peut pas être automatisé [5].

D’une manière générale, les agents des brigades de jour ont eu le sentiment que le document présenté reflétait bien la réalité de leur vécu tant au niveau de la répétitivité que de la pénibilité des conditions de travail, mais qu’il manquait des choses. J’avais notamment omis de montrer : « la pénibilité de la manipulation des chariots gare chargés à ras bord de sacs  ». Ce sont de grands chariots jaunes, où s’empile une montagne de sacs que les agents doivent ensuite ouvrir et vider sur la table d’ouverture pour pouvoir trier le courrier. Pour les agents, il fallait absolument montrer la difficulté de manipulation de ces chariots, car elle permettait « de mieux faire sentir le poids des sacs de courrier que manipulent les manusacs [6] ». Pourtant nous avions montré dans d’autres séquences la pénibilité du déchargement de ces sacs sur la table d’ouverture. Mais pour eux, c’est un plan séquence montrant la difficulté des manœuvres à réaliser pour positionner ces chariots auprès de la table qui symbolisait le mieux « le poids de sacs. »

Un autre reproche qui nous était adressé, concernait le périmètre du chantier ouverture qui, pour eux, était plus vaste que les sept chantiers que nous présentions dans le montage. Il fallait donc aussi montrer dans le document vidéo de restitution finale des activités - que nous avions considérées comme annexes, et ne présentant pas de difficultés particulières – telles que « le dépiautage [7] » de certains types de courriers particuliers. Car ces activités n’étaient pas suffisamment prises en compte par la direction dans l’évaluation de la charge réelle de travail des agents. Mais surtout, d’après les agents « le dépiautage c’est un des endroit, où l’on a reculé sur les conditions de travail… …Il y a beaucoup de collègues qui ne veulent plus y aller parce que c’est un travail pénible ». En effet, avant les agents avaient, selon eux, des aménagements de chantier mieux adaptés à ce travail et le droit de s’asseoir entre deux arrivages de courrier à dépiauter : « Alors qu‘aujourd’hui ils ont tout foutu en l’air, on a des tables complètement archaïques et on a plus le droit de s’asseoir ».

Ces exemples montrent que les images vidéo proposées à l’analyse fonctionnent comme une sorte de surface réfléchissante, qui permet aux agents de faire un travail réflexif, et de se projeter au delà du cadre proposé - dans ce fameux « hors champs » - où se déploient les multiples dimensions de leur activité. Dans cette démarche, le document de restitution finale est co-construit avec les opérateurs. Les salariés en soulignant certaines images, en mettant l’accent sur tel ou tel aspect de leur analyse et en validant, ou non, certaines séquences, agissent directement dans le processus de la recherche, et en infléchissent les orientations. Il y a donc une dynamique qui se crée entre les intervenants et les opérateurs, qui deviennent co-responsables de l’analyse de la situation de travail, (voir d’un projet de changement du mode d’organisation), qu’ils souhaitent porter collectivement à la connaissance de la direction de l’entreprise.

Éloge du plan de coupe et des séquences de transition

Comme je le soulignais précédemment, il y a quelque chose de « l’écoute risquée » dans la manière de filmer le travail : il faut sans cesse soumettre les hypothèses à l’épreuve de la réalité, et prendre le risque de filmer des situations que l’on ne comprend pas. Mais pour moi la plus grande source d’étonnement, dans mon travail d’ergonome et de réalisateur, vient de la manière dont les salariés interprètent les images les plus anodines, comme des plans de coupe ou des séquences de transition, que je mets dans le montage du document vidéo uniquement dans un souci de réalisation. Des images et des séquences qui ne sont pas destinées à être soumises à l’analyse des opérateurs, mais uniquement à permettre, au niveau du montage, un enchainement plus fluide entre deux situations de travail, (qui, elles sont à discuter avec les salariés).

Dans cette démarche, il faut prendre en compte l’importance de l’imprévu et du fortuit qui émergent régulièrement dans le travail d’auto confrontation, car comme Monsieur Jourdain, on filme toujours des images signifiantes sur le travail, même sans s’en rendre compte. Par exemple, en pensant se faire plaisir en tant que réalisateur avec « une belle séquence de transition », ou en croyant faire plaisir aux salariés en leur montrant un « beau geste professionnel », on lance des débats inattendus. Ces images a priori « sans importance » entraînent chez les opérateurs des commentaires et des analyses sur des dimensions de leur travail, que nous n’aurions pas pu mettre en lumière sans l’usage de la vidéo. Le caractère fondamentalement polysémique des images sur le travail trouve sa confirmation dans ces réactions imprévisibles des opérateurs, et ouvre des perspectives inédites à la recherche sur le travail. A chacune de nos interventions les exemples de ce type de réactions de salariés abondent, et sont toujours une source d’émerveillement pour les intervenants. En voici quelques uns parmi les significatifs.

Une séquence de transition où se cache le danger

Dans l’Ovni « Parler des Risques sans Éveiller les Peurs », j’avais mis une petite séquence de transition, tournée en plan large, montrant un groupe de personnes en train de discuter dans l’atelier, pendant que deux opérateurs circulent le long du bassin de coulée. Un de ces opérateurs n’a pas son équipement de protection et traverse, en bras de chemise, un des bassins de coulée sur une passerelle métallique. Pourtant au cours de l’auto confrontation, cette séquence qui ne devait pas être discutée, va devenir un élément central de compréhension d’un des dangers les plus graves qui menacent les opérateurs lors d’une coulée.

En voyant ces images, l’opérateur qui était en bras de chemise dit : « Normalement je ne devais pas être à la coulée, mais quand il y a une fuite tout le monde est content que je sois là ». Un autre précise que, normalement, d’après le plan de travail, il doit y avoir à la coulée : le Chef de poste, le Pocheur [8], le premier Rémouleur [9], « mais il doit aussi y avoir un deuxième Rémouleur » qui doit avoir son équipement de protection.

Le Pocheur explique alors que le deuxième Rémouleur n’est plus là, parce que c’est lui qui prend les échantillons de métal en fusion à analyser. Il l’a fait une fois pour rendre service, parce qu’il manquait du personnel et depuis pour gagner du temps, ils ont pris l’habitude de procéder de cette manière, pendant que le deuxième Rémouleur prépare la coulée suivante. Et le Pocheur conclut son explication en disant « le danger le plus grave, si le Pocheur n’a pas la manette à la main, c’est au cas où la poche perce, ça c’est le plus grave qui puisse arriver, alors là c’est fini…  ».

En effet le temps d’aller chercher la télécommande tous les opérateurs risquent d’être ébouillantés par le métal en fusion. Malgré les observations sur le terrain et les multiples entretiens que nous avions eu au cours de notre intervention, ni les opérateurs, ni l’encadrement de l’atelier ne nous ont jamais dit qu’il devait y avoir un deuxième Rémouleur. Et nulle part nous n’avions trouvé trace de cette prescription de l’organisation du travail. Sans le montage complètement fortuit de cette séquence nous serions passés à côté d’un dysfonctionnement organisationnel qui génère un risque mortel pour les opérateurs.

Une ombre furtive qui passe.

Toujours dans l’Ovni réalisé dans cette entreprise sidérurgique, voici un autre exemple de la manière dont les opérateurs se saisissent et se réapproprient les images qui leur sont proposées. Sur le plan de fin qui devait servir à mettre le générique – un plan fixe qui montre le levage d’une énorme plaque d’acier couverte de poussière et de résidus de coulée - on voit passer une ombre furtive. Puisqu’il s’agissait du plan de fin, celui-ci n’a été choisi que pour des considérations narratives et esthétiques. Pourtant les opérateurs vont s’en saisir, et ce plan va devenir un objet de discussions entre les équipes, qui vont mettre en évidence des dysfonctionnements dans l’accueil des camionneurs qui viennent livrer les marchandises dans l’entreprise. Car cette ombre furtive qui passe est un chauffeur qui traverse l’atelier en courant pour aller au bureau du chef du parc, qui est chargé de la réception des marchandises. Et les opérateurs soulignent qu’il n’y a pas de téléphone près de l’endroit où se garent les camions de livraison, et que par conséquent les chauffeurs prennent des risques importants en traversant l’atelier, sans équipement de protection, et sans faire attention aux activités dangereuses qui s’y déroulent.

Un plan de coupe révélateur

Même un simple mouvement de caméra peut révéler des éléments insoupçonnés sur l’activité de travail. Par exemple, dans l’Ovni réalisé à La Poste j’avais mis comme plan de coupe – un mouvement de caméra panoramique, en plan large, « d’un chantier ouverture » - pour passer du travail de la brigade jour à celui de la brigade du soir. A notre surprise ce mouvement de caméra va lancer une discussion entre les agents sur la manière d’organiser les chantiers. Au cours de ces échanges les agents vont s’apercevoir que les deux brigades ne disposent pas les différents conteneurs qui servent à trier le courrier de la même manière. Cette découverte va être à la fois une source d’étonnement, pour les agents des deux brigades et pour les intervenants. En effet, une des brigades semble avoir trouvé une manière de disposer les conteneurs, autour de « la table d’ouverture », qui est moins pénible pour le travail des agents et qui, par conséquent, leur permet de s’économiser physiquement tout en allant aussi vite. Cette séquence va conduire les équipes à tester de nouveaux modes d’organisation du chantier. Mais elle va aussi mettre en évidence qu’il y a un manque de communication entre les brigades, et que le fait de renouer le dialogue entre les équipes peut permettre d’améliorer les conditions de travail des agents.

Un « beau geste professionnel » qui interroge

L’interprétation, donnée par les salariés à certaines images que nous leur renvoyons, peut aussi aller à l’encontre de celle voulue par les intervenants. Le document vidéo d’auto-confrontation propose aux salariés un certain type de regard sur leurs situations de travail, auquel ils peuvent donner un tout autre sens, en fonction de leur vécu. La construction de ce regard sur le travail, que nous leur proposons, s’opère à travers le tournage et le montage, et n’est pas un simple reflet de la réalité de la situation de travail. Il s’agit d’un point de vue, construit par les intervenants, qui est à la fois le fruit des hypothèses qu’ils ont posées, de leur compréhension des situations observées et des entretiens avec les différents acteurs. Mais ce regard est aussi le résultat d’un certain nombre de choix formels dans l’écriture audiovisuelle, comme : découper l’action ou la filmer en plan séquence, faire ou non des ellipses, utiliser ou pas des plans de coupe et des séquences de transition, etc. Et nous venons de voir dans les exemples précédents, que ces choix d’écriture audiovisuelle ouvrent parfois de manière imprévue des portes qui permettent d’accéder à la complexité de l’activité de travail.

Pour montrer comment la polysémie des images peut être une ressource pour la recherche sur le travail, prenons un exemple tiré de la réalisation d’un Ovni dans une Centrale nucléaire. Cette intervention portait sur la maintenance des installations, durant les périodes dites « d’arrêt de tranches » [10], sur un chantier concernant les motopompes primaires [11]. Ici, aussi pour assurer le passage d’une séquence à une autre, nous avions décidé de monter une séquence de transition montrant, de notre point de vue, un « beau geste » professionnel : celui d’un technicien en train d’équiper, avec minutie, un joint de la pompe, dans l’agitation du couloir annulaire du bâtiment réacteur. Dans le document vidéo d’auto-confrontation nous proposions surtout, à l’analyse des agents, des séquences décrivant les dysfonctionnements constatés lors des observations, il nous semblait donc particulièrement important de profiter de cette séquence de transition pour leur faire plaisir en leur montrant des images mettant en valeur leur savoir faire professionnel.

Pourtant, malgré notre bonne volonté, cette séquence va susciter chez les salariés une interprétation radicalement différente. Ce n’est pas la qualité du « beau geste » qui retient leur attention mais « le manque de place pour travailler », et le fait que ce soit « dangereux pour le joint  » - une pièce mécanique cruciale pour assurer l’étanchéité du circuit primaire, et qui coûte très cher. Une appréciation de la situation de travail que résume l’un des salariés en disant : « C’est pas le pied pour la dissémination [12], on est sur une voie de circulation, on est sur une caisse à roulettes, on a des chantiers superposés, on voit qu’il y a beaucoup de gens dans le BR [13], ca veut dire qu’on multiplie les risques ». Pour les agents, non seulement, le geste n’est pas beau, mais en plus il est inacceptable sur le plan professionnel, voire dangereux.

A travers cet exemple, nous voyons bien que le caractère polysémique des images peut entrainer les intervenants les plus avertis dans une méprise sur le sens réel des séquences vidéo de certaines situations de travail. Seul le point de vue des opérateurs peut permettre de donner leur véritable sens aux images qui sont montrées. Grâce aux séances d’auto-confrontation, l’interprétation finale de ces séquences devient le fruit d’une construction sociale entre les intervenants et les opérateurs pour cerner le réel de l’activité : « Le sens donné à l’interprétation de cette scène est le produit d’une interaction entre celui proposé par les intervenants et le jugement formulé par les professionnels, à partir de leur expérience du terrain. Il s’agit bien d’une interaction puisque, si d’un côté, les acteurs ne se laissent pas « piéger » par le sens proposé par les intervenants sur la nature du geste, d’un autre côté, cette situation vécue quotidiennement par les salariés n’avait jusque là rien de choquant pour eux » (Baratta et Desmares, 2004).

En guise de conclusion : permettre aux salariés de prendre toute leur place dans l’analyse du travail

A travers ces différents exemples, on voit bien que l’intérêt de l’utilisation de la vidéo dans la recherche, ou l’intervention, dépasse largement le simple cadre de ce qui est montré par les images. Des plans de coupe rapides ou des séquences de transition permettent de découvrir, de manière surprenante, des problèmes d’organisation du travail complexes, auxquels une recherche classique n’aurait peut être pas permis d’accéder. On peut même dire d’une certaine manière que l’auto-confrontation collective permet de rapatrier dans le document vidéo de restitution finale, et par conséquent dans le dialogue social, ce fameux « hors champs » du travail que j’évoquais précédemment.

Le salariés se réapproprient toujours les images qui leurs sont proposées, pour se projeter au delà de la signification immédiate qu’elles présentent. Comme le souligne Yves Clot, les salariés ne sont pas enfermés dans leur activité, mais se projettent toujours au-delà, dans son développement possible vers autre chose. Et dès que l’occasion leur en est donnée, ils s’en saisissent, et saturent de sens toutes les images qui leur sont proposées, même les plus « anodines », comme s’ils étaient désireux de nous faire partager les replis les plus secrets de leur activité, pour nous montrer la complexité de leur travail.

Même les actions « mal filmées », ou les situations de travail qui ne sont pas montrées font réagir les salariés. Autrement dit les auto-confrontations collectives des salariés avec leurs images du travail suscitent tout autant de débat, par ce qu’elles montrent, que par ce qu’elles ne montrent pas, et le travail de verbalisation que cette absence provoque, permet au chercheur d’enrichir son analyse. Mais c’est aussi une méthodologie de recherche et un moyen d’action qui permet aux salariés de prendre réellement toute leur place dans l’analyse de leur activité de travail. Et c’est une place qui leur revient de droit, car le sens des images produites en filmant leur activité touche à l’intime du vécu de chaque salarié, à son engagement dans son acte de travail, et c’est quelque chose de trop personnel et fragile pour le laisser à la seule interprétation d’un réalisateur ou d’un chercheur.

add_to_photos Notes

[1Une banche est coffrage métallique qui permet de couler le béton pour construire les murs.

[2Le CHSCT est le Comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail, existant dans toutes les entreprises françaises de plus de cinquante salariés.

[3Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail.

[4Une intervention ergonomique conduite en collaboration avec Pascale Mercieca du département Santé Travail de l’ANACT en 2001.

[5Ce document vidéo de restitution finale et le rapport ergonomique qui l’accompagne ont abouti à la mise en place d’un groupe de travail au sein du CHSCT qui a dirigé la conception d’une nouvelle table d’ouverture.

[6« Manusacs » : terme qui désigne les agents qui initialement tiraient les sacs par terre dans l’atelier.

[7Le « dépiautage » consiste à sortir des leurs enveloppes en plastique des paquets de courriers qui sont regroupés dans une même liasse par les clients professionnels.

[8Le Pocheur est l’opérateur qui ouvre et ferme la poche contenant le métal en fusion grâce à une télécommande, de manière à contrôler la coulée.

[9Un rémouleur est un des opérateurs qui assurent toutes les opérations nécessaires au bon déroulement de à la coulée, et notamment la prise des échantillons de métal en fusion pour le laboratoire d’analyse interne.

[10Chaque année, on arrête le réacteur pour effectuer le rechargement en combustible et les opérations de maintenance nécessaires. Cette période d’arrêt est appelée un « arrêt de tranche ».

[11La pompe primaire est un organe essentiel pour la sûreté lors du fonctionnement normal (non accidentel) d’une tranche nucléaire, car elle assure le brassage du liquide de refroidissement du réacteur au niveau du circuit « primaire » de l’installation.

[12Il s’agit de la dissémination des particules radioactives présentes sur le joint.

[13BR : Bâtiment où se trouve le réacteur.

library_books Bibliographie

BARATTA René, 1997. « Filmer le Travail : de quel travail s’agit-il ? », Champs Visuels, 6, pp. 94-106.

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BARATTA René et BERTHET Michel, 2000. « Vidéo et Intervention » in Actes du congrès de la SELF à Toulouse, Toulouse, Octarès, pp. 317-327.

BARATTA René et DESMARES Emmanuel, 2004. « La Vidéo au service du changement et de l’action », in Actes du Congrès de la SELF à Genève, Toulouse, Octarès, pp. 441-450.

CLOT Yves, 1997. Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie. Paris, La Découverte.

CLOT Yves, 2008. Travail et pouvoir d’agir. Paris, PUF.

CLOT Yves, FAÎTA Daniel, FERNANDEZ Gabriel et SCHELLER Livia, 2000. « Entretiens en auto confrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité », Pistes, 2/1, pp. 1-7.

CRU Damien, 1993. Livret d’accompagnement du film "Aucun risques ! Paroles de compagnons". Paris, édition du Plan Construction et Architecture.

DEJOURS Christophe, 2000. Travail, usure mentale. Paris, Bayard.

FAÎTA Daniel et VIERA Marcos, 2003. « Réflexions méthodologiques sur l’auto confrontation croisée », Delta, 19/1, pp. 123-154.

GUÉRIN François, LAVILLE Antoine, DANIELLOU François, DURAFFOURG Jacques et KERGUELEN Alain, 1997. Comprendre le travail pour le transformer. Lyon, Éditions de l’ANACT.

HUBAULT François, 2004. Approche ergonomique des outils de gestion et du suivi de la performance, Paris, Actes du séminaire d’Atémis.

Filmographie

BARATTA René, 2012. Energies : quels choix pour demain ?. Durée du film 67 mn ; durée des modules, 73 mn. Pour le CCE EDF SA.

BARATTA René, 2008. Les enjeux de la gestion des âges en entreprise. Durée deux fois 28 mn. Pour l’ARACT Ile-de-France.

BARATTA René, 2005. Intensification du Travail et Action Syndicale. 
Durée du film 35 mn. Durée des modules 90 mn. Pour la CFDT.

BARATTA René, 2005. Quinquaphonie. Durée 45 mn. Pour le Comité de Bassin d’Emploi de Lille.

BARATTA René, 2004. Bernarda, Françoise, Anneliese et les Autres. Durée 40 minutes. Pour le Centre National d’Information et de Documentation des Femmes.

BARATTA René, 2003. Le client roi. Durée 52 min. Pour la chaîne France 5.

BARATTA René, 2003. Le Nucléaire et l’Homme. Durée 1h 47 mn. Film réalisé en collaboration avec LALLIER Michel pour le Conseil Supérieur Consultatif des Comités Mixtes à la Production EDF-GDF.

BARATTA René, 1999. Bien sur toute la ligne. 
Durée 26 mn. Pour le Conseil Général du Territoire de Belfort.

BARATTA René, 1997. Histoires de comités. Durée 26 mn. Pour le Ministère de l’emploi et de la Solidarité.

BARATTA René, 1995. L’installation en agriculture Outre-mer. 
Durée 20 mn. Pour le CNASÉA.

BARATTA René, 1994, C.E.S. Itinéraires d’insertion et C.R.E. Modes d’emploi. Durée 2 fois 26 mn. Pour la Télévision pour l’Emploi.

BARATTA René, 1994. Les sentinelles de la route. 
Durée 40 mn. Pour la Direction Départementale de l’Équipement et l’ANACT. Mention spéciale du jury au Festival du Film de Chercheurs de Nancy en 1997.

BARATTA René, 1993. Aucun risque ! Paroles de compagnons. 
Durée 60 mn. Pour le Plan construction et Architecture. Prix du Club Européen de la Santé en 1993.

BARATTA René, 1990. Impressions. 
Durée 14 mn. Pour la Délégation à l’Insertion des Jeunes.

BARATTA René. Insertions.
 Durée 28 mn. Pour le Ministère des Affaires Sociales et de l’Emploi.

Pour citer cet article :

René Baratta, 2013. « Eloge du plan de coupe et de l’imprévu ». ethnographiques.org, Numéro 25 - décembre 2012
Filmer le travail : chercher, montrer, démontrer [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2012/Baratta - consulté le 29.03.2024)
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