Il Grande Cretto di Alberto Burri : un monument commémoratif muet
Il laberinto della memoria ou il Grande Cretto di Gibellina (1984-1989) d’Alberto Burri, situé à l’intérieur de la région de Trapani, sur l’île de Sicile, est la plus grande œuvre de land art d’Europe et l’une des plus étendues au monde [1]. Formée par 122 blocs de ciment d’un mètre soixante de haut, et constituée de pièces de taille et de forme différentes (qui mesurent entre dix et vingt mètres de large), l’œuvre s’étend sur douze hectares, dans un quadrilatère de 300 mètres sur 400. Elle est placée sur un terrain escarpé et en pente. Conçu comme un suaire, comme un mémorial de la tragédie, le Cretto di Burri recouvre une partie des ruines de Gibellina Vecchia, un petit village de la vallée du Belice, détruit presque dans sa totalité par un puissant tremblement de terre la nuit du 15 janvier 1968. La force de la secousse sismique a fait 370 morts (dont 99 à Gibellina), plus de mille blessés et quelque 70.000 sans abris. Quatre des quatorze villages de la région ont été complètement détruits : Gibellina, Salaparuta, Poggioreale et Montevago. Ni la Sicile ni aucune autre région de l’Italie républicaine n’avaient vécu auparavant une tragédie naturelle avec de telles conséquences [2]. Le Cretto di Alberto Burri est considéré comme l’une des pièces clés, la plus monumentale, du projet de reconstruction de Gibellina. Burri l’a conçue comme « une œuvre d’art à la mémoire du tremblement de terre et au silence imposé par la mort dans la vallée ».
Le paysage de la vallée du Belice se caractérise par une série de petites collines et de pentes où se cultivent la vigne, les oliviers et les céréales. Il s’agit d’une région agricole très peu industrialisée avec des conditions hydrogéologiques difficiles et des techniques agricoles traditionnelles. On arrive à Gibellina Vecchia – comme la plupart des Siciliens l’appellent – par une petite route sinueuse (le long de laquelle se trouvent de petites chapelles dédiées à la vierge ou à différents saints), parcourue de fissures et de trous qui ouvrent violemment l’asphalte, rappelant qu’il s’agit de terres où les séismes sont fréquents. Lorsqu’on arrive de Gibellina Nuova, la première image que l’on voit est celle de l’ancien cimetière, le seul endroit du village à être resté complètement intact après le tremblement de terre. Situé sur un versant de la montagne, il donne sur la vallée de façon échelonnée et l’estampe laisse apparaître beaucoup de petits mausolées de formes et de couleurs différentes, très près les uns des autres et qui renvoient rapidement le visiteur dans le passé.
Là, au beau milieu de nulle part, éloigné des villages actuellement habités et à quelques kilomètres des décombres de Santa Ninfa et Salaparuta, et des ruines de Poggioreale Vecchio, s’étale l’énorme création de Burri, tel un puzzle à moitié fini. Entre les pièces, de grands socles de deux à trois mètres forment le labyrinthe auquel fait référence l’intitulé de l’œuvre. Les socles peuvent se parcourir à pied. Les textes de présentation de l’œuvre d’art affirment que les chemins qui s’ouvrent parmi les blocs de béton sillonnent une grande partie de l’ancien tissu urbain. Cet aspect a permis à Burri de relier ses expérimentations autour du concept de « cretto [3] » – que l’artiste développe dès le début des années 1970 jusqu’à sa mort – avec l’idée de concevoir une œuvre à la mémoire du tremblement de terre. Le grand Cretto de Gibellina constitue le dernier pas de la recherche qu’il avait déjà portée de la toile à la sculpture avec les deux Crettos Noires de Californie (1976) et de Naples (1978). Ici, il en fait une œuvre environnementale démesurée, perceptible dans le paysage de très loin. La « grande toile de ciment » semble être crevassée. Comme pour les autres crettos, Alberto Burri veut réfléchir « à la matière », aux terres vacantes craquelées par la sécheresse. Il s’agit d’une image forte de la nature dans un endroit détruit de façon violente par elle.
Le grand Cretto de Gibellina répond donc parfaitement au sens du terme monument, tel que le décrit Aloïs Riegl dans son célèbre livre Le culte moderne des monuments (1984 : 35) : « un monument désigne une œuvre érigée avec l’intention précise de maintenir à jamais présents dans la conscience des générations futures des événements ou des faits humains particuliers (ou un ensemble des uns et des autres) ». Des trois valeurs de mémoire dont parle Riegl, l’œuvre de Burri souligne la valeur de commémoration. Commémorer est une forme du souvenir (Boursier, 2001) qui naît d’un besoin de mémoire, apparu ici suite à l’action dévastatrice de la catastrophe naturelle. Dans ce sens, le Cretto est conçu comme un tribut à la mémoire des victimes du séisme, comme une expression de deuil : « l’œuvre de la mémoire (ou de sa perte ?), mémoire du désastre (…) de l’identité perdue (…) suaire sur la cité ensevelie, mémoire et résurrection » (Oddo, 2003 : 47). Il a – comme le rappelle Zangarelli (Giacchino, 2004 : 78) – une valeur de conservation, de fixation, à travers l’art et la monumentalité, d’un événement, d’un moment de l’histoire qui va changer le destin de Gibellina. Ces éléments font par ailleurs écho à l’exemple du mémorial des vétérans du Vietnam que Jean-Louis Tornatore utilise dans son article L’esprit du patrimoine (2010 : 109) pour parler de la réussite d’un monument contemporain. Il condense – dit l’auteur – quatre expressions de la fonction monumentale (le deuil, la mémoire, l’art et l’histoire) « grâce à la relation qui se noue avec des acteurs, des spectateurs et des visiteurs du monument ». Mais l’efficacité patrimoniale dont parle Tornatore, fruit de l’actualité du monument et de son opérativité sociale, n’est pas éternelle et il se demande jusqu’à quand le monument vivant, lieu de pèlerinage, coexistera avec le monument historique. Cet aspect « vivant », qui rend possible l’efficacité du monument, ne paraît pas exister dans le cas du Cretto de Gibellina.
Sa position, son gigantisme et le contraste du béton avec le vert des alentours, où les moutons de Pepe (un voisin de Gibellina) pâturent habituellement, frappe le visiteur. S’il n’a pas d’informations, il se sent complètement perdu, dans une perspective étrange et plutôt abstraite qui n’offre pas de références ni d’indices sur ce qu’elle représente. Seul un panneau sur la route indique « ruderi di Gibellina ». Rien de plus. Le grand monument d’Alberto Burri s’insère dans le paysage sans complément ni indication. Aucun dispositif pédagogique n’apporte de données pour situer l’œuvre dans la vaste carte des ruines et des vestiges antiques siciliens qui sont pourtant l’un des attraits touristiques les plus importants de l’île. Il semble que l’endroit n’ait pas été pensé pour la visite ni pour le tourisme. La mise en communication et la mise en exposition dont parle Davallon (2006 : 38) comme les niveaux élémentaires pour mettre en valeur le patrimoine, ne se donne pas à voir ici. Le Cretto, le monument destiné à parler de la tragédie du Belice, paraît plongé dans le silence qu’il veut représenter, comme un monument commémoratif muet. Rien dans ce paysage ne fait référence au tremblement de terre, aux victimes et aux dégâts, à la vie dans des baraques pendant plus d’une décennie ou au long et difficile processus de reconstruction de la vallée. Le Cretto interpelle seulement le spectateur par sa sublime façade. Il propose une expérience esthétique, liée à sa forme, mais ne raconte rien sur le fond. La sensation du visiteur passe, en quelques minutes, de la fascination à la sensation d’étrangeté, puis de celle-ci à une impression d’abandon, comme si les événements récents que le Cretto essaie de narrer n’avaient pas encore trouvé de place dans le récit de la mémoire de l’île. Le monument paraît abandonné, et les petites fissures qui s’ouvrent sur la toile de béton semblent bien une ironie malicieuse du destin.
On peut faire l’hypothèse que le Cretto a été conçu comme un lieu de pèlerinage intime, pour les gens directement touchés par la tragédie et n’ayant pas besoin de ce genre d’indications. Or, quand on parle avec les habitants de Gibellina et lorsqu’on connaît un peu plus le projet de reconstruction, on se rend compte que ce n’est pas le cas. Les Gibellinois se rendent très rarement au Cretto et il n’existe, comme on le verra, aucun acte qui commémore la tragédie.
Le paradoxe que constitue l’existence d’un monument commémoratif muet, incapable de mener à bien un de ses objectifs principaux, celui de transmettre, est un des points que l’on va traiter dans cet article. Transmettre, nous dit Tornatore (2010 : 111), n’est pas toujours facile : « la communauté que crée la performance monumentale n’est pas durable. Elle est fragile et sujette à des recompositions ». Le cas du Cretto et des autres monuments de la reconstruction de Gibellina est peut-être un exemple extrême de cette fragilité et des difficultés de créer et de maintenir cette communauté autour du monument. Ces contradictions, liées à des oublis et à des contraintes diverses, ont configuré le nœud de ma recherche à Gibellina. Pour bien les comprendre, je vais brièvement exposer mon parcours dans la ville-musée sicilienne.
Gibellina Nuova, « l’utopie concrète », la ville catalogue
Je commence à m’intéresser à Gibellina en 2004, quand une exposition itinérante sur la reconstruction après la catastrophe débarque à Barcelone. Gibellina, un luogo, una città, un museo, la riconstruzione, voyage aussi à Porto et à Gemona, et est conçue comme la présentation, en Europe, de la reconstruction et de la nouvelle ville du rêve : la ville-musée ou le musée d’art contemporain en plein air le plus grand de la Méditerranée. Avant celle-ci, trois livres : Cristallini Elisabetta (Ed.), Gibellina, nata dall’arte. Una città per una società estetica (2002), Bonifacio Tanino et Aurelio Pes (Ed.), Gibellina dalla A alla Z (2003) et Oddo Maurizio, Gibellina la nuova, attraverso la città di transizione (2003), ont déjà exposé les fondements théoriques du processus, décrit comme l’utopie concrète : la récupération de la mémoire et la création d’une nouvelle identité à travers l’art. L’exposition et son catalogue se configurent comme un « itinéraire historico-culturel qui, à travers une séquence articulée de fragments de témoignages, photos, articles et entretiens » (Giacchino, 2004 : 6) , parcourt les moments les plus importants de la reconstruction depuis le tremblement de terre. La narration de l’arrivée d’artistes comme Joseph Beuys, Alberto Burri ou Pietro Consagra à Gibellina, partage l’espace de l’exposition avec des photos et des descriptions des grandes œuvres d’art réparties dans le tissu de la nouvelle ville et avec l’analyse des architectures les plus monumentales. Son but est de montrer les épisodes les plus importants qui ont fait de la reconstruction « une recréation de l’identité culturelle perdue lors de la catastrophe » (Giacchino, 2004 : 7).
En ouvrant le catalogue, le lecteur tombe sur une double page qui présente le contenu du livre de manière très télévisuelle : la page paire montre trois fragments de la vieille ville tandis que la page impaire en fait de même avec la ville nouvelle. Les six fragments verticaux font défiler, par le biais d’instantanés courts, comme s’il s’agissait de vignettes de mouvement tirées d’une bande dessinée, une succession rapide des faits qui vont d’un avant à un après le tremblement de terre. Collage fragmentaire et visuel visant à représenter la totalité d’une réalité qui ne sera faite que d’architectures et d’œuvres d’art. Le contraste de couleurs (noir et blanc contre couleur) laisse place à un contraste plus symbolique : à la centralité acquise par tout ce qui est religieux, avec l’église comme point clé de la représentation de l’ancienne ville, se substitue pour la nouvelle ville une centralité acquise par l’art. C’est lui en effet qui s’installe comme l’unique référent à partir duquel on construira la nouvelle image de la ville. Les images de toute l’exposition ne montrent le projet, les rêves de changements artistiques et leurs fruits, que sous la seule forme de bâtiments, de tableaux, d’installations ou de sculptures ; la ville, avec ses rues, ses places, ses maisons, ses recoins, ses habitants et ses pratiques, n’apparaît pas. Ces trois aspects – la ville montrée comme catalogue d’art, la recréation d’une identité et la récupération de la mémoire à travers l’implantation d’œuvres d’art et d’architectures contemporaines – sont les points d’intérêt qui, en mars 2005, me décident à me rendre pour la première fois à Gibellina.
Mon intérêt se portait alors sur la conception et la pratique des espaces publics culturels de la nouvelle ville [4] prise dans le contexte général de crise de la ville post-industrielle et d’hyperconcurrence interurbaine qui, dès la décennie 1980, sont devenus des facteurs déterminants dans le processus de création d’une image et d’une identité urbaines (Harvey, 2008). L’objectif principal de ma recherche doctorale était donc de faire une ethnographie des espaces publics culturels de la ville-musée sicilienne. Le centre monumental ou le cœur de ville, où se trouvent les grands bâtiments et les « espaces publics de qualité » signés d’architectes connus, constituait mon terrain d’analyse. Je voulais savoir jusqu’à quel point « l’utopie concrète » artistique dont parlait l’exposition interagissait avec les pratiques quotidiennes et banales de ses habitants. Une démarche très classique en anthropologie urbaine, qui partait des différences et des interrelations existant entre ce que Lefebvre désigne comme la représentation de l’espace, la pratique spatiale et l’espace des représentations (1974). Je décidais donc de partir du décalage existant entre la ville conçue et la ville pratiquée pour centrer mon regard sur une autre distinction relevée par Lefebvre, celle existant entre la ville et l’urbain. Pour Lefebvre, l’urbain est à comprendre au sens d’une « modulation, une version, une traduction incompréhensible sans l’original, et, en même temps l’original (…) ce n’est pas un ordre lointain, une globalité sociale, un mode de production, un code général, c’est aussi un temps ou plutôt des temps, des rythmes » (Lefebvre, 1968 : 64). Il convenait dès lors de se focaliser sur l’événementiel comme l’avait fait Augoyard dans Pas à pas (1979) ; ou encore de s’intéresser à ce que de Certeau avait décrit dans L’invention du quotidien (1992). Au final, je désirais porter le regard du côté des tactiques des habitants pour raconter la Gibellina la plus habituelle mais aussi la plus inconnue.
Pour ce faire, j’ai mené à bien un travail de terrain de six mois (entre 2005 et 2009), effectuant plusieurs visites qui ressembleraient à ce que James Clifford (1999) appelle « fréquentation profonde ». Pendant ces séjours, j’ai pratiqué l’observation participante, en m’intriquant comme acteur social à l’intérieur de différents réseaux, à travers la famille de Maria, la propriétaire du bed & breakfast où j’ai séjourné pendant toutes mes visites, et de Fabrizio et Calogero, deux habitants de Gibellina de mon âge qui m’ont beaucoup aidée à rencontrer des gens. Le fait de résider à Gibellina m’a permis de collecter une grande quantité d’informations sur les pratiques quotidiennes et les perceptions des habitants de Gibellina envers les espaces publics monumentaux. J’ai aussi pratiqué « l’observation flottante » (Pétonnet, 1982) dans différents espaces publics de la ville en vue de décrire dans le détail leur fonctionnement au quotidien. J’ai par ailleurs mené à bien 30 entretiens de « réactivation visuelle » (inspirés des entretiens de réactivation sonore d’Augoyard (2001) avec différents habitants de la ville afin d’appréhender les relations existant entre les produits les plus significatifs et symboliques du projet de reconstruction et les pratiques des habitants de la ville-musée.
Dans cet article je m’attacherai à expliquer comment la reconstruction de Gibellina permet d’interroger les enjeux liés aux formes contemporaines de patrimonialisation. Le patrimoine est selon sa définition première tout ce que l’on décide de préserver, de conserver et de transmettre aux nouvelles générations. Il fait référence à un héritage commun, aux « choses réputées provenir du passé et dont la sauvegarde et la transmission sont estimées socialement indispensables » (Rautenberg, 2003 : 113). Il est donc le produit d’un « travail de mémoire qui sélectionne certains éléments hérités du passé pour les ranger dans la catégorie des objets patrimoniaux » (Candau, 2005 : 118). Il peut sembler difficile de parler de patrimoine dans le cas de Gibellina, dès lors que sa reconstruction repose sur l’idée de l’implantation d’œuvres de grands artistes et architectes contemporains, totalement étrangers à la tradition artistique et de construction de la Sicile agricole, pour ponctuer la nouvelle silhouette de la ville. Peut-on inclure, sous cette définition de patrimoine, les monuments commémoratifs de la reconstruction qui veulent, par leur présence, remémorer la tragédie et la rendre constamment actuelle, comme c’est le cas du Cretto de Burri ou de la toile de Guttuso La notte di Gibellina, peinte la nuit du deuxième anniversaire du tremblement de terre sur le site de Gibellina Vecchia, alors même que les habitants étaient en train de manifester pour dénoncer le retard dans la reconstruction (moment conçu comme fondateur pour la nouvelle Gibellina) ? Est-il également possible de faire rentrer dans cette définition du patrimoine, d’une façon un peu plus latérale, quelques monuments à la mémoire de Gibellina Vecchia qui ont pour but (comme on peut le lire dans leurs descriptions) de réintroduire dans la nouvelle Gibellina des éléments de l’ancien village : la Torre de Mendini (qui fonctionne comme l’horloge de la ville en marquant les heures à travers un mélange d’anciens chants siciliens et de sons du travail de la terre), le Palazzo di Lorenzo de Venezia (qui introduit la façade d’un palais de l’ancien centre), le Tracce antropomorfe de Vigo (deux anciennes colonnes de Gibellina Vecchia) ou l’Aratro per Didone de Pomodoro (qui fait référence au passé agricole de Gibellina) ? On serait tout d’abord tenté de répondre à ces questions par la négative. En effet, la plupart des 2 000 œuvres d’art et d’architecture qui configurent la ville-musée ne rentrent pas, au moment de leur construction, dans cette définition du patrimoine. Elles sont des témoignages d’art qui retracent les différents moments de la sculpture et de la peinture européenne de 1980 jusqu’au début des années 2000 et des bâtiments et espaces publics qui configurent un des ensembles d’architecture postmoderne les plus importants d’Europe.
Cependant, comme nous le rappelle, entre autres, Micoud (1996 : 139 ), la valeur patrimoniale est une construction sociale qui participe à la définition d’une identité. Dans ce sens, on peut dire que le projet de reconstruction de Gibellina, qui part du désir d’édifier un patrimoine artistique (au sens d’un ensemble de biens qui appartient à la ville), cherche par là même à générer de nouvelles marques d’identification collective sur le tissu urbain pour s’inscrire dans le présent et devenir un héritage du futur. À travers l’exposition de quelques moments et idées importantes de la reconstruction, je vais essayer de montrer comment, à Gibellina, la conception et la construction d’un patrimoine constitue moins un lien avec le passé (même si le projet de reconstruction assure le contraire) qu’une façon d’envisager l’identité collective au présent et au futur. Cet article vise donc à comprendre la réinterprétation que le gouvernement local de la Gibellina de Ludovico Corrao (le maire, membre du parti communiste, de Gibellina pendant le tremblement de terre et jusqu’à 1994) élabore sur les plans marqués par L’Istituto per lo Sviluppo dell’Edilizia Sociale (l’ISES) [5], l’organisme de l’Etat chargé de la reconstruction pendant la première décennie après le tremblement de terre.
« L’arte non è superflua » : vers la construction d’un patrimoine artistique
La reconstruction de la vallée du Belice reste gravée dans la mémoire de la plupart des Italiens comme une opération ratée, menée à bien d’une façon assez lente et dépourvue des moyens nécessaires. La longue vie des baracopolis est un parfait exemple de cet échec. Des villes qui devaient être simplement transitoires se sont converties en lieux d’habitation pour de nombreuses familles pendant plus d’une décennie. C’est lors du deuxième anniversaire de la catastrophe que Ludovico Corrao met, pour la première fois, en scène son opposition à la reconstruction entamée par l’État. À ce moment, et conjointement au reste des maires des autres villages détruits et à de nombreux intellectuels italiens, il dénonce par un acte public et médiatisé le retard pris dans la reconstruction, le manque de ressources et les conditions de vie insalubres des baraquements où habitent les voisins du Belice : « Devant cet état des choses qui, depuis deux ans, s’aggrave, nous ressentions, en tant qu’êtres humains et siciliens, le devoir de bouleverser l’opinion publique mondiale, d’où l’invitation lancée à ses représentants à une réunion à Gibellina le soir, entre le 14 et le 15 janvier 1970, deuxième anniversaire du séisme ; pour qu’ils voient, pour qu’ils se rendent compte, pour qu’ils joignent leurs propositions et leurs cris aux nôtres, à ceux des citoyens relégués dans les champs de baraques de la Vallée du Belice » (Bonifacio et Pes, 2003 : 29)
Cette date, gravée comme l’une des plus importantes pour la reconstruction de la vallée, constitue le moment de fondation des nouvelles villes à venir. S’il est vrai que les habitants des villages détruits resteront encore 9 années dans les baraquements [6], 1979 est néanmoins pour Gibellina l’année où la reconstruction va prendre un chemin différent. Ludovicco Corrao écrit l’article « L’arte non è superflua », dans lequel il poursuit ses critiques du gouvernement central et se centre sur la nécessité d’une reconstruction culturelle, au-delà de la simple construction de maisons : « d’abord on construit les maisons, ensuite on fabrique la culture et l’art. Nous refusons cette logique présumée du d’abord et de l’après, parce que la façon de faire le d’abord détermine aussi la façon de faire l’après, car le d’abord n’est pas toujours suivi d’un après. » (Corrao, 1985 : 41 ). À partir de ce moment-là, le maire de Gibellina entame un processus de changements pour la reconstruction de Gibellina qu’il imagine sous la forme d’une « ville moderne de fondation », ancrée dans la force de l’art et l’architecture contemporaine. L’utopie de la réalité, l’utopie concrète ou Gibellina la Nuova – noms que prend le projet – situe la Culture au centre même de la reconstruction, pour la faire devenir – aux yeux des concepteurs – une véritable renaissance.
À la fin de cette année, les premiers habitants arrivent dans la ville nouvelle où l’urbanisation des éléments fonctionnels, conçue par l’ISES, est déjà visible et où une grande quantité de maisons sont achevées. En revanche, le grand centre de la ville où doivent se situer la plupart des espaces et des bâtiments publics, comme la Mairie, le marché, la bibliothèque, l’église, etc. reste complètement vide. Dans ce contexte, Corrao lance un « appel de solidarité » aux artistes et architectes italiens et européens pour la reconstruction de Gibellina [7]. Tout au début des années 1980, les premiers artistes et architectes arrivent à Gibellina. Avec leurs œuvres, certains (comme Consagra, Thermes, Purini, Odo ou Frazzeto, entre autres) laissent aussi des écrits qui vont contribuer à configurer l’image de la Gibellina du rêve et de l’utopie.
À travers leurs écrits, la tragédie du tremblement de terre, sa violence et la dévastation causée s’érigent comme l’événement zéro pour une histoire de renaissance et de futur : « On se trouve en face d’un des rares cas où la force extrême et violente de la nature a déterminé et stimulé la capacité artistique de l’homme et l’envie de lutter pour sa renaissance. Un parcours d’art et de tragédie où cette dernière, jamais reniée dans la mémoire, devient la raison du développement culturel » (Giacchino, 2004 : 4). Comme se souvient une des essayistes du livre Gibellina nata dal’arte (Cristallini, 2002 : 33), « la catastrophe naturelle, dans toute l’opération Gibellina, n’est jamais apparue comme une simple destruction mais elle s’est plutôt constituée comme force régénératrice ». Gibellina Nuova apparaît dans ces écrits comme la ville qui ne se rend pas, qui ne capitule pas et qui lutte, au moyen de l’art, pour un futur brillant et différent.
Par ailleurs, la catastrophe naturelle permet d’établir des liens historiques avec un passé commun sicilien – marqué par de constantes destructions dues à des éruptions volcaniques ou à des tremblements de terre – qui transforme l’île en « terre de souffrance ». La transformation, le risque, le changement et le regard vers le futur, deviennent dans ce contexte des concepts de base pour relier le chemin entamé par Gibellina Nuova à un passé ancien marqué de ces mêmes constats. La vallée du Belice est appelée à se réinventer, comme l’ont déjà fait d’autres régions plusieurs siècles auparavant. Ainsi la vallée du Noto, détruite par un puissant tremblement de terre en 1693 et reconstruite à travers des témoignages de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme contemporain, où le baroque est pris comme point de référence [8] : « Je pense à la continuité de l’histoire sicilienne, à comment il y a deux siècles, après le tremblement de terre qui détruit Noto, ils ont reconstruit la ville sur un nouvel emplacement et en suivant le langage d’une période » (Oddo, 2003 : 11). Noto fait partie aujourd’hui du réseau de l’UNESCO « Patrimoine de l’Humanité », labellisé pour ses bâtiments du début du XVIIe siècle, considérés parmi les principaux chef-d’œuvres du style baroque sicilien. De ce point de vue, la reconstruction de Gibellina devient un défi qui doit regarder le futur pour construire un présent, tel que l’a fait Noto, sans peur de l’expérimentation. Le projet de l’utopia concreta revendique et incorpore ces idées d’expérimentation et de changement comme un moyen de se relier à ce passé commun sicilien à l’aide de reformulations et de créations à partir du néant.
De cette façon, même si les œuvres d’art et les architectures de la nouvelle Gibellina font partie de la culture artistique du moment de la reconstruction, le projet se présente comme la récupération et le maintien d’un héritage ancien, d’une façon de faire traditionnelle, qui particularise l’île et l’esprit sicilien. On se trouve donc devant un « faire mémoire » qui, comme écrit Candau (2005 : 32), est une fabrication du passé. Comme le signale Eric J. Hobsbawm (1983 : 1 ), les traditions inventées « impliquent automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié ». La construction du patrimoine artistique, l’idée même de ville-musée, peut se voir comme cette façon de se placer dans l’histoire, de devenir héritage et tradition. Le patrimoine est une tradition consciente d’elle- même (Clifford, 2007 : 94) et le projet de Gibellina Nuova met en avant les points clés d’une tradition sicilienne basée sur l’expérimentation.
Gibellina apparaît dans les textes de la conception comme « ville d’art, comme œuvre d’art en processus, laboratoire urbain et artistique en plein air, commande artistique pour projeter le futur, expérience poétique, vision unitaire de la ville, toujours du côté du toucher, toujours du côté de la vue, etc. » [9]. Cela implique, comme le souligne Frazzeto (2007 : 79), que le projet de l’utopie de la réalité pose des questions « qui vont bien au-delà de la dimension locale, en se projetant vers des thèmes éternels : elle thématise le problème de la cité, du rapport entre la tradition et le projet, entre l’appartenance et la diversité ». L’image du musée d’art contemporain en plein air le plus grand de la Méditerranée remplace l’image du petit village agricole de l’intérieur de Trappani, que Gibellina était jusqu’au jour du tremblement de terre. Le patrimoine bâti pendant la reconstruction attribue un nouveau statut à Gibellina : elle est – selon les mots de Laura Thermes – la matérialisation du débat italien sur l’architecture des années 80, ce que l’on appelle le postmodernisme ; un endroit où contempler et comprendre une partie de l’histoire contemporaine de l’architecture et de l’art, une nouvelle feuille de l’histoire de l’art européenne. Le patrimoine artistique acquiert ainsi une place centrale dans le discours de définition de Gibellina Nuova et est vu comme l’élément fondamental pour donner ce nouveau sens à la ville, la différencier et la mettre ainsi en relation avec le présent, mais aussi avec le futur et avec le passé.
Des auteurs comme Michel Rautenberg (2003) ou Vincent Veschambre (2005) soulignent la capacité de la valorisation du patrimoine à reconstruire, aménager et aider au développement d’un territoire. Dans ce sens, le projet de ville-musée de Gibellina Nuova se présente comme la pièce clé dans la reformulation de l’identité du territoire de la vallée du Belice, maintenant terre d’expérimentation où la modernité se joint à la tradition. Les bâtiments et les œuvres d’art sont transformés en signes qui mettent la ville en conformité à cette nouvelle image qu’elle représente au-dessus du reste des reconstructions de la vallée. Relié à l’enjeu politique, le projet monumental de Ludovico Corrao vise un objectif économique : le développement du tourisme culturel qui, dans le futur, doit produire un changement économique en favorisant le secteur tertiaire au détriment du secteur primaire.
Oublis et problèmes d’actualisation du patrimoine artistique
Mais revenons à nouveau sur le Cretto de Burri, une des pièces les plus importantes du musée en plein air. Sa construction a été l’une des plus problématiques et contradictoires du projet de reconstruction, tant au niveau technique que symbolique [10]. L’installation du Cretto a été précédée de la démolition complète de toutes les maisons et décombres qui étaient encore sur pied après le tremblement de terre. Ludovico Corrao dit dans une interview que Burri avait été très clair lors qu’il proposa la construction de sa plus grande œuvre : « ou moi ou les décombres ».
La construction du Cretto suppose la perte de référents physiques et symboliques pour une grande partie de la population de Gibellina qui fait montre d’une forme d’opposition au monument à travers une série d’attitudes qui vont de la nostalgie à la critique en passant par l’indifférence. Les maisons, les ruelles et les recoins qui avaient un sens pour toute une génération encore capable de situer sa maison, les espaces les plus chers et les plus honnis du tissu urbain, ont disparu. Ainsi, Fabrizio, un voisin de Gibellina de 24 ans, me raconte en mars 2005 : « dal punto di vista dell’arte è un’opera bellissima. Poi se pensiamo che là sotto c’è la vecchia Gibellina che è ricoperta... non lo so ! Paura di dimenticare (…) perchè, dove é Gibellina vecchia ? io mi ricordo quando io ero un ragazzino, con mia mamma, con mia nonna, andavamo al cimitero vecchio e dopo andavamo a Gibellina Vecchia e mi dicevano : io abitavo lì... ora non esiste più niente” [11].
Les personnes âgées renient l’œuvre d’Alberto Burri et, ce faisant, elles renient également le lieu physique où elles ont passé une bonne partie de leurs vies. D’autres le font d’une manière beaucoup moins consciente. La première fois que j’ai demandé à Maria, la propriétaire du bed & breakfast où j’ai habité pendant mes différents séjours à Gibellina, s’ils allaient de temps en temps au Cretto, elle m’a répondu à moitié distraite que non, pour quoi faire ?! Même si les récits sur le Cretto sont variés et que chacun le perçoit d’une façon différente, une chose est certaine : presque personne à Gibellina ne visite le Cretto, ne le considérant que comme un endroit où envoyer les touristes ou les amis qui viennent en vacances.
Cette indifférence envers l’endroit où se trouvait l’ancien centre se manifeste de façon encore plus évidente chaque 15 janvier. Ce jour-là, aucun acte (ni institutionnel, ni citadin) ne rappelle la nuit la plus triste de l’histoire récente de Gibellina, ni ne commémore la fondation de la nouvelle ville, née avec une puissante rhétorique sur la mémoire et sur le rôle du nouveau patrimoine artistique comme instrument de cohésion sociale. Le 15 janvier est un jour comme n’importe quel autre dans le calendrier de Gibellina. En janvier 2006, Maria me répondait toujours avec des phrases courtes à propos du tremblement de terre et me disait que les gens qui ont vécu le tremblement de terre préféreraient oublier ce jour-là ; et ceux qui ne l’ont pas vécu n’avaient rien à fêter. Le Cretto reste silencieux aussi ce jour-là. Le processus commémoratif, qui permettrait d’activer la capacité du monument – pris comme centre du rituel – à faire mémoire et à délivrer un message sur un souvenir à préserver et sur une collectivité touchée par cet événement-là, ne s’opère pas. Le Cretto ne s’utilise pas comme un objet de transmission de la mémoire ou des nouvelles valeurs qui ont guidé la construction de Gibellina Nuova. Comme l’écrit Jean-Yves Boursier (2001 : 1) un monument commémoratif « ne serait qu’un assemblage ou un amas de pierres si n’existaient pas autour de lui les liturgies, les pèlerinages, s’il n’était pas construit socialement comme un lieu pour se souvenir, comme un élément constitutif d’une mémoire ».
En 2006 néanmoins, le jour du tremblement de terre fut commémoré avec une exposition photographique sur le Cretto et la projection de la bande-annonce d’un documentaire intitulé Belice’68 earthquake (Svezia, 2006), réalisé par un groupe de jeunes Romains (aidés par un petit groupe de jeunes de Gibellina). La scène, qui se joua devant un public restreint, fut inaugurée au musée d’art contemporain de Gibellina par les paroles du maire, Vito Bonnano : « dopo la rifondazione della città nuova, si aprì il problema di conservare la memoria di quella vecchia, di tramandare il dramma, di non lasciare al vento, alla pioggia e all’erba la cancellazione della storia comune di tanti paesi della Sicilia. Alberto Burri si fermò per giorni sulle rovine, e poi propose un’opera che dava attuazione con forza e poesia al desiderio che la città vecchia, quella dei padri, non scoparisse per sempre (...) Ecco il sudario, il velo di cemento bianco che pietosamente copre i ruderi della vecchia città”. [12]
Ces mots contrastaient fortement avec cette absence de rituel de mémoire qu’on vient d’évoquer, ainsi qu’avec les mots qui se firent entendre pendant les quelques minutes de la projection de la bande-annonce, où des hommes âgés de Gibellina critiquaient le processus de construction de l’œuvre d’Alberto Burri et se lamentaient curieusement à propos d’une œuvre qui, selon eux, symbolisait l’acte le plus violent d’effacement de leur passé. Pour eux, comme pour une grande partie des Gibellinois de leur âge, le Cretto di Burri ne signifiait rien de plus qu’un acte de colonialisme culturel imposé, non voulu et non compris : “Questa operazione Burri… loro hanno pensato di fare così. In nessun altro paese delle zone terremotate è sorta una cosa dal genere, solo a Gibellina”. [13]
Une des réflexions les plus intéressantes du documentaire est celle faite par les générations postérieures qui se rendent compte de « leur propre résistance au Cretto », plus inconsciente que celle des plus âgés, et qui se reflète dans le fait que, en 2006, la plupart des enfants de Gibellina n’avaient jamais vu l’œuvre de Burri. L’aspect le plus intéressant de cet acte est que celui-ci est porté et organisé par un groupe de jeunes étrangers au village et à l’île, qui regardent les contradictions qui entourent le monument commémoratif du tremblement de terre à partir d’une position marginale et décident de faire mémoire avec les gens de Gibellina le jour de l’anniversaire de la tragédie, dans ce qui constitue le seul acte de commémoration du tremblement de terre des dernières décennies.
Les contradictions et les conflits symboliques que révèle le Cretto, en relation à la mémoire du tremblement de terre et des années de reconstruction, sont aussi perceptibles à travers la relation que les habitants de Gibellina entretiennent avec le reste des monuments signes de la reconstruction, chargés quant à eux d’articuler les messages sur la nouvelle identité collective. Le cas de la Chiesa Madre est sûrement le plus intéressant pour comprendre les relations d’indifférence des Gibellinois envers les œuvres les plus emblématiques du projet de reconstruction. Conçue par Ludovico Quaroni et Luisa Adversa en 1972, le projet est accepté par l’organisme chargé de la reconstruction du Belice en 1981 et la construction (toujours à cause du manque de financement et des problèmes bureaucratiques) ne débute qu’en 1985. Considérée comme l’une des architectures les plus audacieuses et avant-gardistes du projet, elle devient rapidement un des symboles de la reconstruction, avec la Grande Stella de Consagra.
Neuf ans plus tard, avant même son inauguration, sa consécration et son ouverture au public, une erreur dans les calculs de l’architecte-bâtisseur provoque l’effondrement du toit. Le vacarme alarme les voisins de Gibellina, qui craignent la force d’un nouveau tremblement de terre. La médiatisation de l’événement érige l’église en symbole d’un échec annoncé. Il semble que toute l’Italie s’apprête à célébrer la défaite de la reconstruction [14]. À Gibellina le débat est bien différent. Comme le rappelle Corrao dans une interview, beaucoup de personnes âgées ont interprété l’effondrement du plafond de l’église comme un signe de Dieu, qui ne voulait pas que l’on célèbre la messe dans un endroit aussi étrange : “la gente di qua diceva che era la volontà di Dio che si era manifestato, perche era contrario”. [15]. L’église reste abandonnée et en ruines pendant les 10 années au cours desquelles a lieu le procès judiciaire qui oppose la ville au constructeur, jusqu’en 2007 où débutent les travaux de restauration (qui ne finissent qu’à la fin 2009, 41 ans après le tremblement de terre).
Dans sa communication Catastrofe, scoperta, intervento o il monumento come evento, Fabre (2004) réfléchit au phénomène de récupération collective de la monumentalité en des occasions très particulières propices à l’émergence d’« émotions patrimoniales ». Celles-ci transforment, de façon inattendue, « l’histoire immobile et froide qu’incarne le monument en une histoire mobile et chaude née autour de lui » (Fabre, 2004 : 19). Ce pas du monument à l’événement peut apparaître, par exemple, à l’occasion d’une catastrophe, l’incendie d’un monument, comme dans le cas du bâtiment du Parlement de Rennes auquel Fabre fait référence dans son article. Les gens se mobilisent pour le sauver et toute une série d’émotions patrimoniales entrent en scène autour du monument, reconfigurant son image et sa place dans l’histoire et la société actuelle. Ces émotions patrimoniales naissent d’une appropriation sociale du monument, qui peut seulement apparaître grâce à son inscription dans la vie quotidienne des gens. L’effondrement du toit de la « chiesa pala » (comme la nomment les habitants de Gibellina, dû à la sphère qui la couronne) ne fait pas naître ce genre d’émotions qui amène à lutter pour la sauvegarde ou la reconstruction d’un monument. De la crainte d’un nouveau tremblement de terre, les habitants de Gibellina passent à l’indifférence. Cette attitude apatrimoniale nous renvoie à la non-appropriation du bâtiment. La Chiesa, jamais finie ni utilisée (dans un village où la pratique religieuse est encore au cœur des réunions sociales les plus importantes), n’est plus qu’une partie du décor urbain. Elle reste émotionnellement neutre parce qu’elle n’a jamais fait partie des pratiques collectives des Gibellinois. En revanche, l’entrepôt de la Mairie destiné aux services religieux pendant les premières années de la reconstruction et qui, encore en 2009, fonctionnait comme l’église principale de Gibellina, reçoit la chaleur d’une grande partie des habitants de Gibellina, qui, chacun comme il peut, participe à l’habillement du bâtiment, à sa transformation en centre de pratique religieuse et à son maintien.
L’aspect de désolation qui caractérise le centre monumental de la ville est aussi un indice de la neutralité émotionnelle qu’engendrent les symboles les plus emblématiques du projet de reconstruction. Juste au pied de la colline où se trouve la Chiesa, le grand théâtre de Consagra n’a jamais été fini et il n’y a pas beaucoup d’espoir d’obtenir le financement nécessaire à l’aboutissement des travaux. Au fur et à mesure que le temps passe, la grande structure en béton armé à demi construite se délabre de plus en plus sans que cela représente un malheur pour les Gibellinois, qui se sont habitués à le voir comme une architecture irréalisable.
L’espace Beuys, une grande place en béton, conçue comme une espèce d’agora grecque – le centre de réunion de la collectivité pour le projet – qui fait également office d’entrée au théâtre, est vide et la plupart des Gibellinois affirment n’être jamais passés par là. Juste derrière l’un des murs qui clôturent cet espace urbain, le bâtiment nommé le Meeting, également de Consagra, attend encore de se voir attribuer une fonction, son espace intérieur étant seulement occupé par un petit bar situé dans une partie du rez-de-chaussée.
Derrière l’église, et séparée de celle-ci par un terrain vague, le Palazzo di Lorenzo, de l’architecte Francesco Venezia, vieillit tels les autres bâtiments, en n’ayant quasiment hébergé aucune activité, tout au plus celles d’être le lieu de rencontre des adolescents pendant les années 1990 et le cadre de quelques représentations de théâtre. Ces difficultés découlent du fait que cette architecture, de même que celle des Jardino Secreto I et II, du même architecte, et du Sisteme delle piazze de Laura Thermes et Franco Purini, correspondent à ce que Thermes a décrit comme « une architecture tendant à se dématérialiser, à se déstructurer, à devenir voile, fenêtre sur le fond, monument et décoration, urbanisme et spectacle, élan poétique et sujet de réflexion » (Frazzeto, 2007 : 80). Architectures sans toit ni porte, elles sont seulement façades aux fenêtres desquelles on regarde la ville, des monuments architecturaux qui, au-delà de signifier les idées fortes du projet, n’ont pas réussi à faire partie de la vie quotidienne de Gibellina Nuova. Comme me disait Calogero dans une conversation : « (...) perché tutti i luoghi, le piazze che ci sono a Gibellina, teoricamente dovevano essere luoghi dove la gente si incontra a vivere, fa delle cose interessanti, no ? Ma non c’è nessuna piazza che sia un luogo di vita collettiva (...) ». [16]
Nicolin, un des auteurs qui a travaillé le plus sur la reconstruction du Belice, affirme dans un de ses articles que « l’utopie infrastructurelle, le gigantisme métropolitain et l’hypertrophie des espaces ont créé une fracture inguérissable avec la forma urbis à laquelle s’identifiait la population paysanne de Gibellina et [marquent l’émergence de] ce moment où, quand on demande à l’architecture italienne de s’exprimer, elle utilise un langage dépourvu de références à la tradition locale, absolument vide de capacité communicative, référé au plus abstrait des formulaires » (Renna, Bonis, Gangema, 1979 : 147). C’est « l’esthétique du bricolage », pour reprendre les mots de Xibillé (1995 : 252) ou « art urbain kitsch », selon les termes de Duque (2001 : 123-126). Architecture postmoderne et art public qui, à Gibellina, utilisent la référence au passé de façon indistincte, sans motif explicite apparent « dans un théâtre de la mémoire volubile et réversible » (Duque, 2001 : 125). L’histoire et la mémoire comme un jamais vu. Il s’agit donc d’un art et d’une architecture qui stimulent une mémoire démémorisée qui, plutôt que de voir dans le passé une sorte de continuité, lui tient tête comme à un inconnu. Un type de mémoire que Montoya (2001 : 123) décrit comme « mémoire de l’oubli » et qui consiste à effacer les traces des habitants au bénéfice des nouvelles marques monumentales.
Lorenzo, un habitant de Gibellina de l’âge de Ludovico Corrao, le disait de la façon suivante : « Queste cose che noi vediamo sono delle cose che vengono dal cielo non dalla vita della gente (...) Quindi la gente ha ricevuto tutte queste cose come cose assolutamente estranee alle proprie sensibilità, al proprio interesse, in un’epoca in cui la gente aveva tanti problemi, mmm, concreti (...) Non si é pensato minimamente ad avere degli incontri con gli abitanti, sulla cultura, sulla mentalità, sulle abitudini... é come se tu avevi un pacchetto già pre-selezionato e lo hai installato in un posto ». [17]
Plus que d’un centre urbain conventionnel, l’ensemble monumental se rapproche d’un de ces territoires actuels définis par le groupe Stalker comme « ces espaces oubliés qui forment le négatif de la ville contemporaine et qui contiennent en eux-mêmes la double essence de déchet et de ressources » (Careri, 1996 : 82). Caractérisée par le vide et par des zones peu définies, avec des fonctionnalités fluides et des structures encore non terminées, une grande partie du centre de Gibellina s’exhibe au visiteur comme une sorte de grande aire interstitielle à découvrir et à explorer. Cette impression de désolation est accentuée par le vide humain. Les habitants de Gibellina ne vont presque jamais au centre monumental et s’ils le font, ils ne le font jamais à pied. Une grande partie des habitants que j’ai interviewés a reconnu n’avoir jamais été dans la plupart des espaces publics et des bâtiments du centre monumental. Margherita, une habitante de la ville âgée de 50 ans, m’a expliqué : « Gibellina non è fatta a dimensione dei gibellinesi (…) ci sono tanti spazi, vuoti e inutilizzati (…) Troppo spazio e troppo poche persone (…) » [18] . La sociabilité à Gibellina se déroule dans d’autres espaces que ceux que le projet avait conçus comme centre de réunions et d’interactions. Les espaces qui font sens pour les Gibellinois et pour comprendre le fonctionnement ordinaire de la ville sont autres, beaucoup moins monumentalisés.
En 2008, cependant, le quarantième anniversaire du tremblement de terre fut commémoré par une grande exposition au musée d’art contemporain de la ville sur l’architecture contemporaine sicilienne, le Dipartamento Regionale per l’Architettura e l’Arte Contemporanea (DRAC), dépendant de l’Etat Central. L’exposition inclut 14 œuvres de Gibellina Nuova dans son catalogue, étant donné leur caractère irremplaçable dans l’histoire de l’architecture et de l’art contemporain : la Chiesa Madre (en reconstruction), le Palazzo di Lorenzo, Giardino Secreto I et II, le Sisteme delle piazze (en reconstruction), la Piazza Beuys, le bâtiment de la Mairie, la Torre Civica, le théâtre, le Meeting, la Stella, l’Orto Botanico de Beuys, le Cretto de Burri (en reconstruction), les Case di Stefano et le Giardino delle relegioni (dont seuls les plans sont connus). Cette acquisition par le gouvernement central des œuvres architecturales et artistiques les plus importantes de la ville impliqua le déploiement de moyens conséquents afin de pourvoir à leur maintien et signa d’autre part leur nouveau statut d’œuvres italiennes d’intérêt culturel. Cette patrimonialisation poursuit le chemin entamé par la reconstruction et attribue une valeur patrimoniale institutionnelle aux objets emblématiques du projet. Il s’agit de la logique patrimoniale qui labellise et fige un état historique (Rautenberg, 2003 : 156), sans se préoccuper beaucoup du sens que ces monuments revêtent dans la vie quotidienne de leurs pratiquants.
Un patrimoine labellisé sans opérativité sociale
Depuis quelques années, des auteurs comme Daniel Fabre, Michel Rautenberg, Joël Candau ou Jean-Louis Tornatore ont largement montré comment les processus de patrimonialisation se construisent via des jeux d’acteurs qui dépassent le traditionnel couple professionnels/État, associé au mot patrimoine. À travers leurs travaux, on comprend le rôle de la société civile, sous ses différentes formes, dans la construction des patrimoines, et son importance dans le processus d’élargissement du mot pendant les dernières décennies. Leurs recherches décrivent des patrimoines parcourus, habités et narrativisés par les pratiques, les souvenirs ou les récits des gens, qui apportent une nouvelle dimension au mot et une façon différente de se rapprocher du sujet. C’est ce que Tornatore (2010) a décrit comme étant une « approche pragmatique ». Ces approches s’intéressent à la manière dont se construisent les objets patrimoniaux et leurs sens dans des espaces-temps concrets ; elles conçoivent le patrimoine comme un produit complexe, fruit d’interactions conflictuelles, sujet à des recompositions, éloigné donc de sa conception purement essentialiste et distant de la simple dichotomie producteur-récepteur. Le point focal de la valeur patrimoniale – écrit Tornatore (2010 : 108) – « n’est pas tant son attribution que son actualité, le fait qu’elle soit (toujours) le signe ou la réponse à un problème ». Les conclusions de ces études montrent bien que pour qu’un patrimoine acquiert de la valeur patrimoniale et mette en scène une opérativité sociale, il faut quelque chose de plus que sa construction ou sa conservation de la part des institutions ; il faut que les relations que le monument établit entre l’espace et l’histoire soient aussi une relation avec la vie et les souvenirs des gens à qui ce patrimoine est censé s’adresser.
À Gibellina cette relation ne paraît pas exister et plutôt que la récupération d’une mémoire, les monuments de la reconstruction semblent incarner l’absence ou l’oubli des mémoires des habitants. Dans le récit actuel de Gibellina Nuova, les manières de faire dans l’ancien village, la vie pendant des années dans les baraquements et les récits particuliers sur le tremblement de terre et la reconstruction n’occupent qu’une place très marginale. Cette marginalisation se traduit dans les pratiques quotidiennes et symboliques des habitants, qui tendent à s’écarter de ces espaces en attente de touristes qui ne sont jamais arrivés. Par cette négation (à travers une non-pratique) plus ou moins consciente, les habitants soulignent que finalement le patrimoine artistique de la reconstruction ne configure pas les symboles de représentation de la mémoire collective ni de l’identité des Gibellinois.
Je suis allée à Gibellina pour la dernière fois durant l’été 2009 pour assister à un mariage. L’aspect désolant du centre ville demeurait tel que je l’avais connu auparavant, aggravé par l’effet du soleil, qui fait de ces grands espaces publics sans ombres de vrais déserts urbains. Les effets de la labellisation n’étaient pas encore visibles et la vie se poursuivait comme d’habitude, dans d’autres espaces.
Depuis 2010 néanmoins, une nouvelle association Belice/Epicentro della memoria viva, « inaugure à Gibellina un nouvel espace de culture pour la récolte d’histoires et de mémoires des gens de la vallée du Belice » [19]. Cette expérience est la première à s’intéresser aux histoires des habitants de la vallée d’avant et d’après le tremblement de terre. Elle se veut un nouvel apport à la connaissance de la vallée et cherche à articuler les liens existant entre les gens de Gibellina et l’histoire de la reconstruction de la ville. Je n’ai pas pu retourner pour observer cette nouvelle réalité et étudier les possibles relations qu’entretient (ou non) cette initiative avec le label. Une chose me paraît néanmoins certaine : ce nouvel intérêt pour la mémoire et pour la relation avec le patrimoine construit pendant la reconstruction fait écho à la nécessité de la rupture patrimoniale (2003 : 152) dont parle Rautenberg. Selon lui, « le patrimoine n’existe véritablement que quand une nouvelle interprétation du passé est possible ». Il faudrait retourner à Gibellina pour voir si cette rupture patrimoniale s’est finalement opérée et si, avec cette nouvelle façon de regarder la réalité, les perceptions et les pratiques des habitants envers le patrimoine artistique ont changé.