Introduction
Les métiers de l’audiovisuel et du cinéma sont généralement perçus comme des métiers atypiques, aussi bien par les professionnels que par les observateurs du secteur (Menger, 2005 ; Freidson, 1994 ; Mehl, 1993 ; Pasquier, 1993). À l’instar de nombreux métiers liés à la sphère artistique, ils se distingueraient tout d’abord du point de vue du marché du travail, comportant une offre de travail assez élevée pour une demande relativement faible. La conséquence de ce déséquilibre réside dans l’existence de multiples formes d’incertitudes caractérisant l’emploi et les conditions de travail. Malgré ces aspects qui rendent, a priori, le rapport à l’emploi peu aisé, ces métiers se démarquent également par leur appartenance à un secteur qui fascine et qui est idéalisé par le grand public (vedettariat, notoriété, etc.). La dimension ludique, divertissante et culturelle de l’activité cinématographique conduit bien souvent les individus à ne pas la considérer comme « un vrai travail » (pas de lieux, ni d’horaires fixes, ambiance « potache », activité ludique, etc.) [1]. Ce monde considéré à certains égards comme privilégié forme donc un milieu fermé, auquel il est difficile d’accéder sans bénéficier des réseaux de connaissances, quel que soit le niveau de diplôme et de formation (Dagnaud et Mehl, 1990). Toutefois, à l’image des secteurs d’activité et de professions plus « traditionnels », on trouve au sein du champ du cinéma et de l’audiovisuel une hiérarchisation des métiers et des réussites avec des différenciations en termes de statut, de rémunération, de pouvoir ou encore de notoriété.
Dans quelle mesure peut-on alors repérer, dans les professions « atypiques » du cinéma et de l’audiovisuel, des dimensions présentes habituellement dans des métiers perçus comme plus classiques ou traditionnels : les pénibilités du travail, ses routines et ses conflits, le rapport qualification-poste, la coopération et les relations au travail, l’impact des nouvelles technologies, etc. Et comment s’articulent les dimensions atypiques de ces métiers – rareté, incertitude, vedettariat, divertissement et ludisme – avec les aspects ou les tendances plus communes et traditionnelles des activités productives et des rapports sociaux de travail ?
C’est autour de cette problématique sociologique du travail des machinistes que l’article propose d’engager une réflexion à la fois méthodologique et épistémologique sur les questions posées par l’usage du film dans une recherche sociologique [2].
Mener l’enquête avec une caméra est en effet très vite apparu comme une nécessité pour pénétrer au mieux ce monde d’images, tout comme une nécessité pour le commanditaire [3], qui voyait là l’occasion de publier sur internet une de ses enquêtes, les autres étant encore, traditionnellement, mises en ligne sous forme de rapports. Pour le sociologue, il s’agit de mener l’enquête autrement [4] ; pour le commanditaire, de la restituer autrement. Cet article se propose donc de revenir sur un double paradoxe lié au monde de l’image : d’un côté le travail des machinistes [5], à la fois atypique et tout à fait banal, et de l’autre, le travail du sociologue face à l’image, à la fois le même travail qu’avec l’écrit, mais pas tout à fait le même non plus. Pour ce faire, les différentes étapes de la recherche sont ici restituées de manière étroitement articulée : l’état des lieux de la littérature consacrée à l’audiovisuel ; les conditions méthodologiques de réalisation de l’enquête et donc du tournage ; l’analyse sociologique du travail du machiniste ; et enfin, la question du montage et de la diffusion.
Un état des lieux indispensable
Qu’elle soit écrite ou filmique, l’enquête sociologique débute par un travail bibliographique indispensable, auquel s’adjoint ici un travail filmographique. Or, que ce soit dans les livres ou dans les films, l’audiovisuel reste un lieu relativement peu étudié par les sociologues. Si de nombreuses recherches ont été consacrées à la question de sa réception, que ce soit en termes d’influence ou de construction potentielle de l’opinion publique, ou en termes de violence sur les (des) plus jeunes, les métiers qui composent ce monde restent quasiment inexplorés en France, en particulier ceux les moins connus du grand public.
Une certaine forme d’invisibilité
En 1993, la revue Sociologie du travail consacre son numéro aux « Professionnels de la télévision ». Les différents articles portent sur les métiers de producteur (Mehl, 1993), réalisateur (Bourdon, 1993), journaliste (Rieffel, 1993), et scénariste (Pasquier, Chalvon-Demersay, 1993). Si l’on ajoute la question du comédien, traitée à la marge par Raymonde Moulin (1983), ce numéro est tout à fait représentatif des différentes publications couvrant le champ : que ce soit dans les ouvrages de vulgarisation comme L’étudiant (Trouillet, 2007) ou Studyrama (Enguehard, Fosseux, Person, 2007), ou dans des ouvrages plus scientifiques, ne sont analysés en profondeur que le rôle de producteur (Drouhaud, Raffard, 2004), réalisateur (Beaulieu, 1984 ; Corset, 1991, Thonon, 1991), journaliste (Siracusa, 2001), comédien (Menger, 1998), scénariste (Pasquier, 1995), et plus rarement celui de monteur (Le Guern, 2004a et 2004b, Siracusa, 2000).
Ces six métiers incarnent la part visible du travail du film, à travers sa figure la plus spectaculaire, la « vedettarisation » des professionnels, massive pour les comédiens et les réalisateurs, plus relative pour les journalistes et les producteurs, et enfin beaucoup plus rare chez les scénaristes et les monteurs. Mais ce sont aussi ceux qui sont situés en haut de la hiérarchie, touchant au plus près à l’art, et donc à la plus haute légitimité sociale, là où le « prolétariat » du cinéma est très largement oublié. La transparence, cette théorie esthétique de l’invisibilité technique, existe autant à l’image, que derrière l’image. Non seulement les professionnels intègrent cette culture du secret, mais, ce qui est plus étonnant, les chercheurs la reproduisent par leurs choix de terrain.
Du cinéma à l’audiovisuel, les mutations d’un champ
Nous choisirons de parler de l’audiovisuel comme un champ englobant les différents modes de fabrication de l’image et du son. Ce choix se justifie aussi par l’évolution de celui-ci, qui part d’une stricte séparation entre le cinéma, premier né, et la télévision, avant que les frontières ne se brouillent peu à peu dans les années 1990, que ce soit au niveau du financement, des technologies (indifférenciation numérique) ou de l’organisation du travail. Le modèle hollywoodien de la spécialisation, segmentation, hiérarchisation (« travail à la chaîne »), mis en place dans le cinéma dès les années 1920 à la fin de l’artisanat bourgeois originel (Bourdon, 1991, 1993 ; Darré, 2000), Pasquier, 1993), se répand dans la télévision des origines, dans les années 1950 en France. L’éclatement de l’ORTF en 1974 s’accompagne du déclin d’une certaine « mission de service public » d’éducation populaire, accélérée par la privatisation de TF1 en 1987 et l’essor des chaînes privées. Ces facteurs vont exercer un impact considérable sur les professionnels : perte de poids des réalisateurs et scénaristes, producteurs mis en avant, éclatement des corps professionnels (Bourdon, 1991). Parallèlement, une nouvelle génération de professionnels, ayant grandi dans une société massivement équipée en téléviseurs [6], se présente sur le marché. Elle est encouragée par la multiplication de formations telles que les BTS audiovisuels, la sortie de nouveaux matériels plus légers et plus accessibles. Elle bénéficie également d’un besoin croissant en images de la part des chaines de télévisions, ainsi que des salles avec la fin de la crise de fréquentation des années 1980, et est favorisée, par la suite, par l’apparition de nouveaux moyens de diffusion (dvd, internet, etc.).
La fin des années 1990 est partagée par un double modèle : une relative stabilité du modèle cinématographique « haut de gamme » qui depuis quasiment un siècle reste inchangé bien que de plus en plus rare ; et des transformations radicales à travers l’essor des « petites » productions et la multiplication des productions télévisuelles. Ce clivage provoque des conditions de travail extrêmes, impliquant de recourir à des formes de « bénévolat forcé », où l’on fait le film « pour soi », pour se lancer, ou pour l’art (court métrage, certains longs métrages, etc.), aux productions plus importantes, certaines « alimentaires », où l’on minimise la part d’investissement personnel, ce qui s’approche d’une sorte de « négation de l’œuvre » par l’auteur, propre aux industries culturelles (Morin, 1961) [7].
Le lieu de toutes les disparités
Ce clivage professionnel se retrouve dans une opposition très marquée entre plusieurs champs de légitimité culturelle différents (Bourdieu, 1979), et plusieurs enjeux, a priori incompatibles, résumés par l’opposition « géomètres versus saltimbanques » héritée des années 1950. Dagnaud et Mehl (1990) rappellent que les sociétés d’audiovisuel sont des lieux de lutte entre quelques dirigeants déconnectés du milieu professionnel, et la base, elle-même scindée entre « art » et « technique ». Ces tensions, reprenant sous une autre forme l’opposition théorique entre l’art et l’industrie (Bazin, 1976), s’accentuent avec les années, mais ne sont toutefois pas spécifiques au milieu de l’audiovisuel (Mehl, 1993).
En effet, le point central des analyses de l’audiovisuel concerne la spécificité du travail par projet, inhérent au travail artistique, qui en France prend la forme du recours aux CDDU [8], et à la notion d’intermittence du spectacle. Pierre-Michel Menger (2005, 2009) développe cette « sociologie d’une exception », démontrant à quel point l’activité par projet se développe dans d’autres sphères du monde du travail, avec les mêmes disparités fortes : selon la loi dite de Pareto, 20% des professionnels concentrent 80% des revenus. Une minorité gagne confortablement sa vie pendant qu’une grande majorité, de plus en plus nombreuse, peine à se maintenir dans le milieu. Les différentes analyses oscillent entre la dénonciation d’un « régime » déficitaire par essence, rêve libéral qui serait amené à se répandre dans le salariat « classique » (Menger, 2002), et la défense d’un système (Papadopoulos, 2005), analysé de ce côté comme une forme de « flexisécurité », permettant le financement d’une vive création française.
Cependant, l’intermittence ne peut caractériser à elle seule les professions de l’audiovisuel qui, pour une large part, regroupent de nombreux points communs avec les « autres » professions. L’exception organisationnelle que revendiquent les professionnels et qui justifie toutes les formes d’exceptions, base de l’analyse classique du domaine, met de côté des facettes bien plus « traditionnelles » de ces métiers : rapport hiérarchique employeur-employé, multi-compétence, adaptabilité aux nouvelles technologies et aux nouveaux modes de gouvernance, partage entre formation et apprentissage « sur le tas »... Même le « vedettariat » n’est plus spécifique à l’audiovisuel et touche toutes les catégories professionnelles, sous l’appellation « marketing de soi » (Lautman, 1994).
Dans cette optique, l’étude des machinistes et chef machinistes, ouvriers du film (avec les électriciens) permet d’analyser les relations entre les spécificités du métier d’artiste (Menger, 2002), et ce qui en fait un travail et un travailleur « comme les autres » (Becker, 1988). Freidson (1994) postule que les identités professionnelles se construisent sur cette indétermination du champ, en considérant que l’art, comme la recherche, n’est ni un métier, ni un loisir, mais une étrange hybridation des deux. L’étude des métiers de l’audiovisuel conduit alors à interroger la notion d’artisanat collectif (Moulin, 1983), alors que les professionnels ont au contraire intérêt à ce que leur métier soit considéré comme un art « pur », afin de légitimer leur image « hors norme » (Menger, 2002).
Filmer, chercher : le tournage
Si l’état des lieux précédent a permis de cerner les enjeux que comporte le champ, l’étape des entretiens filmés et des observations nécessite un travail particulier sur le rôle de l’image. Comment capter les données avec l’outil filmique ? Comment penser, dès le tournage, à la restitution de ces données à un public multiple, du néophyte au « savant » ?
La prise de vue, l’invisibilité partielle du sociologue
La première partie de l’enquête filmée s’est portée sur différents entretiens, avant de filmer le travail sur un tournage d’une série télévisée d’un de nos protagonistes, et la préparation du matériel d’un autre machiniste.
L’entretien filmé, outil dorénavant de plus en plus accepté, pose d’emblée la question du rapport paradoxal que le sociologue, et les informateurs, entretiennent avec la caméra. L’outil ici joue un rôle de médiation particulièrement fort, rôle renforcé par notre choix de dispositif.
Parmi toutes les configurations filmiques possibles, du tournage à l’aide de deux caméras captant à la fois l’acteur et le sociologue, jusqu’à l’autre extrême, une caméra centrée sur l’acteur seul, notre choix de mise en scène a reposé sur le « champ aveugle » traditionnel du cinéma, la visibilité de l’acteur (du champ), l’invisibilité du sociologue (hors champ, mais relié au champ).
Dans cette mise en scène, nos questions ne sont pas conservées au montage, et les traces du corps du sociologue, comme ses mains passant devant la caméra, cheveux frôlant le cadre, seront aussi ôtées. La domestication du corps reste une étape délicate pour le sociologue néophyte, tant dans le mouvement des mains, par exemple, que dans les interjections de relance venant se superposer à une phrase qui finit.
Ce choix de mise en scène provient d’abord d’une contrainte matérielle (impossibilité d’avoir recours à deux caméras, deux micros et donc une équipe plus importante). Mais au-delà de cet aspect pratique, nous voulions surtout que le spectateur s’intéresse d’emblée aux différents machinistes, en évitant un moment d’adaptation durant lequel il se demande quelle est la place de celui qui pose les questions, et quel est l’intérêt de les conserver. Dans le cadre d’un film, les différents éléments présentés au spectateur se doivent d’avoir une justification. Par exemple, ne pas faire apparaître le sociologue tout en préservant ses relances risquerait de perturber le spectateur, susceptible dès lors de se demander d’où provient ce « d’accord », perdant le fil du discours le temps de cette interrogation.
Camoufler le corps du sociologue ne signifie pas pour autant camoufler son travail et sa présence [9]. Cette invisibilité du sociologue reste, de fait, partielle ; l’enquêté livre ses propos en nous regardant, il s’exprime en réponse à des questions certes absentes du film, mais néanmoins présentes en creux dans les formulations des machinistes, et émet plusieurs marques de présence très claires, via des adresses directes, voire des tutoiements. La prise de vue capte un échange, une rencontre qui, n’étant pas l’objet direct du film, restera sensible. Elle constitue un élément essentiel pour comprendre les choix de réalisation et, partant, la méthode utilisée, nécessaire à la rigueur du film (Piault, 2000).
Cette invisibilité partielle n’est possible que parce que le spectateur est par ailleurs familier de ce type de dispositif, très répandu, et qui est fort différent du « témoignage webcam » où un protagoniste s’exprime seul face à la machine. Ici, le spectateur sait qu’il s’agit d’un dialogue et non d’un monologue, il accepte la convention qui en découle : « je sais bien que le machiniste n’est pas seul, mais quand même, j’accepte de ne pas voir son répondant fantôme tout en sachant qu’il a bel et bien été là, avec lui » [10].
L’amnésie partielle de l’enquêté
Si, du côté du sociologue muni de sa caméra, sa présence reste partielle, il en va de même du côté de l’enquêté. L’entretien filmé provoque sur lui un phénomène d’amnésie partielle : l’échange, sa durée, font que la caméra s’oublie, comme tout dispositif (magnétophone, appareil photo, etc.), devenant ainsi transparente. Avant même que la caméra ne tourne, tous les professionnels rencontrés nous ont fait part de leur gêne à s’exprimer devant un objectif, craignant d’avoir peu d’éléments intéressants à livrer. D’ailleurs, ils ne manquent pas de relever que cette préférence pour les coulisses, plutôt que pour le devant de la scène, est bien à l’image de la profession qu’ils exercent. Pourtant, quel que soit l’entretien, la caméra a fini par devenir secondaire durant l’échange. Paradoxalement, nos informateurs ont en permanence en tête l’enjeu du film, et donc la caméra, qu’ils apostrophent ainsi régulièrement, tel un troisième protagoniste de la discussion.
Les machinistes rencontrés utilisent la caméra comme une tribune, chacun à leur manière, espérant que le film pourra servir à changer leurs conditions (« peut être qu’avec ce film… » nous disent Julien et Jean-Pierre (http://www.observatoire-av.fr/webdocus/machiniste/entretien04) (cf. film 1). Cette attitude consistant pour les enquêtés à signaler des dysfonctionnements importants de manière revendicatrice a également été constatée dans le cadre d’enquêtes sociologiques plus classiques, telle que des études réalisées dans certaines institutions (travail, éducation, santé, armées, etc.).
Mais la croyance en la force des images est très vive, ce qui leur permet aussi en retour de donner un sens à leur propre travail : un film peut changer les choses. Par conséquent, contribuer à sa réalisation peut être perçu comme un enjeu important. Cette croyance suscite ainsi une forte implication et une envie de s’exprimer, d’autant plus marquante qu’il est ici de fait impossible de respecter l’anonymat des personnes. Cette impossibilité « esthétique » de conserver l’anonymat peut poser problème dans le recueil des données. Par exemple, nos informateurs distilleront en « off », avant ou après le lancement de la caméra, les éléments qu’ils souhaitent communiquer sans que cela ne nuise à leur carrière. Cette attitude d’autocensure, bien que non spécifique à l’image, est amplifiée ici par le fait que le film sera potentiellement visible par tous, y compris par des collègues, dans un milieu basé en grande partie sur les réseaux et le relationnel. De même, lors des tournages en situation qui ont suivi les entretiens, plusieurs passages ont été supprimés lorsque des questions sensibles de salaire étaient évoquées. Dans l’entretien ou sur le terrain, un rapport ambivalent de méfiance / attrait s’instaure à l’égard du film.
La caméra, catalyseur et inhibiteur
Tout entretien, a fortiori filmé, place les enquêtes dans une situation réflexive sur leurs pratiques. Face au sociologue, redoublé par la présence de la caméra et pour une durée assez longue (plusieurs heures), l’enquêté se trouve « forcé » de verbaliser sa pratique et de la questionner au gré du guide d’entretien.
Dans le même temps, l’entretien filmé permet au sociologue de revenir lui aussi sur sa pratique, ses méthodes et ses enjeux. Il est obligé de redéfinir constamment ses objectifs, sa place, de manière à conserver une rigueur scientifique, tout en composant avec des normes et des codes extérieurs à sa discipline.
Ainsi, un entretien filmé reste d’abord un entretien, avec son guide, ses enjeux, et ses fondements méthodologiques. Mais l’adjectif « filmé » transforme la nature de l’entretien, et ajoute un élément inhibiteur / catalyseur (la caméra et la présence d’au moins une tierce personne, le chef opérateur). Comme le machiniste, le sociologue sait que l’entretien est amené à être diffusé à visage découvert, et certaines questions sensibles ne seront pas posées, voire plutôt coupées au montage pour ne pas nuire aux professionnels. Là encore, il s’agit d’avoir conscience du problème, tout en faisant aussi appel aux connaissances du spectateur, quel qu’il soit : lui aussi sait que, face à la caméra, l’autocensure participe du dispositif.
Le fait de filmer l’entretien modifie aussi le rythme et la fluidité de l’échange (nécessité d’interrompre l’entretien pour changer de cassette, impossibilité de relancer au milieu d’une phrase laissée en suspens, « encouragement verbal » du type « oui, d’accord » interdit, etc.). Il en va de même pour l’observation de terrain. La mise en abyme filmique (filmer le travail du film, ici des machinistes) se double d’une forme de mise en abyme du travail du sociologue. Que le sociologue soit physiquement présent ou non dans l’image, sa méthode et ses questionnements orientent le tournage et a fortiori le montage. Le « film sociologique » final propose donc les traces de ce travail, filmé en creux à travers la façon dont le film restitue l’analyse de terrain et d’entretien.
Comment livrer une enquête sociologique tout en tenant compte de contraintes externes fortes, celles du film ? C’est aussi la question formulée par Henri Piault (2000) dans le champ de l’anthropologie. Selon lui, l’anthropologie visuelle déplace les frontières et les méthodes de l’anthropologie, véritable catalyseur épistémologique. Le film anthropologique offre un dialogue permanent, une anthropologie partagée entre celui qui observe, celui qui est observé, et le spectateur, co-créateur du sens. Cela confère alors au film une portée scientifique spécifique, « contrebalançant » les contraintes exposées précédemment, et le plaçant d’emblée dans une posture transdisciplinaire.
L’analyse du travail du machiniste, entre image et texte
Une fois achevée la phase de récolte des données, vient le moment de l’analyse. Dans un premier temps, l’étape du dérushage permet d’analyser les entretiens, et d’en tirer un résultat, qu’il conviendra ensuite de restituer à travers le montage de ces images.
Un grand écart permanent
Lors de l’étape clé du tournage d’une fiction, les machinistes assurent principalement la sécurité du plateau : celle des personnels, et celle du matériel, caméra en tête. Outre différents types de construction (« borniolage » consistant à camoufler à l’aide de tissu noir et de structures métalliques des fenêtres ou portes, accroches délicates de projecteurs, etc.), l’équipe installe aussi les travellings, les grues, et les caméras embarquées sur ou dans des véhicules.
Le chef machiniste ajuste ensuite ces derniers dispositifs et réalise parfois certains mouvements de caméra, comme ceux des flèches des grues, les plus précis et les plus délicats, tandis que les machinistes manipuleront le chariot de la grue si nécessaire, tâche plus physique. De même, le chef actionne le chariot de travelling et donne ainsi le rythme, la durée et la tonalité à ce plan en mouvement. Il est à ce moment là au cœur de la création, interagissant avec le réalisateur, le cadreur et le chef opérateur, pour proposer des solutions et intervenir, de fait, sur l’esthétique du plan.
Le travail de chef machiniste fait donc le grand écart entre la technique « pure » et l’esthétique, entre de la manutention lourde (décharger, installer, déplacer et charger à nouveau plusieurs tonnes de matériel dans le camion, qu’il faut aussi parfois conduire), et le doigté et la finesse indispensables aux mouvements de caméra. De plus, à côté de ces tâches très définies et spécialisées, se trouve une multitude d’actions effectuées la plupart du temps « au feeling », selon les modes de production différents à chaque film. Pour aider les décorateurs, l’équipe son, et les éclairagistes, le machiniste anticipe sur les demandes, se plaçant au centre et à l’écoute du plateau – sorte de « régisseur technique ». Ce service accordé aux autres corps de métier nécessite une bonne connaissance du plateau, de ses relations, des hiérarchies, et des territoires de chacun, ce qui suppose de faire preuve, selon nos enquêtés, de patience et d’une certaine diplomatie.
Le rythme de travail de l’équipe machinerie oscille donc entre des moments d’intense action, en flux tendu (lors de l’installation des dispositifs par exemple, qui conditionne le reste de l’équipe pour le tournage), et des moments de relâchement lorsque le matériel est installé ou qu’il n’y pas de mouvement particulier de caméra à effectuer. L’intensité varie en dents de scie au cours d’une journée de travail, alternance de moments de grande activité et d’autres d’attente, même si la présence au tournage et l’écoute des autres reste une fonction permanente.
Des professions considérées comme atypiques
Les propos des machinistes indiquent en premier lieu que l’on a affaire à un secteur plutôt fermé ou tout du moins difficile d’accès, et comportant des « droits d’entrée » élevés au regard d’autres professions. Lorsqu’ils décrivent leur début de carrière et ceux de certains de leurs collègues, ils mentionnent fréquemment la nécessité d’être d’abord le « fils de », c’est-à-dire le membre d’une famille qui travaillait déjà dans la machinerie ou dans le monde du cinéma.
Dans le cas où un machiniste n’est pas un « héritier », les enquêtés mettent alors l’accent sur la nécessité de posséder un intérêt particulier pour la culture cinématographique – la figure du père féru de cinéma transmettant sa passion à son enfant – et donc une volonté affirmée d’intégrer ce milieu perçu comme très attractif, en se dotant d’une vraie stratégie pour y parvenir. Recruté par réseau, le plus souvent par le chef opérateur, lui-même sélectionné par le réalisateur, le chef machiniste embauche alors le ou les machinistes qui vont partager le travail de machinerie sur le plateau.
L’ensemble de nos interlocuteurs souligne l’importance que revêt la qualité des relations sociales entretenues avec les collègues au sein d’une même profession, ainsi qu’avec les autres métiers. Il importe pour eux d’apparaître comme quelqu’un de sympathique et de calme, sachant faire preuve de diplomatie et gérer les susceptibilités des uns et des autres. Ils parlent de « souplesse de caractère », de « ne jamais agresser les gens » ou encore de « savoir être sociable ».
Pour renforcer l’image d’un milieu relativement fermé et peu accessible, les enquêtés font régulièrement allusion à l’apprentissage d’un « code de conduite » ou d’une « déontologie » informels de la profession : rien n’est écrit, tout est acquis grâce aux relations informelles, par une formation sur le tas, relativement longue – environ trois ou quatre ans pour devenir machiniste et une dizaine d’années pour devenir chef machiniste – compagnonnage d’autant plus poussé qu’il n’existe en France (et à l’étranger) aucune formation en machinerie audiovisuelle [11]. Seuls les plus jeunes machinistes rencontrés ont pu suivre des cours liés au cinéma (en son par exemple), mais la grande majorité n’a pas fait d’études, ou des études totalement déconnectées de la profession.
Quelles que soient ces difficultés évoquées, ils expriment de très nombreux motifs de satisfaction au cours des entretiens : multiplication d’expériences et de rencontres jugées enrichissantes, séjours de longue durée à l’étranger, collaborations avec des équipes étrangères et/ou très différentes, sujets des films ou des documentaires, dimension artistique, etc. Surtout, l’un des éléments de gratification qui ressort tout particulièrement dans leurs propos concerne la dimension ludique de leur activité. Tous répètent qu’ils n’ont pas le sentiment de travailler – au sens où l’on pourrait l’entendre classiquement, c’est-à-dire exercer une activité dans la stricte optique de percevoir une rémunération – lorsqu’ils exercent leur activité de machiniste, mais plutôt de s’amuser [12]. Ici, la machinerie serait assimilée à un vaste jeu de construction, sorte de mécano à échelle humaine qui s’animerait dans une ambiance de « colonie de vacances » et de « potaches ».
Encore une fois, on saisit à quel point les représentations et les considérations de ces machinistes sur leur métier, et plus globalement sur ceux du cinéma, contribuent à en faire un milieu professionnel d’exception qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec le monde du travail classique de l’entreprise capitaliste, moyenne ou grande [13]. Les machinistes interviewés estiment bénéficier d’une chance toute particulière de travailler dans ce secteur avec lequel ils se vivent comme « mariés » et totalement « amoureux de leur métier » (Jean-Christophe), rendant dès lors presque inenvisageable toute « rupture » avec un plateau de tournage.
Ces trois caractéristiques – difficultés d’insertion dans le secteur ; importance du « relationnel » et du réseau de connaissances ; rapport subjectif fondé sur le caractère ludique de l’activité – contribuent à ériger le monde professionnel du cinéma en secteur hors du commun au regard notamment des professions du salariat plus classiques, comme celles qui se déploient dans la sphère de la production de biens et de services non-culturels et non-artistiques. Or, comme l’écrit tout particulièrement Pierre-Michel Menger, un tel rapport au travail a pu être une caractéristique exclusive de l’activité artistique et culturelle, mais ce qui importe aujourd’hui est de constater qu’elle s’étend à l’ensemble du salariat. De fait, ce « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999), jusqu’alors apanage des arts et de la culture, se retrouverait désormais jusque chez les cadres des grandes entreprises lorsqu’ils attribuent des significations très positives à leur travail.
Ces derniers se disent notamment passionnés par leur activité, n’ont pas l’impression de travailler, mais d’acquérir de nouvelles connaissances quotidiennement, nouent des relations sociales très riches ou affirment bénéficier d’une grande autonomie dans leur travail) [14].
Le métier de machiniste au prisme des rapports sociaux de travail
Inversement, au cours des entretiens réalisés, trois facettes de l’activité des machinistes ont pu être identifiées. Elles s’inscrivent pleinement dans les rapports sociaux de travail classiques, tels que l’on peut les observer dans le cadre des organisations productives capitalistes : la rémunération, les conflits sociaux et les formes de pénibilité du travail.
La question de la rémunération revient fréquemment dans les propos tenus par nos informateurs en tant que transformation notable des conditions d’exercice de leur activité ces dernières années. Tous évoquent l’idée que les salaires leur paraissent être de plus en plus négociés à la baisse, avec notamment la réalisation d’heures supplémentaires souvent non payées. Aujourd’hui, les budgets alloués à la machinerie apparaissent de plus en plus restreints et les effectifs des équipes se réduisent pour parfois ne comporter qu’un chef-machiniste et son assistant. Pourtant, rappellent-ils, le milieu du cinéma brasse énormément d’argent, et les contradictions entre « plus de films », et « moins d’argent », entretiennent une méfiance largement partagée entre le milieu de la technique, et celui de la production. Les enquêtés estiment qu’une telle tendance s’amplifie désormais avec le développement croissant des productions du secteur de l’audiovisuel.
Les individus interviewés ont en définitive le sentiment qu’il est de plus en plus difficile de vivre de leur métier aujourd’hui, en raison notamment d’une forte pression exercée par les chaînes de télévision. La grande époque du cinéma français serait révolue selon eux. Dans ce contexte, beaucoup s’inquiètent pour leur avenir, et les « fils de » par exemple dérogent à la tradition, en encourageant leurs enfants à ne pas rentrer dans la profession. Ainsi, un chef, lui aussi « fils de », optera pour une reconversion, tout en menant deux activités professionnelles en parallèle, en attendant de voir comment évoluera le monde de l’audiovisuel en général, de plus en plus indifférencié.
Paradoxalement, alors que tous décrivent les professions du cinéma comme un milieu de relations inter-personnelles sensibles, où la réputation joue un rôle déterminant par delà les compétences artistiques démontrées (Becker, 1988 ; Menger, 2005), des conflits sociaux initiés par les machinistes et liés à la rémunération ou au non respect du contrat ont été rapportés. Certains chefs machinistes ont confié avoir été amenés à abandonner des tournages en réaction à des producteurs qui avaient cessé de les payer ou qui ne respectaient plus certains engagements initiaux. Plus globalement, les machinistes expliquent que dans bien des cas, ils se présentent un peu comme les porte-parole de l’ensemble des professions sur un tournage, lorsqu’un mécontentement lié au contrat de travail ou à la rémunération se fait jour. Ce sont eux qui font entendre leur voix, en endossant le rôle de « thermomètre social » lorsqu’une crise survient sur le plateau ou que des désaccords trop importants subsistent quant à la question sensible des horaires de travail et des heures supplémentaires qui sont légion dans la profession.
Paradoxalement, les diverses tentatives d’organisation de la profession par le biais d’associations de machinistes ont fait long feu, à l’inverse par exemple des monteurs (via Les monteurs associés, voir Le Guern, 2004a et 2004b) ou des chefs opérateurs (le rôle de l’AFC). Le « code » de conduite s’auto-entretient via cette socialisation informelle, par interconnaissance, qui rend finalement inutile toute autre forme d’association.
Si les machinistes sont particulièrement sensibles à ces questions, c’est qu’ils sont sujets eux-mêmes à des formes particulières de pénibilités physiques. Le transport de charges lourdes, d’imposantes caisses de matériels de travelling ou encore d’échelles et échafaudages, fait pleinement partie de leurs tâches. Ainsi, les traumatismes dorsaux sont fort répandus au sein de la profession. Par ailleurs, ces pénibilités physiques s’accompagnent également d’une forme de pression psychique assez importante. Elle serait liée aux réductions budgétaires précédemment mentionnées et aux conditions dans lesquelles s’effectuent les tournages aujourd’hui. Enfin, la pénibilité majeure évoquée unanimement par les machinistes est incarnée par les amplitudes horaires et les rythmes décalés par rapport à ceux de la sphère familiale. Il est par ailleurs courant que les machinistes soient amenés à travailler de nuit, les dimanches et jours fériés, à l’étranger durant de longues périodes, ce qui implique des répercussions non négligeables sur leur vie familiale. Comme le dit Jean-Christophe, « nous on est mariés avec notre femme, mais également avec le cinéma [15] ».
Découper, organiser, diffuser
La phase de montage représente la phase d’analyse au sens premier, chimique du terme : analyser une molécule, c’est la décomposer pour en recomposer, autrement, les éléments constituants. Le travail sur l’observation de terrain ou sur l’entretien, qu’il soit écrit ou filmé, procède de cette façon, découpant, transformant la chronologie pour ne garder que le sens, choisissant un axe de réorganisation au fur et à mesure de l’avancée du travail.
Le montage fut ici découpé en deux phases pour aboutir à un film de 16 minutes confrontant le point de vue de plusieurs machinistes (Paroles de machinistes [16]), et un autre film de 16 minutes alternant séquences d’observation et séquences d’entretiens (Travelling avant sur la machinerie [17]) ; puis un web documentaire reprenant les quatre entretiens séparés, découpés en 9 thématiques de 2 à 4 minutes chacune [18], et sept séquences d’observation [19].
L’objectif du montage différera en fonction des films. Paroles de machinistes vise à transmettre les analyses précédentes à travers les extraits d’entretiens sélectionnés tant par le contenu des citations que par les expressions corporelles et le contexte de mise en scène. Travelling avant sur la machinerie met davantage en perspective l’entretien (et donc sa représentation du métier) avec le terrain observé, ce qui permet de comprendre différemment les images de terrain, tout en nuançant et modifiant parfois certains passages de l’entretien. Enfin, le web-documentaire propose un entretien et une observation plus longs, offrant un approfondissement et des détails impossibles à conserver dans la durée des deux films précédents.
Monter des lieux différents, l’impact de l’espace dans "Paroles de machinistes"
Si l’impact des expressions corporelles sur le sens produit peut sembler assez évident (par exemple, la joie des machinistes quand ils évoquent les instants de création), l’environnement dans lequel se situe le corps participe, parfois malgré lui, de l’analyse. Ce décor dans lequel est interviewé le machiniste prolonge de fait la notion d’amnésie partielle : il est à la fois invisible, simple support le plus « neutre » possible, et dans le même temps, il contribue à l’ambiance et à la mise en valeur, ou au contraire à la non mise en valeur, des propos tenus. Le choix du cadrage détermine ici les choix de montage. Mettre dans le champ un rideau fleuri, une lampe allumée très vive, une fenêtre ouverte sur les mouvements de la mer, sont autant de risques de détourner, volontairement ou non, l’attention du spectateur sur ces objets insignifiants, et ainsi perdre le fil des paroles. L’image est affaire de détails qui, trop « visibles », nuisent à l’enjeu principal de l’entretien filmé : la compréhension de la parole, et des choix de montage signifiants [20].
Dans notre montage, les lieux des entretiens ont ainsi modifié la perception des enquêtés : le témoignage de Jean-Christophe, posté devant sa « bijoute » [21] remplie de matériels (photo 1), de Julien, assis sur son canapé rose (photo 2), ou de Jean-Pierre, au milieu de son salon raffiné (photo 3), interfèrent avec ces décors. Bien que pensés pour être les plus discrets possibles, ils n’en donnent pas moins une impression d’ensemble, renforcée par les choix de montage : l’alternance entre le désordre de la « bijoute », et l’harmonie du salon accentue davantage l’écart entre les paroles de Jean-Christophe, sur le point d’abandonner son métier, et de Jean-Pierre, le vivant pour l’instant sans réelle inquiétude.
Le montage, collusion temporelle dans « Travelling avant sur la machinerie »
Le montage est par définition une rencontre de deux images, une collusion provoquant, ici, la confrontation virtuelle de trois personnages. En stricte application de l’effet Koulechov [22], le raccord d’un plan avec un autre transforme ces deux plans, déclenchant dans l’esprit du spectateur une signification qui n’est contenue ni dans l’un, ni dans l’autre plan. Ainsi, pour faire passer les tensions, le montage de Paroles de machinistes oscille entre des moments où les personnages livrent des points de vue différents (le début du film) et d’autres où les machinistes se répètent, reprenant la phrase précédente d’un collègue pour la compléter à leur façon, mais dans le même ordre d’idée (fin du film). De même, la séquence de Travelling avant sur la machinerie où Jean-Pierre évoque son rôle sur un mouvement de caméra et sur l’esthétique finale précède immédiatement un plan où on le voit porter, difficilement, une caméra et son pied, créant ainsi une rupture pour exposer la contraction permanente des tâches, expliquée précédemment.
Cette dimension temporelle est d’autant plus marquée dans Travelling avant sur la machinerie que le film ne devait pas excéder une durée de 13 minutes en raison de la contrainte de diffusion (internet). Or, le temps est nécessaire pour développer complètement l’analyse – d’où le choix de multiplier les films, pour répondre à ce double objectif, ne pas avoir un seul fichier trop lourd, mais conserver assez de temps pour donner tous les résultats. Le sens final sera donc créé par le regard porté sur les images, autant que par les images elles-mêmes, déjà fruit du regard du sociologue. Il dépend aussi étroitement du contexte de diffusion du film, car comme le rappelle souvent Howard Becker (2009), tout est affaire de contexte…
Diffuser, vers une écriture multimédia ?
Le futur spectateur de notre recherche, présent en filigrane dès le début de l’enquête, pose évidemment de nombreuses questions : à qui s’adresse-t-on ? Pourquoi ? Comment ? Quel moyen choisit-on pour limiter la polysémie inhérente à l’image – mais aussi au texte ? Le montage, le cadrage (par exemple, très serré, limitant donc les points d’accroches du regard) permettent-ils d’exprimer le sens voulu par le sociologue, si tant est qu’il y ait un seul sens voulu, possible ? Dans notre cas, la difficulté à répondre à ces questions tenait aussi à la multiplicité des publics visés : comment l’image peut-elle toucher à la fois le néophyte, argument souvent développé en faveur de l’essor de la sociologie visuelle et filmique, mais aussi le scientifique et ses attentes propres ?
Ces questions sont récurrentes dans les écrits traitant des enjeux de la sociologie visuelle, mais aussi de l’anthropologie visuelle. Jean Rouch (1968) par exemple, anthropologue et cinéaste, reviendra assez souvent sur la nécessité de relier un film à un texte – ce que nous faisons aussi ici... La part importante de la légende dans la photographie (Keim, 1963), le nécessaire recours aux mots pour parler des images (Garrigues, 1999), démontrent davantage une complémentarité des moyens d’expression, que l’opposition dans laquelle ils ont été installés. Films et textes s’enrichissent mutuellement, dans une tentative de dépassement de la simple « illustration » figurative dans laquelle sont souvent réduites les images. Ce « film + texte » balbutiant devient techniquement possible avec l’essor de l’écriture multimédia, anciennement du cd-rom, et aujourd’hui développée sur internet à travers les « web documentaires » (Pourchez, 2004), et (Pourchez, 2008).
Conclusion
Le « web documentaire » encourage ainsi le « film + film », la possibilité qu’un film vienne compléter et éclairer différemment un premier film, qui est le format final du rendu de l’étude sur les chefs machinistes. Les deux films au sens « traditionnel » du terme (Travelling avant sur la machinerie et Paroles de machinistes) fournissent la synthèse des résultats de l’enquête. Le web documentaire (sept séquences retraçant en détail le travail du machiniste via des plans d’observation, et les quatre entretiens fragmentés chacun en neuf séquences thématiques montées (voir film 1 et les films ci-dessous) approfondissent la synthèse offerte par les deux films, en en creusant davantage les points parfois rapidement évoqués. Dans cette partie, l’internaute participe largement à la création du sens final, au gré de sa navigation. Il peut confronter de lui-même les différents machinistes, en choisissant de diffuser par exemple un même thème chez les quatre chefs à la suite. Mais il peut aussi choisir de visionner les autres entretiens de manière séparée, chaque chef présentant son rapport au métier de manière indépendante. Il peut enfin passer des moments d’observation à des moments d’entretien, reconstituant ainsi un montage dans le montage, chaque succession créant un sens légèrement différent pour le récepteur.
Au final, le sociologue fournit une analyse qui sera donc interprétée différemment selon que l’on regarde la totalité des éléments à disposition (un peu plus de trois heures de visionnage) ou les deux seules synthèses (30 minutes pour les deux). Le « web documentaire » tente ici de trouver une diffusion « alternative » à notre travail, en laissant le choix des versions aux internautes, chacun inventant en fonction de ses connaissances préalables, de sa curiosité, de sa navigation, et donc le résultat. Ce qui n’est au final pas très éloigné des publications écrites qui, sur un même thème, se trouvent souvent en version « savante » ou « médiatrice », ou, à l’intérieur d’un ouvrage, des différences de lecture d’une personne à l’autre.
Le film apparait au final comme un outil potentiellement banal dans la palette du sociologue [23]. Pour une part, la caméra est une forme de médiation déjà bien connue des chercheurs employant un enregistreur vocal. Comme pour n’importe quel outil, il est indispensable de tenir compte à chaque instant des contraintes (place de l’équipe technique, contraintes sonores, lumineuses) et des spécificités que son usage impose – de même que dans le cadre d’un contrat de recherche comme ce fut le cas ici, la place du commanditaire est, en permanence, à questionner. Mais à la rigueur de l’enquête (un travail de sociologie filmique est d’abord, comme nous l’avons précisé précédemment, un travail de sociologie), le dispositif filmique (Boukala, 2009) s’ajoute des dimensions de ressenti, de rythme, de réception. Que ce soit dans la préparation de l’enquête, dans le travail de terrain ou à la restitution, l’enquête de « sociologie visuelle et filmique » présentée ici, à laquelle nous associons le « multimédia », nous apparaît au final comme un travail dans le même temps très proche, et très différent, de la « sociologie écrite ».