Introduction
Comptant parmi les derniers nés des musées nationaux français, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) permet d’interroger un aspect des relations entretenues aujourd’hui entre ethnologie et processus de patrimonialisation.
Lancé en 2003 pour « constituer un repère identitaire pour la France du XXIe siècle » (Toubon, 2004 : 10), le projet de la CNHI a pour mission de « rassembler, sauvegarder, mettre en valeur et rendre accessibles les éléments relatifs à l’histoire de l’immigration en France, notamment depuis le XIXe siècle et de contribuer ainsi à la reconnaissance des parcours d’intégration des populations immigrées dans la société française et de faire évoluer les regards et les mentalités sur l’immigration en France » [1].
Installée dans l’ancien Palais des Colonies de la Porte Dorée [2], la CNHI ouvre ses portes en octobre 2007 dans une atmosphère tendue. L’institution devant « contribuer à ressouder la cohésion nationale » (Raffarin in Toubon, 2004 : 5) n’est pas officiellement inaugurée. De plus, un projet de loi — visant à recourir aux tests ADN afin de vérifier la filiation des candidats au regroupement familial — ajoute à la polémique déjà suscitée, quelques mois auparavant, par l’intitulé d’un des ministères du nouveau gouvernement de François Fillion associant les termes d’immigration et « d’identité nationale » [3].
Abordant sous l’angle patrimonial un phénomène qui ne cesse d’occuper les débats publics depuis plus de vingt ans, la CNHI participe en fait de la redéfinition de la question du rapport à « l’Autre » et à « l’identité culturelle » de la France qui secoue les musées nationaux depuis les années 1990 [4]. Le Musée du Quai Branly (MQB), héritier du musée colonial (avec les collections « historiques » du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie) et du musée ethnographique (avec les collections du Laboratoire d’ethnologie du Musée de l’Homme), valorise en effet les différences culturelles et s’auto-définit comme « le musée de l’Autre » [5]. Il donne également la possibilité d’associer les collections européennes du Musée de l’Homme (n’incorporant pas le MQB) avec celles du Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP), qui cherche une nouvelle dynamique.
Ce regroupement donne ainsi naissance au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille, musée national où l’identité présentée passe du cadre régional métropolitain (MNATP), à celui de l’entité politique européenne associée à l’aire culturelle du bassin méditerranéen.
Issue de la même volonté présidentielle que le MQB qui exalte l’altérité, la CNHI quant à elle présente idéalement le processus d’intégration républicain, le « creuset français » (Noiriel, 1988). Elle peut dès lors être envisagée comme le musée de « Nous autres », étrangers devenus Français, à partir d’un patrimoine jusque-là délaissé par les institutions françaises.
Placé sous la tutelle du ministère de la Culture, le musée de la Cité [6] ne repose en effet sur aucune collection préalable et constitue une véritable création ex nihilo. Prévu initialement pour être un « centre d’histoire et de mémoire vivante » (Toubon, 2004 : 10), le projet se concrétise finalement en un nouveau musée où l’art contemporain constitue « l’un des axes principaux des collections » (Renard, 2007 : 17) et où se développe également une collection officiellement qualifiée d’« ethnographique » (Lafont-Couturier, 2007) autour de l’archivage des témoignages liés à des parcours de vie.
Seulement, comment l’idée d’une « collection ethnographique » a-t-elle émergé au sein d’une institution consacrée à l’histoire de l’immigration ? Quelle place a-t-on accordé à la démarche ethnologique dans un processus de patrimonialisation initialement basé sur une volonté de reconnaissance des mémoires ? L’ethnologie, comme entreprise de collecte, coïncide-t-elle avec les ambitions mémorielles et patrimoniales souhaitées par la Cité de la Porte Dorée ?
Retour sur une collection et un musée inédits
Si les créations du MQB et du MuCEM sont liées à la réforme de musées aux collections ethnographiques majeures en France (le Musée de l’Homme, le Musée National des arts d’Afrique et d’Océanie et le Musée national des Arts et Traditions populaires), l’avènement de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration constitue un évènement inédit dans l’histoire des musées français. En effet, depuis les années 1930, les nouveaux musées sont avant tout le fruit d’une réorganisation de collections nationales préexistantes. Dans le cas de la CNHI en revanche, il s’agit d’une création ex-nihilo, tant pour le musée que pour la collection patrimoniale [7].
Cette originalité réside dans les conditions qui ont présidé à l’émergence de ce dernier né des musées nationaux. Dès la fin des années 1980, alors que l’immigration est le plus souvent abordée comme un « problème » dans la vie médiatique française et qu’elle devient une thématique légitime de la recherche en sciences sociales (Noiriel, 1988), quelques personnalités issues des milieux associatifs et universitaires défendent l’idée d’un lieu consacré à « l’histoire et aux mémoires de l’immigration en France » [8].
L’enjeu symbolique d’un tel établissement semble rencontrer l’intérêt du gouvernement en 2001. Le Premier ministre, Lionel Jospin, commande en effet un « Rapport pour la création d’un Centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration » à Driss El Yazami, délégué général de l’association Génériques et vice-président de la Ligue des droits de l’Homme, et à Rémy Schwartz, maître des requêtes au Conseil d’Etat et professeur associé à l’université de Saint-Quentin. Si le document souligne une « demande sociale forte » et prône un engagement de l’Etat, l’élément déclencheur de la réalisation de ce projet semble bien être toutefois la présence du candidat de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, au second tour des élections présidentielles de mai 2002. Après ce « choc » qui secoue la France, quatre ans seulement après que celle-ci se soit proclamée « Black-Blanc-Beur » à la faveur d’une victoire en Coupe du monde de football, les partisans d’un musée de l’immigration soumettent de nouveau leur dessein au Président Jacques Chirac, qui décide finalement de le concrétiser [9].
Une « Mission de préfiguration du Centre de ressources et de mémoire de l’immigration » voit ainsi le jour en avril 2003, avec Jacques Toubon [10] à sa présidence. L’objectif est alors de mettre en place un établissement capable de réunir et de rendre accessibles les archives, témoignages et documents scientifiques disponibles sur le sujet, sans pour autant nécessairement les conserver. Idéalement, ce « lieu de vérité et de réparation » (Toubon, 2004 : 189), comportant une « installation permanente » retraçant « les grandes étapes et les faits importants » (ibid : 10) en séquences chronologiques, est aussi envisagé comme un espace d’accueil pour les initiatives culturelles existantes [11]. En fait, la future institution entend s’appuyer sur le tissu associatif existant – et qui a activement participé à son émergence – afin de répondre aux désirs de valorisation des « mémoires » et de coproduire et diffuser les futures manifestations culturelles.
Toutefois, les associations participant à la phase de préfiguration tiennent à mettre en avant les « cultures de l’immigration » et insistent sur la symbolique du terme « musée », plus forte que celle de « centre de ressources ». Dès lors, le projet se définit comme un établissement culturel qui ne veut pas être « un musée au sens traditionnel du terme » (Raffarin in Toubon 2004 : 6). Tout d’abord, le projet augure d’une volonté de faire « dialoguer » — selon la formule consacrée préalablement au MQB — l’histoire nationale dressée par les historiens et les mémoires des migrants, de leurs familles ou des associations qui les portent, malgré l’hétérogénéité des trajectoires et des conditions sociales et historiques. Fondamentalement, l’établissement entend instaurer un rapport participatif avec son futur public et plus largement avec la société civile dans son ensemble, autour de l’élaboration et de la narration de ce « nouveau » patrimoine à institutionnaliser. Rompant avec l’approche patrimoniale classique privilégiant les Beaux-Arts, la collection que s’engage à réaliser la future institution s’oriente alors principalement sur le recueil et la conservation de la « mémoire vivante », des témoignages oraux, liés aux parcours migratoires, ou aux lieux de l’histoire de l’immigration en France [12].
Participant aux débats, Françoise Cachin, Directrice des Musées de France au ministère de la Culture, émet toutefois des réticences quant au bien-fondé de cette décision et, « convaincue qu’un musée sans collection relève de l’hérésie, elle claque la porte fin 2003 » (Herzberg et Van Eeckhout, 2007).
Ainsi, dès la mise en place d’une structure de préfiguration, des tensions émergent. D’un côté, des professionnels influents du ministère de la Culture estiment que le terme de musée n’est pas approprié pour une institution dépourvue de collection tangible et qui sera « d’abord constituée d’archives orales » (Toubon, 2004 : 202). De l’autre, les partisans du projet prônent la portée symbolique d’une telle dénomination et « l’urgence » d’un recueil systématisé des mémoires de migrants, avec le futur musée comme instance de conservation fédératrice des initiatives.
L’intitulé du projet — ne comportant que le mot « mémoire » et non le mot « histoire » — devient également une source de débats (ibid : 136) qui n’est pas sans rappeler que l’histoire se fait le plus souvent en s’opposant à la mémoire (Nora, 1984) et que les mémoires actuelles peuvent faire du patrimoine une catégorie d’action du présent sur le présent (Hartog, 2001).
De même, le choix du Palais de la Porte Dorée, qui annihile la possibilité d’un « musée pour la France coloniale » [13] (Blanchard, 17-18 juin 2000) et celle d’un musée du design soutenu par le ministère de la Culture, traduit, non seulement les enjeux liés à l’apparition d’un musée portant sur le thème de l’immigration en France, mais aussi les conséquences de l’émergence de la CNHI dans le paysage muséal français.
Le 8 juillet 2004, le lancement par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration — dénomination plus large, voire supposée plus attractive, que celle de musée — vient officiellement clore les débats : le Centre de ressources et de mémoire de l’immigration envisagé aura bien son musée, « terme le plus couramment admis pour signifier la reconnaissance et la mise en valeur du patrimoine » (Toubon, 2004 : 14), placé sous la tutelle du ministère de la Culture, à la Porte Dorée.
La métamorphose de la « mémoire vivante » en objets « ethnographiques »
Dès lors que le projet réclamé par les associations et universitaires se transforme en institution [14] et que le thème de l’immigration sort du champ social pour accéder à la « culture légitime » (ibid : 14) du monde des musées, un glissement structurel s’opère. A cet instant, le projet échappe en partie à ceux qui l’avaient imaginé et porté pendant près de vingt ans. Les professionnels de la Culture sont désormais chargés de concrétiser les ambitions, certes à partir des débats et orientations de la mission de préfiguration, mais aussi en fonction de leurs parcours et formations personnelles [15].
Pour Hélène Lafont-Couturier [16], conservatrice du patrimoine et première directrice du musée, l’ampleur de la tâche à accomplir est de taille. Elle doit en effet constituer une équipe et trouver des éléments d’exposition en vue de la future installation permanente « Repères » [17] qui, difficulté supplémentaire, doit être ouverte avant la prochaine échéance électorale d’avril 2007 [18].
Partant du « vertige de la page blanche » (Joly, 2007 : 74), le musée de la Cité — doté de 300.000 euros de budget annuel d’acquisition — s’engage ainsi dans une recherche « des collections représentatives de l’histoire, des arts et des cultures de l’immigration » (Toubon, 2004), ainsi que dans une véritable course contre la montre [19]. Alors que les premiers achats touchent essentiellement aux domaines de la photographie et de l’art contemporain (Lafont-Couturier, 2007), soit à des registres où un marché existe, l’enjeu patrimonial se restreint alors à l’urgence de la réalisation de l’installation / exposition [20] permanente.
Afin de compléter son équipe et en vue de « trouver des objets » à exposer, la direction du musée recrute un ethnologue en mai 2006. A travers ce fait, on peut deviner les catégorisations et les à priori sous-jacents qui président à ce moment, tant à la composition de l’équipe, qu’au processus constituant la collection. Après le recrutement d’une chargée de mission en Art contemporain (les « œuvres »), puis celui d’une chargée de mission en histoire (les « archives »), le troisième et dernier poste à pourvoir revient en effet à une personne censée regrouper des « objets du quotidien » [21], en l’occurrence un ethnologue. Dès lors, l’objet qui n’est ni une œuvre, ni une archive, est appelé à devenir cette « fiction ethnographique » qui a préalablement alimenté les débats autour de l’émergence du Musée du Quai Branly. Il n’existe pas en effet d’objet ayant une nature ontologique spécifique qui le détermine à devenir ethnographique. C’est avant tout le regard d’un scientifique — l’ethnologue — qui par son étude en France ou à l’étranger fixe ce qualificatif sur une chose matérielle qui peut préexister à la collecte ou, au contraire, être créée spécialement à cette occasion (Grognet, 2005). Dès lors, l’expression « objet ethnographique » semble correspondre fondamentalement à une catégorie « par défaut », traduisant la position de la démarche ethnologique vis-à-vis des beaux-arts et de l’histoire [22] au sein de la CNHI.
Toutefois, la volonté initiale de générer des « mémoires orales », non prise en compte à cet instant par le musée [23], semble être une opportunité pour insérer un « regard ethnographique » au cœur du processus et ainsi enrichir — voire dépasser — la mission originelle de pourvoyeur d’objets. En effet, à ce moment où les ambitions patrimoniales semblent devoir se restreindre à la réalisation de l’exposition-collection permanente, les rôles réciproques de l’histoire, des mémoires et des arts, ne sont pas clairement délimités, ni stabilisés au sein de l’institution naissante.
Dès lors, du point de vue de l’ethnologue et afin de renouer avec l’orientation initiale du projet, le parti pris devient celui de privilégier l’acquisition d’artefacts liés à des parcours que l’on peut retracer avec leurs propriétaires et de ne pas avoir recours à des objets « anonymes », achetés en brocante ou chez les antiquaires. En marge des données historiques et des œuvres d’art, la majeure partie des objets exposés dans « Repères » fait ainsi référence à différents parcours et moments de vie d’individus ou de familles, venus en France au cours des deux cents dernières années. « Témoins » concrets appartenant ou ayant appartenu à des migrants connus ou inconnus, « objets documents et objets de mémoires » (Davallon, 2002), ils sont surtout les « prétextes » (Hainard ; Kaer, 1984) d’une mise en avant — sous forme de citations, d’extraits sonores, ou de vidéos [24] — de la parole même et donc de l’autodéfinition des acteurs principaux de l’histoire de l’immigration ou de leurs descendants [25].
Aussi, au-delà de l’inventaire à la Prévert auquel le contenu des valises, par exemple, semble nous ramener (un rasoir, une chemise, une photographie de la famille, un marteau, un siège de pirogue, des chaussures de football, un bandonéon, une icône, un pot de basilic pour le « pasto alla genovese »,…) et derrière l’encombrement ou même « l’inutilité » apparente de certaines choses retenues au moment charnière où l’on sélectionne ce qui paraît nécessaire à la nouvelle vie, le discours des migrants (ou de leurs descendants) permet de déceler les convergences, voire les récurrences de tous ces destins singuliers. Les objets « souvenirs » de ce que l’on quitte (la photographie de la famille, la fiole remplie de la terre du village), les objets religieux ou profanes, les ustensiles, les aliments qui rythment le quotidien que l’on entend conserver, sont autant de clefs qui permettent d’entrer dans l’intime et ses ressorts, tout en faisant converger ces différents destins vers des préoccupations communes, permettant ainsi d’écarter la tentation d’une lecture culturaliste de l’histoire de l’immigration.
En ce sens, les objets deviennent les supports matériels permettant de faire entrer le visiteur dans le récit d’un logement habité, d’un travail effectué, ou encore d’un sport pratiqué. Dans tous les cas, l’objet rend compte d’une histoire vécue et parfois d’identités (univoques ou plurielles) revendiquées, incarnant — voire complexifiant — les tendances historiques générales.
Ces collections, liées à des parcours, doivent également matérialiser l’immatériel, rendre concret la pensée et les idées mobilisant les migrants, afin d’offrir une traduction à exposer. Le « choix » de la France comme pays de destination est à cet égard révélateur. Au-delà des cas spécifiques des réfugiés politiques ou des moments de guerres qui occasionnent la venue immédiate (illustr. 1), la décision de partir pour la France est avant tout le résultat d’un arbitrage, le plus souvent collectif (engageant la famille ou parfois le village), entre des raisons objectives (recherche d’emploi et de meilleures conditions de vie, conditions démographiques, …) et des représentations subjectives (la France comme « pays des libertés et des droits de l’Homme » ou comme « terre d’abondance »). Or, c’est cet imaginaire, cette pensée collective et définition culturelle de l’ailleurs qu’il convient de traduire dans l’exposition. Mais comment présenter une « pensée » qui est par définition immatérielle ? Dans certains cas, il est possible d’avoir recours au substitut. Quand l’Appel du 18 juin, entendu pendant l’enfance à la radio, devient à l’âge adulte la référence qui mène à la France, « pays des libertés » supposé, un poste « TSF » de l’époque, équivalent acheté en brocante (illustr. 2), devient le médium permettant d’évoquer la source de l’imaginaire. Aussi, la notion d’objet « ethnographique » de musée s’accorde-t-elle avec la notion d’équivalent, de copie, comme l’ont montré auparavant les collections du Musée de l’Homme (Grognet, 2005).
Au moment de l’arrivée du migrant, ces représentations initiales de la France et de ses habitants se retrouvent face à celles élaborées parallèlement par les Français. Dès lors, c’est aussi cette confrontation entre imaginaires que l’ethnologue peut proposer de mettre en collection, les identités — tant des migrants que des Français — se redéfinissant au contact et parfois en opposition les unes aux autres. Ainsi, au-delà des choses amenées directement par les migrants ou des lieux occupés par ces derniers, les caricatures, les stéréotypes des Français sur les immigrés, les emprunts — tel l’accordéon des immigrés italiens remplaçant la « musette » des Auvergnats installés à Paris dans le bal populaire (illustr. 3) — , les adaptations des uns aux autres, ou encore les actions de luttes communes contre toute forme de discrimination ou pendant les guerres (illustr. 4), sont à prendre en compte dans le cadre d’une élaboration d’un patrimoine lié à l’immigration en France.
Mais, à l’étude de l’adaptation du migrant à son nouveau milieu et à l’effet qu’il produit sur le milieu d’arrivée, l’ethnologue de l’immigration ajoute « l’effet sur le milieu de départ » (Ferrié ; Boëtsch, 1993 : 242), entrevoyant ainsi la possibilité d’un double terrain entre la France et le pays d’origine, voire les pays de transit. La correspondance, les présents, les actions militantes faites pour changer les choses « au pays » et les entre-aides, peuvent alors montrer l’existence de réseaux transnationaux que les migrants activent ou qui génèrent parfois de nouvelles venues [26]. Autrement dit et suivant en cela une logique classique de recherche, certains « témoins » capables d’évoquer l’histoire de l’immigration en France seraient à collecter à l’étranger afin de constituer idéalement un patrimoine national de l’immigration.
Quand les mémoires se transforment en patrimoine national
Le principe même de la Cité, s’il ambitionne de placer l’histoire de l’immigration dans une histoire collective et nationale [27], privilégie le recueil des « traces matérielles et immatérielles des cultures de l’immigration » (Toubon, 2004 : 19). Il tend ainsi à distinguer, au sein du ministère de la Culture, un patrimoine « à part » à la Porte Dorée : celui lié à l’arrivée d’étrangers en France. Autrement dit, la participation au projet de la Cité suppose de se reconnaître dans un statut, celui d’immigré ou d’enfant d’immigré, qui est fixé et défini avant tout par la « société d’accueil », mais que les migrants ou leurs descendants ne mettent pas nécessairement en avant dans leur discours spontané. Être ou ne pas être à la Cité implique donc un questionnement, un positionnement vis-à-vis des institutions gardiennes du patrimoine national. Aussi, comme le souligne Arnold Bac, adhérent de « l’Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs, leurs enfants et leurs amis » et favorable à une participation de cette dernière au projet de la Porte Dorée, « l’idée de se retrouver dans une Cité de l’immigration n’est pas forcément quelque chose de naturel. Les membres de l’Union se définissent avant tout comme Français et comme juifs. Pas forcément comme des immigrés ».
D’autre part, instaurer un « mode participatif » (Sitruk, 2008), par lequel les propositions de dons d’objets des particuliers et associations contribuent à l’élaboration des collections d’un musée national, implique en retour de la part de l’institution de s’ouvrir à des logiques inattendues ou allant parfois à l’encontre de ses habitudes ou présupposés. Ainsi, de manière emblématique, la première personne à avoir répondu aux sollicitations d’un « appel à collecte » lancé par la Cité avant même son ouverture, est Soundirassane Nadaradjane, né dans la ville de Karikal, près de Pondichéry, en Inde. Se définissant comme « un Français à 10 000 kilomètres de la France » (Grognet, 2008b), Soundirassane Nadaradjane, de nationalité française, décide en effet de faire don de sa valise, avec laquelle il est venu en 1972. Mais ce migrant, ayant dû apprendre le français avant son départ est-il un « immigré représentatif » de l’histoire de l’immigration en France telle que l’avait envisagée le comité de pilotage de la cellule de préfiguration de la Cité ?
Plutôt que de s’enfermer dans une logique liée à la seule nationalité et réifiant la dualité Français / étrangers, le parti pris du musée a alors été d’évoquer, à travers ce parcours, les questions liées à l’identité « ressentie et vécue » et à l’auto-définition d’un migrant aux caractéristiques symboliques analogues à celles d’un étranger. Cette participation spontanée est ainsi devenue l’occasion d’aborder la complexité de la construction perpétuelle et de la définition relative des identités, telle que peuvent le vivre nombre de « migrants » de nationalité étrangère ou non.
Avec l’élaboration de ce type de collections se nouant dans le discours et les représentations, il convient donc de dépasser la dichotomie artificielle entre patrimoine « matériel » et « immatériel », afin d’établir, avec les utilisateurs d’autrefois ou propriétaires actuels des objets, une « mémoire autobiographique ». Supports du récit et souvent déclencheurs de souvenirs oubliés, les objets et documents peuvent alors constituer des « preuves » [28] matérielles allant parfois à l’encontre des souvenirs ou déjouant les pièges d’une « légende familiale » entretenue au fil des générations. Dès lors, il s’agit d’inscrire dans un rapport dialectique mémoire immatérielle et indices matériels, avec l’arbitrage des données historiques établies.
Seulement, les objets témoins d’un exil sont avant tout des rescapés. D’une trajectoire personnelle tout d’abord, mais aussi du travail du temps. Entre les objets que l’on garde, ceux que l’on transmet, ceux dont on se défait ou que l’on jette et encore ceux que l’on perd et que l’on regrette, on s’aperçoit que conserver les choses ou préserver les objets légués ne va pas forcément de soi. Et si la transmission tacite des objets et documents de famille n’implique pas nécessairement que l’ensemble des choses héritées soit conservé, continuer à pouvoir les faire « parler », par le jeu des souvenirs, des non-dits et de l’oubli de la mémoire familiale, semble encore plus délicat [29]. Autrement dit, tant la transmission de la mémoire des familles que le jeu de construction / déconstruction / reconstruction de l’identité individuelle, familiale ou collective, conditionnent la collecte. De même, les représentations que se font les déposants ou donateurs, tant du musée que des objets qu’il lui incombe de présenter, influent sur le discours et le choix des objets proposés [30]. Dans la pratique, le musée agit en effet comme un véritable catalyseur de mémoires. Il est recherché — par les migrants ou leurs descendants — pour contrer l’oubli et les risques d’une rupture de la transmission familiale [31], pour conclure et légitimer une recherche menée de longue date sur l’histoire de la famille [32], pour faire suite à une envie spontanée liée à la visite [33], ou encore pour donner un point de vue citoyen sur la question de l’immigration en France [34].
En entrant dans le musée, les objets qui n’étaient jusque-là que des souvenirs de familles, des archives classées dans des boîtes, des papiers d’identité ou des contrats de travail périmés, se transforment, avec les mémoires qu’ils supportent, en autant d’éléments « officiels » de l’histoire de l’immigration en France. Aussi, l’existence matérielle d’un objet, pas plus que sa fonction initiale, ne préjugent de sa destinée scientifique et patrimoniale et il n’existe pas d’objet à priori « indigne » du musée. Inscrit à l’inventaire du musée, ce regroupement d’objets personnels, de natures et de provenances différentes, trouve alors une unité symbolique, une cohérence administrative, en devenant collection nationale. Le musée ne constitue donc pas un « cimetière » (Moles, 1972) pour les choses matérielles qui ont perdu toute utilité (illustr. 5). Tout au contraire, il est le théâtre d’une « deuxième naissance » pour des objets chargés d’un nouveau statut qui en font désormais des représentants de l’histoire nationale. L’objet — ou le document personnel — est donc placé au cœur de la négociation entre histoire, mémoires et patrimoine, l’objet ayant besoin du musée pour devenir patrimoine, tout comme le patrimoine a besoin de l’objet et de sa mémoire pour devenir musée d’histoire.
En retour, cette « deuxième vie » [35] des témoins matériels augure d’une nouvelle charge affective et symbolique à leur égard. L’expérience de la constitution de l’exposition « Repères » a en effet montré que les objets, notamment prévus initialement pour être donnés au musée, sont réinterprétés et réappropriés par les familles une fois que le principe de mise en vitrine est établi. La transformation du document périmé ou de l’objet souvenir en pièce de musée participant à l’établissement d’une histoire nationale ne va en effet pas de soi, comme il n’est pas toujours évident ni facile de montrer des photographies familiales dans un lieu public. Avec la « vitrinification », ce qui relevait jusque-là du privé et de l’intime devient public. Le don, qui n’engageait au départ que le propriétaire actuel, finit par concerner la mémoire même de la famille, engendrant des négociations en son sein. Tous ces éléments conjugués ont pu ainsi générer, dans certains cas, le regret du don trop hâtif voulant finalement se transformer en prêt ou en dépôt. Au regard de cette expérience, la volonté de faire participer la société civile au projet de la Cité s’est dès lors accompagnée d’une définition spécifique et concertée du mode d’acquisition des objets par le musée. Les familles ou associations doivent en effet avoir l’opportunité de réfléchir, dans la durée et dans la concertation, sur l’avenir de ce qui constitue avant tout leurs souvenirs. Aussi, à une démarche de « don spontané », qui fait du musée le propriétaire définitif des documents, a été préférée une politique de « dépôt concerté » (restant également ouverte à toute proposition de don) afin de laisser le temps de la réflexion, avant d’engager éventuellement les participants vers un don définitif [36].
Au carrefour de logiques institutionnelles contradictoires et le piège de « l’objet témoin »
Au sein de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, la démarche de « l’ethnologue de musée » se trouve à un carrefour. A l’intersection de l’histoire et des mémoires, elle se situe également au cœur de la négociation entre la logique de « participation de la société civile » prônée par l’institution de la Porte Dorée et la logique sélective du ministère de la Culture chargé d’établir le patrimoine national.
Les collections — déposées ou données — sont en effet constituées à partir de ce que les migrants (ou leurs descendants) considèrent avant tout comme étant représentatif de leur vécu. Idéalement, elles viennent légitimement s’associer aux savoirs et collections établis par les historiens et les conservateurs.
Néanmoins, à l’instar des autres musées nationaux, celui de la Cité (qui se voulait initialement « différent ») acquiert ses collections par le biais de commissions composées d’experts, nommés par le ministère de la Culture, qui décident en dernier ressort de ce qui entrera dans le patrimoine. Seulement, sur quels critères sélectionner les propositions ? Accepter toutes ces dernières — comme cela était semble-t-il envisagé au moment de la préfiguration (Toubon, 2004 : 28) — constituerait-il une collection cohérente ou une somme de mémoires individuellement exprimées ? Et quelle serait l’image, voire la crédibilité, d’une institution patrimoniale se démarquant de ses homologues en n’effectuant aucune sélection ?
Une ambiguïté fondamentale se dessine ainsi au cœur de la question patrimoniale : d’un côté le musée sollicite les dons et s’engage à valoriser toutes les mémoires et de l’autre, ce fondement — participant du principe de reconnaissance sur lequel est établi l’institution — s’oppose à la logique sélective des musées nationaux.
Dans ce contexte, l’ethnologue du musée — « force de proposition » devant la commission mais à la marge de manœuvre limitée — doit faire coïncider le désir de participation des particuliers et des associations avec les ambitions de l’institution et les contraintes du ministère de la Culture. Son rôle est donc d’accompagner la démarche du donateur, de documenter la proposition et d’argumenter à propos de l’acquisition au moment de la commission, en insistant par exemple sur l’aspect « représentatif » d’un parcours au regard de l’histoire de l’immigration en France (tel le « chauffeur de taxi russe » pendant la période de l’entre-deux-guerres), sur l’intérêt muséographique d’un objet en vue d’une mise en exposition future, ou encore sur ce que le récit et l’objet peuvent nous apprendre sur la transmission d’une histoire familiale ou sur les processus identitaires au fil des générations (dimension peu présente dans « Repères »). Comme on le comprend, l’argumentaire servant au moment de la sélection s’appuie principalement sur les « figures typiques » dégagées par les travaux historiques et sur les « manques » illustratifs de la galerie permanente.
A bien des égards, et comme le signale Daniel Fabre à propos d’autres collectes à ambition patrimoniale, la collection dite « ethnographique » du musée de la CNHI semble finalement obéir « à une logique qui lui est propre et qui, à mon sens, n’entretient pas de relation nécessaire avec l’ethnologie comme science sociale (…). Ce ne sont pas des faits sociaux qui sont ainsi rassemblés mais des objets précieux que collecteurs et spectateurs reconnaissent immédiatement, avec émotion et plaisir » (Fabre, 1986).
Collecter des objets pour un musée, même consacré à des groupes sociaux déterminés, n’est en effet pas nécessairement faire œuvre d’ethnographie, de même que regrouper dans un musée — tel que celui du Quai Branly — les anciennes sources de l’ethnologie ne crée pas de fait un musée d’ethnographie au sens actuel du terme.
Dans le cadre de la CNHI, même si l’ethnologue retrouve son attention méthodologique à la parole en associant mémoires et objets, sa démarche semble fondamentalement être ramenée à une entreprise de « sauvetage » des témoignages, qui est l’une des ambitions fondatrices de la CNHI. L’objet devient ainsi ce « témoin » ayant fait le succès des musées ethnographiques des années 1930 et qui continue finalement à être la conception attendue par la « fabrique du patrimoine » (Heinich, 2009) national.
Mais ce caractère « national » attribué au patrimoine de la Porte Dorée semble justement occulter une dimension fondamentale de celui-ci : son appartenance à l’histoire de la France, mais aussi aux pays d’origine des migrants, comme le rappellent les récits de vie évoquant les mouvements humains par-delà les frontières et les échanges — matériels et immatériels — continus entre le pays d’origine et le pays d’adoption. Car la question et les enjeux de l’immigration ne peuvent se comprendre pleinement qu’en tenant compte de l’articulation, du jeu identitaire en miroir, qui se joue entre Français / Etrangers et France / Etranger. Dès lors, l’idée d’un patrimoine national de l’immigration, inscrite dans la logique classique du ministère de la Culture — voire dans celle plus insidieuse visant à la présentation d’un « patrimoine de l’intégration » — ne semble pas nécessairement s’accorder avec la logique du chercheur en sciences humaines.
Quel sera l’avenir de la contribution de l’ethnologie au projet scientifique et culturel de la Porte Dorée ? Pour l’instant, alors que l’immigration actuelle (amenée à devenir l’histoire de demain), les enjeux identitaires se nouant dans les processus de transmissions ou dans les relations interculturelles et l’élaboration en continu d’identités en miroir et de patrimoines réciproques, font parties du champ légitime de l’ethnologie, la question n’est pas encore tranchée dans la jeune institution qui se définit tout en s’élaborant.
Dans cet établissement, où la science est envisagée sous l’angle de l’histoire, la possibilité d’un regard ethnologique s’est présentée dans le cadre de l’élaboration d’une collection en vue d’un futur musée. Entamée sur un « mal-entendu » (la recherche d’objets en vue de l’exposition permanente), elle s’est ensuite développée autour des « parcours de vie » où sont intrinsèquement liés objets et discours, plan matériel et plan immatériel, deux registres, deux façons d’envisager le patrimoine, qui se sont opposés dès la phase de préfiguration. Mais si cette collection de témoignages (réalisée en marge des acquisitions touchant surtout au domaine de l’art contemporain) associant objets et paroles a été qualifiée « d’ethnographique », c’est avant tout en raison de la catégorisation préétablie distinguant l’œuvre de l’objet, au sein d’un établissement culturel qui passe de l’ambition initiale de valoriser les « mémoires orales » à une institution patrimoniale privilégiant les collections tangibles et fluctuant entre les registres du musée d’histoire, d’arts ou de « société » [1992)." id="nh2-37">37].
A bien des égards, la CNHI, constituant implicitement une première manière de faire « évoluer les regards » sur l’immigration et en particulier celui des institutions culturelles françaises qui avaient longtemps occulté cette thématique, semble finalement souffrir de l’urgence politique qui l’a fait naître. Envisager une collecte des « histoires singulières » — pour idéalement établir une « mémoire partagée » (Toubon, 2004 : 189) et finalement constituer ainsi le patrimoine de l’immigration en France — répond plus en effet à la volonté politique de reconnaissance et de « réparation » (ibid) qui préside à l’émergence de la nouvelle institution, qu’à une ambition patrimoniale mûrie et pouvant être partagée par les différents acteurs concernés (particuliers, associations, historiens, professionnels du ministère de la Culture, …).
Toutefois, l’émergence — non programmée au moment de la préfiguration — d’une « collection ethnographique » au sein de la CNHI et son statut ambigu n’en révèlent pas moins les difficultés actuelles de la discipline ethnologique à se faire connaître au niveau de la recherche et reconnaître au niveau du patrimoine. Vis-à-vis de l’ethnologie, l’histoire récente des grandes institutions parisiennes (autrefois vitrines de la discipline) montre en effet la nécessité de redéfinir le rapport musée / ethnologie et plus largement le rapport ethnologie / société civile, en comptant non plus sur une légitimité de fait du discours scientifique sur certains types de productions culturelles, mais en l’inscrivant au contraire dans un système d’alliances et de stratégies visant à reconquérir une nouvelle visibilité et lisibilité de son rôle social au-delà des registres convenus. L’ethnologie saura-t-elle se défaire de son image surannée de science des « sociétés archaïques » ou d’entreprise de « sauvetage » de ce qui est en train de disparaître et imposer son expertise dans des domaines pour lesquels le sens commun ne l’attend pas à priori ? Au cœur de l’espace public, les musées et leurs expositions deviendront-ils alors des leviers permettant à la science d’afficher son vrai visage ? Et si l’avenir social de la discipline se jouait aussi dans les musées d’aujourd’hui ?