Introduction
La notion de patrimoine naturel a suivi celle de patrimoine culturel. Elle a fait son apparition dans les conventions internationales au début des années 1970, dans la foulée du premier Sommet de la Terre (à Stockholm en 1972), avec l’adoption par l’Unesco de la convention concernant la protection du patrimoine mondial, naturel et culturel. Plusieurs auteurs ont pointé ce qu’a de paradoxal la volonté de « patrimonialiser le vivant » [1] (Bérard et Marchenay, 1998 ; Micoud, 2000). L’objectif poursuivi – transmettre un état de la nature – semble en effet s’opposer au principe même de la vie, qui se caractérise précisément par sa capacité et sa dynamique d’évolution. Par ailleurs, le patrimoine naturel a connu un phénomène d’inflation plus important encore que le patrimoine culturel, sous l’influence notamment de la montée, à partir du début des années 1990, des préoccupations relatives à la biodiversité [2]. Alors que la convention de 1972 adoptait une définition relativement précise du patrimoine naturel [3], c’est l’ensemble du vivant, désormais, qui est constitué en patrimoine par les institutions chargées de la connaissance et de la préservation de la nature. En témoignent la création, en 2006, d’un Service du Patrimoine Naturel (SPN), rattaché au Muséum National d’Histoire Naturelle, chargé d’effectuer un Inventaire National du Patrimoine Naturel (INPN) ou encore le lancement, à la fin des années 1990, du premier All Taxa Biodiversity Inventory (ATBI) dans le parc national américain des Great Smoky Mountains. La volonté de conserver des êtres vivants qui, par nature, évoluent et adaptent leur comportement à celui que l’on adopte à leur égard et l’extension de la notion de patrimoine naturel à l’ensemble du vivant posent des difficultés particulières aux entrepreneurs de patrimonialisation d’espèces remarquables. Certains des critères (comme la rareté ou le caractère menacé) qui leur avaient permis de désigner ces espèces comme patrimoniales perdent en effet de leur pertinence quand l’espèce évolue du fait de sa patrimonialisation ou quand tout le vivant devient patrimonialisable. Ils parviennent pourtant à faire en sorte que les espèces qui ont été les premières et longtemps les seules à être distinguées continuent à l’être plus que les autres : bien qu’il soit aujourd’hui beaucoup question de biodiversité et de nature ordinaire, ces espèces concentrent toujours une grande part de l’attention et des moyens disponibles. C’est là le fruit du travail d’acteurs, dont les efforts éclairent d’un jour nouveau le processus de patrimonialisation et, en particulier, l’importance des critères visant à l’établir.
Ces acteurs peuvent être qualifiés d’« entrepreneurs de patrimonialisation » [4]. De même que des entrepreneurs de morale (Becker, 1985) définissent les comportements qu’un collectif considère comme normaux ou au contraire comme déviants, des entrepreneurs de patrimonialisation désignent ce qui mérite d’être constitué en patrimoine. M’inspirant de la théorie de l’acteur-réseau initiée par Bruno Latour et Michel Callon, je considérerai que, loin de subir passivement la patrimonialisation, les objets ou les êtres qu’elle concerne y participent et l’influencent à leur manière. Mais, contrairement à d’autres travaux qui, partageant cette perspective, ont cherché à identifier les critères sous-jacents au processus de patrimonialisation (Heinich, 2009), j’adopterai pour ma part le point de vue de la sociologie pragmatique, attentive à la façon dont les acteurs justifient leur action en situation plutôt qu’à la mobilisation de normes et de critères génériques. Je soulignerai la capacité des entrepreneurs de patrimonialisation à faire évoluer leurs justifications et à en trouver de nouvelles pour continuer à distinguer l’espèce qui leur importe particulièrement, à trouver en elle de nouvelles « prises » (Bessy et Chateauraynaud, 1993) pour légitimer leur entreprise.
J’étudierai la capacité des entrepreneurs de patrimonialisation à faire évoluer les justifications sur lesquelles repose leur action à propos d’une espèce animale, le bouquetin des Alpes, qui offre un cas particulièrement approprié pour explorer la succession des justifications avancées pour enclencher puis poursuivre le processus de patrimonialisation. Le bouquetin a en effet été très tôt remarqué. C’est un des tout premiers animaux à avoir bénéficié d’un statut de protection, avant même la diffusion du terme de patrimoine, si bien que sa patrimonialisation a eu le temps de produire des effets sur l’espèce elle-même et sur ses relations avec différentes catégories d’acteurs. En outre, le bouquetin était depuis longtemps l’objet d’une grande attention au moment où l’idée s’est diffusée que toutes les espèces, et pas seulement un petit nombre d’entre elles, constituent un patrimoine naturel.
Pour rendre compte de la capacité des acteurs à modifier les justifications de la patrimonialisation à mesure que l’espèce évolue et que la patrimonialisation du vivant s’étend à de nouvelles espèces, je m’appuierai sur un matériau composite. Je mobiliserai des entretiens avec des gestionnaires du parc national de la Vanoise et les observations de leurs pratiques, effectués pendant ma thèse, qui a porté sur le rôle de trois animaux emblématiques, dont le bouquetin, dans la construction des rapports sociaux (Mauz, 2005). Je mobiliserai aussi une enquête [5] effectuée au début des années 2000 sur la création du parc national de la Vanoise et reposant sur des entretiens avec des précurseurs et des pionniers du parc ainsi que sur des documents d’archives (Mauz, 2003a). Je mobiliserai enfin des notes prises lors de discussions, au sein des conseils scientifiques du parc national du Mercantour et du parc national de la Vanoise [6], sur les méthodes de comptage des ongulés sauvages.
Après avoir brièvement présenté le terrain d’étude, je proposerai une périodisation de la patrimonialisation du bouquetin, en distinguant deux grandes périodes : la première débute avec la découverte de l’ongulé par un naturaliste qui se passionne pour l’animal et se poursuit avec le déploiement d’un ensemble de pratiques visant à en faire une espèce patrimoniale ; la deuxième période, qui commence au début des années 1990, est marquée par la montée de l’intérêt pour des espèces jusqu’alors négligées, qui se traduit par une contestation du statut accordé au bouquetin et sa relative dépatrimonialisation. En m’appuyant sur ce récit de la patrimonialisation du bouquetin, je discuterai ensuite les approches qui ont visé à dégager les critères de la patrimonialisation des espèces animales. Je reviendrai en particulier sur la notion de « charisme animal » proposée par Jamie Lorimer (2007), dans le but de montrer que la patrimonialisation d’une espèce est moins fondée sur des critères prédéfinis qu’elle n’est justifiée en situation : les entrepreneurs de patrimonialisation produisent des arguments qui prennent en compte les effets de leur entreprise et les réactions qu’elle suscite, ainsi que l’émergence d’initiatives visant à patrimonialiser d’autres espèces et susceptibles de la concurrencer. Je conclurai par une réflexion sur le rôle de l’attachement (Jeannot, 1993 ; Hennion, 2004) dans les processus de (dé)patrimonialisation.
Petit récit de l’histoire déjà longue de la patrimonialisation du bouquetin en France
Massif des Alpes du Nord situé dans le département de la Savoie et frontalier avec l’Italie, la Vanoise est délimitée par la haute vallée de l’Isère (Haute-Tarentaise) et la haute vallée de l’Arc (Haute-Maurienne) (cf. carte). Globalement orientées est-ouest, les deux vallées ont un adret et un ubac très marqués. Les altitudes moyenne et maximale du massif sont élevées (point culminant, la Grande Casse, à 3 850 m). C’est une région d’élevage bovin laitier, réputée pour la fabrication d’un fromage bénéficiant d’une AOC, le beaufort. La Vanoise a connu de profonds bouleversements économiques et sociaux depuis la seconde guerre mondiale, d’abord avec le développement de l’hydroélectricité et la construction de plusieurs grands barrages (dont ceux de Tignes et du Mont Cenis) puis celui de l’industrie des sports d’hiver, notamment en Haute-Tarentaise où sont concentrées nombre de très grandes stations de ski. La création des stations est à peu près contemporaine de celle (1963) du parc national de la Vanoise, premier parc national français, dont l’histoire est étroitement associée à celle du bouquetin (Mauz, 2003b).
La découverte d’une espèce « remarquable »
Dans la première moitié du 20ème siècle, le bouquetin est chassé dans les communes les plus reculées de la Haute-Maurienne et de la Haute-Tarentaise. Très rare, farouche, évoluant essentiellement en altitude dans des milieux particulièrement escarpés, il est à cette époque extrêmement difficile à abattre. Mais c’est aussi un gibier rentable : l’animal est de belle taille et les quelques cultivateurs [7] qui le chassent n’ont pas souvent l’occasion de manger de la viande. Dès que l’on s’éloigne de la frontière, l’animal disparaît pour ainsi dire, sauf en de rares endroits, raides et inaccessibles ; les habitants n’en ont jamais vu et ne savent pas l’identifier. Sur le versant italien, l’espèce est nettement plus abondante. Des réserves de chasse ont été créées par les rois chasseurs, qui se sont octroyé le monopole de la chasse au bouquetin [8]. En 1922, le parc national du Grand Paradis voit le jour : comme toutes les autres espèces, le bouquetin y est strictement protégé. En France, sa disparition est régulièrement déplorée dans les milieux cynégétiques et de l’alpinisme et quelques personnes expriment le souhait que soit créé, comme en Italie, un parc national pour sauver l’ongulé. Les choses en restent cependant à l’état de vœu, jusqu’à ce que Marcel Couturier (1962 découvre le bouquetin. C’est avec lui que l’on peut faire commencer, en France, la patrimonialisation de l’espèce. Chirurgien de profession, Marcel Couturier est aussi un naturaliste réputé, spécialisé dans l’étude de la faune de montagne [9], un grand chasseur et un alpiniste chevronné. Le bouquetin, sur lequel les scientifiques ne savent encore à peu près rien, qu’on ne trouve qu’en haute montagne et qui peut être chassé en Italie et en Suisse, sur invitation des gestionnaires des espaces protégés, lui permet de réunir ses différentes passions : l’étude naturaliste, la chasse, la montagne.
Le bouquetin devient dès lors son espèce favorite et il se met en tête de créer en France le pendant du parc national du Grand Paradis. Parcourant plusieurs années de suite la Haute-Tarentaise et la Haute-Maurienne, il repère toutes les traces de passage de l’ongulé et dessine les contours du parc national à créer. Il fait ensuite campagne pour le bouquetin : il rencontre les personnalités de l’administration des Eaux et Forêts, des milieux cynégétiques et des milieux de l’alpinisme qu’il pense à même de soutenir son projet. Il publie en outre de nombreux articles dans les revues d’alpinisme et de chasse, martelant l’idée de la nécessité de protéger l’animal et de créer un parc national taillé à sa mesure [10]. Il souligne que des bouquetins franchissent spontanément la frontière et qu’il suffit de ne pas les abattre pour que s’installe et prospère, en France, une population de bouquetins parfaitement adaptés parce qu’autochtones. Il souligne par ailleurs la rareté de l’animal, ses prouesses physiques (son agilité dans les falaises) et sa valeur cynégétique (il écrit « préférer ce gibier à tout autre » et c’est à n’en pas douter un expert). D’autres projets, très différents, contribuent fortement à faire avancer et aboutir le projet de parc national ; sans être insensibles à l’objectif de sauvegarder le bouquetin, leurs promoteurs [11] ne le sont pas au même degré que Marcel Couturier. C’est bien lui qui, dans un premier temps, porte l’idée de sauver « nos bouquetins savoyards » (Couturier, 1959).
Lorsque le parc national de la Vanoise est créé, par un décret du 6 juillet 1963, les autres projets sont assez largement oubliés et l’on retient avant tout, et pour longtemps, que l’on a fait ce parc national pour reconstituer une population de bouquetins à partir des quelques individus survivant côté français et des animaux migrant depuis le parc national du Grand Paradis. Marcel Couturier est quant à lui définitivement écarté, pour avoir été surpris à braconner des chamois dans des espaces protégés. Ses successeurs dans l’entreprise de patrimonialisation du bouquetin sont les agents du parc nouvellement recrutés : le directeur et son adjoint, à Chambéry, comme les agents de terrain se passionnent à leur tour pour l’animal.
Pendant longtemps, le bouquetin, plus encore que le chamois, est au cœur du travail des agents de terrain ; sa connaissance et sa protection constituent leur première mission, au point qu’ils sont désignés comme des « bergers de bouquetins » par certains de leurs successeurs. Presque tous issus des communes du parc, ils se sont facilement intéressés à cet ongulé, finalement assez proche des animaux domestiques longtemps au centre de l’économie des vallées. La croissance des effectifs de l’espèce et l’extension de son aire de répartition, suivies de très près, deviennent un indicateur de la réussite du parc. Les agents des six secteurs du parc se livrent à une véritable compétition pour avoir le plus de bouquetins, déposant du sel dont les ongulés sont friands dans l’espoir de les attirer et organisant des réintroductions à partir de colonies suisses ou de secteurs du parc déjà bien pourvus en bouquetins. Intensément photographié, filmé [12], mis en scène, constamment associé au parc, le bouquetin devient assez vite l’animal du parc. Il est sans surprise choisi pour figurer sur la médaille des agents, dessinée par Samivel.
Le bouquetin se retrouve donc au cœur des préoccupations, des discussions et des représentations de l’institution parc. Il se trouve que les cornes des grands mâles dessinent un V, comme l’initiale de Vanoise, ce qui tombe très bien. Si les responsables du parc et l’ensemble de ses agents veulent conserver le bouquetin, c’est parce que c’est une espèce magnifique et rare, virtuose d’un milieu réputé difficile, qui symbolise le premier parc national français. Quelques années après la création du parc, le projet de promoteurs immobiliers de construire une station de sports d’hiver dans le parc est à l’origine d’une des premières grandes batailles écologiques en France, connue sous le nom « d’affaire de la Vanoise » (Charvolin, 1993). La présence de bouquetins dans le secteur concerné est un des arguments avancés pour présenter l’atteinte au parc national comme particulièrement scandaleuse. Le bouquetin sort de cette affaire avec un statut d’espèce patrimoniale renforcée. Quant à sa valeur cynégétique, elle a disparu en même temps que Marcel Couturier.
Cependant, les mesures de sauvegarde dont il bénéficie ne tardent pas à le transformer. Les bouquetins protégés ne sont plus tout à fait les mêmes que lorsqu’ils étaient pourchassés. Ils sont évidemment plus nombreux, ce qui était l’objectif recherché. À un moment donné, des épidémies de kératoconjonctivite surviennent qui inquiètent beaucoup les agents du parc et qui poussent les responsables à chercher le concours de vétérinaires spécialistes de la faune sauvage. L’un d’eux se passionne pour le bouquetin et va jouer un rôle important dans la poursuite de sa patrimonialisation. À l’initiative des vétérinaires, des programmes de suivi individuels sont mis en place : un certain nombre d’animaux sont équipés de dispositifs de reconnaissance individuelle (étiquettes auriculaires colorées puis colliers émetteurs) et doivent être régulièrement contactés par les agents de terrain. Un temps ralentie, la croissance des populations reprend ; les maxima putatifs (1500 puis 2000 puis 2500 individus dans le parc) sont dépassés les uns après les autres [13]. Rarissime à la création du parc (une cinquantaine d’individus dénombrés), l’animal est désormais banal. Les bouquetins côtoient les troupeaux domestiques et les risques de contamination sanitaire augmentent (le bouquetin appartient à la même espèce que la chèvre et partage certains agents pathogènes, comme la brucellose, avec les petits ruminants). Son comportement a lui aussi évolué : fuyant autrefois au moindre signe de présence humaine, les mâles, en particulier, se sont habitués à côtoyer des humains devenus pacifiques à leur égard.
Certains des premiers agents se disent un peu déçus de cette évolution qu’ils n’avaient pas anticipée, du moins pas à ce degré : ils sont satisfaits que leur travail ait permis de sauver le bouquetin mais regrettent un peu le bouquetin des débuts, qui a motivé leur engagement.
La protection du bouquetin ne transforme pas seulement l’animal ; elle transforme aussi ses relations avec les gens du lieu. On a vu qu’il était avant la création du parc un gibier de valeur pour quelques rares cultivateurs chasseurs et qu’il était sinon inconnu de la plupart des habitants. Au début des années 1960, quelques excursions ont été organisées dans le parc national du Grand Paradis, dans le but d’observer cet animal que l’on n’avait pas chez soi. Les bouquetins aiguisaient la curiosité et suscitaient l’admiration ou du moins la sympathie. Devenus plus nombreux et plus familiers, ils ont soulevé moins d’intérêt et ont même commencé à agacer. Les agriculteurs se sont plaints que la première herbe du printemps soit pâturée par des hardes de bouquetins, descendues des hauteurs pour s’alimenter. Les chasseurs les ont accusés de faire fuir les chamois, espèce qu’ils chassent en dehors du parc. Les études brandies par les défenseurs du bouquetin pour contester l’accusation ne sont pas parvenues à convaincre : les chamois sont toujours régulièrement présentés comme les animaux des locaux, victimes des bouquetins qui apparaissent, eux, comme les animaux du parc.
Certes, les bouquetins ne font pas l’objet d’une détestation générale : des activités touristiques se sont développées autour de leur présence et des accompagnateurs en montagne emmènent les touristes dans des sites à bouquetins. Des habitants peignent et sculptent des bouquetins sur leurs maisons sans que cela pose problème.
Mais la protection du bouquetin suscite bel et bien des critiques et même quelques actes de violence. Des panneaux exposant aux touristes le mode de vie des bouquetins et la conduite à adopter pour ne pas les déranger ont été criblés de balles. Régulièrement, des associations cynégétiques réclament la réouverture de la chasse au bouquetin, en assurant qu’elle a perdu tout intérêt (« c’est pire qu’une vache ») et qu’il s’agit simplement « de lui apprendre à redevenir sauvage » (un chasseur haut-mauriennais).
Les entrepreneurs de la patrimonialisation du bouquetin ont ainsi dû faire face à deux évolutions inattendues, qui peuvent être interprétées comme deux formes de réponse à la patrimonialisation : la réponse de l’espèce aux mesures prises en sa faveur, la réponse d’une partie des habitants à l’évolution numérique et comportementale de l’espèce. Ces évolutions rendent difficile la mobilisation des justifications en faveur de la patrimonialisation de l’espèce avancées au moment de la conception et de la mise en place du parc. La patrimonialisation n’a cependant pas été remise en cause et l’on a plutôt assisté à une modification des raisons avancées pour la justifier. En particulier, la rareté des observations et l’émotion qu’elles procurent ne sont plus des arguments tenables, en tout cas pour les gens du lieu (nombre de touristes continuant, eux, à admirer des animaux qu’ils n’ont pas l’occasion de voir ailleurs que dans le parc). Les entrepreneurs de patrimonialisation ont cependant réussi à conserver certaines des justifications initiales : ainsi, le caractère menacé n’a pas été abandonné en dépit de l’augmentation des effectifs de l’espèce dans le parc. Il n’est plus justifié par la rareté mais par le risque d’épizooties, dont la réalité est attestée par les maladies qui se sont effectivement déclarées, et considéré comme d’autant plus sérieux que les bouquetins continuent d’être essentiellement présents dans les seuls espaces protégés. D’autres justifications ont simultanément été produites pour motiver le maintien du statut patrimonial du bouquetin : sa valeur touristique, sa valeur scientifique, qui s’accroît avec la longueur des séries de données [14] le concernant et sa valeur en tant que symbole de la protection de la nature, liée à la relation régulièrement établie entre sa protection et la création puis la défense du parc national de la Vanoise.
Le bouquetin, une espèce parmi d’autres ?
Depuis la fin des années 1980, l’affirmation s’est diffusée selon laquelle il ne suffit plus de protéger la nature « remarquable » et qu’il faut s’intéresser aussi à la nature « ordinaire » (Mougenot, 2003). Popularisée par le Sommet de la Terre de Rio au cours duquel une convention internationale sur la diversité biologique a été signée, la notion de biodiversité a rapidement connu le succès, faisant prendre conscience qu’au-delà des quelques espèces sur lesquelles s’est focalisée l’attention d’une partie des naturalistes et de la quasi totalité des gestionnaires des espaces naturels, tout un monde avait été exclu de l’entreprise de connaissance et de protection (Blandin, 2009). Des films mettant en scène des espèces jusque-là prises en compte par les seuls spécialistes ont été diffusés auprès du grand public, comme Microcosmos : le peuple de l’herbe. Ce qui, dans la nature, est digne d’être constitué en patrimoine, s’est ainsi étendu jusqu’à intégrer toutes les espèces. Les parcs nationaux ne sont pas restés à l’écart de ces évolutions.
Leur logo (chaque parc national avait choisi une espèce emblématique pour logo) a été remplacé par une « spirale de la vie », constituée d’une multitude d’espèces et de traces d’espèces animales et végétales.
La médaille du parc national de la Vanoise avec son bouquetin a donc été abandonnée, au grand dam des premiers agents, dont beaucoup l’ont précieusement conservée, comme une marque de leur attachement à l’animal et à la période pionnière de l’histoire du parc. Le changement intervenu dans le mode de recrutement des agents des parcs a favorisé cette évolution : à partir de 1989, les agents n’ont plus été recrutés par les directions des parcs, qui tendaient à privilégier les candidatures locales, mais à la suite de concours nationaux qui favorisent les candidats titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur [15], plus souvent intéressés par des espèces animales méconnues (insectes, chiroptères, etc.) ou par les plantes que leurs aînés. Des tensions parfois vives sont apparues au sein des équipes de terrain, entre les premiers agents, essentiellement tournés vers les grands ongulés, et les nouveaux venus, désireux d’ouvrir leurs activités à d’autres espèces. La priorité accordée à un petit nombre d’animaux, dont le bouquetin, a ainsi été ébranlée à différents niveaux d’échelle (international, national, local) et dans différentes arènes, juridique (la signature de la convention sur la diversité biologique), publique (la production de films) et professionnelle (les disputes au sein des équipes des parcs sur les pratiques et les compétences légitimes). D’autres évolutions se sont produites qui ont contribué à remettre en cause la place accordée au bouquetin. Au-delà de l’importance conférée à des espèces particulières, c’est la part des activités naturalistes dans le travail des agents des parcs nationaux qui a été révisée à la baisse. Avec la montée de l’impératif délibératif [16] (Blondiaux et Sintomer, 2002) d’une part et le tournant néo-managérial [17] (Bézès, 2009) d’autre part, les agents doivent passer plus de temps à échanger et à négocier avec les acteurs locaux [18] ainsi qu’à programmer leurs activités et à en rendre compte (Granjou, Mauz et Cosson, 2010). Au final, il devient difficile de consacrer autant de temps que par le passé à une seule espèce, qui paraît perdre un peu de son importance.
Mais l’appel à prendre en compte d’autres espèces et à développer les activités autres que naturalistes n’a pas vraiment déboulonné le bouquetin de son piédestal, grâce à la vigilance des entrepreneurs de sa patrimonialisation. Ces derniers ont en particulier obtenu le maintien des comptages généraux (opérations rassemblant l’ensemble des agents de terrain, répartis par équipes de deux et visant à repérer et recenser la totalité des bouquetins présents sur le territoire du parc) qui ont, un temps, paru menacés. Les opérations de comptage des ongulés sauvages sont en effet extrêmement exigeantes en temps [19] et leur pertinence scientifique ne fait pas l’unanimité. Des recherches récentes (Largo et al., 2008) ont conclu que, dans le cas du bouquetin (ongulé de grande taille, grégaire et évoluant en milieu ouvert au moment des comptages), les comptages fournissent des résultats pertinents, à condition de prendre certaines précautions (repérage et élimination des résultats donnant un taux de croissance de la population aberrant entre deux comptages). C’est cette option qui a été retenue, plutôt que celle d’un recours à des protocoles allégés (reposant non sur un recensement général sur l’ensemble du parc mais sur la répétition d’un certain nombre de circuits au cours desquels des observateurs notent le nombre d’animaux repérés). Elle a été fermement défendue par le vétérinaire spécialiste du bouquetin précédemment mentionné, devenu entre-temps président du conseil scientifique du parc national de la Vanoise et disposant à ce titre d’un certain pouvoir d’influence. Pour défendre les opérations de comptage, telles qu’elles sont actuellement réalisées, il a notamment souligné leur nécessité pour pouvoir statuer sur l’évolution de l’état sanitaire des populations et sur la responsabilité historique de la Vanoise dans la protection de l’espèce. D’autres types de suivi (suivis sanitaires, suivis d’individus marqués par des étiquettes auriculaires et/ou des colliers émetteurs destinés à étudier les relations interindividuelles et les comportements migratoires des animaux) s’ajoutent aux opérations de comptage, si bien que le temps consacré au bouquetin a plutôt augmenté, en dépit de la généralisation des discours sur la biodiversité.
Cette généralisation a toutefois conduit à une redéfinition de l’espèce par les entrepreneurs de sa patrimonialisation, qui ont de plus en plus tendu à la présenter en lien avec d’autres espèces. Le bouquetin a en particulier été redéfini comme une espèce parapluie, dont la protection assure celle de nombreuses autres espèces du fait de l’étendue de son territoire, ou comme une espèce porte-drapeau, susceptible de contribuer à la sensibilisation du grand public à la nécessité de la conservation, du fait de l’intérêt qu’elle suscite et de la facilité avec laquelle elle peut être médiatisée. Les opérations de réintroduction qui ont été organisées dans plusieurs massifs alpins ont donné lieu à une intense publicisation, notamment auprès des scolaires.
Les entrepreneurs de patrimonialisation du bouquetin s’efforcent ainsi de trouver de nouvelles justifications à leur entreprise et d’écarter les menaces pesant sur la patrimonialisation d’une espèce qui compte particulièrement pour eux.
Discussion
Le récit qui précède a mentionné le rôle de deux naturalistes (au demeurant fort différents : un chasseur naturaliste et un vétérinaire) dans la patrimonialisation du bouquetin. De par leur formation et leur expérience, ces personnes sont bien placées pour apprécier le caractère paradoxal de l’entreprise dans laquelle elles se sont engagées. Elles savent parfaitement que, moins encore peut-être qu’un monument, le vivant ne peut être figé. « Le sauvage naturalisé vivant », pour reprendre l’expression éloquente d’André Micoud (1993), n’existe pas. On peut interdire d’équiper un bâtiment d’une éolienne ou de panneaux photovoltaïques dans un parc national, en invoquant le respect de l’architecture traditionnelle ou de la « naturalité » mais on ne peut empêcher le vivant que l’on veut protéger d’évoluer, dans des directions et à un degré difficiles à prévoir. Près de cinquante ans après la création du parc national de la Vanoise, les bouquetins ont bien changé, en nombre, en comportement, en aspect, en même temps que ceux qui s’y intéressent, qui ont mis au point de nouvelles techniques de suivi de l’espèce et ont produit une somme de connaissances sur son éthologie et sa sociologie (par exemple Girard, 2000) [20]. De ces évolutions, il résulte que les justifications initiales de la patrimonialisation d’une espèce, quelle qu’elle soit, sont vouées à perdre de leur pertinence. La poursuite de la patrimonialisation passe alors par la mise au point de nouvelles justifications.
Retracer l’évolution des justifications sur une relativement longue durée permet d’apporter sur la patrimonialisation un autre éclairage que les analyses des procédures employées à un moment donné. De telles analyses ont cherché à identifier les différents critères mobilisés et à en proposer une typologie. Observant comment les personnes chargées de l’inventaire général du patrimoine culturel décident de retenir ou au contraire d’écarter des objets ou des bâtiments, Nathalie Heinich (2009) met en évidence l’existence de critères prescrits, comme l’ancienneté, des critères latents, comme la vulnérabilité et un critère proscrit (mais cependant présent), la beauté. Sans employer le terme de patrimoine, Jamie Lorimer (2007) s’inscrit dans une démarche similaire lorsqu’il propose d’étendre aux animaux la notion de « charisme » et d’en dégager les éléments génériques. Il en pointe quatre : la détectabilité pour l’homme (la facilité avec laquelle nous parvenons à repérer et à identifier un animal, avec ou sans instruments), l’utilité qu’un animal peut revêtir pour l’homme, ses propriétés esthétiques et sa capacité à susciter une satisfaction intellectuelle, satisfaction de l’ordre de l’épiphanie lors d’une rencontre fortuite ou plus ésotérique dans l’étude naturaliste de l’animal poursuivie sur le long terme. On voit que ces éléments ne résident entièrement ni dans l’animal ni dans l’humain mais naissent de leur interrelation ; ils constituent ce que James Gibson (1979) a appelé des « affordances » [21] et Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (1993) des « prises » [22]. On retrouve de telles prises dans le cas du bouquetin. Cependant, la volonté de mettre en avant des éléments génériques tend à occulter la capacité des acteurs à sans arrêt reformuler et réinventer les raisons qu’ils donnent à la distinction de l’animal. Certes, le bouquetin est détectable par l’homme mais les façons de le détecter ont varié (introduction de la longue-vue puis de la télédétection, qui permet de repérer la présence de l’animal sans observation directe) et modifié l’apparence même d’animaux dont un certain nombre portent maintenant des étiquettes aux oreilles et des boîtiers émetteurs au cou. L’utilité du bouquetin pour l’homme a également été beaucoup sollicitée mais la nature de cette utilité a changé : c’est tour à tour sur sa valeur cynégétique, touristique, scientifique et éthique que les opérateurs de sa patrimonialisation ont insisté. Les propriétés esthétiques de l’animal sont un peu moins mises en avant depuis que les animaux sont équipés de dispositifs de suivi, dont beaucoup de locaux et certains naturalistes estiment qu’ils les défigurent.
La satisfaction intellectuelle a elle aussi varié : l’intense émotion que déclenchait dans les années 1960 la rencontre exceptionnelle, et aujourd’hui banale, avec un bouquetin a été remplacée, comme le note Jamie Lorimer, par la satisfaction retirée de la connaissance et de l’expérience acquises grâce à des études au long cours. On pourrait ajouter un autre élément à ceux qu’énumère Jamie Lorimer : la continuité du lien entre l’espèce et un territoire, autrement dit son autochtonie, qui paraît jouer pour les espèces animales le rôle de l’authenticité pour le patrimoine culturel [23]. Le patrimoine naturel, ai-je affirmé précédemment, a été étendu à l’ensemble du vivant. Ce n’est pas tout à fait vrai car les espèces sauvages « exotiques » [24], accusées d’être une des causes principales d’érosion de la biodiversité (cf. par exemple Wilson, 2006), en sont exclues par les naturalistes, comme en témoignent les campagnes d’éradication qui visent ces espèces [25]. Mais, à nouveau, c’est moins les justifications de l’élection d’une espèce que la faculté des entrepreneurs de patrimonialisation à en changer (en avançant de nouveaux arguments pour justifier les critères initiaux ou en introduisant de nouveaux critères) qui me paraît ici devoir être pointée, non pour dénoncer l’opportunisme des acteurs mais pour souligner leur compétence pragmatique. Notons que les caractéristiques et l’histoire longue des personnes peuvent contribuer à la définition de la situation : par exemple, le fait d’être vétérinaire spécialiste de la faune sauvage de montagne et du bouquetin en particulier n’est pas pour rien dans la capacité à mettre en avant les pathologies du bouquetin pour justifier la poursuite de sa protection et le rejet des demandes de réouverture de la chasse, ou encore pour obtenir le maintien de méthodes de comptage contre la proposition de faire appel à des protocoles plus légers. L’approche pragmatique ne signifie pas que les caractéristiques biographiques des personnes doivent nécessairement être laissées hors du champ de l’analyse : il arrive que les acteurs s’en saisissent pour définir la situation et, en l’occurrence, pour produire une justification de la patrimonialisation. Elles peuvent constituer des prises, au même titre que l’aspect ou le comportement des bouquetins.
Conclusion
Le cas d’une espèce patrimonialisée depuis longtemps, comme le bouquetin, m’a incitée à adopter une approche diachronique plutôt que synchronique, qui met en évidence la série des justifications qui se sont succédé. Insister comme je l’ai fait sur la plasticité des justifications de la patrimonialisation conduit alors à s’interroger sur ce qui sous-tend, en fin de compte, la distinction d’une espèce. Si l’on compare ceux qui se sont engagés dans la patrimonialisation du bouquetin et ceux qui s’en sont détournés, on est frappé par le fait que les premiers, et pas les seconds, ont constamment fait quelque chose avec cet animal (ou, plutôt, que cet animal leur a fait faire quelque chose). Le bouquetin a été patrimonialisé par ceux qui ont pris en charge sa connaissance et sa protection. Mais il importe de souligner que la nature de l’activité importe, jusqu’à un certain point bien sûr, moins que son existence. Marcel Couturier, chasseur de bouquetins, l’aurait probablement qualifié d’espèce patrimoniale si l’expression avait alors été usitée. En revanche, ceux à qui on a interdit de le chasser ou de le repousser de leurs parcelles ne lui trouvent plus aucun « charisme ». La patrimonialisation d’une espèce, semble-t-il, suppose d’avoir avec elle une relation choisie. C’est alors que l’on met au point toutes sortes de méthodes pour la détecter, qu’on la trouve belle, utile, que l’on estime qu’elle procure une satisfaction et que l’on affirme qu’elle doit être préservée. Faire quelque chose avec, vivre une histoire avec apparaît comme une condition de l’attachement (Hennion, 2004) et de la patrimonialisation (Jeannot, 1993).
La volonté d’extension de la patrimonialisation à (presque) toutes les espèces soulève alors deux types de difficultés. Premièrement, très peu de personnes ont des choses à faire avec la plupart des espèces vivantes. Ces personnes-là leur trouvent toutes sortes de qualités (j’ai vu un entomologue s’extasier devant la beauté de collemboles, qu’il avait rendus détectables en les conservant dans de l’alcool et en les regardant à la loupe binoculaire, et vanter leur utilité pour le fonctionnement des sols) mais elles sont rares.
La patrimonialisation des espèces dites « orphelines », qui plus exactement manquent de publics, ne peut passer que par l’invention de modes d’attachement partageables (qui transformeront ces espèces et ceux qui s’y intéressent). Deuxièmement, patrimonialiser de nouvelles espèces conduit à consacrer moins de temps aux espèces qui l’ont été avant elles et contrarie ceux qui refusent de leur être moins attachés. Ainsi, la patrimonialisation comme la dépatrimonialisation d’une espèce peuvent susciter des résistances : de la part de ceux qui ne lui sont pas attachés dans un cas, de ceux qui ne veulent pas lui être moins attachés dans l’autre.